Les enjeux invisibles du pouvoir
par Henri Bernicard
http://perso.wanadoo.fr/espace-cpp/...
Tout d’abord, une quelques mots de présentation de notre[1] travail. Le « Centre d’expertise des pratiques et des relations de pouvoir » est un organisme à but non lucratif qui, à la demande des organisations, établit des bilans des relations d’autorité, des abus qui peuvent en découler, et met en place la prévention des risques professionnels liés au harcèlement moral. Cette association pratique aussi l’accompagnement des dirigeants, particulièrement en période de transmission ou de redéfinition de l’autorité. Egalement, la résolution des situations de crise. Et, surtout, le CEPREP est un organisme de formation aux pratiques d’autorité.
Justement, autorité ou pouvoir, c’est une question importante. Car de plus en plus, des organisations qui se sont bâties historiquement sur le modèle pyramidal, le modèle paternel, se rendent compte qu’elles ont atteint leur degré de saturation en matière de ressentiment et de démotivation. Sans compter le stress et les somatisations orientent les médecins de travail vers les pathologies des relations de pouvoir. Ces prises de conscience sont nouvelles.
Donc, je vais vous parler des enjeux invisibles du pouvoir.
Le pouvoir, on le voit à l’œuvre, que ce soit dans la sphère politique, dans la sphère relationnelle, dans la sphère organisationnelle ou associative ; mais on voit très peu ce qui se passe à l’intérieur de l’individu, du dominateur, du tyran ; parce que pendant longtemps, cela a été un sujet tabou. Aujourd’hui, on peut dire que parler du pouvoir, c’est à peu près aussi difficile, dans ce début de 21ème siècle, que parler de sexualité l’était au début du 20ème siècle. D’ailleurs, il y a très peu d’écrits là-dessus. Il est urgent de parler du pouvoir, d’en connaître les effets. C’est en connaissant le fonctionnement intime de cette dangereuse dimension humaine, qu’on peut en améliorer la maîtrise et l’orienter vers une déontologie. Le pouvoir est de prime abord une chose brillante ; on voit des dominants, des maîtres, des gouvernants, à la télévision, partout, dans toute la presse ; et des gens qui cherchent à être khalife à la place du khalife. Il y a donc une évidence immédiate du pouvoir. Mais il y a surtout et c’est ce qui nous occupe, une face obscure. Celle dans laquelle on ne va pas regarder, c’est-à-dire les effets psychiques du pouvoir. Il y a de multiples définitions du pouvoir, je ne vais pas les reprendre ici. Disons que le pouvoir ce n’est pas seulement le fait d’exercer une influence sur l’action ou la pensée de quelqu’un ; c’est aussi, dit Max Weber, l’usage légitime de la violence. Et Freud ajoute : à son propre profit. Ainsi, il y a des gains à espérer du pouvoir ; c’est très recherché. Quels sont-ils ? Il y a des bénéfices apparents. C’est-à-dire des avoirs. On peut citer, dans ce registre, la richesse, la notoriété, la puissance, l’accès à l’information. Historiquement, c’était aussi l’accès à la possession sexuelle, dans la tribu. Tout ceci se rapporte à la logique des objets. Donc, c’est quelque chose qui est assez connu, et qui est bien décrit. Mais il est d’autres ressorts. D’autres bénéfices. Des bénéfices invisibles du pouvoir. Et ces avantages ne sont pas sur le mode de l’avoir, mais de l’être. Ils sont donc plus fondamentaux ; primordiaux. Ce sont les espérances du sujet. Comment ces enjeux se mettent-ils en place ? La réponse à cette question tient aux effets psychiques du pouvoir.
Les effets psychotropes du pouvoir
Le pouvoir, à la longue, on a pu le constater dans notre pratique, est une réalité - ou un fantasme - qui produit des effets psychotropes. C’est-à-dire des effets qui entraînent l’esprit ; de même qu’il existe des effets psychotropes de l’alcool ou des toxiques. Il y a quatre grands effets psychotropes du pouvoir.
Premièrement, le pouvoir est désinhibant. Certaines personnalités présentent une atrophie d’une ou plusieurs manifestations de leur moi : c’est une inhibition. Lorsqu’on les met en position de pouvoir ou en position de s’imaginer qu’ils sont au pouvoir, ces individus se révèlent désinhibés, particulièrement brillants, particulièrement efficaces même. Et lorsqu’on les enlève de cette position de pouvoir - par exemple lors d’une élection perdue - ces personnes redeviennent inhibées. Mais ce n’est pas toujours dans ce rythme-là ; cela peut être l’alternance régulière inhibition-puissance psychique, plusieurs fois par jour. L’exemple type de cette désinhibition au pouvoir, c’est Adolf Hitler. Dans les écrits récents, parus depuis l’ouverture des archives conservés par les soviétiques, on trouve des rapports des ambassadeurs et des ministres qui traitaient avec lui. Egalement des mémoires de généraux de l’armée. Il y est décrit une personnalité, en privé ou en petit comité, timide et presque falote. Il commence sa journée de travail à midi. Il délègue toutes les décisions, sauf celles tenant à son image, et à la guerre. On voit pourquoi : ce sont deux domaines ou le phallus imaginaire l’emporte. Cette personne, mise en position de diriger une foule, devenait, de l’avis général, une espèce de Titan. Il y avait là un effet psychotrope fantastique, dans la position de pouvoir que représente une foule désirante (et délirante). Il a lui-même dit, dans un entretien avec Goebbels : « La foule, c’est comme une femme qu’il faut avoir ». La foule représente, ici, un avatar de l’objet sexuel, dans une démarche qui rappelle la sublimation. Il en est de même de certains de « grands communicateurs ». Cet effet désincarnant, c’est ce que j’appellerai le pouvoir-extase.
Autre effet psychotrope du pouvoir : c’est un anxiolytique. On le voit, dans notre quotidien, lorsqu’il y a une surexigence du milieu, et que cela donne lieu à des formations surmoïques complètement anxiogènes. C’est le cas de la sélection des élites, en France, par le système des grandes écoles. Les classes préparatoires va donner des gens qui, une fois qu’ils ont intégré - notons le vocable, qui dénote l’intégrité physique et morale - vont se révéler soulagés. Et cette émotion du soulagement va être promue au niveau d’objet morbide du désir. Ils ne pourront plus s’en passer. C’est le cas de Jean-Marie Messier, ancien élève de grande école, qui une fois à la tête du groupe Vivendi Universal, a fait la confidence suivante à Claude Bébéar, un autre grand patron : « J’étais très introverti quand j’avais 20 ans. Aujourd’hui, j’ai l’impression de vivre l’adolescence que je n’ai pas vécue. » [2] Face à la surexigence surmoïque du milieu, la consécration a causé chez le PDG cet effet de fascination : c’est le pouvoir-soulagement.
Troisième effet psychotrope du pouvoir : il est souvent aphrodisiaque. Il permet, historiquement, la possession sexuelle. Mais aussi, il facilite le désir. Il vient potentialiser un fantasme de puissance sexuelle. Ainsi, par exemple, Napoléon premier, sujet dont l’enfance l’oriente plutôt vers l’ascèse et le refoulement, mais qui, une fois empereur, consomme beaucoup. Il s’étonnait lui-même de cette conséquence du rang, en écrivant : « A la longue, trop de pouvoir ne peut que dépraver l’homme, même le plus honnête. » [3]
Enfin, et c’est le plus important, il y a un effet addictif du pouvoir. Voici deux témoignages d’hommes de pouvoir. « La manie de régner sur les esprits est la plus puissante de toutes les passions » . Napoléon.[4]
« Ce qui intéresse l’homme politique (…) ce n’est pas l’argent. C’est le pouvoir. Il ne pense qu’à ça tout le temps, jour et nuit. S’il passe ses dimanches à serrer des mains, écouter des raseurs ou faire de la route, c’est pour le pouvoir. S’il sacrifie tout, sa famille, sa santé, sa dignité, c’est toujours pour le pouvoir. Il se gâche la vie pour être conseiller général ou président de la République. » François Mitterrand. [5]
Ce qui est décrit par ces hommes, c’est une dépendance psychique, qui rend le désir de l’objet irrésistible. Ils sont habités par cette quête. Ils en sont possédés. C’est à propos de telles errements que la Boétie écrivait : « Nous ne possédons pas le pouvoir, il nous possède. » Ainsi peut-on nommer une addiction au pouvoir : la dominodépendance.
La dominodépendance
Quels sont les symptômes de cette assuétude ? Il y en a trois grands registres, alternatifs, c’est-à-dire qu’il suffit d’un seul pour mettre sur la piste de l’homme de pouvoir :
· La domino-manie, quête effrénée et incessante du pouvoir, si bien évoquée par Napoléon et Mitterrand. Tous les symboles recherchés sont équivalents (ce qui rappelle un érotisme anal) : médaille, sceptre, crosse de l’évêque, carte de visite, sommet d’organigramme, prérogative dans un protocole, etc. etc, et bien entendu : privilège. · Domino-pathie : c’est la folie des grandeurs. Mise en position de pouvoir, la personne développe une mégalomanie comparable au fantasme de toute-puissance de l’éthylique. Comme lui, aussitôt la circonstance d’emprise terminée, il redevient une personnalité banale. · Domino-étayage : Il s’agit d’un contre-étayage[6] ; parce que l’homme de pouvoir a besoin qu’on lui objecte. Qu’un sujet se plaigne de la tyrannie, par exemple. Et c’est dans l’écrasement de cette opposition que la jouissance se révèle.
Tout ceci amène à une addiction, caractérisée par des troubles de l’humeur en cas de sevrage, quand il y a eu destitution - à la suite d’une élection perdue, par exemple ; ou, plus banalement, lorsqu’un autre est désigné chef de groupe, etc. Ces troubles, avec somatisations qui peuvent être graves, peuvent aller jusqu’à la mélancolie, quand l’identification au pouvoir a été massive. Ce n’est pas la perte d’argent qui provoque le suicide du millionnaire ruiné ; ce n’est pas l’honneur perdu qui tue le seigneur vaincu. C’est l’effondrement du phallus imaginaire, qui soutenait leur maigre psy-chisme. Pour eux, si le pouvoir est perdu, alors le moi est perdu. Comme l’écrivait Freud, « l’ombre de l’objet tomba ainsi sur le moi ». [7] Ainsi, comme dans toutes les addictions, on finit toujours par entamer son corps. En latin, addictus désignait la contrainte par corps infligée au débiteur défaillant. Dans la dominodépendance, comme dans l’alcoolisme ou la toxicomanie, on paie en nature. L’homme de pouvoir se détache de son corps. De nombreux exemples montrent un homme qui va au-delà des limites de la santé ou même de la survie, pour préserver l’image de César. Il devient un héros, c’est-à-dire un être qui se reconnaît à sa mort. Littéralement, il dépasse son incarnation. Il entre dans le dé-corps. C’est ce que j’appelle l’effet soma-totrope du pouvoir. Par parenthèse, l’encouragement, très à la mode, à « se dépasser », « se défoncer » est aussi dangereux que l’était, au 18ème siècle, l’apologie du tabac par les apothicaires. Venons-en à la construction de ces structures psychiques intéressantes.
Psychogenèse
Au point de vue de la formation psychique, ceci passe par un narcissisme dégradé. Le sujet n’a pu s’identifier à l’image paternelle, soit manquante, soit défaillante. Quelquefois même, le père est un fantoche dont la parole est gommée par la mère - créant ainsi, chez l’enfant, le fantasme de la femme au pénis, et validant son déni de la castration. D’autre fois, la parole paternelle a été inaccessible parce qu’idéalisée ; c’est-à-dire désincarnée. De telles carences ont obéré le fonctionnement du narcissisme secondaire, en privant le petit enfant d’un miroir indispensable à sa construction. Dans leur démarche de réparation, les futurs dominodépendants vont choisir le pouvoir comme ob-jet du désir. Ce qui a pour effet de mettre l’autre à une juste distance, focale, pour s’y mirer. Ils vont affubler le pouvoir d’un caractère fantastique : il permet de dominer la relation intersubjective en la figeant : le pou-voir est, dans leur fantasme, éternel. Il n’en faut pas moins pour les garantir de tout aléa psychique.
Au point de vue, donc, du traitement du corps, de l’objectivation de l’autre, et de l’étiologie de cette position subjective, on ne peut que conclure à un diagnostic de perversion. Le dominodépendant est un pervers narcissique. Sociogenèse Il faut dire que notre distribution sociale facilite la mise en place, de procédures d’émulation, de re-crutement, d’initiation et de valorisation de l’objet addictif. A chaque identité sociale son angoisse, et son addiction ? En tous cas, les élites goûtent aux paradis artificiels de la domination. Dans les milieux politiques, on ne stigmatise pas la manie du pouvoir ; c’est au contraire une marque d’appartenance au groupe. De même qu’on ne dévalorise pas l’alcool dans les cercles éthyliques. L’homme de pouvoir est un marginal. Seulement, cette marginalisation se fait par le haut. C’est un criminel, au sens étymologique : il ne passe pas au crible. Son ego et son prestige lui donnant une trop grande envergure, il lui faut une loi privée, un privilège. La famille aristocratique issue de l’ENA n’est pas une classe sociale, au sens où la mixité y serait permise. On ne s’y mélange pas ; et surtout pas dans le dis-cours d’appartenance. C’est une caste.[8] Une telle mise à l’écart de la population « ordinaire » ne peut que favoriser la dominodépendance.
Mais, pour que ces constructions psychiques et sociales s’édifient, il faut une énergie fédératrice. Ce moteur fondamental, c’est l’angoisse. On la trouve chez tous les hommes, bien sûr. En psychanalyse, elle est la cause et le garant de notre faculté de désirer. Elle est issue de la béance (vacuité) originelle, celle de la mort dans nos représentations. Le désir de pouvoir est aussi prioritaire, et envahissant, parce qu’indispensable à la réparation narcis-sique. C’est pourquoi le pervers est le plus apte à garder le pouvoir, et le seul à en faire une drogue dure. Il existe aussi, bien entendu, un pouvoir névrotique de l’hystérie. Mais il ne s’exerce, lui que sur les regards. On n’a pas la place de développer ici, mais disons que l’hystérique recherche la certification dans le désir d’un Autre, l’ad-miration ; peut lui importe la puissance effective. Enfin, différence fondamentale, le pouvoir hystérique s’exerce par instants, comme une inspiration d’artiste ; alors que le pervers est un maître dans la durée.
Donc, résumons quelques enjeux, les en-je invisibles du pouvoir :
· La satisfaction d’une addiction. · L’extase hystérique (Foule, ma poule). · Le soulagement (J’existe, enfin). · Le jeu pervers. Don Juan ne possède pas sa victime, il l’efface et passe à la suivante : Dès qu’il (son désir) se réalise, au moment même où il le rejoint, il perd son objet." · L’évitement d’un savoir (horror cognoscendi), sur un mode névrotique, par glissement sémantique. Exemple : l’homosexualité (le sujet choisit de se faire maître). · Au contraire, un masticage de l’ignorance. Par exemple, dans les écoles de psychanalyse, l’igno-rance est vécue comme une chose insupportable. On use de jargon, on cherche la virtuosité. Alors qu’à nos yeux, elle est la condition normale, et la garantie d’une écoute sans limite. Psychanalyser, c’est ignorer quel-que chose.
En bref, les bénéfices masqués du pouvoir sont des pansements narcissiques. Ce qui fournit une di-rection pour la recherche d’une prévention de la tyrannie.
Vers une prophylaxie du pouvoir
On peut dé-jouer ces positions subjectives, particulièrement celles des pervers, par des pratiques simples. Elles doivent être conjointes, se renforçant l’une l’autre :
· Ancrage dans le réel. Ici autant qu’ailleurs, le réel, c’est le corps. A travers une conscientisation fournie par une ascèse. Qu’il s’agisse de danse, théâtre, gymnastique aux agrès, yoga, etc. Ces re-centrages interdisent à la personne de jouer trop loin de son enveloppe[9]. Et donc de placer en vedette (en veut-dette) le phallus imaginaire. Un corps authentique ne se joue pas. · Désacralisation du savoir (comme phallus symbolique). Le savoir, ce n’est pas quelque chose de plus, c’est quelque chose d’autre que l’ignorance. · Retour au féminin. Il nous a fallu, à cet effet, redéfinir une chose simple. Le féminin, c’est ce qui n’en rajoute pas sur la nature. Ce qui permet au dominodépendant l’apprentissage de se passer de la chose en plus. Ou, comme l’indique la sagesse stoïcienne, de changer ses désirs plutôt que l’ordre du monde.
Terminons, sur la pratique juste du pouvoir, par une citation du Tao[10] :
Le plus tendre en ce monde Domine le plus dur. …………………….. A quoi je reconnais l’efficace du non-agir.
***
[1] Henri Bernicard, psychanalyste, dirige le CEPREP à Toulouse. [2] Cité par Le Monde II, septembre 2002. [3] Cité par Manès Sperber, in Psychologie du pouvoir.Odile Jacob, 1995 [4] id. C’est nous qui soulignons. [5] Entretien avec F-O Giesbert, in Le vieil homme et la mort. Folio, 1996. C’est nous qui soulignons. [6] Notion utilisée par Maurice Berger, dans La folie cachée des hommes de pouvoir. Calmann-Levy, 1993. [7] Sigmund Freud, in « Deuil et mélancolie ». Métapsychologie, Idées-Gallimard, 1974, p 158. [8] cf Bourdieu : La noblesse d’Etat. Editions de Minuit, 1989 [9] Les neurosciences vont, depuis peu, dans cette direction. [10] Lao Tseu. Tao te king, XLIII . Trad. Liou Kia-Hway. Gallimard, coll. Folio.
Commentaires