Les ombres hantées du communisme
Cette publication, comme celle qui l’avait précédée de 1986 à 1992 (Les mauvais Jours finiront...), s’est toujours tenu à distance des étiquettes de “gauche” ou de “droite”. Une telle dissidence repose sur un réflexe de défiance élémentaire vis-à-vis des jeux politiciens de plus en plus insignifiants qui ont depuis longtemps étouffé ce qui restait de vie politique. La “gauche”, compromise dans le naufrage sibérien de la perspective “communiste”, n’a cessé de se rapprocher de l’horreur de droite, héritière décomposée du vieux monde. La prétendue recherche d’un “socialisme à visage humain” ne suscite plus qu’une indifférence générale, tant ces mots paraissent incompatibles. Mais pour beaucoup, rien d’irrémédiable ne semblait accompli il y a quinzaine d’années encore. Tout s’était défait si lentement et par touches si confuses qu’une conclusion définitive n’était accessible qu’à ceux qui refusaient de s’associer au mensonge, sous toutes ses formes. Les années n’ont cessé de confirmer à quel point les deux catégories de droite et de gauche, nées des affrontements de la révolution française, ont perdu toute consistance, pour se réduire à de simples moteurs d’illusion publicitaire. L’épuisement des vagues successives qui avaient prolongé pendant deux siècles l’ébranlement inaugural de la révolution de 1789 est désormais si patent qu’elles semblent d’un autre temps. Mais cette banalité devient un obstacle à l’exposé de cet épuisement. Autrefois, il ne fallait pas la mentionner afin de ne pas miner la révolte sociale, et maintenant il serait superflu de rappeler la nature et l’ampleur du désastre. Cet aboutissement demeure donc nimbé des brumes de l’inconscience historique. Le moment politique demeure révélateur, mais c’est en creux qu’il faut comprendre cette particularité. L’incapacité de la société française à produire une analyse et un bilan clairs résume la norme du temps des troubles qui a commencé il y a une trentaine d’années, au moins.
Les indéniables succès oligarchiques sont le produit de cette situation, bien que l’on ne puisse y déceler ni capacité ni savoir-faire. Le naufrage général résulte de l’absence concrète de projet humain. La thématique communiste n’en a jamais constitué qu’un ersatz pernicieux, ce que les révoltes populaires de l’est européen, jusqu’en Sibérie, ont clamé dès les années 1950, sur tous les tons, de la dissidence à l’insurrection. La révolution hongroise de 1956 demeure le point le plus haut atteint par cette série de protestations. La victoire des bouchers “soviétiques” a enterré l’espoir qui s’incarnait dans cet organe exceptionnel de la spontanéité des masses en révolte, la forme conseil. Cette absence de projet pratique n’est pas une simple lacune idéologique. Les “intellectuels organiques” de la classe ouvrière n’ont pas failli à leur tâche de théologiens de la révolution finale : ils ont toujours été inexistants. Cette béance est inscrite dans la structure matérielle du mouvement ouvrier dès ses débuts, sur lequel la perspective communiste a été pla quée. Le thème du “communisme” est le résultat d’une surenchère doctrinaire qui s’est avérée incapable de fournir une perspective de solution concrète à la question sociale. Elle a constitué une promesse de paradis futur qui permet de toujours repousser le moment de vérification, jusqu’au point où la prise du pouvoir rend les atermoiements impossibles et n’importe quel choix nécessaire.
C’est alors que se différencient deux sortes de “communistes”, ceux qui restent fidèles à l’idéal d’égalité et d’équité initial, et qui restent enlisés dans une impuissance pratique à peu près complète ; et les autres, qui concentrent leurs efforts sur l’acquisition d’un pouvoir de plus en plus concentré, et dont l’efficacité est indiscutable, jusqu’à la catastrophe finale. Cette deuxième catégorie de “communistes” a bel et bien réussi à s’accaparer le label, en opérant un glissement révélateur : ils ont substitué au thème central des courants révolutionnaires du XIXème siècle (la “révo- lution au dessus de tout”) un autre qui les caractérise : le “parti du dessus de tout”. Ce fut leur lugubre talisman (1). La première variété, celle des “communistes sincères”, ne sert que de faire valoir ou d’alibi au bestiaire des variétés staliniennes et léninistes : ces derniers prétendent être animés d’un idéal qu’ils ont en réalité subtilisé aux premiers. Cela permet aujourd’hui aux héritiers de la pègre stalinienne de dissimuler leur véritable motivation, l’accumulation effrénée d’un pouvoir pratique et symbolique sans précédent. L’impressionnante incapacité, depuis plus de quinze ans, de tous les résidus de courants d’extrême- gauche à tirer un bilan de la faillite historique de la révolution russe n’est pas le produit d’une simple lenteur de réaction, résultant d’une réticence à affronter des faits désagréables. Les successeurs de la gauche historique se sont réfugiés dans une logique de diversions et d’échappatoires. Et ce sont les moins compromis dans les crimes immenses du régime “soviétique” qui se sont montrés les plus véhéments pour détourner l’attention publique de ce bilan. Depuis les trotskistes de tout acabit jusqu’aux derniers sociaux-démocrates vaguement théoriciens. Les staliniens savent non seulement tout ce qu’ils ont commis, mais surtout l’ampleur de ce qu’ils visaient, si l’occasion et les moyens leur en avaient été laissés. L’inébranlable polémique dirigée contre le Livre noir du Communisme a constitué le moment le plus révélateur de cette manœuvre aussi généralisée qu’instructive. Entre la dénonciation d’un nazisme réduit à l’état de fantôme depuis bientôt soixante ans et les vociférations contre un “capitalisme” lui-même de plus en plus abstrait, on évacue la préoccupation principale qui devrait être celle de tous ceux qui affirment souhaiter une “autre” société. Que veulent-ils faire et comment entendent-ils s’y prendre ? Quelles sont les erreurs à ne pas répéter ? À ne même jamais commencer de commettre ?
Aujourd’hui encore, l’attitude dominante chez ceux qui affirment conserver comme référence centrale la thématique de la contestation sociale, c’est qu’il ne faudrait rien anticiper, tout devant se faire dans le bonheur d’une improvisation miraculeuse, secrètement déterminée par les mystérieuses “lois de l’histoire”, sur lesquelles les interprètes autoproclamés entendent nous chapitrer interminablement. Les sophismes marxistes n’ont cessé de voler au secours de cette triste comédie : il faudrait tout attendre de ce que la “réalité” contraindra les opprimés à faire, et non de ce que la spontanéité, leurs capacités et leurs aspirations pourraient leur inspirer. La haine de ces sectateurs vis-à-vis de toute forme de démocratie (de fait, surtout ouvrière) finit toujours par transparaître, ne serait-ce qu’à travers l’adhésion au mensonge dominant qui présente les sociétés occidentales comme des “démocraties” (et la seule forme possible, bien entendu). Une question suffit à départager tout le monde : que reproche-t-on à la société existante, d’être une démocratie ou de ne pas l’être ?
À rebours de ces lambeaux de délires idéologiques, les réactions collectives contemporaines sont largement déconnectées d’une perspective de dépassement des “relations sociales ” établies. Depuis au moins trente ans, il est même manifeste qu’elles prennent bien soin de ne se rattacher à aucune idée de changement de société. Toutes les fois où une perspective de ce genre peut se faire sentir, la reculade est générale. L’échec bizarre de Mai 68, déjà, malgré l’omniprésence de la référence rhétorique à “la révolution” chez ceux qui se sentaient portés par l’agitation diffuse, n’a sans doute pas d’autre explication. Les partisans de l’idée d’un changement “radical” traînent une solide réputation de docteurs Folamour et font le vide dès qu’ils insistent. Le discrédit qui frappe cette perspective dans l’opinion est massif et irréversible, car il est fondé par une expérience historique prodigieusement diversifiée. Un préalable chez ceux qui entendent se référer à une perspective d’émancipation générale consiste donc à refuser la référence fétiche au mot “communisme”. Les remarques orales, les considérations de bon sens, ne suffisent visiblement pas. L’auteur de ses lignes en a régulièrement fait l’expérience depuis le début des années 1980 (2). Cette remise en question, en cours depuis des décennies, demeure cantonnée aux réflexions isolées et n’est jamais présentée de façon offensive. C’est précisément cela qui doit changer. Le fétichisme du communisme est le sceau d’une complicité avec l’horreur historique qui a constitué la trame du XXe siècle.
Paris, le 27 juin 2004
1 cf La Complication, de Claude Lefort (Fayard, 1999), qui constitue une des rares discussions sérieuses sur la révolution russe et la catastrophe séculaire qui l’a suivie.
2 Sans prétendre, d’ailleurs, à l’originalité, puisqu’un membre de la gauche hollandaise, Canne Meijer, avait de son côté constaté que les mots de “socialisme”et de “communisme” étaient “dégoulinant de sang”, laissant entendre par là que leur usage était devenu incompatible avec la perspective d’une émancipation du genre humain.
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