Critique le la brochure « Sommes-nous en démocratie ? »

mercredi 10 juin 2009
par  LieuxCommuns

La brochure en question est disponible ici

Comme prévu, je t’envoie mes impressions de lecture de votre brochure sur « Castoriadis / la démocratie représentative » (version juin 2005). Tu me dira si les remarques qui suivent te semblent pertinentes avant que je ne me penche sur la brochure sur « Le progrès ». (..)

J’ai relu la brochure avec un réel plaisir, toujours impressionné par l’abondance des références, leurs mises en liens, le travail fourni et le souci didactique, que je salue bien bas, ne me connaissant que trop. Elle remet bien les choses en place (dans la tête), interpelle nécessairement, sans parler de l’extrait de fin, in extenso. Je la trouve suffisamment aboutie en tout cas pour la faire circuler. Autrement dit : tout ce qui suit n’est qu’un effort de ma part pour participer - abstraitement - au truc, et doit être pris en ce sens. Recevoir une critique n’est pas facile, mais c’est la voie existentielle que nous avons choisis... Bref, tu verras que j’ai une sorte de folie de l’incomplétude, toujours frustré que je suis qu’on aille jamais plus loin que là où on est, et une culture - qui a dit prurit ?- disons plus universitaire peut-être, que je trouve manquer dans la brochure, histoire qu’elle donne des prolongements aux militants chevronnés eux-mêmes. Pour finir, je n’ai pas fait de relecture proprement dite (je n’ai rien « corrigé ») d’abord parce que je ne me suis pas « auteurisé », donc, critiquant « en creux » et globalement, ça laisse plus de marge, et ensuite parce que rien ne m’a semblé monstrueux dans le détail. Tu me dira si c’est ce que tu voulais. Bon.

Quelques remarques sur la forme pour commencer : d’une manière générale, et c’est un peu les réserves que j’émettais dans le courrier précédent sur les démarches didactiques, j’ai du mal avec les efforts mis sur la forme (mise en page, logo, coquetteries typographiques, photos, dessins,...) : c’est un peu jouer le jeu du marketing. Par exemple pourquoi mettre des photos de bouquins ? Peut-être auront-ils envie de les lire, mais je pense que ce qui pousse à faire une chose est largement aussi importante que la chose réalisée elle-même. Autrement dit : lire pour comprendre / apprendre oka, lire parce que la couverture est jolie ne te fera pas retenir grand’chose. En tout cas moi c’est ça. On arrive à une situation où les gens ne lisent que des trucs cleans et chiadés, et ceux qu’on pas les moyens ou le temps de le faire ne sont plus lus c’est-à-dire ceux dont c’est pas le boulot. Faut-il accompagner ça ? le succès du Monde Diplo il y a dix ans, ne devait rien à la mise en page, hautement austère... d’autant plus que, ce n’est pas votre cas, mais souvent, ça occulte des lacunes de fond. Bon. En ce sens, j’aime bien les trois pages denses de la fin, il y aurait comme un dépouillement progressif ; pourquoi ne pas généraliser la méthode aux autres brochures ? Et puis le souci esthétique s’accommode très bien, voire mieux, avec la sobriété : je n’aime pas trop les fioritures des encadrés, ni les dessins (Daumier à fait d’excellentes caricatures sur le système représentatif : voir celles dans Rosanvallon « Le peuple introuvable ») en ce sens je préfère la brochure sur le progrès. Enfin, en vrac ; faire des titres sur fond noir, ça bouffe beaucoup d’encre, même si c’est beau, le gras + le souligné, c’est trop, et les astérisques comme renvoi de note, c’est pas sympa pour les bigleux. Concernant la bibliographie, tu as du remarquer que dans nos textes, on préfère renvoyer les références en fin de texte plutôt qu’en note. Personnellement, je préfère, ça permet de consacrer les notes (qui coupent forcément la lecture) à des compléments, commentaires, remarques, et de constituer en fin une bibliographie (éventuellement commentée) exhaustive qui soit raccordée aux idées développées dans le texte, permettant à la fois un panorama et la possibilité d’approfondir le travail. L’inconvénient, c’est que ça « fait savant », et donne l’impression que le texte exige du lecteur ces lectures en études préliminaires : j’ai pu le tester, c’est assez effrayant... Putain de complexe. Sans doute n’est-ce pas adapté au public auquel se destine ces brochures... Ce serait aussi peut-être bien de donner les pages des extraits de bouquins : ça permet immédiatement d’en faire un outil de travail utilisable (vérifications, prolongement, contexte) plutôt que quelques phrases qui semblent se suffirent à elles-mêmes. D’autre part, puisqu’on est dans la didactique peut-être serait-il intéressant de signaler le degré d’accessibilité des bouquins présentés en fin, du moins si certains le sont moins ou plus que d’autres. En tout cas, dans ceux que je propose, tu verra que certains le sont. A propos des quelques bouquins que tu propose à la fin : Concernant Castoriadis, peut-être faut-il mieux faire références à quelques articles et non à tout la série des CL (des amis à moi s’attaquent courageusement au tome 1, tombent sur le premier texte - passionnant mais ardu sur la psychanalyse - et me demandent ce que c’est que ce bordel...), par exemple « quelle démocratie ? » dans CLVI ou « Quelle europe ? quelles menaces ? quelle défense ? » dans CLII, voire pour les courageux « La polis grecque... » dans le même volume pour les plus courageux. D’ailleurs, je crois que ce tome est le meilleur pour les infidèles... ou alors celui qui vient de paraître, peut-être... Je ne vois pas très bien ce que vient faire Montebourg dans cette histoire. Mais bon... En plus, là, ça fait un peu suspect : on dirait que tu ne dénonces le gouvernement représentatif que pour mieux vendre un politicard habile... Ma version est plus empathique : vénère de t’être tapé le bouquin, tu t’es dit qu’il fallait rentabiliser le temps perdu. Vrai ? D’autre part, c’est très dommage - et étonnant - que vous ne fassiez pas références systématiquement à toutes les autres brochures déjà éditées, lorsque le propos s’y prête, et il s’y prête souvent : il ne s’agit pas tellement de « se faire de la pub », mais plutôt de montrer l’interdépendance de tous ces domaines (y compris et surtout dans la littérature « militante », la votre) qui semble être constitutive de votre travail, sinon de votre parcours (sauf erreur de ma part...)

Bon quant au fond, je te file les remarques un peu en vrac :

1 - Je trouve que l’approche manque de recul et gagnerait beaucoup à rectifier un paradoxe aujourd’hui oublié / recouvert : c’est que tous les instigateurs du système de représentation par élections, notamment Seiyès et Madison, du XVIIIième siècle, l’on appuyé en l’opposant à la démocratie. D’ailleurs ils ne parlaient absolument pas de démocratie représentative, mais de gouvernement représentatif, en le pensant contre l’auto-gouvernement du peuple, jugé impossible. C’est face aux exigences démocratiques, ouvrières et révolutionnaires, que par un tour de passe-passe les tenant du système électoral lui ont prêtés des aspirations pour lesquelles il n’était absolument pas conçu. En ce sens, les critiques fondamentales formulées dans la brochure mériteraient d’êtres mises en perspectives : l’indépendance des mandatés, le caractère oligarchique du système, la dépolitisation et la passivité du peuple ne sont pas des inconvénients accidentels, mais des traits prévus, voulus et calculés par tous les penseurs des lumières - exception faite de JJ.Rousseau. Tout ça c’est dans un excellent bouquins à voler sans scrupule : Manin.B, 1995 ; « Principes du gouvernement représentatif ». La question de fond qu’il faudrait aborder dans la brochure, c’est celle de l’existence ou non d’une science du politique : si oui (version platonicienne), alors il faut qu’un spécialiste (philosophe-roi) s’en occupe, si non, alors la population dans sa totalité doit en assumer les fonctions, d’une manière ou d’une autre. Ca il faut aller voir « Sur le politique de Platon » de not’ bon mait’ Castoriadis. C’est pas forcément évident d’accès mais ça vaut largement le coup d’y consacrer deux ou trois jours de lecture d’affilé. Question que reprend Latour à propos de l’écologie politique, et du rôle de la science dans la gouvernance de la cité : Latour.B, 1999 ; « Politiques de la nature », la Découverte.

2 - Sans doute faudrait-il également faire une petite recontextualisation historique : le système tel que nous le connaissons a été élaboré au XVIIIième siècle, sous une forme « parlementaire » : les électeurs choisissaient un notable local sur une base personnelle et qui avait par la suite toute liberté de décisions au parlement : la « société civile » n’y avait aucun droit de cité. Au cours du Xxième siècle, suite a l’impact du mouvement ouvrier, le régime s’est transformé en « démocratie de partis », où étaient élus des hommes d’appareils, sur la base d’une appartenance de classe et d’une fidélité partisane : les décisions se prenaient en terme de programme et d’alliance entre partis, tandis qu’un équilibre s’établit par le travail de l’opposition. Depuis 30 ans, c’est une « démocratie du public », qui fonctionne selon un mécanisme de marché médiatique (offre / demande électorale) où la nomination se fait sur une image et où le peuple se fait sonder régulièrement en sortant du supermarché pour juger des compromis occultes entre groupes de pression. Cette dernière phase permettrait d’approfondir les points abordés dans la brochure, notamment en p.4, où ont croit encore à des « courants politiques »... ainsi que le rôle des média, apparemment jugé accidentel. C’est Manin, encore, tout ça... Toujours d’un point de vue historique, dommage de ne pas également citer tout les courants contestataires qui se sont opposés au parlementarisme depuis 200 ans, dont évidemment le mouvement ouvrier et sa tendance marxiste... c’est très diffus dans la brochure et j’ai parfois l’impression qu’on réinvente l’eau chaude alors qu’il serait capital d’enraciner nos combats dans les courants profonds qui ont transformés nos sociétés, et dès le début, puisque Babeuf en pointe les principaux travers dès 1791, sans parler de Rousseau bien avant lui qui critiquait le régime anglais Cf. p.ex. Defraisne.J, 1990 ; « l’antiparlementarisme en France », Puf, Que sais-je ? D’où la pertinence possible d’illustrations datées.

3 - Justement à propos de la critique marxiste et ouvrière, il manque dans la brochure un point fondamental, qui a pourtant été le point crucial de l’affaire durant tout le XIXième : quid de la démocratie au travail ? que veut dire un système où l’on veut la liberté et le choix du peuple partout sauf dans les institutions les plus vitales ; les entreprises ? comment se sentir responsable même une fois tous les 5 ans alors que l’on est totalement subordonné jour après jour pour gagner sa croute ? pourquoi les élections régissent-elles le conflit de pouvoir pacifiquement alors que c’est la guerre et la lutte à mort 8 heures par jour ? et il ne s’agit pas seulement du monde du travail : un chomeur subit la même dépossession de son pouvoir avec les ASSEDIC, le RMIstes vis-à-vis de la CAF etc... bref de tous les établissements que nous traversons, quels qu’ils soient. C’était l’enjeu de l’autogestion généralisée des 70’s : le refus d’une parcellisation du partage du pouvoir, d’abord postes de commandement politique / monde du travail puis / toutes les institutions existantes. C’est une dimension qui manque cruellement dans la brochure, qui peut difficilement se cantonner au champ restreint du régime politique si elle pose la question de la démocratie aujourd’hui, qui soulève la question du mode d’organisation général de la société. Là c’est Rosanvallon dans « L’âge de l’autogestion » (1975) ou alors les Casto, Lefort et les situs de l’époque héroïque 50 - 60’s D’autre part, et puisqu’on est dans les distinctions, la brochure pourrait s’élargir : critiquer les principes du gouvernement représentatif, critiquer les institutions de la Vième république, et dénoncer les dérives de la situation actuelle, en les articulant. Par exemple pourquoi ne pas parler du pouvoir exorbitant du président de la république sur le parlement ou du 49.3 qui permet au premier ministre de faire passer des lois en force ? ou pourquoi ne pas pointer l’aspect tout de même très contemporain de la corruption qui a trait avec un effondrement de la croyance sociale et ne peut que toucher tous les systèmes, quels qu’ils soient, et qu’on ne peut pas rigoureusement parlant imputer au système représentatif, ou encore la déshérence du monde intellectuel (Cf Ferry et Renaud « La pensée 68 », ed folio - ils rectifient des conneries de la première édition, et grâce à casto d’ailleurs - ou encore Gauchet, ou encore Castoriadis au hasard dans « les divertisseurs » (la société française) ou « les mouvements des années 60 » où il répond à Ferry et Renaud) qu’on peut approximativement dater de l’époque stalinienne. Enfin, sans doute faudrait-il se résoudre à affronter directement la « première hypothèse » formulée en p.2 : on le fait déjà un peu plus haut en parlant de l’origine du gouvernement représentatif, mais l’aspect « moins mauvais des régimes » ne doit pas être écarté : c’est une des, sinon la, principales objections faite a l’appel militant. Quelques lignes sur sa véracité - affirmons sans honte préférer habiter en France qu’en Birmanie et que la représentation comporte de très importants éléments profondément démocratiques - et ses limites suffiraient.

4 - peut-être la deuxième et dernière partie (une autre démocratie) devrait-elle insister plus sur les expériences historiques telles que la Grèce, les communes libres, les républiques italiennes et bien sur celles citées en notes (Russie 17, Espagne 36 etc...) : les premières sont dans Manin - encore , eh oui - et il décrit très bien les systèmes politiques cités. Je trouve inepte les « justifications du vote majoritaire » de la p. 17, et il serait plus pertinent d’y substituer les obstacles à une autogestion généralisées, telle que les énonce Rosanvallon (1975) : les question de la publicité du pouvoir, de son autorité, des compétences et des hiérarchies, de la direction et des dirigeants, celle des dimensions et celle enfin des lieux de pouvoir. Ce me semble autrement plus concret et ça permettrait d’emblée de présenter « l’utopie » comme le début des vrais problèmes plutôt que comme leurs fins. A ce propos, il faudrait embrayer sur les problèmes concrets rencontrés par les groupes militants qui se réclament de l’autogestion, et notamment faire des distinguo entre celle-ci et un groupe fusionnel (venant de se créer), un groupe auto-constitué (l’autogestion n’a rien de spontanée : c’est un projet précis), et un groupe en réseaucratie (persuadé de pouvoir échapper à la confrontation et à l’exercice du pouvoir), mais bon ça c’est encore une autre histoire : c’est celle de la gestion catastrophique de la misère des banlieues - ou de la culture entre autre - par les gauchistes de 68, et qui continue actuellement dans la tolérances des mafias et des potentats comme consubstanciels aux ethnies locales... Mais pas tellement en fait : je trouve que vous passez un peu trop rapidement sur la définition de la démocratie de Castoriadis comme une brèche toujours ouverte, une tentative toujours recommencée d’échapper à la clôture d’un collectif sur lui-même quelle que soit son idéologie. En ce sens, l’hypothèse de la réseaucratie montre bien que l’autogestion ne protège de rien contre la barbarie, et qu’elle est même devenue une idéologie à part entière, peu identifiée à l’extrême-gauche, et pour cause.... Quelques mots d’ailleurs sur le totalitarisme ne ferait pas de mal : 15 ans après on dirait que les altermon’ ont oubliés que l’enfer est pavé de bonnes intentions. Plus concrètement, ce serait pas mal de citer Mendel (2003 ; « Pourquoi la démocratie est en panne », la Découverte) qui a fait des interventions dans des groupes militants et offre une approche très concrète de la démocratie directe comme analyse permanente des collectifs par eux-mêmes (en se différenciant, mais pas tellement pratiquement de l’analyse interne par la nécessité d’une intervention extérieure). En plus c’est très accessible. Citer quelques mots de Bookchin (« le municipalisme libertaire » et « une société à refaire ») et même de Fotopoulos (« Vers une démocratie générale » 2003) comme utopies actuelles. Peut-être quelques mots sur le phénomène de bureaucratisation progressive de tous les collectifs, son interprétation actuelle comme une fatalité anthropologique. Enfin peut-être faudrait-il conclure plus ou moins sérieusement en répondant à la question du titre : « Sommes-nous en démocratie ? » mais bon, c’est vrai que c’est un peu une lubie chez moi de tout conclure par une invocation rituelle au projet d’autonomie gréco-occidental.

Bon, tu vois c’est du vrac. Je pense que des critiques du début on peut facilement faire une seconde partie, ou alors suivre un ordre de complexité croissante, je ne sais pas.


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