Traité de psychiatrie provisoire

R.Gentis
mercredi 10 juin 2009
par  LieuxCommuns

cahiers libres 318-319 / françois Maspero

Traité de psychiatrie provisoire

La psychiatrie française est en crise — et particulièrement la psychiatrie publique. Une crise telle qu’on n’en avait pas connu de semblable depuis les années d’après la libération, probablement.

Est-ce l’effet de la « sectorisation », tant attendue et qui entre enfin - laborieusement, à travers toutes sortes d’obstacles et d’oppositions - en application ? Et que faut-il penser de cette « psychiatrie de secteur », qu’on jugeait jusqu’ici en tant que projet et dont on peut aujourd’hui commencer à évaluer la pratique ? Est-ce comme l’assuraient ses promoteurs la « révolution psychiatrique » décisive qui mettra fin à l’enfermement asilaire ? Est-ce plutôt comme le prétendent certains autres un « psychoflicage » visant insidieusement à mettre en place un système de contrôle social redoutablement efficace ?

Il est sans doute trop tôt pour apporter des réponses péremptoires à ces questions. Mais leur importance oblige à répondre, à tenter de fournir au moins les éléments de réponse actuelle-ment disponibles.

Voici donc des réponses provisoires. Élaborer ces réponses conduisait nécessairement à une ébauche de théorisation envisagé en tant que pratique sociale, l’exercice actuel de la psychiatrie en France, dans le secteur public particulièrement, oblige à se faire une idée de la lutte des classes...

Réflexion hasardeuse, réponses précaires - en attendant d’y voir plus clair. Il fallait essayer de rester honnête, c’est-à-dire pour le moment nuancé, réservé, dubitatif - mais hélas pessimiste ! Le caractère inachevé de cette réflexion ne décevra que ceux qui attendaient, en la matière, des certitudes. Qu’ils se tournent vers d’autres lectures : ce ne sont pas les idées toutes faites qui manquant, et il y en a aujourd’hui pour tous les goûts.

François Maspero, éditeur.

Extraits

Page 38 et suivantes...

  • Je veux revenir sur quelque chose. Tu viens d’évoquer des hôpitaux où c’est le personnel infirmier qui a pris l’initiative du changement, c’est le personnel qui a exigé que les malades ne soient plus traités comme ils l’étaient et qui a même exigé qu’on aille travailler sur le secteur. D’un autre côté, tu ne cesses de parler des habitudes inébranlables, de la routine des infirmiers, ce sont souvent eux qui pérennisent l’oppression asilaire...
  • C’est la conjoncture actuelle qui est complexe et contradictoire. Mais certaines de ces contradictions peuvent se résoudre. Par exemple les luttes victorieuses dont j’ai parlé. Il faut bien dire que le personnel infirmier s’est senti solidaire des malades : les infirmiers aussi étaient victimes d’une oppression qui était devenue intolérable. Sans doute que pour eux la barrière entre les malades et eux s’est abaissée à ce moment-là : ils se sont sentis solidaires face à la même oppression, au même ennemi. Ce serait intéressant de pouvoir analyser ce qui s’est passé exactement dans ces établissements, essayer de faire préciser si les rapports entre infirmiers et malades ont changé au moment de la lutte - il doit certainement y avoir eu un changement à ce niveau-là. Je ne peux pas imaginer une lutte dure comme celle-ci, avec la combativité et l’exaltation que cela implique, sans que les rapports avec les malades soient fondamentalement modifiés, au moins pendant la durée de l’action.
  • Et par la suite ?
  • Par la suite, c’est moins sûr. C’est ce que je voulais dire aussi, au sujet des structures asilaires : les transformations de surface, pour importantes et spectaculaires qu’elles soient - ce qu’on appelle par exemple l’humanisation des hôpitaux, toutes les améliorations matérielles de la condition des malades, qui ne sont pas négligeables quand on sait la misère dans laquelle on les maintenait -, ces transformations laissent en général intact l’essentiel - l’infra-structure, si tu veux. Cette infrastructure, on peut la situer en une phrase : l’institution asilaire est organisée pour maintenir un écart béant entre les malades et le personnel. Un écart véritablement structurant, déterminant, signifiant, si tu veux. En face des malades, le personnel ne cesse de se définir par une négation : nous sommes différents d’eux, nous ne sommes pas des malades mentaux. C’est implicite, bien sûr, ça se manifeste dans les attitudes, la façon de parler aux malades et d’en parler. Et par tout l’appareil technique du métier, qui est bien commode lui aussi pour se différencier.
  • Cet écart dont tu parles, il est pas propre aux hôpitaux psychiatriques. Tout le monde essaie de prendre ses distances par rapport à la folie, à la maladie mentale...
  • Évidemment. C’est ce que j’ai voulu souligner quand j ai écrit ce petit bouquin qui s’appelle Les Murs de l’asile : c’est que ces murs ne séparent pas l’intérieur et l’extérieur de l’asile comme on le croit en général, en mettant trop l’accent sur la Ségrégation, la mise à l’écart des malades mentaux. Cette mise à l’écart est certes réelle, objective, mais elle est loin d’être systématique. Je veux dire que, si on met ainsi à l’écart un certain nombre de personnes, c’est aussi une espèce de mise en scène, un spectacle que la société se donne pour continuer à croire qu’elle se purge de la folie. Il y a comme une disposition en trompe-l’oeil à laquelle il ne faut surtout pas se laisser prendre. En fait, les murs de l’asile, ils passent d’une part à l’intérieur même de l’institution asilaire, entre les malades et les soignants, et d’un autre côté ils se prolongent à l’infini vers l’extérieur, dans toute l’épaisseur de la société. Ce sont des murs entièrement fantasmatiques. C’est pour ça qu’ils sont si résistants, si durs à ébranler.
  • Mais le fantasme, c’est aussi celui des murs qui enclosent l’asile, qui enferment la folie. - C’est pour ça qu’on entend dire depuis toujours que les psychiatres sont aussi fous que leurs malades, que pour travailler là-dedans faut être cinglé et que, si on l’est pas au départ, on ne tarde pas à le devenir, etc. On a besoin de croire que la folie est assignée quelque part à résidence. On lui abandonne une espèce de réserve comme pour les Indiens en Amérique ou les Noirs en Afrique du Sud. Comme ça, on a l’illusion qu’elle se trouve quelque part et pas ailleurs. Elle a une place instituée et, en dehors de là, elle est pas à sa place, elle est hors la loi et répréhensible. La psychiatrie, en un sens, c’est une vaste comédie que se joue la société. S’il n’y avait pas cette comédie, ou une autre qui remplisse la même fonction, on serait obligé de reconnaître que la folie est partout, en chacun de nous et en toute institution. La folie ou l’irrationnel, si on préfère. c’est encore plus clair si on renverse les termes : on se fait croire que l’irrationnel est concentré, localisé quelque part dans un lieu prévu pour. De cette façon là, on se fait croire que le reste est rationnel, qu’en concédant une petite enclave à la folie on préserve le règne de la Raison sur le reste du domaine. (...)

Pages 51 et suivantes ...

  • (...) Un hôpital psychiatrique ordinaire, moyen, quelles classes sociales y sont représentées, et comment ? On fait abstraction des malades pour le moment.
  • Ça paraît assez simple. Les médecins, le directeur, les cadres administratifs et techniques, c’est la petite bourgeoisie, ça ne fait pas de doute.
  • Aucun doute. Et les autres ?
  • Les autres... ? Il faudrait peut-être d’abord voir combien ils gagnent.
  • Bon. Je suis content que tu n’aies pas répondu d’emblée qu’on pouvait les considérer comme des prolétaires.
  • Ça serait un peu gros. C’est pas évident qu’un infirmier ou une secrétaire médicale soient des prolétaires.
  • Pas au sens strict du terme en tout cas. Mais on peut toujours parler de quasi-prolétaires, dire que, sans être ouvrier, un infirmier ou un employé de bureau appartient à la classe prolétarienne.
  • C’est ça que je ne trouve pas évident.
  • Moi non plus. Et pourtant il y a beaucoup de gens qui le pensent, dans le milieu professionnel même, et en dehors aussi bien entendu. Ils se posent d’ailleurs même pas la question : ça semble évident, justement. Mais, comme tu dis, c’est pas du tout évident, et ça mérite qu’on y réfléchisse un peu. Parce qu’en fait c’est ça qui m’intéresse : essayer de situer les infirmiers psychiatriques dans les classes sociales.
  • On pourrait peut-être examiner les salaires ?
  • Pourquoi pas ? Quels sont tes critères ? En fonction du salaire, qui est de la classe prolétarienne, qui de l’autre côté ? Où se situe la frontière ?
  • Oui, c’est ça le problème. Et c’est vrai que beaucoup de gens ne se rendent même pas compte qu’il y a un problème. Même parmi les intellectuels. Pour eux, tout ce qu’ils voient, c’est l’opposition entre le prolétariat et la bourgeoisie. On voit ça en bloc et on ne réfléchit pas plus loin.
  • Peut-être que pour traiter certains problèmes politiques ça n’a pas une grosse importance, il suffit de considérer cette opposition massive. Mais, quand on parle de la psychiatrie publique, on ne peut pas se contenter de ça, ou alors on n’y comprend plus rien du tout. Et il y a trop de gens, en ce moment, qui se contentent de ce schéma simpliste : on oppose les médecins bourgeois aux infirmiers prolétaires, et allons-y, c’est bien parti pour laisser tous les vrais problèmes dans l’ombre, complètement occultés.
  • La difficulté, c’est de tracer la limite entre petite bourgeoisie et classe prolétarienne. Si on examine de près la condition des différents groupes sociaux, on se rend compte qu’il y a toute une frange de la société qui se trouve dans une situation intermédiaire, on ne sait pas bien dans quelle classe sociale on doit répartir les gens qui la composent. Suivant les critères qu’on adopte, ils peuvent aussi bien être considérés comme petits-bourgeois que comme prolétaires - ou quasi-prolétaires, comme on dit. En ce qui concerne ton hôpital psychiatrique, par exemple, je pense que, si on considère d’une part le chef des services économiques et de l’autre les ouvriers qui font marcher les chaudières, il ne doit guère y avoir de problème. Le type qui s’occupe des chaudières, on peut difficilement le considérer comme un petit-bourgeois, même s’il jouit d’un statut de fonctionnaire, la sécurité de l’emploi et le reste.
  • Tout à fait d’accord. Mais un infirmier, une secrétaire médicale ?
  • Il y a un bouquin très intéressant à ce sujet, c’est celui de Baudelot, Establet et Malemort, La Petite Bourgeoisie en France’, où ils essaient justement de tracer cette frontière dont nous parlons et de donner des repères sûrs pour la jalonner. (...) Ils s’appuient sur une définition précise et claire des classes sociales. Je cite (c’est à la page 156) : « Est petit-bourgeois tout groupe social qui doit à la place qu’il occupe dans les rapports de production de bénéficier sous une forme juridique quelconque (Bénéfice commercial, honoraire, »salaire« , traitement) d’une part de la plus-value extorquée par les capitalistes aux prolétaires. » Inversement, appartiennent à la classe prolétarienne tous ceux dont le salaire est censé payer la valeur de la force de travail et rien de plus, strictement cette valeur. C’est-à-dire, selon Marx, la valeur des objets de première nécessité qui servent a réparer, entretenir et reproduire la force de travail.
  • Ce qui revient à dire que le prolétaire est un outil entre les mains de ceux qui l’exploitent, un outil et rien de plus. Savoir de quel côté on est - est-ce qu’on profite de cette exploitation ou est-ce qu’on la subit -, c’est tout le problème.
  • C’est pour cela qu’on ne peut parler de salaire proprement dit que dans le cas du prolétaire. Son salaire, c’est l’équivalent en argent de la force de travail. Si tes infirmiers touchent davantage, c’est un salaire truqué, un pseudo-salaire. Ils pensent qu’on leur paie le boulot qu’ils font et ils trouvent même qu’on ne le paie pas assez cher, c’est bien normal. En fait, ils bénéficient déjà d’une part de la plus-value prélevée sur le dos des travailleurs, ils participent un peu aux bénéfices de l’exploitation capitaliste.
  • En admettant qu’ils touchent un pseudo-salaire, un salaire supérieur à l’équivalent de la force de travail. Mais ce que tu dis est important, parce qu’effectivement dans un boulot comme celui-ci - et c’est valable pour tous les travailleurs sociaux - la question à se poser est celle-ci : dans quel sens vont mes intérêts de classe ? Est-ce que mes intérêts sont ceux de la classe prolétarienne ou de la petite bourgeoisie ? Je dis que c’est important parce que tout est vraiment fait pour masquer ce problème, pour l’embrouiller jusqu’à ce qu’on n’y voie plus rien du tout. Même au niveau syndical : je crois que les syndicats jouent un rôle non négligeable dans ce brouillage de cartes. Et c’est vachement important, car on a vite fait de se raconter des histoires ; c’est très important d’essayer de bien voir de quel côté on se situe et les intérêts de quelle classe on défend.
  • Je relève ce que tu dis au sujet des syndicats. Il faut en effet dissiper un certain nombre de naïvetés : dire par exemple que les syndicats représentent la classe ouvrière. Tu sais comme moi que, parmi les intellectuels qu’on fréquente, il y en a on ne sait combien qui en ont plein la bouche de la classe ouvrière et des organisations ouvrières. Ils s’accrochent à ces clichés comme ils s’accrocheraient aux jupons de leur mère, sans s’interroger un seul instant sur ce qu’est en réalité la lutte des classes. Pour eux, la lutte des classes ça va pas plus loin que ça : organisations ouvrières contre pouvoir capitaliste. Un jeu d’images, un vrai western. Pas foutus de se demander un seul instant si la lutte des classes ne se déroulerait pas aussi à l’intérieur même de ces organisations ouvrières, de ces organisations dites ouvrières.
  • Cela dit, le bouquin dont on parlait fait vachement bien de rappeler comme ça la réalité des classes sociales, de rappeler leurs fondements économiques et de le faire de façon si claire. Mais il faut voir de plus près les opérations auxquelles ils se livrent après avoir posé les termes du problème. C’est là que je n’arrive pas à les suivre et que je trouve qu’en fin de compte c’est assez artificiel de prétendre qu’on peut chiffrer exactement les effectifs des classes sociales, qu’il y a une objectivité scientifique absolue en la matière.
  • Comment ça ?
  • Pour commencer, Baudelot et ses copains prennent pour base de leurs calculs le salaire moyen de l’ouvrier qualifié, en posant le postulat que, de tous les salariés, c’est celui dont le salaire paie à peu près à sa valeur la force de travail, sans le moindre supplément, disent-ils. Ils doivent donc démontrer que le salaire de l’ouvrier qualifié lui permet juste de reproduire sa force de travail, et cela les amène par exemple à dire (je cite, page 216) : « Auto, télé, radio font aujourd’hui partie du niveau historique des besoins nécessaires à la reproduction de la force de travail. » J’avoue que je ne comprends pas très bien le sens de cette phrase et que je ne vois pas bien ce que c’est que ce niveau historique qu’on semble introduire ici pour les besoins de l’argumentation. Ce qui me semble clair, par contre, c’est que, sans ce niveau historique qui arrive là si opportunément, donc si on n’incluait plus télé, radio et voiture dans les besoins nécessaires à la reproduction de la force de travail, Baudelot serait obligé de baser ses calculs sur un salaire inférieur à celui de l’ouvrier qualifié, celui de l’O. S. peut-être, ou même du manœuvre.
  • Et alors ils abaisseraient en quelque sorte le seuil d’admission dans la petite bourgeoisie...
  • Ce qui veut dire qu’on pourrait alors se demander si les ouvriers qualifiés ne sont pas en fait actuellement des petits-bourgeois... Ce que disent effectivement certains : l’embourgeoisement d’une partie du prolétariat... Je ne veux pas dire que je partage cette façon de voir, que non ! Ce que je veux dire seulement, c’est que toutes ces démonstrations statistiques ne valent que ce que valent leurs critères, et que c’est vraiment faire prendre des vessies pour des lanternes que de prétendre en ce domaine à l’objectivité et à la rigueur du raisonnement scientifique.
  • Ici, c’est une rigueur qui s’accommode de pas mal de libertés...
  • D’une part d’artifice et d’arbitraire, ça me semble évident. On ne démontre bien que ce qu’on est bien décidé à démontrer. Il faut pourtant dire que ce travail de Baudelot est tout à fait remarquable, c’est plein de renseignements extrêmement précieux et d’analyses très pertinentes, et je m’y réfère très souvent pour essayer de comprendre quelque chose aux conditions sociales de mon travail. Simplement, il force un peu en voulant à tout prix tracer une limite rigoureuse, objective, entre bourgeoisie et prolétariat. L’enseignement qu’on peut en tirer, c’est que, s’il est obligé de faire pas mal d’acrobaties pour tracer une limite nette, c’est qu’en fait cette limite n’est pas si nette que ça, et la question qui se pose alors à mon sens, la question pertinente qui découle de cette difficulté méthodologique, c’est celle-ci : qu’est-ce que ça veut dire qu’à la limite des deux classes qui caractérisent notre société, entre le prolétariat et la petite bourgeoisie, il y ait cette frange d’incertitude ? Qu’est-ce que ça veut dire dans la perspective de la lutte des classes, qu’est-ce qui se joue là dans cette frange ?
  • On reprend Si tu veux le livre de Baudelot, Establet et Malemort sur la composition des classes sociales en France. Si on veut appliquer leur méthode aux infirmiers psychiatriques, on est obligé de convenir d’un autre artifice : prendre pour base le salaire en milieu de carrière. Comme dans la plupart des emplois de la fonction publique, le salaire d’un infirmier augmente progressivement, de façon très sensible, mais très lente. Ce qui fait que, si on essayait de le suivre tout au long de sa carrière, la méthode de Baudelot dirait probablement que notre infirmier part d’une condition prolétarienne pour accéder à la petite bourgeoisie s’il vieillit bien. De plus, il y a une proportion notable des infirmiers psychiatriques qui bénéficient d’une promotion avant la retraite : on compte un poste de surveillant pour sept infirmiers.
  • Dans leur bouquin, ils disent d’ailleurs que, « lorsque le salaire rémunère non la force de travail seule, mais de bons et loyaux services, il est logique que »vieillir« signifie monter » ".
  • C’est ce que je te disais : c’est plein de réflexions pertinentes comme celle-ci, mais on ne peut plus les suivre quand ils prétendent à la rigueur scientifique. La classe sociale déterminée par le salaire en milieu de carrière, je pense que ça ne veut rien dire du tout. Ce qui compte, c’est cette position intermédiaire des infirmiers psychiatriques : un pied dans le prolétariat, un autre en l’air, ils pourront le poser de l’autre côté de la barrière s’ils ne se font pas trop remarquer, s’ils rendent de bons et loyaux services... C’est très intéressant, les infirmiers psychiatriques. C’est très intéressant parce que je crois que leur condition sociale est exemplaire, il doit y avoir plusieurs autres catégories de travailleurs dans le même cas : ils sont sur l’échelon qui permet aux gens d’en dessous de se hisser dans la petite bourgeoisie. S’ils s’intègrent bien, s’ils prouvent qu’on peut leur faire confiance, ils finiront par avoir vraiment leur place à l’étage au-dessus et ils pourront y installer solidement leurs enfants. C’est extrêmement important, c’est un désir qui vous fait faire beaucoup de choses, et qui vous en fait accepter beaucoup, le désir que tes enfants aient une meilleure vie que celle que tu as eue, qu’ils aient un statut social supérieur.
  • Ça veut dire que les infirmiers psychiatriques travaillent toujours avec une carotte devant le nez : si vous tirez bien la charrette, si vous ne ruez pas trop dans les brancards, vous avez une chouette écurie qui vous attend.
  • Alors, attention de ne pas la laisser saccager, l’écurie. Les infirmiers ont un intérêt majeur à ce que la société demeure ce qu’elle est : ce n’est que Si elle perdure qu’ils pourront vraiment en goûter les fruits. D’où tout le battage qu’on fait autour de la promotion sociale. Il faut voir comment on se démène, dans les couches responsables des administrations, pour favoriser la promotion sociale - ou tout au moins pour entretenir le mythe, pour faire croire que, Si on le mérite, les portes de la promotion sociale sont toujours grandes ouvertes. En fait, elles restent à peine entrouvertes. Dans notre milieu professionnel, c’est très curieux de voir la discordance qu’il y a entre l’ampleur du tam-tam qu’on fait autour de la promotion sociale et le tout petit nombre d’infirmiers qui arrivent effectivement à en bénéficier - à part bien sûr la promotion inhérente à la carrière normale. Mais, pour changer de statut, pour devenir autre chose qu’infirmer psychiatrique, il faut faire tellement de choses et remplir tellement de conditions que ça ne peut intéresser pratiquement personne. Juste un tout petit nombre pour qu’on puisse dire : quand même, vous voyez bien que ça existe !
  • Tout ça fait partie de la stratégie de la classe dominante. Il y a une stratégie des frontières : les hordes barbares du prolétariat, il y a tout un art de les combattre sur la frontière - en les repoussant, en les achetant, en en laissant entrer quelques-uns, en entretenant d’interminables négociations, tous les moyens sont bons...
  • Et ça marche. Dans l’ensemble, les infirmiers psychiatriques, c’est un milieu éminemment conservateur. Peu importe en fin de compte si on doit les considérer comme des prolétaires ou comme des petits-bourgeois, à quelle classe sociale ils appartiennent objectivement. Ce qui compte, c’est leur position dans la lutte des classes, quels intérêts ils se trouvent amenés à servir du fait de leur position sociale. Et il me semble certain que, dans l’ensemble, en tant que groupe social, ce sont essentiellement les intérêts de la petite bourgeoisie qu’ils se trouvent amenés à servir.
  • Du moins dans la conjoncture actuelle. On peut concevoir un renversement à ce niveau, qu’ils soient amenés à servir plutôt les intérêts du prolétariat...
  • Dans la conjoncture récente, celle de ces dernières décennies - celle de ces vingt dernières années où j’ai vécu immergé dans ce milieu, c’est pour cela que je peux en parler. Mais encore davantage dans la conjoncture actuelle. En particulier du fait de l’extension du chômage, qui lie davantage encore les intérêts des infirmiers à ceux de la petite bourgeoisie. Et pour d’autres raisons aussi qu’on ne va pas tarder à aborder. Mais je veux bien insister sur cela, et le souligner déjà, il me semble qu’en ce moment les infirmiers psychiatriques font de plus en plus cause commune avec la petite bourgeoisie, et qu’il y a des raisons précises à cela. Je tiens à le dire et à le répéter parce que je vois tout autour de moi des jeunes animés d’un esprit révolutionnaire, des jeunes infirmiers, des jeunes médecins, des jeunes psychologues. Ils se cassent les dents, ils épuisent leur énergie, et ils arrivent à faire plus de dégâts qu’autre chose, parce qu’on ne fait jamais une analyse fouillée de ces problèmes-là. On ne peut mener aucune lutte sans regarder d’abord où on met les pieds. Ça me semble élémentaire et la plupart des gens paraissent l’ignorer.
  • D’après l’analyse que tu viens de faire, et pour résumer en quelque sorte, pourrait-on dire par exemple que les infirmiers psychiatriques peuvent être considérés comme une fraction marginale du prolétariat, une fraction liminaire, qui est amenée à épouser les intérêts de la petite bourgeoisie ?
  • Quelque chose comme ça, si tu veux. Mais encore une fois pas pour définir si oui ou non ils font objectivement partie du prolétariat, ce qui pour moi n’a guère de sens. Simplement parce que donner une définition comme celle-ci, une définition théorique, ça peut être intéressant dans une pratique de lutte de classes. Pour me faire mieux comprendre, je dirai qu’il ne faut pas croire qu’une définition comme celle-ci rend compte de la réalité de la chose, mais qu’elle constitue un outil théorique intéressant, et peut-être même indispensable, pour se situer dans la lutte des classes et savoir ce qu’on y fait.
  • Par exemple en amenant les infirmiers à comprendre que leurs véritables intérêts sont ceux de la classe prolétarienne et qu’en épousant ceux de la petite bourgeoisie ils ne font que renforcer la position d’une classe qui ne leur concède que des miettes et qui ne cesse de les leurrer...
  • En tant que groupe social, ou / En tant que groupe social je pense qu’ils sont absolument leurrés, manoeuvrés. Mais individuellement ils ont quelques chances substantielles de recueillir autre chose que des miettes du festin, pour leurs enfants du moins. Et ça fait incontestablement partie de la stratégie de la classe dominante, ça aussi : leur laisser réellement des chances individuelles, tout en les maintenant dans leur condition en tant que groupe.
  • Ce qui fait qu’ils peuvent difficilement déterminer leurs intérêts propres en tant que groupe. A plus forte raison s’apercevoir que ces intérêts propres sont les mêmes que ceux de la classe ouvrière...
  • Mais oui, et c’est important. C’est un groupe qui compte quand même plus de trente mille personnes en France, et qui peut peser de façon décisive sur l’évolution de la psychiatrie publique s’il prend conscience de Sa force.
  • J’ai l’impression qu’en parlant de ces problèmes de classes sociales et d’intérêts de classes on s’est un peu éloigné des problèmes plus spécifiquement psychiatriques...
  • Pas du tout. Et pour te faire saisir ici où s’articulent le politique et le psychiatrique, nous allons énoncer un mot clé : c’est celui de solidarité.
  • J’avoue ne pas saisir.
  • C’est pourtant simple. Les innombrables prolétaires alcooliques qui passent un jour ou l’autre en psychiatrie, l’immense majorité des infirmiers les traitent avec la distance

et le mépris ordinairement dus à ce genre de personnes. C’est très impressionnant et plein d’enseignements de voir que tous les efforts que tu fais pendant des années pour faire disparaître les préjugés habituels - je veux bien dire les efforts que tu fais auprès des infirmiers -, au bout du compte c’est comme Si tu pissais dans un violon. Tu peux faire appel à toutes les autorités scientifiques, démontrer l’évidence, dévoiler les ressorts parfois très apparents qui peuvent pousser un mec à boire, ça ne sert strictement à rien : les infirmiers continuent comme si rien n’était à traiter l’alcoolisme d’un point de vue moral, à culpabiliser le type, à l’enfoncer dans Sa déchéance et son ignominie, à saper toute possibilité de guérison en partant du principe que qui a bu boira, etc. Bien sûr, on te le dit pas en face quand tu es le toubib, on essaie devant toi de tenir un discours plus conforme à tes conceptions. Mais dès que tu as le dos tourné les attitudes changent, on revient àla bonne vieille morale et au bon vieux sadisme, qui comme tu sais ont toujours partie liée. Le seul moyen de faire considérer un alcoolique comme un malade, c’est de lui prescrire un traitement à base de morale et de sadisme, par exemple de le faire dégueuler à l’apomorphine. Là, tu es sûr d’être suivi, tu es sûr que les infirmiers deviennent alors de vrais techniciens, fiers comme tout de leur savoir et de leurs techniques, et ils arrivent même à penser qu’un alcoolique peut vraiment guérir. D’ailleurs, s’il ne guérit pas (et les statistiques sont claires : qu’on fasse ou non un traitement en règle, le pourcentage de buveurs qui s’arrêtent de boire après une hospitalisation est toujours le même), Si le mec ne guérit pas, on peut toujours dire que le traitement n’a pas été assez fort... Tu comprends maintenant ce que ça veut dire, le mot solidarité ?

  • Oui, je crois comprendre. Tu veux dire que, s’il existait une véritable solidarité de classe entre infirmiers et ouvriers, un infirmier ne pourrait en aucun cas consi-dérer un ouvrier alcoolique comme un coupable ou un pauvre type. Il n’établirait pas entre eux cette distance.
  • Cette distance parfaitement factice, imaginaire. Et qui empêche évidemment de comprendre quoi que ce soit à l’alcoolisme. En particulier tout ce qui relève de la condition ouvrière, à l’usine et ailleurs.
  • Encore une fois, c’est affligeant ce que tu dis là.
  • Tout à fait. Tu peux pas savoir comme ça fait du bien quand tu tombes sur un infirmier qui sort de ce modèle-là, qui considère le buveur comme un copain et qui du coup comprend des tas de choses. C’est très impressionnant quand tu découvres un infirmier comme ça, un type vraiment du peuple et qui te brosse de son copain alcoolique un tableau tout neuf, d’une fraîcheur et d’une évidence qui te pètent à la gueule. Parce que tu as beau voir où est le problème et faire des efforts méritoires, pour un intellectuel bourgeois qui n’a jamais vécu la condition prolétarienne c’est pas du tout facile d’appréhender les choses de cette façon-là. Et je t’assure que ça t’en fout un coup quand un type du métier évolue avec aisance à ce niveau-là, qu’il t’entretient du buveur non pas comme d’un individu d’une espèce à part, mais comme d’un autre lui-même. Un copain qui a mal tourné peut-être, mais quand on est du peuple on est bien placé pour savoir que ça peut arriver à tout le monde. Et puis c’est pas forcément une catastrophe : Si on arrive à se mettre à quelques-uns pour l’épauler, ça pourrait lui donner le courage de s’en sortir. Ça serait pas la première fois qu’on voit ça, après tout... (...)

Pages 75 et suivantes ...

  • Après la guerre, il y a eu en France un grand mouvement pour insuffler un peu de vie dans ces espèces de camps de la mort qu’étaient les asiles. C’est cette deuxième révolution dont je t’ai parlé, celle qui portait la critique et le changement au pôle sociologique de la psychiatrie. Dans un sens, c’est même dommage qu’on ait découvert si tôt les médicaments psychotropes, ça a ramené l’intérêt et l’énergie à l’autre pôle, le pôle médical. Autrement, c’était bien parti pour une critique en profondeur du système asilaire, et ça aurait pu mener assez loin. On ne peut pas savoir ce qui se serait passé, bien sûr, mais on peut quand même supposer que, si on n’avait introduit les médicaments que dix ans plus tard, cette critique sociologique, donc politique, n’aurait pas été à demi étouffée comme cela s’est passé alors. Encore une fois, je ne condamne pas l’usage des neuroleptiques, mais il faut bien constater qu’ils ont servi de cheval de bataille à ce qu’il y a de plus réac et de plus mystifiant dans la psychiatrie française. C’est peut-être un peu ce qui explique aussi le discrédit dont ils souffrent aujourd’hui auprès des gens de gauche.
  • Cette révolution avortée...
  • Je voudrais pas laisser croire qu’elle a avorté uniquement à cauwe des neuroleptiques. Il y avait bien d’autres façons de la désamorcer. En gros, tu vois, susciter une véritable vie sociale à l’intérieur des hôpitaux psychiatrique, ça voulait dire trois choses : travail, loisirs et lieux de parole. C’est à cette époque-là qu’on s’est mis a ouvrir ce qu’on a appelé pompeusement des ateliers d’ergothérapie, qu’on a créé des équipes sportives, des chorales, des troupes de théâtre. On s’est mis à organiser des kermesses. Les plus audacieux, comme Tosquelles à Saint-Alban, ont institué un système coopératif où les malades devaient gérer eux-mêmes leurs ateliers et en répartir les bénéfices. Tout ça paraît parfois un peu cucul maintenant : ça fait patronage ou coopérative scolaire, mais il faut penser à ce que ça représentait à l’époque, c’était vraiment une transformation en profondeur des habitudes et des mentalités. Et d’ailleurs ça s’est pas fait sans mal, les résistances étaient terribles, partout. C’est cela qui a justifié l’intervention des C. E. M. E. A. C’est ce que Daumézon avait compris tout de suite : pour transformer la vie sociale dans les asiles, il fallait d’abord entraîner les infirmiers. il a sûrement été un des premiers à mesurer clairement toute l’importance des infirmiers à l’hôpital psychiatrique. Il avait d’ailleurs écrit sa thèse de médecine sur ce sujet : le personnel infirmier des hôpitaux psychiatriques, en 1938, il me semble.
  • Qu’est-ce que c’était donc, alors, ces stages des C.E.M.E.A.?
  • C’est facile à imaginer. On s’adressait à des infirmiers qui travaillaient pour la plupart dans des asiles vraiment horribles, des centaines de malades entassés à rien foutre. Alors on leur suggérait des choses très simples, aux infirmiers : présenter un repas de façon un peu familiale, aménager un coin salon dans une grande salle, avec des magazines et un vase de fleurs. Et puis, bien sûr, tout le petit artisanat domestique qui est maintenant passé dans le domaine public et qu’on pratique dans tous les centres sociaux : le raphia, le rotin, la feutrine, un peu plus tard les émaux sur cuivre... Par la suite, ça s’est tellement banalisé qu’on a inventé le terme de raphiathérapie pour s’en moquer. Mais encore une fois il faut essayer de se mettre dans la peau des gens qui vivaient ça à l’époque. Quand une vieille schizo te tendait avec un demi-recul sa première poupée en raphia, en cherchant à lire dans ton regard ce que tu en pensais, une vieille schizo emmurée depuis vingt ans dans son silence, tu comprends que c’était vachement émouvant, et les infirmiers qui ont vécu ça, il y en a encore qui en parlent comme de leur bataille de Verdun si par hasard ils trouvent quelqu’un qui les écoute avec un peu de sympathie et d’intérêt. Je ne sais pas si j’arrive a faire passer ce que je ressens là, mais des gens qui par ailleurs ont eu une vie très terne et monotone comme la plupart des vies et qui tout à coup découvraient des possibilités qu’ils n’auraient jamais soupçonnées, qui vérifiaient une fois rentrés dans leurs hostos que ce qu’on leur apprenait au stage c’était vraiment valable, et qu’après ça ils ne pouvaient plus voir leurs malades comme avant, c’était pour eux quelque chose de bouleversant, une espèce de révélation, et ils conservaient une admiration et une gratitude sans bornes pour les médecins et les instructeurs qui leur avaient ouvert les yeux. Ça a été pour eux la grande oeuvre de leur vie, ils ont eu pendant quelques années le sentiment d’être engagés dans une grande lutte collective, coude à coude avec quelques dizaines de collègues militants dispersés à travers la France. Et puis l’élan s’est fané, les conquêtes si difficilement acquises se sont figées dans la routine et l’ennui, les ateliers d’ergothérapie et les clubs sont presque partout devenus des mécaniques bureaucratiques aux mains de quelques personnes avides d’exercer un semblant de pouvoir... Voilà en gros l’histoire de cette vague d’assaut d’après la Libération - une histoire assez triste, il me semble.
  • Ces stages C. E. M. E. A., tu y as participé, toi ?
  • Plus tard, oui. A partir de 58 ou 59, je ne sais plus bien. Ça existait déjà depuis une dizaine d’années et ça avait déjà pas mal évolué. On y faisait un peu plus de théorie, on y apprenait des choses plus ambitieuses. Mais ça restait encore assez pédagogique, avec des exposés - en général par des médecins - et des gens qui prenaient des notes. Assez peu de discussions où les stagiaires pouvaient s’exprimer, contester, explorer un problème. Mais, tel quel ; ça répondait sûrement à un besoin profond : les stagiaires venaient en majorité de services complètement archaïques, et ils venaient au stage pour découvrir ce qui se faisait ailleurs, pour s’imprégner des idées et des méthodes de ces pionniers de l’époque dont ils avaient tout juste entendu parler. Puis Germaine Le Guillant et Daumézon ont fondé une revue qui existe toujours, ils l’ont appelée Vie sociale et Traitements. Un titre-manifeste, en quelque sorte. C’était pour prolonger les stages, pour étendre l’influence du mou-vement. Ça a eu un rôle capital, très important dans l’histoire de la psychiatrie française contemporaine.
  • Tu es arrivé là en 58-59. Et qu’est-ce que c’est devenu par la suite ?
  • Ça a beaucoup évolué. Mais dès le début il y avait quelque chose d’essentiel dans les stages, qui était un principe tout à fait conscient et explicite, et tout ce qui s’est passé par la suite n’a été en somme que le développement et la radicalisation de ce principe. Les stages ont toujours eu lieu en internat. Ça durait huit ou neuf jours où les stagiaires étaient à peu près coupés du monde. Tu vois, ça se passait en général dans des colonies de vacances, en pleine campagne. Je me souviens d’un qu’on a fait dans la montagne au-dessus de Lodève, c’était vraiment le bled intégral. Les quarante gaziers qui passaient neuf jours là-dedans, tu comprends, eh bien, c’était en raccourci l’expérience de la vie asilaire. Et tout au long du stage on s’efforçait de pousser cette identification : ici vous vivez un peu ce que vivent les malades dans vos institutions, avec les sévices et les punitions en moins, toutefois. Alors essayez de vous mettre un peu dans leur peau et réfléchissons à partir de ça sur ce qu’on peut faire. C’était très efficace. Tellement efficace même qu’il y avait toujours un ou deux stagiaires, dans chaque stage, qui tombaient réellement malades et qui décompensaient, comme on dit, salement. Y’en avait toujours un ou deux qu’il fallait ramasser à la petite cuillère. Je crois que j’ai été un des premiers à essayer de comprendre ce phénomène, et quelques autres aussi qui étaient concomitants - en somme toute la violente dynamique affective qui travaillait cette collectivité, ces quarante personnes qui vivaient les unes sur les autres pendant neuf jours presque complètement coupées du monde. J’ai dû utiliser alors les éléments d’analyse institutionnelle sur lesquels on travaillait à Saint-Aiban avec Tosquelles. Ça s’inscrivait à l’époque dans une démarche assez dialectique, je crois, c’était sans doute vers ce temps-là qu’on étudiait le bouquin de Sartre. En tout cas ça collait drôlement bien avec les stages C. E. M. E. A. qui étaient en un sens un objet d’étude très limité, beaucoup plus facile à saisir dans son entier qu’un hôpital psychiatrique. Toujours est-il que j’étais assez content du travail que j’avais fait, et c’est à partir de là qu’on a de plus en plus poussé les stages dans un sens antipédagogique. Je veux dire par là que, si les gens apprenaient quelque chose, ce n’était pas un savoir qui leur avait été transmis par quelqu’un qui savait déjà. Tout le sens de ce qu’on a essayé de faire pendant plus de dix ans, c’était au contraire que les stagiaires fassent une expérience personnelle et en tirent éventuellement un enseignement - de surcroît, comme disent de la guérison les psychanalystes.
  • Ça n’a pas dû être facile, ça a dû susciter pas mal de résistances ?
  • Évidemment, c’est pas les résistances qui ont manqué. Il y a des médecins et nes directeurs qui ont interdit à leurs infirmiers de venir dans ces stages, ils ont dit qu’ils étaient complètement perturbés quand ils rentraient et qu’on ne pouvait pas les laisser se risquer dans des aventures pareilles. Comme si les infirmiers étaient des gamins qu’il fallait protéger contre leur inconscience ! Tu comprends bien que ceux qui venaient aux stages, ils en avaient entendu parler par ceux qui les avaient précédés et ils savaient parfaitement à quoi s’en tenir, ils venaient en connaissance de cause. C’est vrai, remarque, qu’il y en avait pas mal qui étaient effectivement perturbés en rentrant, mais c’était plutôt de retrouver la triste réalité qu’ils avaient un peu oubliée pendant neuf jours, et qu’il allait falloir à nouveau se la farcir pendant leur putain d’existence. Après ce qu’ils venaient de vivre au stage, évidemment, tout ce qu’ils retrouvaient en rentrant leur paraissait mortel et invivable. Et le plus dur c’est que les autres pouvaient difficile-ment comprendre, il y avait une espèce de déphasage qui faisait que c’était pratiquement impossible de faire saisir ce qui s’était passé durant ces neuf jours.
  • Et du côté des C. E. M. E. A. eux-mêmes, comment ça a été pris, vos stages ? C’est quand même un mouvement pédagogique, les C. E. M. E. A.?
  • Bien sûr qu’il y a eu des résistances. Bien sûr que c’est un mouvement pédagogique, où il y a pas mal de gens qui se bardent de pédagogie pour traverser l’existence sans avoir trop peur, comme dans tous les milieux enseignants. Mais, dans l’ensemble, je croîs que ce qu’on a fait a surtout provoqué des remous en dehors de nos stages, chez ceux qui ne pouvaient qu’imaginer ce qui s’y passait et qui n’en jugeaient qu’indirectement. Les instructeurs des centres qui y sont passés - les instructeurs, c’est le terme en usage aux C. E. M. E. A. - ont presque tous été conquis, et certains d’entre eux ont été nos meilleurs avocats lorsqu’il a fallu défendre notre forme de travail au sein de l’association. Et ces mecs là étaient pourtant issus du milieu enseignant eux aussi. Comme quoi il y a des handicaps qui ne sont pas irrémédiables. Par contre, il y en a qui commencent à nous faire chier depuis quelque temps, c’est les types qui viennent faire de l’agit-prop dans les stages et les regroupements. Maintenant, tu as cette nouvelle race de pédagogues qui débarquent, et c’est même pas des enseignants professionnels mais des infirmiers et des psychologues, parfois même des toubibs. C’est encore de ces mecs qui s’imaginent que s’ils n’apportent pas leurs lumières les gens vont automatiquement penser de travers, et le résultat c’est qu’à force de s’entendre faire la leçon les autres finissent par en avoir ras le bol et deviennent allergiques à toute réflexion politique. Les gens qui possèdent la Vérité, mon vieux, mais qu’est-ce qu’il pourrait faire pour qu’ils se la gardent et qu’ils se sentent pas obligés de venir l’imposer aux autres ? Moi, je suis resté obstinément très psychanalyste à cet égard. Je continue à penser que le savoir que les infirmiers ont à maîtriser, c’est eux seuls qui peuvent le découvrir et le formuler. Et que, s’ils ont une vérité à regarder en face, c’est dans leur expérience propre qu’ils la verront apparaître et pas ailleurs. A nous simplement de leur fournir l’occasion de mener cette tâche à bien. Tout le problème est là, parce que de l’autre côté, du côté de tous ceux qui ont leur vérité à imposer, on fait évidemment tout ce qu’on peut pour qu’il n’y ait jamais de telles occasions. C’est une des constantes de notre travail, un des drames qu’on vit quotidiennement, que tout ce qu’on fait pour que les gens arrivent enfin à penser un peu par eux-mêmes, et pas seulement les infirmiers, ça se heurte sans arrêt aux compulsions pédagogiques des uns ou des autres. Je crois qu’on ne dénoncera jamais assez cette peste. A classer parmi les fléaux sociaux : la tuberculose, l’alcoolisme, les maladies vénériennes et la compulsion pédagogique.
  • C’est pas la peine de t’énerver...
  • Je m’énerve pas. Mais que ceux qui sont possédés par cette passion la fassent jouer dans le bon sens, qu’ils fassent de la pédagogie là où c’est vraiment utile - c’est pas les domaines qui manquent. Mais pas pour empêcher les autres de penser par eux-mêmes, pas pour venir obturer l’émergence d’un savoir qui ne demande qu’à se formuler...

Et, le plus triste, c’est que cette passion se rencontre aussi chez des gens très bien et que c’est vachement difficile à extirper. J’ai un de mes meilleurs amis, un des psychiatres les plus éminents de notre temps de l’avis général, il lui est arrivé de venir deux ou trois fois dans nos stages. Toutes les fois c’était le même scénario : au bout d’une demi-heure de discussion, il ne pouvait pas s’empêcher de faire un petit cours aux infirmiers. Et, comme ce qu’il disait était toujours très intéressant, plus personne ne soufflait mot. Après ça, je lui faisais remarquer qu’il avait encore succombé à son démon pédagogique et il était navré, c’était bien évident que si on n’avait pas fait un cours aux infirmiers ils auraient fini par découvrir par eux-mêmes ce qu’il leur avait dît. Ça aurait été un peu plus long, mais ça aurait sûrement été beaucoup plus profitable pour eux.que ça ne fait brouiller les cartes

  • Et psychiatrisé, pour toi, ça veut dire quoi ?
  • Ça veut dire qu’à l’hôpital tu es défini comme malade par opposition aux autres qui sont là et qui sont définis comme normaux, non malades. Psychiatrisé, c’est un des termes d’un rapport, ça ne veut rien dire indépendamment de ce rapport.
  • Si je comprends bien, alors, les pensionnaires de ton foyer sont dépsychiatrisés dans le sens où une fois au foyer ils ne se trouvent plus pris dans ce rapport comme à l’hôpi-tal psychiatrique ?
  • C’est cela même. Ce qui veut dire que tout est fonction du personnel du foyer. Si dans une boîte comme celle-ci tu mets un personnel de type hospitalier, qui considère les pensionnaires comme des malades qu’il faut guérir et réadapter, alors c’est foutu, autant laisser les gens à l’hosto. Cela dit, même si le foyer est dépsychiatrîsé, comme on dit, même Si au foyer on a réussi à créer une espèce d’asepsie à cet égard, ça suffit pas pour dépsychiatriser tout le problème. Les mecs du foyer vont travailler à l’extérieur, ils revoient des amis, des gens de leur famille, ils ont des contacts avec les commerçants du quartier, les bistrots par exemple. Tout ce monde-là n’a pas forcément dépsychiatrisé son attitude à l’égard desdits malades mentaux. La psychiatrisation n’est pas propre à l’asile, elle est partout. C’est pour ça qu’on a encore besoin d’enclaves, de vacuoles, de lieux un peu aseptisés pour permettre à certaines personnes de se reprendre, de se retrouver, de faire leur cure de dépsychiatrisation.
  • Je vois ce que tu veux dire. Pour un peu, on parlerait de lieux d’asile, mais ça pourrait donner lieu à des qui-proquos...
  • C’est ce qu’ont fait ces cinéastes anglais qui ont tourné un film sur une communauté antipsychiatrique - une autre variété de ces vacuoles, en quelque sorte. Ils ont appelé ça Asylum, histoire de se marrer...
  • En somme, on peut presque dire que tes mecs du foyer, ce dont ils ont à se guérir, c’est de la psychiatrie. C’est la psychiatrie, leur véritable maladie.
  • C’est pas tout à fait ça. C’est important de bien préciser parce que, ce que tu viens de dire là, excuse-moi, c’est un des clichés qu’on entend un peu partout aujourd’hui, une idée toute faite qui tient lieu d’analyse et de réflexion pour beaucoup de gens. C’est d’ailleurs un phénomène extrêmement curieux et bien sûr fort instructif de voir qu’il est apparu à gauche une contestation de la psychiatrie qui reprend exactement les mêmes poncifs qu’on entendait aupa-ravant chez les petits-bourgeois bornés et réactionnaires. Ce que tu viens de dire en est un exemple, tout au moins par une façon dont on pourrait l’entendre. C’est encore très courant d’entendre dire que c’est les psychiatres qui rendent les gens malades. Par exemple une femme obsessionnelle, qui a fait plusieurs dépressions graves et qui a entrepris une psychothérapie analytique, tu as des couillons pour se foutre d’elle et lui dire : c’est les psychiatres qui vous ont rendue malade, laissez tomber tout ça et vivez sans penser à toutes vos histoires ! Effectivement, Si une femme obsessionnelle cesse de penser à ses histoires, il n’y a plus de problème. Le problème, c’est justement qu’elle ne peut pas s’empêcher d’y penser, et ce problème4à, c’est pas les psychiatres qui l’ont fabriqué. En fait, le type qui tient des propos aussi légers, ça veut dire en général qu’il a réussi à surmonter ses propres difficultés en niant purement et simplement qu’il existe des problèmes névrotiques. C’est son affaire, et on ne peut que s’en réjouir pour lui. L’ennui, c’est que tous les gens de ce type que je connais se comportent de la même façon. Sans doute que ça continue à les travailler d’une façon ou d’une autre, parce qu’ils ne perdent jamais une occasion de traiter les psychiatres de charlatans, en bloc, et de tenir des discours dogmatiques sur la psychiatrie à laquelle ils sont si fiers de n’avoir jamais eu affaire. C’est quand même bizarre la passion qu’ils porbint à quelque chose qui ne les a jamais concernés, non ? Et puis surtout ils n’arrêtent pas de se donner en exemple, et, quand ils tombent sur un malheureux qui se démerde plutôt mal avec ses pro-blèmes de psychiatrie, ils s’arrangent pour l’enfoncer sous prétexte de lui donner de bons conseils. Ils le traitent de très haut avec une ironie pleine de pitié et de mépris : pauvre andouille qui se laisse avoir, va. Eux, n’est-ce pas, il y a longtemps qu’ils ont vu clair, on ne les aura pas comme ça... Tu vois où je veux en venir ? Ces mecs-là, ce qu’ils cherchent, c’est des repoussoirs, de pauvres victimes de la psychiatrie qui leur permettent de s’affirmer à bon compte en opposition, de se conforter dans l’idée qu’ils sont, eux, à l’opposé de ces pauvres victimes... C’est exactement la même chose que le rapport dont je ne cesse de parler, ce que j’appelle le rapport asilaire. Si tu as fait un tant soit peu de maths, tu sais que ce qui compte dans un rapport c’est la relation entre les termes : les termes eux-mêmes, tu peux les faire varier de trente-six façons. Si la relation entre eux reste la même, le rapport demeure. C’est pourquoi le rapport asilaire, on peut le retrouver partout aussi bien qu’à l’asile, et on continue même à en produire des formes qui n’exis-taient pas jusqu a présent. C’est ainsi qu’il y a des formes de contestation de la psychiatrie qui reproduisent exacte-ment ce rapport, le rapport sur lequel est fondée la pire des psychiatries... Il y a un collègue que j’aime assez, le docteur Trillat, il écrit des choses très fines et très documentées. Il a un terme très bon pour ça : il parle de poujadisme psychia-trique. Le poujadisme, tu sais, c’est aussi une forme de contestation... (...)

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