Conférence de J. C. Michéa chez les anarchistes

samedi 20 juin 2009
par  LieuxCommuns

La première condition d’une politique efficace est d’identifier correctement ses cibles. Or il s’agit là d’une tâche que la civilisation libérale rend de plus en plus difficile. Le capitalisme moderne, en effet, tend désormais à fonctionner tout autant, sinon plus, à la séduction qu’à la répression, réalité que Debord avait essayé de penser en introduisant le concept de « société du Spectacle ». Ce n’est pas par hasard si, de nos jours, l’industrie publicitaire (pour ne rien dire de celle du divertissement) est devenue le deuxième poste budgétaire mondial, juste après celui de l’armement. Cette industrie omniprésente contribue à exercer sur nos esprits un contrôle quotidien infiniment plus puissant que celui des anciennes religions ou des vieilles propagandes totalitaires (cf Benjamin Barber et l’exemple qu’il donne de Shangaï). Et on ne peut pas dire que la lutte contre la colonisation de notre imaginaire par cette industrie soit l’un des soucis majeurs des organisations qui prétendent, de nos jours, lutter contre le capitalisme.

Reconnaître ce fait décisif c’est donc aussi reconnaître que le nouvel ordre mondial ne peut reproduire les conditions de son « développement durable », que s’il s’assure en permanence de notre complicité active ; autrement dit que s’il parvient à transformer chacun de nous en « ennemi de lui-même », capable de collaborer sans état d’âme à la destruction de sa propre humanité. C’est un point qu’il est essentiel de comprendre. Le système capitaliste développé, en effet, n’est plus seulement une forme d’organisation de l’économie (s’il l’a jamais été). Il est également devenu une forme de culture et une manière quotidienne de vivre sans laquelle la Croissance s’effondrerait aussitôt. Je signale, au passage, que si nous voulons prendre en compte ce trait fondamental du capitalisme moderne, il est indispensable de réintroduire dans la théorie critique le concept d’aliénation, dont vous remarquerez qu’il a disparu, depuis quelques décennies, de tous les programmes de la gauche et de l’extrême gauche officielles (c’est-à-dire celles que le système choisit de médiatiser).

Le but de mon dernier livre était donc d’améliorer la perception de ces cibles, en développant trois séries de réflexions (dont je ne résumerai ici, pour l’essentiel, que la première)

2) Mon idée de départ c’est que le libéralisme apparaît indissociable du projet philosophique moderne c’est-à-dire de celui qui guide, explicitement ou implicitement, la transformation des sociétés européennes depuis le XVI-XVIIème siècles. Selon moi, la genèse de ce projet est, à l’origine, absolument incompréhensible sans l’horizon des guerres de religion, c’est-à-dire de ces guerres civiles idéologiques, qui ont dévasté les sociétés du temps avec une durée et une ampleur inconnues des siècles précédents. Du traumatisme historique provoqué par ces guerres dramatiques (et que réactivera, pour le second libéralisme, l’expérience de la Terreur) est née la double conviction qui va progressivement structurer l’imaginaire moderne et tout particulièrement celui du libéralisme (qui en constitue le seul développement entièrement cohérent) : D’une part, l’idée que la fonction première d’une organisation sociale n’est pas de réaliser un idéal philosophique particulier mais de rendre impossible la guerre civile idéologique, en assurant à chacun de ses membres une protection efficace contre toutes les tentatives de faire son bonheur malgré lui (que ces tentatives procèdent de l’Etat, d’une association privée ou des autres individus. C’est ce qui explique, soulignons-le, que les théories de l’humanisme civique et républicain, nées dans les cités italiennes de la Renaissance et fondées sur l’appel à la « vertu » des citoyens aient été, dès le départ, l’une des cibles privilégiées de l’idéologie libérale). Ensuite, l’idée que le seul moyen rationnel de réaliser un tel objectif c’est d’instituer un pouvoir « axiologiquement neutre » (ne reposant, par conséquent, sur aucune religion, morale ou philosophie déterminée) dont la seule fonction devrait être de garantir les droits de l’individu (le libéralisme, notons le, n’implique pas par lui-même, une théorie de la souveraineté populaire), chacun étant désormais officiellement libre de vivre selon sa définition privée de la vie bonne, sous la seule et unique réserve que l’exercice de sa liberté ne nuise pas à celle d’autrui.

De ce point de vue on peut comparer la fonction du Droit libéral à celle du Code de la route : son but est essentiellement d’éviter les chocs et les collisions entre les libertés désormais concurrentes dont chacune s’organise, selon le mot d’Engels, autour d’un « principe de vie particulier ». C’est cette préoccupation purement pratique qui explique que la politique moderne ne se présente plus (sauf, bien sûr, lors des comédies électorales) comme un « gouvernement des hommes » reposant sur des choix philosophiques dont on pourrait débattre, mais comme une simple « administration des choses » relevant de la compétence d’experts et de techniciens, à l’image, par exemple, de ceux de la Banque centrale européenne ou du FMI (ce type d’institutions est évidemment impensable dans les civilisations antérieures). Si on veut exprimer cette idée dans un vocabulaire plus contemporain, on dira qu’un pouvoir libéral n’a pas vocation à s’interroger sur la forme de gouvernement d’une société qui serait la meilleure ou la plus conforme à la dignité de l’homme (ce qui impliquerait aussitôt la mobilisation de concepts philosophiques). Il s’intéresse avant tout au problème de la gouvernabilité des sociétés modernes ; et ce problème est nécessairement perçu par les libéraux comme un problème purement technique (un problème de checks and balances, c’est-à-dire de poids et contrepoids).

Présentée ainsi, la théorie libérale originelle peut, évidemment, avoir quelque chose de séduisant pour un esprit anarchiste. Aussi bien, je ne songe pas un seul instant à nier le rôle que les premiers libéraux (comme Benjamin Constant ou John Stuart Mill) ont joué dans la théorisation et l’établissement d’un certain nombre de libertés individuelles, qui sont incontestablement essentielles. N’importe quel anarchiste, du moins je l’espère, trouvera toujours un gouvernement libéral humainement plus acceptable qu’une société totalitaire, comme celles, par exemple, de la Corée du Nord de Kim Jong Il ou du Cambodge de Pol Pot.

Tout le problème vient naturellement de ce que ce système a priori séduisant (et qui semble de nature à protéger réellement les libertés individuelles) repose sur un critère qui, d’un point de vue philosophique, est particulièrement problématique. Comment établir, en effet, que ma liberté ne nuit pas à celle d’autrui dès lors que je dois m’interdire de recourir, pour prononcer le moindre arbitrage, à un quelconque jugement de valeur ?

Considérons, pour ne prendre qu’un exemple à la fois élémentaire et d’actualité, le problème de la coexistence pacifique entre fumeurs et non fumeurs, problème, notons le, qui se réglait il n’y a pas si longtemps encore, selon les règles de la civilité élémentaire ou de la simple convivialité. Dès lors qu’il faut déléguer au Droit le soin de régler un tel problème (et l’apparition, due à l’érosion de la civilité commune, d’un nouveau type de « fumeurs » et de « non-fumeurs » rend cette délégation inévitable dans une société libérale) il devient difficile d’éviter le surgissement d’une forme inédite de la guerre de tous contre tous, puisqu’il est logiquement impossible de satisfaire simultanément ces deux types de revendications, par exemple dans le café du village . Or s’il veut neutraliser cette nouvelle « guerre de tous contre tous », le droit libéral n’a pas d’autre solution à sa disposition que de se fonder sur les rapports de force qui travaillent la société à un moment donné, c’est-à-dire, concrètement sur les rapports de force existant entre les différents groupes, ou lobbies, qui parlent au nom de cette société et dont le poids est, naturellement, fonction de la surface médiatique qu’ils sont parvenus à occuper. D’où le paradoxe constitutif de cette société libérale qui se trouve régulièrement conduite, au nom même du droit de chacun à vivre comme il l’entend, à multiplier dans la pratique les interdits et les censures (certaines associations « anti-tabac » allant, par exemple, jusqu’à exiger un contrôle étatique des pratiques familiales au nom du « droit de l’enfant »). Cette analyse peut, bien sûr, être reproduite à propos de la plupart des problèmes dit « de société » (et ceux-ci vaut tout autant pour les « antispécistes », partisans de l’interdiction des corridas ou de l’alimentation carnée. Cf le conflit « chats/oiseaux » qui divise actuellement ce mouvement aux USA [affaire Jim Stevenson]).

Il est clair, toutefois, que cette atomisation inévitable de la société par le Droit libéral (cette forme juridique de la guerre de tous contre tous) aboutit à terme à rendre toute vie commune impossible. Une communauté ne peut, en effet, vivre, ou survivre, que si elle reproduit en permanence du lien, autrement dit que si elle est capable de définir un langage commun minimal entre ceux qui la composent. Or si, par hypothèse, ce langage doit être axiologiquement neutre (c’est-à-dire purement technique) il ne reste, d’un point de vue libéral, qu’une seule solution politique disponible. C’est de fonder la cohésion nécessaire à toute société sur le seul principe que les libéraux affirment être commun à tous les hommes, à savoir la capacité d’agir selon leur intérêt bien compris ; l’échange intéressé constituant, dans cette optique, le seul moyen de faire tenir ensemble des individus que tout est supposé opposer par ailleurs. Telle est, en définitive, la raison majeure qui explique que le Marché (dont la Croissance n’est que l’autre nom du développement illimité) ait fini par devenir la religion des sociétés modernes. Si nous tenons, en effet, pour acquis qu’il ne saurait exister aucune valeur morale universalisable, c’est-à-dire pouvant être partagée par tous les membres de la communauté humaine, la seule façon qui reste de relier (religare) les individus atomisés, et donc de faire société, c’est de s’en remettre aux mécanismes du Marché, c’est-à-dire à la Croissance illimitée, dynamisée par le développement également supposé sans fin des « nouvelles technologies ». En d’autres termes, si le Droit libéral est inévitablement conduit à diviser les hommes (malgré ses intentions pacificatrices initiales), le Marché constitue la seule instance qui, d’un point de vue libéral, possède la capacité de les réunir à nouveau.

L’appel à développer sans limites philosophiques assignables les « libertés individuelles » et l’extension mondiale des rapports marchands sont donc, en réalité, intimement corrélés. Elles représentent, en somme, les deux faces complémentaires du même problème. Si chacun doit se replier sur son « principe de vie particulier », tout en exigeant simultanément de la collectivité non plus la simple reconnaissance de ses droits mais leur approbation officielle, au nom de son estime de soi et de sa fierté particulières, la décomposition programmée du lien social ne pourra, en effet, être évitée qu’en que si l’on impose à tous le seul langage supposé commun qui demeure : celui de la Consommation obligatoire et de sa manipulation publicitaire et médiatique généralisée. (NB : Remarquons, cependant que si la forme juridique ne peut fonctionner sans son contenu économique, l’inverse est un peu moins vrai. D’où l’idée développée par Von Mises [1927] et par Hayek [Interview donnée au Mercurio en 1981] selon laquelle une « dictature libérale » (comme celle de Pinochet au Chili, c’est l’exemple que prend Hayek) peut parfois constituer une « solution d’urgence ». Elle ne saurait néanmoins être que provisoire, puisque la Croissance ne peut se maintenir longtemps sans une culture de la consommation, c’est-à-dire sans cet imaginaire « permissif », voire « rebelle », qui est au cœur de toute propagande publicitaire.)

J’aimerai apporter encore deux précisions, avant de lancer la discussion. En premier lieu, lorsque je critique l’utopie libérale d’un pouvoir « axiologiquement neutre », je n’appelle évidemment pas à revenir à un quelconque « ordre moral » fondé, comme dans les sociétés totalitaires, sur ce que j’appelle une « idéologie du Bien ». Le concept orwellien de common decency désigne, en effet, une réalité tout à fait différente. Une idéologie morale soutiendra, par exemple, que l’homosexualité constitue un « péché » contre la volonté divine (variante islamo-chrétienne) ou une « déviation bourgeoise » (variante stalinienne). Il est bien évident que de tels jugements sur l’homosexualité n’ont rien à voir avec la common decency, puisque la « décence » d’un individu, c’est-à-dire, pour le formuler en terme maussiens, sa capacité psychologique et culturelle à donner, recevoir ou rendre, n’a évidemment rien à voir avec son orientation sexuelle. On peut parfaitement être un hétérosexuel égoïste et prêt à tout pour s’élever au dessus de ses semblables et, à l’inverse un homosexuel honnête et généreux. Etre homosexuel(le) constitue une détermination moralement neutre, dont il n’y a, évidemment, ni lieu d’avoir honte, ni lieu d’être fier (ni Gayshame ni Gaypride). Une société décente n’a par conséquent rien à dire sur de tels problèmes, tout en autorisant, cela va de soi, tous les débats philosophiques possibles à ce sujet. Il suffit, du reste, d’avoir vu « La vie des autres », ce film admirable de Van Donnersmarck, pour comprendre immédiatement l’opposition radicale qu’il est nécessaire de tracer entre la common decency et toute idéologie du Bien.

L’autre précision est encore plus fondamentale d’un point de vue anarchiste. Je signale dans la dernière partie de mon essai que le point aveugle de toutes les politiques socialistes a toujours été la question posée par l’existence du « désir de pouvoir ». Cette question ne conduit pas seulement à dénoncer les limites du « gouvernement représentatif » et de la professionnalisation de la politique qu’il implique. Comme Stendhal l’avait bien remarqué, dans sa critique du phalanstère de Fourier, les meilleures institutions politiques du monde risqueront toujours d’être perverties par la volonté de puissance de quelques uns, même, et surtout, lorsque ces derniers ne veulent rien savoir de leur propre désir de pouvoir et donc des stratégies dictées par leur Ego et leur besoin éperdu de reconnaissance personnelle. C’est un phénomène que les militants connaissent généralement assez bien, du moins ceux qui ne sont pas disposés à tout faire pour s’installer définitivement au sommet de l’Organisation à laquelle ils appartiennent (par dévouement et esprit de sacrifice, cela va de soi). C’est, du reste, ce problème qu’Orwell a magistralement décrit dans Animal Farm (son meilleur livre) et qui explique pourquoi tant d’idées politiques généreuses sont si souvent perverties, et tant de révolutions trahies. Etre capable de comprendre l’essence du capitalisme et de le combattre efficacement est donc une chose. Etre capable de repérer et de neutraliser le désir de pouvoir de certains (et parfois le sien propre) en est une autre, toute aussi importante, sinon plus. Cela suppose, il est vrai, un travail auto-critique que bien des militants, officiellement « dévoués à la cause », ont d’excellentes raisons personnelles de ne pas vouloir entreprendre (au motif, par exemple, qu’il « détournerait de l’action » et de tâches plus urgentes). Mais, si ce travail, qui devrait concerner chacun de nous en tant qu’individu singulier, n’est pas effectué, il est clair qu’aucune société décente durable ne verra jamais le jour. Ce n’est évidemment pas à des anarchistes que je l’apprendrai. Théoriquement.


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