De la conscience à l’implication charnelle dans la pensée critique d’aujourd’hui
Par Marina Garcés, Vienne, 19 avril 2008
Deux siècles de pensée critique moderne ont produit de nombreuses dé-finitions de la critique selon l’objet et le contexte considérés. Je propose au dé-part une définition qui résume de façon pour ainsi dire transversale les princi-paux aspects de la tradition critique : « la critique est un type de discours qui entraîne des effets pratique libérateurs sur ce que nous pouvons voir, ce que nous pouvons être et ce que nous pou-vons faire. » Comme vous le voyez, c’est là une définition tout à fait classi-que. Après bien des années de crise de la pensée critique, je crois que cette dé-finition reste valide de même que l’exigence qu’elle contient encore au-jourd’hui pour nous. Mais évidemment, cette validité dépend de notre capacité à lui donner une nouvelle signification, c’est-à-dire à la replacer dans les condi-tions réelles du monde actuel et à l’incarner en tant que détermination de notre existence concrète. C’est ce que je vais tenter de faire ici. Je distinguerai trois moments. Je considérerai d’abord : 1°/ Ce que nous pouvons voir, et je parlerai de cette nouvelle forme du dogme à laquelle la critique est confrontée, à savoir le dogme sans masques, l’évidence du capitalisme mondialisé. 2°/ Ce que nous pouvons être, et j’insisterai sur la question de savoir ce que signifie assumer corporellement la critique, autrement dit être affecté. 3°/ Ce que nous pouvons faire, et je poserai la question des conditions de la création d’une pensée critique au-jourd’hui, à partir de mon expérience du projet ‘Espai en Blanc’ (espace en blanc, espace vide : tous renseigne-ments à ce sujet sur www.espaienblanc.net)
CE QUE NOUS POUVONS VOIR Presque toutes les définitions et les traditions de la critique impliquent l’idée de montrer ou de mettre au jour quelque chose qu’on ne voit pas : une vérité cachée, des conditions de possibi-lités, une contradiction, une irrationali-té, l’intolérable, les limites de ce que nous sommes, etc. La critique est donc quelque chose comme un effet de vi-sion qui ne se limite pas à la contempla-tion mais est censé avoir un pouvoir de transformation : transformation de la conscience, du sujet, de l’histoire, des formes de vie, etc. L’une des principales caractéristi-ques du capitalisme mondialisé, cepen-dant, de ce capitalisme qui est devenu le seul monde possible, c’est qu’il ne porte plus de masques. Il n’a rien à ca-cher. Il n’y a plus de secret de la pro-duction. Une fois tombés tous ses mas-ques, il nous laisse son évidence comme forme de légitimation. « Il n’y a rien d’autre », nous dit le monde. Après la chute du communisme en tant qu’horizon de la transformation so-ciale, on a beaucoup parlé du triomphe du capitalisme. Mais à considérer le vé-ritable état du monde aujourd’hui, même superficiellement, il est clair que ce triomphe du capitalisme n’est pas un véritable succès. Ses promesses, ses vertus, ses réalisations ne sont plus le fondement de sa légitimité. Il s’en tient à cette vérité d’évidence qui lui permet de se déclarer le seul monde possible. Sans qu’il ait besoin de se défendre ou de se justifier, son évidence est une nouvelle forme de dogmatisme. Un dogmatisme sans masques qu’aucune sorte de révélation ne saurait percer à jour ni combattre. L’acte de braquer la lumière sur le monde d’aujourd’hui ne peut plus le désenchanter, et pourtant son évidence est une sorte d’enchantement. Cet en-chantement est la neutralisation de la critique. L’évidence du monde neutra-lise la critique en ce qu’il la ramène à trois sortes de jugements :
1°/ Un jugement moral : nous pouvons approuver ou condamner l’état des choses ;
2°/ un jugement esthétique : nous pouvons aimer ou non la réalité et choi-sir en son sein différents style de vie ;
3°/ un jugement psychologique : nous pouvons vivre bien ou mal cette réalité – de plus en plus mal, si on se fie au nombre de nouveaux troubles psy-chiques en Europe et dans les sociétés développées.
Ainsi confinée, la critique se re-trouve piégée entre impuissance et in-différence. J’analyse cette oscillation entre impuissance et indifférence du point de vue ontologique dans mon li-vre Dans les prisons du possible (En las prisiones de lo posible, éd. Bellaterra, Barcelone, 2002). J’y propose une ana-lyse du paradoxe de l’existence dans un monde où tout est possible mais qui ne peut être changé et j’introduis le concept de contingence irrévocable. D’un point de vue plus spécifi-quement politique, l’expression ‘prisons du possible’ signi-fie le kidnapping ou l’expropriation du monde en tant que ce que nous pou-vons collectivement transformer, en tant que la réalité qui émerge entre nous, aux intersections de nos actions collectives. On pourrait dire que la mondialisation configure le monde comme une unité qui n’aurait pas de dimension commune. Nous sommes les témoins concernés de la proliféra-tion d’innombrables mondes vécus qui n’ont aucun contact entre eux mais qui se conforment à la réalité unique et confirment son unicité. C’est ce que certains ont analysé comme la consé-quence de la privatisation de l’existence. A partir de chacun de ces micro-mondes de la vie privatisée on peut constater l’évidence du monde, on peut le juger (dans les trois registres mentionnés ci-dessus), mais sans que cela résulte directement en sa transfor-mation. A quelles conditions un tel ré-sultat pourrait-il être obtenu ? Com-ment être affecté par notre expérience du monde ?
CE QUE NOUS POUVONS ÊTRE
Il faut que quelque chose nous ar-rache à notre existence impuissante et indifférente. Il faut que quelque chose nous arrache à notre rôle de victimes et de spectateurs. Or, précisément, une expérience a été menée en Espagne qui peut présen-ter un intérêt à cet égard. Après l’attentat à la bombe du 11 mars à Ma-drid, s’est enclenché un processus d’élaboration critique d’une nouvelle signification (voir l’article ‘Las luchas del vacio » - les luttes de vide – dans Espai en blanc N°3-4 ; et ‘La sociedad terapéutica’, éd. Bellaterra, Barcelone, 2007.) Des survivants ou des personnes ayant perdu un proche dans les trains créèrent une association qui rejetait la catégorie de victimes qu’on leur appli-quait officiellement. Ils décidèrent de se désigner comme « affectés ». Ce dépla-cement sémantique traduit une très inté-ressante transformation de leur condi-tion politique. On peut l’analyser sous trois aspects, qui soulèvent trois groupes de questions.
1°/ Ils rejettent la passivité et la ré-ceptivité de la souffrance pour engager une plus ample transformation d’eux-mêmes. Être une victime vous place dans un processus unidirectionnel qui a un effet très concret. Mais que signifie être un ‘affecté’ ? Où commencent et où finissent les effets d’une telle situa-tion ?
2°/ La réparation (punition pour les coupables et indemnisation pour les victimes) cesse d’être l’unique but de qui a subi une agression. Qu’attend donc un ‘affecté’ ? Quelles sont ses perspectives, quel horizon ouvre une telle condition ?
3°/ L’identité de la victime, parfai-tement individualisée, s’estompe en se fondant dans une communauté d’expérience. Qui sont les ‘affectés’ ? Le spectateur se limite à condam-ner l’attentat et à éprouver l’horreur de cette vision. La victime se limite à souf-frir et à espérer une réparation. Mais que peut un ‘affecté’ ? Que peuvent les ‘affectés’ ? Telle est la question que le Forum créé après le 11 mars a posée et maintient ouverte. La question qu’il a projetée sur nous. Elle nous permet d’envisager sous un nouveau jour la question des possibi-lités de la critique aujourd’hui. Face à l’évidence de la réalité du monde, est-ce que cela a encore un sens de préten-dre à davantage de conscience ? La pensée critique a toujours prétendu ‘élever la conscience’. Pouvons-nous maintenir cette prétention ? Dès lors que nous pouvons voir et savoir à peu près tout (le monde est désormais éclai-ré) et qu’il ne se passe rien, le problème qui se pose à nous est celui de l’incarnation du discours critique : comment faire pour que la pensée criti-que acquière un corps ? Si la cons-cience ne conduit qu’à un jugement in-dividuel, la condition d’ ‘affecté’ dé-bouche sur une communauté d’expérience et, nous l’avons dit, sur un horizon de perspectives qui nous laisse dans l’incertitude quant à ce que nous pouvons exactement.
Quand on passe ainsi de l’état de ‘conscient’ à celui d’ ‘affecté’, la cen-tralité de l’esprit cède la place à la cen-tralité du corps. Autrement dit, nous échangeons la dualité lumière/obscurité contre l’ambivalence de notre vulné-rabilité. Mais en quel sens la vulnérabi-lité est-elle ambivalente ? D’un côté, vulnérabilité signale nos insuffisances ou nos incapacités émotionnelles. C’est ce que cultive en nous une nouvelle forme de pouvoir, qu’on appelle « pouvoir thérapeuti-que » ; c’est la nécessité où nous nous trouvons de recourir à l’intervention institutionnelle dans la plupart des as-pects de notre existence et dans la con-duite de notre vie précaire et privatisée. C’est aussi ce qui constitue l’aspect le plus radical de l’exploitation qu’impose quotidiennement la précarité présente. Mais d’un autre côté, la vulnérabi-lité est aussi notre lien fondamental aux autres, ce qui lie notre existence à d’autres existences. Judith Butler dans son livre récent « Precarious life », ana-lyse ce second aspect de la vulnérabili-té. Elle prend pour point de départ de sa réflexion l’expérience de la violence et du deuil, qui sont l’une et l’autre liés à l’attaque du 11 septembre. Elle voit dans la violence et le deuil la source d’un possible développement de cette dimension de notre existence qui fait de nous quelque chose de plus qu’un indi-vidu : ce lien qui non seulement nous lie mais qui aussi constitue notre exis-tence en y introduisant la question du NOUS, la question de ce qui est com-mun. Si le 11 septembre et le 11 mars nous proposent un nouveau vocabulaire et peut-être un nouveau point de départ pour une politique, il serait erroné, se-lon moi, d’enfermer ces nouvelles si-gnifications dans le contexte de la catas-trophe, du désastre et de la menace mortelle. Je crois très important d’affirmer que la vulnérabilité n’est pas seulement une détermination passive de l’existence humaine et qu’elle n’a pas seulement à voir avec la souffrance et la douleur. La vulnérabilité n’est pas seu-lement réceptive. Elle signifie égale-ment une réelle capacité de s’exposer. C’est cela être vulnérable. Autrement dit, être affecté. En ce sens, la vulnéra-bilité n’entraînerait pas une incapacité ; ce serait une potentialité, qui résiderait nécessairement dans un pouvoir collec-tif.
En partant de ce second sens de la vulnérabilité et en suivant Butler mais en dépassant le champ de la souffrance, il est possible d’envisager une vulnéra-bilité qui n’équivaudrait pas à de l’impuissance mais qui nous révélerait l’impossibilité d’être seulement un in-dividu. C’est la découverte de notre in-terdépendance. Faire l’expérience de l’interdépendance, du NOUS comme dimension de notre propre existence, c’est un moyen de reconquérir au-jourd’hui le monde. Dans ce monde confisqué par le capitalisme mondiali-sé, l’interdépendance ne se manifeste que dans l’ombre d’une menace : la menace de la destruction de la planète par l’action des hommes. Il s’agit là d’une interdépendance dans l’hétéronomie, qui dit à chacun de nous que son existence est dans des mains étrangères. Mais il y a un autre sens de l’interdépendance, que nous appelle-rons autonome. C’est la découverte que le monde est la dimension commune de nos existences particulières. Autonomie non pas entendue comme une propriété individuelle qu’il faudrait protéger con-tre le monde et contre les autres, mais entendue comme la potentialité collec-tive de faire le monde. Cette relation entre interdépen-dance et autonomie n’est pas évidente, pas du tout : en réalité, c’est là ce qui brise l’évidence de notre monde. L’interdépendance ne signifie pas que ma vie est menacée du fait des liens qui l’unissent à l’action des autres, mais que mon existence a toujours une dimension qui est NOUS, même si les faits semblent continuellement la dé-mentir. Comment atteindre cette di-mension ? Comment l’éprouver ? C’est le travail de la critique, cette opération de transformation qui peut changer ra-dicalement ce que nous pouvons voir, ce que nous pouvons être et ce que nous pouvons faire. Entre autres définitions de la critique, Foucault donne celle-ci : création et critique de nous-mêmes dans notre autonomie. Pour moi, cette autonomie signifie aujourd’hui ce que je viens de dire : non plus une maturité du sujet capable de jugement, mais, bien plus important que cela, le courage d’une existence qui ose être affectée, s’exposer. Non plus la conquête de la liberté comme mouvement d’un sujet qui se rend indépendant du monde et des autres, mais la conquête de la liber-té dans cet entrelacement qui nous lie aux autres. Explorer ces liens à partir de la construction de l’autonomie comme potentialité collective, c’est là, selon moi, l’horizon de la pensée critique au-jourd’hui.
CE QUE NOUS POUVONS FAIRE
Ce qui précède a des répercussions importantes sur la façon dont nous de-vrions construire un discours critique aujourd’hui. Si nous affirmons qu’un discours critique a les effets pratiques de libération dont nous avons parlé en commençant, alors notre but doit être de provoquer cette dimension du NOUS dans notre existence, de l’éveiller ou de la développer. En ce sens, la critique continue d’être un dis-cours pratique qui vise à nous faire voir quelque chose que nous ne voyons pas. Mais cette vision n’est plus une vision de notre conscience qu’il suffirait d’annoncer ou de déclarer. Elle doit être action. Elle doit s’incarner. Comment ? Nous pourrions toujours dire que les mots sont des actes et rester confor-tablement installés dans le rôle de pen-seurs critiques à l’écoute de nous-mêmes. Mais cela ne suffit pas : je crois que nous avons tous senti combien souvent le champ de la critique se re-ferme en ghetto, un ghetto parmi tant d’autres, qui nous rend impossible de briser les chaînes de l’impuissance et de l’indifférence. Il est clair qu’il ne nous appartient pas de décider de la révolution ni de la programmer. Mais il est urgent de met-tre en question et de transformer les conditions de création d’un discours cri-tique aujourd’hui. Cela implique à mes yeux d’effectuer au moins deux substi-tutions : 1°/ renoncer à la centralité de l’objet de la critique, toujours face à nous, toujours isolé, toujours à distance de nous, pour en venir à se demander QUI est affecté par les problèmes que nous posons et que nous analysons. C’est cela que signifie incarner la criti-que. Le discours, habituellement cons-truit autour d’EUX (pour adopter la rhétorique de l’analyste ou de l’expert) se transforme en une interrogation sur un NOUS, pour qui il n’existe plus d’objet d’analyse mais un champ commun d’expérimentation que la cri-tique doit être capable d’ouvrir et d’articuler. 2°/ abandonner la légitimité des voix qualifiées (intellectuels, prolétai-res, étudiants, précaires, immigrants, etc.) au profit d’une voix anonyme pro-liférante dont il est difficile de définir les limites, aussi difficile que de répon-dre à la question toujours ouverte : qui sont les ‘affectés’ ? Ces voix anonymes chassent la voix légitime de son fau-teuil, non pour la faire taire mais pour l’ouvrir à son infinitude, pour la contraindre à se confronter à sa dimen-sion de NOUS. La critique n’est plus un discours qu’on présente aux autres mais un discours qui se tricote avec les autres. Si nous attendons de la critique des effets libérateurs sur ce que nous pou-vons voir, sur ce que nous pouvons être et sur ce que nous pouvons faire, dans un monde d’existences privatisées, si nous voulons rendre possible une expé-rience autonome de notre interdépen-dance, ces deux substitutions à l’intérieur du discours critique et de ses conditions de création sont aujourd’hui impératives. J’ai mentionné plus haut le projet Espai en blanc. C’est un projet né il y a cinq ans de réflexion collective et prati-que à l’intersection entre philosophie et activisme. Nous disions alors que notre but était de retrouver ce qu’il y a de pas-sionnant à penser. Et passionnant signi-fiait pour nous impliquer dans la pensée notre propre vie, se retrouver exposés et affectés par notre pensée. Tout ce que j’ai dit ici résulte en quelque façon de cette expérience collective. Au cours de ces cinq années, cette activité s’est tra-duite par diverses interventions, publi-cations, etc. Mais ce qui a constitué à Barcelone une intervention véritable-ment critique, ce qui a remué bien des gens, ce n’est pas ce que nous avons dit ou écrit, dépouillé de son contexte, mais la façon dont nous le disons. Ces deux dernières années, nous avons or-ganisé tous les mois une réunion dans un bar à laquelle tout le monde est invi-té à venir discuter avec les autres sur un problème concret que nous proposons sur un blog ainsi que par voie d’affiches et de courrier. Pas de conférencier pré-vu, pas de noms, et donc pas de public, pas de spectateurs. Les gens viennent pour réfléchir avec d’autres. C’est aussi simple que ça, mais ça a provoqué une véritable révolution dans la façon dont nous nous sentons affectés par ce que nous pensons, dont nous vivons dans notre corps des questions et des pro-blèmes nouveaux. Cette année, plus de cent personnes viennent à chaque fois. Nous avons essayé de prolonger ces ré-unions par un forum sur internet. Cela n’a pas marché. Pourquoi ? L’important, dans ces réunions, c’est d’être là. D’être affecté par le silence, par les mots que nous cherchons en-semble et que parfois nous réussissons à trouver.
Je donne là un très modeste exem-ple, mais j’ai voulu conclure là-dessus parce que dans notre monde on entend tous les jours de grands mots qui n’ont aucun effet. Trop souvent, ils nous ser-vent même d’abri pour nous tenir à dis-tance du monde. La critique doit anéan-tir cette distance, nous aider à trouver non pas un refuge mais bien le courage d’assumer notre autonomie interdépen-dante. Canetti le dit très bien : « Ce n’est qu’ensemble que les hommes peuvent se libérer du poids mort des distances qui les séparent. » (Canetti, Masse et puissance).
Commentaires