Le terme bureaucratie aurait été employé pour la première fois, selon Littré, en 1745, par V. de Gournay. Mirabeau en fait usage un peu plus tard « Nous connaissons, écrit-il, la tactique de ce département (des finances), toute réduite en bureaucratie. » La conscience d’un pouvoir effectif des bureaux en liaison avec le problème politique se dessine dès lors, comme on peut encore le voir en certains passages de l’oeuvre de Rousseau concernant la dégénérescence des Etats par développement continu d’un système administratif qui tend à devenir système de pouvoir. Cependant, c’est seulement à partir de Hegel que la bureaucratie se constitue en tant que concept politique.
La bureaucratie dans la pensée politique.
I- L’Etat hégélien comprend trois étages hiérarchisés : au sommet, le pouvoir ; à la « base » la société civile ; entre ces deux niveaux enfin : les relais administratifs qui constituent la nécessaire médiation et font passer le « concept » de l’Etat dans la vie de la société civile. Ce pourquoi Hegel déclare que « l’Administration est l’esprit de l’Etat ». La réplique de Marx : « La Bureaucratie n’est pas l’esprit de l’Etat, mais son manque d’esprit » résume l’essentiel de la critique marxiste ; ce que Hegel nommait Administration, Marx le nomme Bureaucratie et le changement de termes marque déjà le passage d’une qualification positive à une qualification négative. Mais ce renversement conserve de Hegel le modèle structural des trois étages hiérarchisés, la bureaucratie occupant l’étage intermédiaire. D’où, chez Marx, cet autre héritage de la pensée hégélienne : sans être encore véritablement le pouvoir, la bureaucratie est liée au pouvoir dont elle est l’instrument.
Marx élabore ensuite une théorie de l’État qui implique une critique de la bureaucratie comme conséquence dérivée. On peut voir cette subordination et cette distinction relative des problèmes de I’Etat et de sa bureaucratie en plusieurs textes, et par exemple dans ce passage, de la Guerre civile en France : « ... l’énorme parasite gouvernemental qui, tel un boa constrictor, enserre le corps social de ses replis multiples, l’étouffe de sa bureaucratie, de sa police, de son armée de métier, de son clergé établi et de son pouvoir judiciaire ». Dans la société que Marx analyse, la bureaucratie, la police, l’armée, l’Eglise et les Juges sont des moyens au service d’un Etat qui n’est lui-même qu’un moyen, un « instrument d’oppression » au service d’une « classe dominante [1] ».
2. - Un glissement de sens, lié à l’existence de de masse, d’abord, puis des Etats dits socialistes, se produit dans les analyses de Lénine, de Trotsky, de Gramsci, de Rosa, Luxemburg : dans ces analyses s’effectue le passage de la bureaucratie, conçue comme un système de transmission à la bureaucratie considérée comme un système de décision de la critique d’une administration à la critique d’un pouvoir. En termes de structures : on ne distingue plus trois étages ; les deux étages du « sommet » sont maintenant confondus.
3. - Jusqu’à l’ère stalinienne, le problème se posait essentiellement, - du moins pour une analyse concrète -, au niveau de l’organisation des partis révolutionnaires ; avec l’Etat dit « socialiste », problème de la bureaucratie devient, dans les faits, le problème de l’Etat. Or, après le XXe Congrès, Khrouchtchev continue à distinguer, comme le faisait Staline, - et Marx, d’ailleurs, d’autres circonstances historiques, - l’Etat et la bureaucratie, dont le problème n’est pour lui celui du désordre administratif, du freinage dans l’édification du socialisme. Pour Khrouchtchev, le problème de la bureaucratie reste donc un problème d’administration ; il n’est pas fondamentalement le problème du pouvoir : la déstalinisation et la bureaucratisation ne se confondent pas.
Les faits ont cependant montré que le marxisme bute sur ce problème : l’organisation socialiste de l’économie et de la production, - la planification socialiste, en particulier, - loin de supprimer le problème, l’a rendu au contraire plus aigu. On ne peut plus dissocier aujourd’hui le problème du pouvoir dans son ensemble de celui de la bureaucratie, - ou de la techno-bureaucratie ; et l’on ne peut davantage ignorer la question, - éludée, au fond, dans la seconde étape de la pensée marxiste, - du lien de ce problème avec celui des méthodes modernes de l’organisation ; et notamment avec le principe du centralisme. Faut-il en effet admettre, avec Gramsci, la possibilité d’un centralisme organique qui ne dégénère pas nécessairement en centralisme bureaucratique ?
Cette question conduit à la critique du marxisme ; en effet, alors que dans la perspective marxiste la bureaucratie n’est que le produit d’une dégénérescence qui altère un système de pouvoir hiérarchisé et centralisé, dans la perspective libertaire, au contraire, un tel pouvoir est déjà, au départ, celui d’une bureaucratie. On aperçoit par ce biais que - le problème central de la bureaucratie n’est pas celui de l’administration, - au sens classique de ce terme, - mais bien celui de l’organisation. Or c’est précisément par ce passage du problème administratif au problème organisationnelqu’on pourrait résumer l’histoire du concept de bureaucratie dans la sociologie contemporaine.
La sociologie des organisations et le problème de la bureaucratie.
L’élaboration sociologique du concept de bureaucratie s’est effectuée en trois temps. Dans une première étape, qui commence avec Max Weber, on insistait surtout sur la rationalité de l’organisation bureaucratique. Dans la seconde étape, au contraire, on a mis l’accent sur des processus de dysfonctionnement (Merton) : tout en conservant les éléments essentiels de l’analyse weberienne, on tend ainsi à considérer que cette analyse appartient plutôt au chapitre des conceptions traditionnelles de l’organisation [2]. La troisième étape, enfin, celle qui est marquée en particulier par les thèses de Whyte, de Riesman, constitue en un certain sens un retour à Weber ; les thèses de Weber sur la bureaucratie impliquent en effet, outre l’effort pour élaborer un concept opératoire nécessaire à l’analyse sociale, une philosophie de l’histoire. La lecture des chapitres d’Economie et société consacrés à la bureaucratie montre que pour leur auteur la civilisation industrielle est en même temps, - et nécessairement -, une civilisation bureaucratique. D’où l’orientation de la « nouvelle sociologie », et plus précisément de ceux que W. Dennis a récemment nommé : les révisionnistes. Pour ces néo-webériens, - en particulier pour Argyris, pour McGrégor, - la bureaucratie est en quelque sorte un mal inévitable.
A travers ces variantes d’ordre idéologique, une constante demeure : que l’on mette l’accent sur les phénomènes rationnels ou au contraire pathologiques, les problèmes de la bureaucratie sont ceux de l’organisation prise en un sens qui déborde largement la notion d’administration. Comme l’a souligné G. Friedmann : la notion d’organisation ne concerne pas un secteur particulier et délimité de la vie sociale. Elle s’applique à l’ensemble des secteurs d’activité. Pour les sociologues, une organisation n’est pas nécessairement bureaucratique ; mais la bureaucratisation peut atteindre tout ce dont le fonctionnement est réglementé, institutionnalisé. L’organisation politique devient ainsi un cas particulier dans l’ensemble des problèmes concernant l’organisation sociale.
On aperçoit dans cette histoire le caractère normatif du concept : cet aspect était déjà visible dans son usage polémique ; il l’était également dans l’emploi populaire du terme. On sait en effet que le langage courant l’utilise généralement dans un sens péjoratif : la recherche scientifique n’a pas introduit sur ce point de changement fondamental. De même que la critique marxiste répondait - à la valorisation hégélienne de la bureaucratie, de même l’accent mis par les sociologues américains sur le dysfonctionnement bureaucratique répond à la valorisation webérienne. Enfin la dévalorisation suppose soit la norme d’une santé de l’organisme social, soit la norme d’un fonctionnement démocratique des rganisations, - comme on peut le voir, en particulier, dans les analyses des bureaucraties politiques.
Norme quasi biologiques d’une santé du corps social, ou norme politique d’une participation de tous aux décisions : dans les deux cas on est contraint de confronter les caractères négatifs de la bureaucratie à des normes de fonctionnement qu’on oppose, comme le fait Trotsky dans Cours nouveau, à cette « déviation malsaine [3] ».
Si on cherche enfin à dégager ici encore une tendance dominante, - valorisation ou au contraire dévalorisation, on doit constater que la seconde tend à prévaloir : on tend de plus en plus à définir la bureaucratie en termes de pathologie sociale.
Or un phénomène pathologique doit être décrit comme un processus plutôt que comme un être. C’est pourquoi il semble plus économique de rechercher les processus caractéristiques de la genèse et du fonctionnement de ce qu’on appelle des bureaucraties. Deux groupes de questions se posent alors le premier concerne les causes de cette « perversion » ; à l’ensemble de ces processus génétiques correspond le terme : bureaucratisation. Un second groupe de questions est constitué par une étude de caractères à la fois structuraux et dynamiques que le terme bureaucratisme peut servir à désigner.
L’analyse de ces processus devrait permettre d’élaborer une définition plus opérationnelle de ce qu’on nomme bureaucratie.
La bureaucratisation.
Comment se forme et se développe une bureaucratie ? Parmi les facteurs de la bureaucratisation, on relève :
a) la composition sociale des organisations est le type d’analyse qu’on a parfois tenté d’appliquer à la bureaucratisation des partis ouvriers ;
b) le système de distribution du pouvoir, et par exemple la centralisation, ou encore la hiérarchisation verticale. De façon générale on voit se développer, dans les organisations qui se bureaucratisent, des tendances centralisatrices au « sommet » et inversement de tendances décentralisatrices à « la base » (tendances à l’autonomie) : par exemple dans une usine à l’intérieur du cadre plus large de l’entreprise, ou dans un établissement local placé sous le contrôle d’un organisme central. D’où des conflits de pouvoir qui peuvent soit amorcer un processus de débureaucratisation, soit au contraire se terminer au bénéfice du sommet ;
c) la taille ou dimension des organisations ;
d) la spécialisation des tâches. Par exemple : assumer des responsabilités syndicales implique des connaissances, techniques (juridiques, économiques) dont la possession et le maniement tendent à accentuer la séparation entre la base et les membres de l’appareil ;
e) l’accès à des fonctions de gestion. On voit se développer la bureaucratisation dans les syndicats qui assument ou partagent une gestion, dans des partis qui accèdent au pouvoir.
Nous n’avons évoqué ces causes qu’à titre d’exemples. Il reste que les conditions dans lesquelles une bureaucratie se forme et se développe, sont encore mal connues. On les trouve éparses dans des monographies correspondant aux différents secteurs étudiés par la sociologie ; mais il existe très peu d’essais en vue d’une systématisation [4].
Le bureaucratisme.
Quels sont les caractères essentiels du fonctionnement bureaucratisé ? Dans l’ensemble, les analyses consacrées à ce problème convergent pour établir que :
1. - Le fonctionnement bureaucratique est un dysfonctionnement : c’est là, en un certain sens, nous l’avons rappelé, l’orientation qui caractérise développement de la pensée marxiste la notion maladie de gestion, utilisée en psycho-sociologie des entreprises, va dans la même direction. Mais dans ce domaine, le diagnostic ne fait que transcrire en langage moderne l’idée platonicienne d’une maladie du corps social. Cette perspective médicale ne remet pas véritablement en question les structures et, supposant la possibilité d’une thérapeutique fonctionnelle, elle laisse ces structures inchangées. On transpose ainsi, comme le veut Cannon, l’homeostasis de l’organisme à l’organisation sociale où le conflit n’apparaît plus que comme un désordre dans l’autorégulation du corps social. A cette conception s’oppose, malgré l’identité linguistique et axiologique déjà soulignée, celle qui voit d’abord dans la bureaucratie non plus seulement la maladie mais encore et surtout l’usurpation du pouvoir. Ce qui suppose que le critère à partir duquel on définit le bureaucratisme n’est plus établi selon le modèle des normes biologiques de la santé, mais selon les normes politiques du pouvoir.
2. - L’usurpation du pouvoir ne suffit cependant pas à définir la dégénérescence bureaucratique : un régime autocratique, fondé sur un détournement analogue, n’est pas nécessairement bureaucratique. L’autocratie suppose en effet la personnalité du leader ; l’univers bureaucratique, au contraire, est impersonnel. Max Weber a particulièrement souligné ce processus de dépersonnalisation accompli par la « rationalisation » du fonctionnement et la stricte délimitation des rôles, - ces rôles définis et distribués de manière fixe et impersonnelle ne prenant eux-mêmes une signification qu’en fonction de l’organisation pour laquelle ils ont été prévus. En d’autres termes : le bureaucratisme implique une aliénation des personnes dans les rôles et des rôles dans l’appareil.
3. - Le terme d’appareil convient assez bien à la situation ainsi décrite : le « pouvoir des bureaux » est bien celui d’un système mécanisé. D’où l’anonymat des prises de décisions : dans un système bureaucratique il est difficile de savoir où, quand et comment on décide. C’est là, on le sait, l’un des traits essentiels de l’univers bureaucratique décrit par Kafka.
4. - Dans la même perspective d’une psycho-sociologie dynamique, on peut dire que,dans un système bureaucratique les communications ne circulent que selon une seule direction, du haut de l’organisation hiérarchisée vers sa base. Le sommet n’est pas informé en retour des répercussions et des réceptions des « messages » (ordres, enseignements) qu’il a émis. Cette absence de « feed-back » constitue l’un des traits essentiels du bureaucratisme tel que Trotsky le décrit dans son Cours nouveau. Dans un autre style, Kafka décrit le même processus : les communications téléphoniques descendent du Château au Village ; mais dans la direction inverse, les messages sont « brouillés ».
5. - La directivité bureaucratique est une autre forme d’un tel système de communications. Les bureaucraties politiques élaborent et diffusent une orthodoxie idéologique dont la rigidité dogmatique est le reflet de leur système de pouvoir. Cet aspect du bureaucratisme est bien connu. Toutefois on ne marque pas toujours avec suffisamment de netteté la forme pédagogique qui accompagne la diffusion des dogmes. Dans le Parti bureaucratisé, les militants deviennent, selon l’expression de Trotsky, des objets d’éducation : on se propose d’élever leur niveau en assurant leur « éducation politique ». D’où, d’abord, le maintien de la structure à deux étages : au sommet règnent ceux qui possèdent le savoir à la base, on est encore dans l’ignorance et, - si l’on ne participe pas aux décisions, c’est parce qu’on manque d’une maturité politique qu’on ne peut acquérir que par l’initiation bureaucratique ; les initiateurs sont évidemment ceux-que Rosa Luxemburg a nommés les maîtres d’école du socialisme.
On pourrait retrouver des schémas analogues en d’autres domaines de la vie sociale, - et par exemple dans beaucoup de conceptions industrielles de la formation. Le développement des méthodes non directives de formation a mis cet aspect en relief ; les techniques directives n’admettent pas que le savoir, ou le savoir-faire, puisse venir « d’en bas » : ceci est contraire aux normes d’une hiérarchisation verticale du pouvoir, et donc du savoir.
Dans un syndicat bureaucratisé, on peut admettre parfois la possibilité que des responsables ou des militants de base découvrent intuitivement et dans l’action la réponse juste à une situation donnée ; mais on conserve en même temps la conviction que la stratégie d’ensemble de la lutte doit se fonder sur un savoir plus large, élaboré au sommet, et qui doit être transmis. D’où la critique du spontanéisme et, en même temps, ce climat scolaire des stages de formation des cadres : on retourne à l’école pour apprendre la ligne de l’organisation.
Ainsi se forme l’individu hétéronome, muni, selon Riesman, d’un radar pour s’ajuster à la société bureaucratisée et se conduire dans le champ social. Dans cette société, l’enfant doit d’abord apprendre à se comporter en bon membre du groupe : « il apprend à l’école à prendre sa place dans une société dans laquelle la préoccupation du groupe concerne beaucoup moins ce qu’il produit que ses propres relations internes de groupe, son moral [5] ».
6. - En d’autres termes : les techniques bureaucratiques de la formation concourent à développer le conformisme des attitudes, dont une des conséquences les plus marquantes est le manque d’initiative et, par suite, le renforcement de la séparation en deux étages caractéristiques de l’organisation bureaucratisée.
Dans le langage politique on nomme ce conformisme : le suivisme. Les comportements suivistes de soumission aux leaders et aux idéologies, leurs motivations éventuelles (fidélisme ? carriérisme ?) sont quelques-uns des symptômes les plus révélateurs d’un « climat » bureaucratisé.
7. - A l’opposé, la déviance. Pour réprimer l’opposition (c’est selon un même modèle dialectique que Freud décrit la répression des instincts et Trotsky le « refoulement » de la critique), les bureaucrates se prétendent conscience du groupe et que les oppositionnels s’en sont exclus comme le criminel, selon Kant, s’exclut lui-même la communauté. Au terme de ce processus, la fraction n’est même plus une fraction du groupe : elle est un groupe devenu extérieur.
En d’autres secteurs de la vie sociale, des phénomènes analogues se produisent : ainsi Moreno a décrit l’opposition entre l’ordre figuré par l’organigramme et celui que figure le sociogramme. L’organigramme représente l’appareil institutionnel hiérarchisé, la distribution officielle des tâches, les circuits prescrits des communications reliant les régions d’un champ social : en un mot, un ensemble de caractères qui peuvent aussi servir à décrire un appareil bureaucratique. Le sociogramme révèle d’autres distributions des rôles, d’autres réseaux, d’autres groupes, informels, non reconnus -, formés à l’intérieur de la même organisation sociale ; d’une usine, par exemple. Tissus de relations plus réelles, plus « spontanées », et qui peuvent préparer le terrain à la déviance, à l’opposition dressée contre un ordre imposé. Ici encore, ce qui se passe sur le terrain de la vie politique peut être compris comme un cas particulier et qui relève en fait d’une analyse plus générale, impliquant la mise en oeuvre de modèles et de concepts élaborés - sur d’autres terrains.
On peut enfin formuler dans un autre langage ces mêmes processus certains sociologues ont en effet décrit la formation de sous-unités dans l’organisation, c’est-à-dire de sous-groupes qui finissent par poursuivre des buts particuliers (« sub goals »).
8. - Un autre mécanisme caractéristique est celui que Michels a nommé le déplacement des buts.
Soit l’exemple des organisations politiques et syndicales. Au départ, l’appareil était conçu comme un moyen pour réaliser certaines fins : le socialisme, si le but de l’organisation était révolutionnaire. A ce but premier s’est progressivement substitué celui d’une victoire politique du Parti, qui finit par mobiliser tout le travail de l’organisation. On a admis au départ que la réalisation du socialisme suppose d’abord la prise de pouvoir et cet objectif intermédiaire devenu principal et même unique, finit par déterminer l’idéologie et l’ensemble des activités du parti.
D’autre part, dans la conscience des bureaucrates, l’attachement à l’organisation -, à ses structures, à sa vie interne, à ses rites -, finit par devenir, en même temps qu’un devoir absolu, une source de valeurs et de satisfactions. Et surtout, le système bureaucratique constitue un nouvel univers aliénant : pour le responsable national, les organismes régionaux et locaux constituent l’horizon et la limite de l’univers quotidien ; la perception du bureaucrate s’arrête au dernier niveau de l’étage bureaucratique. La base finit par lui devenir à ce point étrangère qu’il en oublie son existence dans le temps qui sépare les périodes de consultation électorale. Ainsi se développent à l’intérieur de la bureaucratie un ensemble de traditions, de modèles de comportement, un vocabulaire spécifique, - tout un « savoir » dont la possession en commun renforce les liens des initiés en même temps que s’accentue la cassure entre les deux étages.
9. - La résistance au changement est l’une des séquences du déplacement des buts. Comme le marque Max Weber, la bureaucratie « tend à persévérer dans son être », c’est-à-dire à conserverses structures, - même lorsqu’elles deviennent inadéquates à de nouvelles situations, son idéologie, - même si elle ne concerne qu’un état ancien, - ses cadres, alors même qu’ils ne peuvent plus s’ajuster la forme nouvelle de la société. En d’autres termes les conduites d’assimilation - c’est-à-dire d’utilisation de schèmes élaborés pour répondre à des situations anciennes - l’emportent sur les conduites d’accommodation qui supposent l’élaboration de nouveaux schèmes d’action, plus adéquats pour répondre à de nouvelles situations.
Ce conservatisme, ce refus du temps induisent des mécanismes de défense et, par exemple, le durcissement idéologique, le refus systématique de la nouveauté et l’hostilité à l’égard de toute critique, qu’on tend à considérer comme un signe d’opposition qui met l’organisation en danger.
Mais dans la vie collective comme dans la dynamique de la personnalité, la répression n’est jamais une suppression ; l’ordre bureaucratique suppose le renforcement de l’appareil, le développement de la surveillance, - ce qui accentue, en définitive, l’isolement de cet appareil. C’est là une conséquence extrême. Il reste que toute bureaucratie suppose des dispositifs de contrôle, de supervision, d’inspection, dont, la mission première est d’assurer l’observance des normes bureaucratiques, de surveiller l’initiative et la nouveauté.
10. - Le carriérisme est la conception bureaucratique de la profession. Dans le langage politique et traditionnel, le terme sert à désigner, - et condamner -, « l’arrivisme » du politicien professionnel, du membre de l’appareil dont le souci essentiel est de « monter » à tout prix, en faisant toutes les concessions nécessaires, en pratiquant le suivisme envers tel leader aussi longtemps que ce leader est « bien placé ». Tout ceci est connu. Il s’agit, ici encore, non plus de servir les buts que poursuit l’organisation, mais de servir l’organisation, et de s’en servir : on passe ainsi de la fonction à la carrière comme on passe de l’organisation à la bureaucratie : le même mécanisme du déplacement des buts est le trait commun de ces deux transferts.
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Au terme de cette analyse, on peut dégager quelques lignes qui convergent vers une définition nouvelle de la bureaucratie :
1. L’ambiguïté entre les définitions de la bureaucratie, considérée comme un système de relais, de transmission et la bureaucratie, définie en termes de pouvoir, subsiste sans doute. Mais on aperçoit mieux dans l’ordre politique les implications d’un choix entre les deux définitions et surtout, comme l’a souligné A. Touraine, les événements récents ont généralement étendu, précisé et rendu plus nécessaire l’usage de celle qui reste, en définitive, le résultat essentiel du développement de la pensée marxiste en liaison réelle avec l’histoire.
2. Le problème de la bureaucratie est un problème organisationnel : ce qui ne signifie pas qu’on doit confondre dans une même définition les organisations et les bureaucraties, - même si, ici encore, une certaine ambiguïté subsiste dans le vocabulaire de la sociologie. Alors que, on l’a vu, Marx distinguait de la « bureaucratie » la police, l’armée de métier, le clergé établi et le pouvoir judiciaire, aujourd’hui on étudiera selon les mêmes modèles la bureaucratisation de l’armée, de l’Eglise et des administrations. La généralisation du concept transforme ainsi sa définition.
3. Enfin, dans les recherches les plus récentes, on voit se dessiner un courant qui tend à désigner par l’idée d’une « bureaucratisation du monde » les nouvelles formes que prend le contrôle social dans l’ensemble de la civilisation industrielle. Mais c’est ici que le problème de la bureaucratie redevient, en quelque sorte, un problème philosophique : les normes qui orientent notre définition de la bureaucratie sont déterminées par notre conception de l’histoire. Selon nos choix, les bureaucraties seront considérées soit comme la face d’ombre d’un progrès historique, soit au contraire comme le signe d’un déclin irréversible de notre civilisation.
[1] On voit ici que, pour Marx, bureaucratie signifie encore : l’Administration politique.
[2] Cf. par exemple : SIMON et MARSCH : Organizations.
[3] Dans les observations qui suivent sur la bureaucratisation et sur le bureaucratisme, l’ouvrage de TROTSKY, Cours nouveau, est plusieurs fois cité. On peut en effet considérer ce texte comme un modèle d’analyse psycho-sociologique du problème qui nous occupe, même si on conteste les thèses organisationnelles qui sont celles de l’auteur en 1923.
[4] L’ouvrage d’EISENSTADT, Bureaucratie et bureaucratisation, fait exception sur ce point.
[5] D. RIESMAN : La Foule solitaire.
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