A propos des conseils ouvriers en Hongrie

H. Arendt
samedi 27 juin 2009
par  LieuxCommuns

Ce texte fait partie de la brochure n°14 « La source hongroise ».

Il est possible de la télécharger dans la rubrique brochures.

Cette brochure est constituée des documents suivants :

  • « A propos des conseils ouvriers en Hongrie », Hannah Arendt, 1958, ci-dessous
  • Note bibliographique

Texte tiré du site « Les amis de Némésis »

A propos des conseils ouvriers en Hongrie

Note du traducteur (Les amis de Némésis)

Hannah Arendt s’était intéressée de près à la révolution hongroise de 1956 et aux conseils ouvriers qui y avaient resurgi. Elle avait publié un essai dans le Journal of Politics, aux Etats-Unis, qui fut ensuite traduit en allemand pour être radiodiffusé par la Radio Bavaroise, puis corrigé et étoffé pour être édité en allemand, en 1958, sous la forme d’un petit livre, intitulé Die ungarische Revolution und der totalitäre Imperialismus, R. Piper & Co Verlag, München (La révolution hongroise et l’impérialisme totalitaire). Nous publions ici même quelques passages de ce livre (p. 35 à 49), consacrés plus spécifiquement aux conseils ouvriers. Même si nous sommes loin d’adhérer à l’analyse des conseils que fait Hannah Arendt, il paraissait utile d’en donner connaissance à nos lecteurs. Ceux-ci pourront d’ailleurs, comme nous l’ont fait remarquer les Editions Gallimard (Jean-Louis Panné), comparer cette version du texte avec celle publiée comme quatorzième chapitre de l’édition américaine de 1958 des Origines du totalitarisme, et traduite en français aux pages 896-938 du volume Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme. Eichmann à Jérusalem (Gallimard Quarto, 2002). Le titre que nous avons retenu pour ces extraits est de nous. Dans les pages précédentes, Hannah Arendt avait analysé la situation spécifique des « Etats satellites » comme la Hongrie, par opposition au degré d’anéantissement plus achevé déjà atteint en URSS.

(...)

Pour que son influence sur nous puisse aller au-delà de l’expérience vivante instantanée, la réalité dans laquelle nous vivons a besoin du langage, elle a besoin du discours et du dialogue, de la communication avec autrui : ce n’est qu’ainsi qu’elle pourra perdurer comme réalité. Le succès que vise la domination totale dépend de sa capacité à interrompre et à détruire toutes les voies de communication, tant privées (entre individus) que publiques (celles que les gouvernements constitutionnels garantissent comme liberté de parole et de pensée). Il est difficile de déterminer en quoi une telle tentative, revenant à condamner stricto sensu chaque individu à l’incommunicable, peut réussir en dehors des situations limites que sont l’incarcération solitaire et la torture. Quoi qu’il en soit, cette tentative prend du temps, et il est clair que la préparation des individus à cette domination totale demeure encore très incomplète dans les Etats satellites. Tant que la terreur extérieure n’est pas complétée et soutenue par une capacité idéologique de contrainte de soi-même inhérente à l’individu, la capacité du peuple à distinguer de façon élémentaire entre fait et mensonge demeure intacte — et c’est cette contrainte de soi-même qui s’étale sous le regard d’une façon si affreuse au cours des procès truqués. Tant qu’il en est ainsi, la soumission est vécue comme soumission, et le résultat se profile sous la forme d’une rébellion au nom de la liberté.

Le peuple hongrois savait, du plus jeune au plus vieux, qu’il vivait « sous le mensonge ». Dans tous ses manifestes il réclamait à l’unisson ce que l’intelligentsia russe (dans la mesure où l’on peut en juger d’après les propos qu’elle tint au cours de la crise qui s’ensuivit, et nous ne pouvons guère tabler sur autre chose pour formuler un jugement aussi global) ne pouvait même plus concevoir en rêve — la liberté de pensée. On ne peut certainement pas en déduire que la même tendance à la liberté de pensée qui sema la rébellion parmi l’intelligentsia la transforma aussi en feu de forêt et en révolution consumant tout autour d’elle dans laquelle personne hormis les cadres de la police secrète n’était plus disposé à lever le petit doigt pour sauver le régime. Ce serait commettre une erreur comparable que de réduire la révolution à une affaire purement interne au Parti, à une sorte de révolte des « vrais » communistes contre les « faux », seulement parce qu’elle avait été lancée à l’origine par les membres du Parti Communiste. Les faits tiennent un tout autre langage. Quels faits ?
Autour d’une manifestation de quelques milliers d’étudiants, désarmés et anodins, on vit s’assembler soudainement et spontanément une foule importante qui prit la décision de passer sans tarder à la réalisation d’une des revendications estudiantines, en l’occurrence de renverser et de faire disparaître la statue de Staline qui se trouvait sur l’une des principales places de Budapest. Le lendemain, quelques étudiants se rendirent à la Maison de la Radio pour obtenir la diffusion des seize points composant leur programme. A nouveau, une masse importante se rassembla autour d’eux dont personne ne savait d’où elle provenait, et, lorsque la AVH (police politique ayant en charge la surveillance du bâtiment de la Radio) tenta de disperser la foule en tirant quelques coups de feu, la révolution éclata. La marée humaine attaqua la police et se procura ainsi ses premières armes. La nouvelle s’en répandit auprès des ouvriers, dans les usines, qui abandonnèrent le travail et rejoignirent la foule. Les unités de police envoyées soutenir les policiers armés se rallièrent à la foule et partagèrent avec elle leurs propres armes. Ce qui avait commencé comme une manifestation d’étudiants s’était transformé en moins de 24 heures en insurrection armée.

Dès cet instant, les programmes et les manifestes ne jouèrent plus aucun rôle. Ce qui poussait la révolution en avant n’était rien d’autre qu’une force élémentaire, née dans l’action commune de tout un peuple qui connaissait si précisément son objectif que toute formulation compliquée devenait inutile : les troupes russes devaient immédiatement quitter le pays et céder la place à des élections libres pour former le nouveau gouvernement. Il ne s’agissait plus de débattre des meilleures façons d’instaurer diverses libertés (liberté d’opinion, liberté de pensée, liberté de s’assembler, liberté d’action, liberté électorale), mais uniquement de stabiliser une liberté qui était déjà devenue un fait accompli, et de lui trouver les institutions politiques appropriées. Si l’on oublie un instant l’intervention de l’Armée rouge, qu’il s’agisse de ses unités stationnées en Hongrie ou des divisions équipées pour une véritable guerre qui attaquèrent finalement le pays par ses frontières, on peut avancer que jamais une révolution n’avait atteint ses buts aussi rapidement, aussi radicalement et en versant si peu de sang. Car ce qui est stupéfiant dans la révolution hongroise, c’est qu’elle n’entraînait pas de guerre civile. L’armée hongroise se liquéfia en quelques heures, le gouvernement hongrois fit de même en quelques jours ; et dès que le peuple fit entendre sa volonté clairement et publiquement, il devint évident qu’il ne subsistait pas en Hongrie un seul groupe ou une seule classe qui aurait voulu s’opposer à lui. Car les membres de la police secrète qui étaient restés fidèles jusqu’au bout à la dictature ne formaient pas un véritable groupe, encore moins une classe ; ils avaient été recrutés dans la masse du peuple et étaient composés d’éléments criminels, en anciens agents des nazis ou en anciens participants, lourdement impliqués, du parti fasciste hongrois, tandis que leur hiérarchie était formée par des agents de Moscou, par des Hongrois dotés de passeports russes et, à leur tête, par des officiers russes du NKVD.

La rapidité avec laquelle les structures du pouvoir tombèrent en poussière, avec laquelle le Parti, l’armée et l’ensemble des fonctionnaires se désagrégèrent, de même que l’absence totale de guerre civile sont d’autant plus remarquables que l’insurrection fut initialement menée par des communistes ; il est vrai que ceux-ci perdirent rapidement le monopole de l’initiative, mais ils ne furent à aucun moment exposés à la colère populaire ou à la vengeance collective, de même que sentant qu’ils perdaient tout pouvoir sur le mouvement, ils ne s’opposèrent jamais au peuple. L’absence frappante de toute dispute doctrinaire propre au Parti, de toute amertume idéologique et de tout le fanatisme qui s’attache généralement à ces querelles, ne peut s’expliquer que par le fait que la superstructure idéologique s’était décomposée encore plus rapidement que les organes matériels de la dictature. Dans l’atmosphère générale d’une fraternité triomphante — en prenant cette expression au sens précis de la fraternité de la Révolution française — qui s’était formée dès les premières manifestations de rue et qui se maintint jusqu’à la fin amère, ou même plutôt au-delà de cette fin, les idéologies de parti et les slogans (et pas seulement ceux des communistes) semblaient s’être évanouis en fumée, de sorte que les intellectuels et les ouvriers, les communistes et les non-communistes en tous genres purent se battre dans une véritable unité pour la cause commune de la liberté. Ce qui provoqua cet effondrement de l’idéologie était seulement et exclusivement la réalité de la révolution elle-même, et dans cette perspective négative le changement soudain de réalité eut sur la mentalité du peuple hongrois, approximativement, le même effet dramatique que l’eut sur la façon de penser du peuple allemand l’effondrement soudain du régime hitlérien (il serait bon de se rappeler ces liquéfactions soudaines des idéologies causées par la réalité elle-même lorsqu’on entend parler du sot projet de « rééduquer » le peuple, comme si rien ne s’était passé. Ces leçons administrées de l’extérieur ne peuvent jamais atteindre le niveau de choc qui caractérise l’événement et lui seul ; elles restent dépourvues d’effet, ou se contentent de paralyser la force de la leçon que la réalité vient pourtant d’administrer).

Quelle que soit l’importance de ces aspects, ils en disent plus sur l’essence du régime contre lequel la révolution hongroise se dressa que sur cette insurrection elle-même. Le plus surprenant, vu sous l’angle positif, fut que l’action populaire dépourvue de chefs et de programme ne mena nullement au chaos ou à l’anarchie. Les magasins ne furent pas pillés, la propriété privée ne fut pas perturbée, et tout cela dans un pays que caractérisent un niveau de vie très bas et un important besoin de marchandises. Il n’y eut pas davantage de meurtres, car dans les rares cas où la foule passa à l’action directe et en arriva à pendre en public des officiers supérieurs de la police secrète, elle s’efforça de rester équitable et de faire des choix réfléchis, évitant de pendre à la légère les opposants qui tombaient entre ses mains. Au lieu de la justice par le lynchage et de la domination de la populace auxquelles on aurait pu s’attendre, on vit prendre forme immédiatement, dans le même temps que les premières manifestations armées, ces conseils révolutionnaires — conseils d’ouvriers et de soldats — qui depuis plus d’un siècle apparaissent avec une parfaite régularité dans le champ d’action de l’histoire, dès que le peuple dispose pour quelques jours, pour quelques semaines ou quelques mois, de la chance de suivre son propre entendement politique sans être mis en laisse par un parti ou sans être mené par un gouvernement.

On rencontre la première apparition historique de ces conseils au cours des révolutions qui balayèrent l’Europe en 1848. On les retrouve lors de la Commune de Paris en 1871 et dans la première révolution russe en 1905 ; mais ils se sont déployés dans toute leur force et dans toute leur clarté pendant la révolution d’octobre 1917 en Russie, ainsi que dans les révolutions d’après-guerre de 1918 et 1919 en Allemagne et en Autriche. Pour ceux qui pensent que l’histoire universelle est aussi le tribunal universel, le système des conseils est déjà éliminé puisqu’il a toujours été vaincu, et pas toujours par ce qu’on appelle la contre-révolution. Le régime bolchevique a dépouillé les conseils (les soviets, selon leur appellation russe) de leur pouvoir alors qu’il était encore dirigé par Lénine, et a volé leur nom pour s’en affubler alors qu’il était un régime anti-soviétique, ce qui au moins témoignait de leur popularité. Pour comprendre les événements de la révolution hongroise, nous devons faire comme Silone dans son magnifique article sur ce qui s’est passé pendant l’hiver 1956, et « commencer par nettoyer le langage », ce qui permet d’établir que « les soviets avaient déjà disparu de Russie en 1920 », que l’armée russe n’était pas du tout une « armée des soviets », et que « les seuls soviets qui existaient actuellement (c.a.d. il y a deux ans) dans le monde étaient les conseils révolutionnaires en Hongrie ». Peut-être est-ce pour cette raison que l’armée russe a frappé si violemment et si rapidement — parce que la révolution hongroise ne voulait rien restaurer et n’était nullement « réactionnaire », mais qu’au contraire en elle, le système originaire des soviets, celui des conseils, qui était né de la révolution d’Octobre et qui fut anéanti par la répression bolchevique des insurgés de Cronstadt, revenait sur la scène de l’histoire. On peut penser qu’aujourd’hui, les maîtres totalitaires de la Russie ne craignent rien aussi fortement que cette « forme élémentaire du pouvoir populaire » (Silone), peu importe dans quel pays elle fait son apparition. Il n’existe pas de nos jours de système des conseils en Yougoslavie et pas de conseils libres de travailleurs ; mais le simple fait que Tito utilise parfois l’ancien vocabulaire révolutionnaire et que le Parti puisse à l’occasion flirter avec l’idée des conseils suffit à plonger les maîtres de la Russie dans une sorte de panique. Il faut pourtant ajouter qu’ils ne sont pas les seuls à connaître cette inquiétude violente : car tous les partis politiques sans exception, de la gauche à la droite, la partagent, dès que le mot de conseil veut dire quelque chose. De la même façon, ce n’est pas la réaction qui a liquidé le système des conseils en Allemagne, mais la social-démocratie. Et si celle-là ne l’avait pas fait, les communistes s’en seraient assurément chargés, une fois parvenus au pouvoir.

Plus clairement encore que dans les révolutions précédentes, le système des conseils représente en Hongrie « le premier pas pratique pour rétablir l’ordre et pour réorganiser l’économie hongroise sur des bases socialistes, sans la soumettre à la rigidité d’un contrôle par le Parti ou un appareil de terreur ». Les conseils avaient ainsi deux fonctions, une politique et une économique. Mais on ferait fausse route en pensant que ces deux fonctions peuvent être séparées proprement et différenciées sur un plan institutionnel ; il suffit de retenir que les conseils « révolutionnaires » poursuivaient des objectifs principalement politiques, tandis que les conseils « d’ouvriers » étaient plutôt consacrés à régler la vie économique. Dans ce qui suit, ce sont les conseils révolutionnaires et leurs fonctions politiques qui nous intéresseront avant tout, fonctions qui résidèrent d’abord dans le souci de ne pas laisser s’instaurer un chaos et d’éviter que des éléments criminels prennent le dessus : les conseils furent très efficaces pour l’un comme pour l’autre. Nous laisserons ici ouverte la question de savoir si les questions économiques, qui obéissent à des lois tout à fait différentes de celles qui commandent à la politique, peuvent également être traitées par les conseils, si en d’autres termes il est possible de laisser le personnel d’une usine la gérer et la posséder. Car il est en effet très douteux que les principes politiques d’égalité et de liberté puissent être tels quels appliqués au domaine économique. Il n’est pas impossible que la pensée politique de l’antiquité eût raison lorsqu’elle avançait que tout ce qui est économique est lié aux besoins de la vie elle-même et donc à la nécessité, ou encore que l’économique, qu’il s’agisse de la gestion d’une cellule familiale ou de celle d’un Etat, ne pouvait survivre et prospérer que sous la férule d’un maître, et que pour cette raison précise, l’économique ne devait pas jouer de rôle dans le domaine politique. Le principe de la domination répond ici à la nécessité dont la vie humaine ne peut s’affranchir dans la mesure où elle reste aussi vie biologique ; libre, l’homme ne l’est que parce que et dans la mesure où il n’est pas seulement un être vivant, mais un être politique. Liberté et égalité ne commencent que là où l’intérêt vital trouve sa limite et rencontre sa satisfaction — à l’époque antique : à l’extérieur de la vie domestique et de l’économie esclavagiste, ou à notre époque : au-delà des métiers et du souci d’assurer son lendemain. Il convient de comprendre avec la plus grande clarté que ces principes politiques que sont la liberté et l’égalité ne sont déterminés ni par une instance transcendante, devant laquelle les hommes seraient tous égaux, ni par un destin universel tel que la mort, qui un jour retire chaque homme du monde. Il s’agit plutôt de principes inhérents au monde, qui naissent directement de la communauté humaine, de la vie commune et de l’action commune des hommes. Cette conception antique selon laquelle l’économique n’a rien à voir ni avec la politique ni avec la liberté et ne peut donc pas être réglé sur le mode de l’égalité trouve une confirmation dans le monde moderne, même si elle est négative : car il s’y est toujours révélé que ceux qui concevaient l’histoire d’abord comme produit de forces économiques finissaient aussi par conclure que l’homme n’est pas libre et que son histoire n’est que le développement temporel d’une nécessité.

Quoi qu’il en soit, on fait mieux de distinguer les conseils révolutionnaires des conseils ouvriers, même s’ils faisaient leur apparition simultanément, déjà parce que, surtout dans le cas de la révolution hongroise, les premiers étaient la réponse à la domination politique par la contrainte, tandis que les seconds s’étaient formés en Hongrie en opposition à un type de syndicats qui ne représentait pas les ouvriers et leurs intérêts, mais le Parti et son intérêt à maintenir la soumission des ouvriers. Ainsi, l’exigence d’élections nouvelles et libres dans tout le pays faisait partie du programme le plus invariable des conseils, partout où il en existait ; tandis que l’exigence hongroise de restaurer le multipartisme n’était pas caractéristique des conseils, et exprimait au contraire une réaction quasi automatique du peuple hongrois à la suppression autoritaire de tous les partis qui avait eu lieu pour préparer la dictature du Parti unique.
On ne peut comprendre le système des conseils qu’en s’imaginant qu’il est aussi ancien que le système des partis lui-même, qu’il est né avec ce dernier et qu’il a toujours à nouveau été anéanti par ce dernier. Jusqu’à nos jours, les conseils représentent la seule alternative au système des partis, c.a.d. la seule alternative d’un gouvernement démocratique à l’époque moderne. Ils ne surviennent pas forcément comme étant anti-parlementaires puisqu’ils se contentent d’avancer un autre mode de représentation du peuple, mais leur essence est anti-parlementaire, ce qui signifie qu’ils s’opposent à un mode de représentation déterminée d’une part par des intérêts de classe, d’autre part par des idéologies et des conceptions du monde. Alors que le lieu originaire historique du système des partis réside dans le parlement, les conseils naissent exclusivement de l’action en commun et des exigences populaires spontanément issues de cette action. Aucune idéologie ne se cache derrière eux, et aucune théorie politique à la recherche de la meilleure forme possible pour l’État ne les a prévus ou même entrevus. Chaque fois que des conseils surgissent, c’est l’ensemble de la bureaucratie de tous les partis, de l’extrême droite à l’extrême gauche qui s’oppose à eux avec la plus hostile des résolutions, et de la part de la science politique et de la théorie politique, ils ne peuvent attendre qu’un silence aussi écrasant qu’unanime, et une ignorance sans faille. Il n’est pourtant même pas possible de se demander si l’esprit des conseils est authentiquement démocratique, mais la démocratie apparaît ici sous une forme qu’on n’avait jamais vue, et jamais envisagée. D’autant plus caractéristique est l’insistance particulière avec laquelle ils reviennent périodiquement sur le devant de la scène, chaque fois que le peuple parvient à faire entendre sa voix. Alors, nous avons vraiment affaire à une spontanéité qui résulte directement de l’action elle-même, sans être déterminée par un intérêt extérieur à l’action ou par une théorie apportée de l’extérieur.

Dans les conditions de vie modernes, nous ne connaissons donc que deux possibilités d’une démocratie dominante : le système des partis, victorieux depuis un siècle, et le système des conseils, sans cesse vaincu depuis un siècle ; et les deux s’opposent de la manière la plus catégorique. Ainsi, les individus élus dans les conseils sont élus en vote direct par la base, tandis que les partis confrontent les électeurs avec des candidats nommés par en haut, qu’il s’agisse de voter pour différentes personnes au choix ou pour une liste collective. Ceci produit un choix des représentants fondamentalement différent, car tandis que la nomination d’un candidat par le parti dépend du programme du parti ou de l’idéologie du parti qui ont permis de définir le caractère idoine du candidat, le choix du candidat par un conseil est fait exclusivement en raison du fait que sa personne, son intégrité, son courage et sa force de jugement inspirent confiance pour faire face aux situations politiques à venir. L’élu est donc lié par l’obligation de justifier cette confiance dans sa personne, et c’est sa fierté d’avoir été élu « par les ouvriers, et non par un gouvernement » ou par un appareil de parti.

Si un groupe d’hommes de confiance a ainsi été élu, il est bien évident qu’en son sein vont immanquablement se produire et se développer les divergences d’opinion qui peuvent habituellement mener à la formation de partis. Mais ces regroupements entre individus ayant des affinités dans les conceptions ne sont pas à proprement parler des partis ; il est plus juste de les comparer avec les fractions parlementaires qui étaient à l’origine des partis. La transformation de telles fractions en partis n’a rien d’inéluctable pour autant que l’élection des représentants ne dépend pas de leur appartenance aux fractions, mais de leur faculté individuelle de convaincre en exposant et en défendant leur opinion : c.a.d. tant que l’élection porte sur des qualités personnelles. Ceci signifie en clair que les conseils contrôlent les fractions « partidaires », au lieu de les représenter. Le pouvoir des fractions ne dépend pas de leur appareil bureaucratique ou de leur programme, ni même de la capacité d’attraction d’une conception du monde, mais seulement de savoir combien de personnes s’y rattachent et disposent de qualités qui les rendent dignes de confiance. Il dépendrait en d’autres termes du fait d’être populaire stricto sensu. On peut voir à quel point ce principe purement personnel peut devenir dangereux pour la dictature d’un parti en regardant les premières étapes de la révolution russe, alors que Lénine pensa qu’il était nécessaire de déposséder les conseils de tout pouvoir parce qu’il devenait manifeste que les sociaux-révolutionnaires comptaient bien plus d’individus qui inspiraient confiance au peuple que les bolcheviques. Le pouvoir du parti bolchevique, qui a quand même accompli cette révolution, était menacé par le système des conseils qui était né de la révolution.
La grande flexibilité inhérente au système des conseils est également décisive, un système qui ne repose sur rien d’autre que sur la réunion en commun et l’action en commun d’une certaine quantité de gens pendant une unité de temps déterminée, pas trop brève. En Hongrie il y eut toutes sortes de conseils — certains provenaient de la proximité, ces conseils de voisinage qui débouchèrent sur les conseils urbains, puis sur les conseils de district et sur les conseils de provinces, les conseils révolutionnaires qui étaient nés des luttes menées en commun, les conseils d’écrivains et d’artistes qui, peut-on penser, naissaient dans les cafés, les conseils d’étudiants et de jeunes issus de milieux de condisciples, les conseils de soldats, mais aussi des conseils de fonctionnaires ministériels, des conseils d’usine et ainsi de suite. Partout où des gens se réunissaient dans un lieu public quel qu’il soit, des conseils prenaient naissance, et transformaient dans ces groupes si disparates le fait d’être accidentellement ensemble en une institution politique délibérée. Étaient élus côte à côte des communistes et des non-communistes, des membres de partis divers, dans le plus heureux désordre, tout simplement parce que la ligne des partis ne jouait plus aucun rôle. Le seul critère, comme le relevait un quotidien, était que « personne ne pouvait faire mauvais usage de son pouvoir ou penser seulement à son intérêt personnel ». Il s’agit moins d’une question de morale que d’une question de qualification personnelle — de talent. Car celui qui mésuse de son pouvoir, par exemple pervertit son pouvoir en violence, ou qui se désintéresse du monde commun à tous pour se replier sur sa vie privée, celui-là ne se prête pas à la vie politique. Les mêmes principes se réalisèrent dans les élections quand les conseils de base avaient à choisir leurs représentants pour les organes de gouvernement. Ce qui importait était de nommer des représentants « sans tenir compte de leur appartenance de parti et en privilégiant la confiance qu’avait en eux le peuple ».
Au cours des douze longues (ou courtes) journées que dura la révolution hongroise, elle n’a pas seulement manifesté le principe des conseils, elle a — et ceci est le plus remarquable — parcouru une grande étendue de ses possibilités de développement dans le détail et dans le concret, et indiqué les directions qui peuvent être les siennes. A peine les premiers conseils étaient formés dans des élections directes qu’ils commençaient déjà à se rapprocher les uns des autres et à nommer parmi eux les participants aux organes représentatifs plus élevés jusqu’au Conseil National Suprême, qui équivalait à un véritable gouvernement. Et de qui émanait l’initiative de remplacer un gouvernement normal par un organe émanant des conseils de base ? Du Parti National Paysan qu’on venait de ressusciter, et qui n’était assurément pas un groupe susceptible de produire des idées d’une grande radicalité. Même si ce Conseil National n’eut pas le temps de prendre forme, des préparatifs furent entrepris, les conseils avaient formé des commissions pour communiquer et créer des liens entre eux, et des conseils centraux d’ouvriers fonctionnèrent déjà dans de nombreuses régions. Les conseils révolutionnaires des diverses provinces se coordonnaient et prévoyaient la création d’une Commission Révolutionnaire Nationale, qui devait tenir lieu de Parlement, d’Assemblée Nationale.
Nous n’en savons pas beaucoup plus. Ici comme lors de chaque instant historique toujours trop bref où la voix du peuple se fait entendre sans être faussée par les cris de la populace ou les disputes des fanatiques, rien ou presque ne nous reste, seules quelques esquisses de ce qui voyait le jour, à peine parvenons-nous à nous faire une image de ce qui est voulu et de ce qui échoue, de la physionomie du seul système démocratique capable de se rallier le peuple, dans cette Europe où le système des partis était discrédité depuis sa naissance (pour autant, il importe de garder à la mémoire la différence décisive qui a toujours existé entre le système du multipartisme européen et le système du bipartisme anglo-américain, sur lequel je ne peux m’étendre ici même). De la sorte, nous ne savons pas si le système des conseils se montrerait à la longue capable de faire face aux exigences politiques modernes, de quelles corrections il aurait besoin, quelle est sa capacité en tant que corps politique, et si la démocratie de conseils et le principe d’élection et de sélection qui lui est inhérent seraient en mesure de remplacer la démocratie représentative même dans des pays à population importante. Les spéculations théoriques ne peuvent pas remplacer l’expérience politique, mais d’autres facteurs que leur indéniable popularité plaident en faveur de ce système et de sa capacité : il a appris à exister en Russie, dans l’un des plus grands Etats modernes, et il ne s’est nullement effondré puisqu’il fallut en venir à bout par la force des armes. On ne peut pas non plus passer sous silence ce fait étonnant que la démocratie ne semble fonctionner dans le monde moderne que là où existent des organes locaux de l’autogestion lesquels présentent une ressemblance étonnante avec le système des conseils — comme le système cantonal en Suisse ou le townhall meeting aux Etats-Unis, ou comme d’autres institutions encore en Angleterre et en Scandinavie. En tout cas ce fut l’éclosion spontanée du système des conseils qui donna à la révolution hongroise le cachet d’un élan authentiquement démocratique, de la lutte pour la liberté contre la domination par la violence, et non les tentatives de restaurer les vieux partis politiques ; mais on ne peut nier que face au double développement de la révolution hongroise (éclosion du système des conseils d’une part, restauration du multipartisme de l’autre) il eût été possible de voir le multipartisme l’emporter et anéantir les conseils.

Si l’on examine les leçons qui sont à tirer de la révolution hongroise, on fait bien de prendre en considération les mesures adoptées par le pouvoir une fois qu’il s’était rétabli par la force pour étouffer les troubles. L’armée russe mit trois semaines entières à mener une véritable campagne militaire régulière pour reprendre en main le pays, ce qui montre à quel point le jeune pouvoir des conseils était déjà solide. Parmi les exigences manifestées de façon unanime par le peuple, une seule fut, encore qu’imparfaitement, satisfaite : la paysannerie qui avait abandonné les structures collectivistes en Pologne et en Hongrie n’a pas été forcée de les réintégrer, ce qui eut pour conséquence que la production agricole, qui avait déjà été restructurée sur le modèle collectiviste et avait de ce fait énormément perdu en productivité, acheva de s’effondrer, et qu’elle, qui pendant longtemps avait été à l’origine d’un surplus destiné à l’exportation, ne fut même plus capable de couvrir les besoins intérieurs. La concession faite aux paysans se montrait donc importante, tant sur un plan économique qu’idéologique.

Le premier coup porté par le pouvoir fut pour les conseils révolutionnaires, qui non seulement représentaient le peuple comme un tout, indépendamment des classes et des appartenances, mais qui étaient le véritable organe de son action. Ainsi, la nation fut replongée dans l’impuissance, et le pouvoir osa passer à la mesure suivante en s’en prenant avec dureté et sans compromis aux étudiants et aux intellectuels et à tous les organes qui avaient demandé la liberté de pensée et d’opinion. Ce ne fut qu’ensuite que le pouvoir s’en prit aux conseils d’ouvriers, qui semblaient passer aux yeux de la dictature plus comme les successeurs des syndicats contrôlés par l’Etat et par les partis que comme des organismes réellement politiques. Cet ordre de succession dans la répression n’avait rien de fortuit, et on peut s’en rendre compte en voyant qu’il fut identique en Pologne, où les maîtres russes n’eurent pas affaire à une révolution et où il ne s’est agi que de revenir en arrière sur certaines concessions accordées sous la pression des troubles de 1956. Là aussi, la répression des nouveaux conseils (c.a.d. des syndicats indépendants) vint relativement tard ; ces organes n’ont été supprimés qu’en 1958, et leur liquidation fit suite à celle des intellectuels, qui fut infiniment plus brutale.

Si nous traduisons cet ordre de succession dans les mesures de répression dans un langage conceptuel ou théorique, il s’avère que la domination totale ne craint rien autant que la liberté d’action, mais qu’elle la craint seulement un peu plus qu’elle ne craint la liberté de pensée. Comme toute manifestation d’un intérêt contient manifestement quelque élément d’action, elle est également considérée comme dangereuse, mais sa répression est moins urgente que celle du reste. La seule sphère dans laquelle on restait disposé à accorder des concessions temporaires, voire où on les considérait comme opportunes était celle de l’économie, et ce en dépit de tous les discours relatifs au « primat absolu de l’économie » : une sphère donc où il ne s’agit de rien de plus que de travailler et de consommer, d’activités qui font partie des plus médiocres de l’homme et dans lesquelles ce dernier est soumis à une domination, qui n’est même pas politique.
Le plus remarquable dans ces mesures et dans leur ordre de succession est peut-être l’absence totale de toute idéologie matérialiste. Dès l’instant où les dominateurs russes n’étaient plus confrontés à des disputes idéologiques mais à une véritable action politique, ils comprirent avec une surprenante rapidité que la liberté ne s’exprime pas dans les choses matérielles et dans les activités humaines consacrées à la maîtrise du matériel, dans le travail et dans la sécurité matérielle, mais exclusivement dans l’action et dans la pensée. Du fait que le travail obéit au souci de rester en vie, il n’était pas très vraisemblable que les concessions faites sur un plan économique allaient ouvrir la porte à la liberté. Quoi que le monde libre puisse penser de cette question, quelle que puisse être sa fierté de voir dans son aire l’économie jouir de sa liberté, le pouvoir totalitaire a montré en pratique que lui était très conscient que la différence entre l’économie capitaliste et l’économie socialiste non seulement n’est pas la source principale du conflit entre lui et le monde libre, mais qu’elle est au contraire le seul domaine dans lequel des concessions au moins temporaires sont toujours possibles.


Note bibliographique

Par Ley

Le texte présenté est donc un extrait d’un essai de 1958. Selon Pierre Bouretz (voir bibliographie plus bas) et contrairement à ce qu’indique le traducteur des Amis de Némésis, il aurait d’abord été rédigé en allemand et publié en opuscule ou brochure sous le titre : Die ungarische Revolution und der totalitäre Imperialismus, R. Piper & Co Verlag, Munich. Publié ensuite en anglais dès février de cette même année pour la revue Journal of Politics sous le titre « Totalitarianism Imperialism : Reflections on the Hungarian Revolution », il vient tel quel (mais sous un titre abrégé : Réflexions sur la révolution hongroise) compléter la nouvelle édition américaine de 1958 des Origines du Totalitarisme (OT), terminant l’ouvrage en même temps que le grand essai Idéologie et Terreur. Cependant, et sans explication de l’auteur, le chapitre épilogue au magnum opus disparaîtra des éditions suivantes : celle de 1966 mais surtout celle de 1971, considérée comme l’ « édition définitive ».
En français, il faut rappeler que la traduction des OT a connu un sort singulier. Alors que les premières éditions (américaine et anglaise) datent de 1951, que l’édition allemande (version remaniée par l’auteur) paraît dès 1954, il faudra attendre 2002 pour qu’une édition quasi complète (il manque encore l’introduction de 1951...) soit éditée en français (comprenant la traduction inédite en français du chapitre sur la révolution hongroise). Les premières traductions avaient pourtant paru auparavant, mais d’une façon singulièrement éclatée et déjà bien tardivement : Le Système totalitaire (3ème partie des OT) au Seuil en 1972, Sur l’antisémitisme (1ère partie) chez Calmann-Lévy en 1973, L’Impérialisme (2ème partie) chez Fayard en 1982 !...

Bibliographie indicative

* L’essai in extenso dans le recueil H. Arendt, Les Origines du totalitarisme. Eichmann à Jérusalem, éd. établie sous la direction de Pierre Bouretz, Quarto Gallimard, Paris, 2002 ; « Epilogue : Reflections on the Hungarian Revolution » a été traduit par Didier Maes et figure aux p. 896 à 937.

* Autres réflexions sur la révolution hongroise [1] :
The Human Condition, paru en 1958 aux Etats-Unis, traduit en français sous le titre La condition de l’homme moderne aux éditions Calmann-Lévy en 1963. Dans l’édition de poche Agora Pocket de 1988, voir le chapitre sur l’action (p. 201-314) avec en particulier p. 278-279 une référence explicite au « système des conseils » et à son article de février 1958 sur la Hongrie.
On Revolution, paru en 1963 aux Etats-Unis, traduit en français sous le titre Essai sur la révolution aux éditions Gallimard en 1967. Voir en particulier p. 388 de l’édition Tel Gallimard (1985), et plus généralement tout le dernier chapitre intitulé « La tradition révolutionnaire et ses trésors perdus » (p. 318-417).
Between Past and Future : Exercices of Political Thought, dont la première version a paru aux Etats-Unis en 1954 pour s’enrichir de nouveaux essais au fil des rééditions jusqu’en 1968, a été traduit en français sous le titre La crise de la culture (tiré d’un article éponyme du recueil) aux éditions Gallimard en 1972. Voir en particulier la Préface, « La brèche entre le passé et le futur », p. 13.

* Textes dans lesquels Arendt défend l’idée de démocratie directe et/ou expose sa conception de la liberté politique :
(1954-1968) « La crise de la culture » op. cit., passim., mais surtout « Qu’est-ce que la liberté ? » et « Vérité et politique ».
(1958) La condition de l’homme moderne, op. cit., passim.
(Manuscrit inédit de 1955-59) Qu’est-ce que la politique ?, éd. du Seuil, 1995
(1966) Men in Dark Times (1ère éd. 1955, augmentée à plusieurs reprises jusqu’en 1971), traduit en français en 1974 sous le titre Vies politiques chez Gallimard. Voir l’essai « Rosa Luxemburg », p. 42-68 de l’édition Tel Gallimard, 1986.
(1972) Crisis of the Republic, traduit en français sous le titre Du mensonge en politique la même année chez Calmann-Lévy, rééd. en poche Agora Presses Pocket en 1989 (voir notamment les réflexions sur la désobéissance civique, le mouvement des droits civiques, etc.).
(1971-1975) Edifier un monde. Interventions, éd. du Seuil, coll. Traces écrites, 2007. Voir en particulier « La révolution démocratique », p. 44.

* La question sociale et la conception arendtienne du travail et de l’économie (objet d’une divergence majeure avec Castoriadis...) :
La condition de l’homme moderne, op. cit., passim.
Essai sur la révolution, op. cit., chap. 2 (La question sociale), chap. 3 (La quête du bonheur)

* Textes dans lesquels Arendt réfléchit à sa conception et son interprétation de l’histoire :
La nature du totalitarisme, trad. M.-I. B. de Launay, éd. Payot, Paris, 1990. Le recueil comprend trois essais : Compréhension et politique, La nature du totalitarisme, Religion et politique. Le premier, « Understanding and Politics », fut un article publié dans Partisan Review en juillet-août 1953 (et non repris dans un recueil américain avant sa parution en français dans le recueil ; 1ère traduction en français dans un n° spécial de la revue Esprit de juin 1980, rééd. 1985).
p. 44 : « Si le savant, induit en erreur précisément par son travail d’enquête, entreprend de se présenter comme un expert en matière politique, et se met à négliger la compréhension courante qui lui a servi de point de départ, il perd immédiatement le fil d’Ariane du sens commun qui seul peut le guider en toute sécurité à travers le labyrinthe de ses propres conclusions. »
p. 54-55 : « L’inédit est le champ de l’historien (...) Cette nouveauté peut être pervertie si l’historien s’attache à la causalité et prétend être en mesure d’expliquer les événements par un enchaînement de causes qui auraient finalement abouti à ces événements. Il apparaît alors comme un « prophète tourné vers le passé » (Schlegel), et tout ce qui différencie ses compétences du don de prophétie semble ne tenir qu’à la regrettable finitude concrète du cerveau humain, malheureusement incapable d’intégrer et d’articuler correctement toutes les causes qui sont à l’œuvre (...) Non seulement la signification véritable de tout événement dépasse toujours toutes les « causes » passées qu’on peut lui assigner (il suffit de songer à l’absurde disparité entre « cause » et « effet » dans un événement comme la Première Guerre mondiale) (...) L’événement éclaire son propre passé, il ne saurait en être déduit. » [2]

* Sur le parcours et l’œuvre de Arendt :
. La tradition cachée, p. 221-255, « Seule demeure la langue maternelle », Entretien avec Günter Gaus (diffusée par la télévision allemande en oct. 1964, traduit en français dans le n° spécial de la revue Esprit de juin 1980), éd. Christian Bourgois, 1987.
. Edifier un monde. Intervention, op. cit., p. 134-151, « Discussion avec Roger Errera », oct. 1973 (diffusée par l’ORTF en juillet 1974).
. Elisabeth Young-Bruehl, Hannah Arendt, for the Love of the World,Yale University Press 1982, trad. française en 1986 aux éd. Anthropos sous le simple titre Hannah Arendt, rééd. Calman-Lévy, 1999.
. Parmi tous les ouvrages parus ces vingt dernières années en France, on retiendra, pour l’acuité de leurs analyses et leur authentique dimension de pensée critique qui tranchent dans le marché éditorial et universitaire (car un grand auteur finit toujours par être embaumé, même après de longs silences et occultations...) :
Jacques Taminiaux, La fille de Thrace et le penseur professionnel, Arendt et Heidegger, éd. Payot, coll. Critique de la politique, Paris, 1992.
Miguel Abensour, Hannah Arendt contre la philosophie politique ?, éd. Sens et Tonka, 2006 [3].
. Concernant l’élaboration de la pensée arendtienne dans les années 1950-60 en particulier, on peut consulter le travail précieux de Pierre Bouretz, dans Qu’appelle-t-on philosopher ?, éd. NRF Essais Gallimard 2006.

* Pour une confrontation entre la pensée de Castoriadis et celle de Arendt :
. De Castoriadis lui-même,
Domaines de l’homme : Les carrefours du labyrinthe II, éd. du Seuil, 1986, rééd. Points Seuil 1999 :
p. 248-271 : « Les destinées du totalitarisme » (conférence initialement présentée en oct. 1981, au symposium à New York sur l’œuvre de H. Arendt organisé par l’Empire State College, le Bard College, la New School for Social Research et la New York University [4]).
p. 325-382 : « La polis grecque et la création de la démocratie » (les premières idées de ce texte ont été l’objet d’une intervention au séminaire du Max Planck Institut à Starnberg, animé par J. Habermas en 1979, puis lors d’un des Hannah Arendt Symposia in Political Philosophy organisés par la New School for Social Research [5], mais également de leçons durant l’été 1982, en Grèce, au Centre ionien de Chio, puis à l’université de Sao Paulo, et enfin des séminaires de l’EHESS à Paris de 1982 à 1986 — voir plus bas).
Ce qui fait la Grèce, vol. 1 D’Homère à Héraclite (séminaires 1982-1983), éd. du Seuil, 2004, en particulier « La pensée politique », texte inédit de 1979, p. 273-310.
Ce qui fait la Grèce, vol. 2 La cité et les lois (séminaires 1983-1984), éd. du Seuil, 2008, en particulier p. 80-81(sur le différend concernant le social), p. 89 (sur la Hongrie), p. 106-110 (sur le social), p. 158-175 (sur l’espace public, l’apparence et la révélation, le conflit, l’ « Oraison funèbre de Périclès », etc.).
. Marie-Claire Caloz-Tschopp, Résister en politique, résister en philosophie. Avec Arendt, Castoriadis et Ivekovic, éd. La Dispute, Paris, 2008 [6].


[1H. Arendt s’enthousiasme pour la révolution hongroise dès son déclenchement. En déplacement en Europe, elle fait part de sa joie à son mari Heinrich Blücher (qui participa à la révolution spartakiste de 1919) et affirme : « Plus rien ne sera comme avant » (Correspondance Arendt-Blücher 1936-1968, éd. Calmann-Lévy, 1999, p. 410-412).

[2Le passage se retrouve presque à l’identique dans le second essai du recueil (article issu de conférences de 1954 à la New School for Social Research). A comparer avec ce passage de « La source hongroise » (p. ) :
« Et toute grande action historique est précisément spontanée dans le sens premier de ce mot : spons, « source ». L’histoire est création, ce qui veut dire : émergence de ce qui ne s’inscrit pas déjà dans ses « causes », ses « conditions », etc., de ce qui n’est pas répétition — ni stricto sensu, ni comme variante de ce qui est déjà donné —, de ce qui est, au contraire, position de nouvelles formes et figures, de nouvelles significations — c’est-à-dire, auto-institution. Pour le dire en termes plus étroits, plus pragmatiques, plus opérationnels : la spontanéité est l’excès de 1’ « effet » sur les « causes ».
Le postulat « identitaire », qui sous-tend toute la pensée philosophique et scientifique héritée, équivaut à affirmer que pareil « excès », si et quand il existe, n’est jamais que « la mesure de notre ignorance ». »

[3L’ouvrage se termine par ces mots, que tout lecteur de Arendt et Castoriadis se devrait de méditer : « Sachons reconnaître en Arendt un « taon », une « torpille », un Socrate moderne qui jette un ineffaçable soupçon sur la philosophie politique qui jusque-là paraissait au-dessus de tout soupçon. Tel un empêcheur de penser en rond, elle met son bâton dans les jambes des jeunes gens, et des moins jeunes, qui se précipitent vers les bibliothèques pour « faire » de la philosophie politique et leur pose la question préliminaire, tourmentante entre toutes : l’œuvre d’intelligibilité de la philosophie politique est-elle inexorablement condamnée à se transformer en gouvernement des philosophes ? ou bien est-il possible de concevoir une philosophie politique qui, avertie des dérives éventuelles, se limite à comprendre les choses politiques, le bios politikos, sans se convertir aussitôt en un projet de gouverner la multitude (oi polloi) au nom de la philosophie ? En un mot, en termes d’Arendt, what is political philosophy ? »

[4Le texte commence par ce propos (qu’il ne suffit pas de citer pour lui être fidèle...) : « On n’honore pas un penseur en louant ou même en interprétant son travail, mais en le discutant, le maintenant par là en vie et démontrant dans les actes qu’il défie le temps et garde sa pertinence ».

[5Castoriadis participera au moins à quatre reprises aux colloques Arendt organisés à la New School for Social Research de New York (oct. 1981 avec « Les Destinées du totalitarisme »., oct. 1982 avec « La polis grecque et la création de la démocratie » , oct. 1985 avec « Héritage et révolution » , oct. 1987 avec « Psychanalyse et Politique »). Pour l’anecdote, un rapprochement entre Castoriadis et Arendt eût été possible dans les années 60, si le premier n’avait pas dissimulé ses activités de pensée et de militant politique sous différents pseudonymes. En effet, une personne au moins aurait pu les faire se rencontrer, au moment des voyages à Paris de Arendt ; il s’agit du mari de son amie l’écrivain Mary McCarty. Dans une lettre à H. Arendt datée du 28 mars 1962 (Correspondance H. Arendt-M. McCarthy 1949-1975, éd. Stock, 1996, p. 195), alors qu’elle vient d’arriver à Paris pour suivre son mari, Jim West, récemment nommé directeur de l’information à l’OCDE, M. McCarthy écrit : « Je pense que Jim va trouver son travail difficile au début, mais plaisant pour finir. Apparemment il devra revoir toutes les informations que produit l’OCDE. Ce qui en sort à présent (...), c’est une marée de publications incompréhensibles pour un économiste professionnel — intelligibles seulement pour un statisticien. » On peut donc imaginer la rencontre entre un statisticien grec chauve et un directeur américain chargé de revoir ce que ledit chauve avait produit (Castoriadis travailla à l’OCDE jusqu’en 1970). Même si Mary MacCarthy rencontra par ailleurs, dans les années 60-70, les hellénistes Vernant et Vidal-Naquet, le mari de l’amie d’Arendt n’aura sans doute jamais su ni même imaginé que, sous le nom grec du statisticien chauve à lunettes, se cachait un militant politique révolutionnaire et un penseur de la modernité hors du commun. Et ce dernier n’aura sans doute jamais su qu’il côtoya un temps un proche de celle qu’il lut et admira avec la plus grande estime.

[6Universitaire suisse très engagée dans les luttes des clandestins, réfugiés et sans-papiers, M.-C. Caloz-Tschopp a publié plusieurs ouvrages sur la pensée de Arendt ; elle a par ailleurs suivi les séminaires de Castoriadis à Paris dans les années 1980 et réalisé un mémoire sous sa direction. Son ouvrage vient heureusement et avec beaucoup de qualités combler (en partie) un vide flagrant concernant les liens entre les deux penseurs. Il est d’autant plus étonnant que, forte de sa connaissance précise et vivante de la pensée arendtienne des camps, elle n’ait pas souligné et médité ce que nous appellerons un point aveugle de la pensée castoriadienne, à savoir l’absence d’une confrontation explicite à la question de l’anéantissement dans le monde moderne, de la violence génocidaire à la destruction atomique.


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