Rien ne sert d’attendre un débouché politique pour changer collectivement son univers.
Le mythe du grand soir
Par Dominique BOULLIER
mardi 11 novembre 2003
Par Dominique Boullier professeur à l’université de technologie de Compiègne
Le supposé système n’est jamais plus fort que lorsqu’on lui donne les traits de la toute-puissance, qu’on en fait un bloc tellement général et lointain que personne ne peut espérer le faire changer. e mouvement social a besoin d’un débouché politique », entend-on couramment à gauche, comme si cette question était la clé d’un renouveau. Nous pensons exactement l’inverse : avec d’aussi vieilles notions, l’impasse est garantie.
Et tout d’abord pourquoi se permet-on, même José Bové, de parler « du mouvement social » ? Est-ce que les altermondialistes, la lutte contre la réforme des retraites, celle des intermittents, celle des enseignants ou encore celle contre les licenciements sont si identiques que cela ? Parlons plutôt « des » mouvements sociaux, ce sera déjà une obligation de respecter les particularités et la complexité de chaque cas. Pourquoi d’ailleurs oublierait-on ceux qui se battent à longueur d’année pour une eau de meilleure qua lité en Bretagne, pour des services publics dans leurs quartiers ou encore ceux qui mettent sur pied des associations, des coopératives, qui explorent de nouvelles façons de travailler, de vivre ensemble dans leur commune ou de pratiquer l’éducation ?
Pourquoi seule « la lutte », et plus précisément la grève, aurait-elle une vertu miraculeuse ? On peut sérieusement douter que le conservateur Blondel se préoccupe d’une supposée prise de conscience permise par la grève ! En réalité, ceux qui tiennent ces discours généraux sur le mouvement social et sur les vertus de la lutte continuent à véhiculer le mythe de la « grève générale », qui constitue le seul bagage stratégique des organisations trotskistes, par exemple. Au fond, toutes ces « petites luttes », ces petites victoires éventuelles, ça ne les intéresse pas, tant que ça ne prépare pas au grand soir. Voilà en fait ce qu’ils entendent par « débouché politique ». Ce qui veut dire aussi que les mouvements sociaux, sans l’intervention des politiques, sont « bouchés », ce qui n’a rien de bien aimable !
La version social-démocrate, elle, est plus classique : les mouvements sociaux ne trouveront de véritable réponse que dans le vote pour les partis de gauche, tout le reste n’est qu’agitation, certes noble mais sans grand lendemain. Bref, déléguez-nous le pouvoir et passons aux choses sérieuses, avec des professionnels, les « vrais déboucheurs du mouvement social » !
Pour d’autres enfin, le « débouché politique » semble devoir venir de lui-même par la « conscientisation progressive des masses », éduquées dans l’altermondia lisation : « l’hégémonie » culturelle à la Gramsci préparée par le Monde diplomatique devrait faire advenir un autre monde. Plus la cause est générale (mondialisation, capitalisme, marché et autres grands mots qu’il est effectivement grand temps de mettre en question), et plus on est sûr de trouver une explication à tous les problèmes mais plus on est incapable de proposer des solutions pour chacun là où il est, pour continuer à vivre en attendant ou pour changer dès maintenant.
Cependant, tous ces spécialistes du supposé « mouvement social » feignent d’ignorer que, depuis un an, ce sont les défaites successives qui l’ont avant tout marqué. Et qu’on devrait peut-être s’interroger sur ces défaites avant de passer aussi vite à ce miraculeux débouché politique. Ce qui manque plutôt, c’est un vrai « débouché » social ou syndical, qui permettrait enfin « aux gens » de gagner et de reprendre confiance en eux, c’est-à-dire tout simplement une stratégie gagnante.
L’activité politique traditionnelle, même la plus radicale, ne s’intéresse guère aux détails (défaite ou victoire, et alors ?) et aux enjeux particuliers de ces luttes ou de ces organisations locales. Les « politi ques », mais aussi ceux qui sont contre la politique et sacralisent « le mouvement social », renforcent ainsi la vision mythique du pouvoir, ce pouvoir qui serait quelque part, là-haut de préférence, et qui n’aurait finalement que peu de rapports avec les comportements de chacun dans sa vie quotidienne. Alors que le pouvoir ne fonctionne que comme couplage, partout dans toutes les situations, et qu’il est toujours relatif, relié à d’autres et conflictuel. C’est une caractéristique d’un rapport social, et non un lieu sacré. Or, si les mouvements sociaux ne parviennent pas à « gagner », c’est précisément parce qu’on leur donne comme cible ce supposé pouvoir et qu’ils ne peuvent dès lors participer à son exercice, à son changement dans chacune de leurs activités, dans l’entreprise, l’école ou le quartier. Plus encore, si l’on perd, c’est parce que l’on part battu idéologiquement, en acceptant le terrain de l’adversaire. Ainsi, le « mouvement social » accepte de défendre un accord ancien pour les intermittents qui rémunère honteusement, sous forme d’indemnités de chômage, du temps de travail réel de préparation des spectacles : on évite ainsi d’imaginer un autre système de financement, clair et socialement reconnu, du travail des artistes. De même, on accepte de faire dépendre le montant des retraites du temps de travail effectif dans un monde où les durées de travail et les emplois diminuent constamment, sans reconnaître qu’une fois pris dans cette seringue, il est beaucoup plus difficile de réfuter les comptes tordus du Medef et du gouvernement pour justifier l’allongement des durées de cotisation. On savait que la gauche manquait d’imagination mais là, « mouvement social » et partis confondus, elle donne des bâtons pour se faire battre.
Dès lors que l’on généralise trop rapidement les problèmes en s’attaquant au « libéralisme » ou au « grand capital », on conteste tout sans inventer de pistes de nouveaux pouvoirs, en restant fasciné par le discours du puissant lui-même. A tel point qu’on ne se soucie guère de victoires réelles mais qu’on se contente de gagner des points dans l’opinion : « La grève a échoué mais est restée majoritairement populaire, selon les sondages. » Quelle défaite de la stratégie ! La gauche et les mouvements sociaux en viennent à ne produire que de l’opinion, à coups d’initiatives spectaculaires, toujours plus massives et bien programmées pour passer dans les journaux télé du soir. Mais est-ce que ça a changé quelque chose ? « On a parlé de nous », et c’est mieux que le silence, pense-t-on, mais quelle autre stratégie a-t-on mise en place pour gagner des alliés, des vrais, pour prendre du pouvoir avec eux ? Car cultiver l’opinion c’est encore se mettre en contre-dépendance d’un autre supposé pouvoir, les médias, ce qui permet d’ailleurs de dire que si l’on perd, c’est leur faute ! Bref, toujours un pouvoir tout-puissant, là-haut, qui finit par imposer ses catégories.
Qu’a-t-on fait pour imaginer des formes d’action qui permettent aux professionnels de prendre en main leur organisation ou par exemple de trouver des alliés dans le public de leurs usagers : certaines écoles l’ont fait avec les parents, mais pourquoi pas aussi vraiment avec les élèves, pour changer dès maintenant les façons de faire et les modes d’enseignement ? Certains intermittents l’ont fait aussi, mais jamais les cheminots, qui possèdent pourtant l’arme terrible de la gratuité qui leur gagnerait tous les suffrages.
Le pouvoir n’est pas là-haut, il est entre les mains des collectifs, en lutte ou non, de masse ou non, capables de prendre les responsabilités, provisoirement parfois mais aussi plus durablement, pour traiter les problèmes de violence dans leurs quartiers, pour permettre aux sans-abri de s’organiser, etc.
Le supposé système n’est jamais plus fort que lorsqu’on lui donne les traits de la toute-puissance, qu’on en fait un bloc tellement général et lointain que personne ne peut espérer le faire changer. Et cette domination intériorisée, c’est elle qui est l’expression d’un rapport de pouvoir, et l’attente d’un débouché n’y changera rien. Tout travail d’« empowerment » [1] permet aux collectifs de prendre du pouvoir, d’en faire quelque chose ici et maintenant. Mais ce n’est pas facile, car il s’agit toujours d’un conflit, d’un rapport relatif. Heureusement, pratiquer la reprise de pouvoir, c’est aussitôt mesurer à quel point ça n’a rien à voir avec la toute-puissance, que c’est être attentif aux détails, que rien ne sert d’attendre un quelconque vote ou grand soir pour changer son univers collectivement. La gauche pourrait enfin proposer des méthodes d’action qui permettent à chaque composante de chaque mouvement social particulier de reconstituer son pouvoir collectif et de l’exercer le plus longtemps possible. La sphère politique instituée serait alors au service de la vie politique citoyenne et le vote lui serait donné par surcroît.
A paraître, de Dominique Boullier, la Boussole écodémocrate.
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