« Lentement, se mirent en route vers un autre monde, à quatre heures d’un matin d’hiver, d’autres jambes...
On ne casse pas d’œufs sans faire d’omelette — C’est ce qu’on dit aux œufs. »Randall Jarrell, Une guerre
Depuis la défaite de l’Allemagne nazie, le mot « totalitarisme » est le plus souvent identifié à « communisme », et s’y opposer est devenu de plus en plus populaire. Une popularité suspecte car elle se manifeste dans un pays où n’existe aucun risque de mouvement totalitaire, et pour lequel la menace totalitaire est presque exclusivement une question, la plus grave, de politique étrangère. Elle est encore plus suspecte à un moment où les autorités officielles — département d’État ou FBI — sont parfaitement conscientes de ses implications à l’extérieur comme à l’intérieur. Ceci ne peut et ne doit dispenser les intellectuels de tenter de comprendre le mieux possible la nature des régimes totalitaires et les causes des mouvements qui les ont portés au pouvoir. Pourtant, le fait même que les instances officielles soient parfaitement informées semble conférer un aspect superflu aux condamnations nées d’une pure volonté d’opposition, et aux louanges simultanées souvent mal exprimées de la « démocratie » qui les accompagnent. Il est étrange d’observer comment une génération entière, dont les membres s’étaient jetés tête baissée contre les murs les plus solides et les plus inébranlables de la société, dépense aujourd’hui son énergie à enfoncer des portes ouvertes ; et non contente comme le font d’autres citoyens de supporter en silence leur gouvernement, lutte pour conférer encore plus de pouvoir aux puissances établies comme si ces dernières étaient menacées par une conspiration interne, qui pourtant, refuse obstinément de se matérialiser.
La seule raison expliquant cet étrange comportement est que ces membres conçoivent, indépendamment de l’existence du totalitarisme dans un pays quelconque, que le totalitarisme en soi est la question politique fondamentale de notre époque. Et il est malheureusement vrai que ce pays qui, par bien des points, ressemble à une île heureuse dans un monde secoué de convulsions, serait encore plus isolé spirituellement sans cet « anti-totalitarisme » — alors que l’insistance de nos champions à souligner le bonheur incomparable de cette île heureuse ne constitue pas le meilleur moyen d’établir des ponts avec l’extérieur. Déclarer que le totalitarisme est la question politique fondamentale de notre époque n’a de sens que s’il est admis que tous les autres maux qui ont frappé ce siècle finissent par se cristalliser dans ce mal suprême et radical que nous appelons régime totalitaire. Tous ces autres maux, sans doute, sont de moindres maux comparés au totalitarisme : qu’ils soient tyrannies ou dictatures, ou misère et exploitation honteuse de l’homme par l’homme, ou oppression impérialiste de peuples étrangers, ou corruption et bureaucratisation de gouvernements démocratiques. Cependant ce constat est dénué de sens, parce qu’il pourrait très bien s’appliquer à l’ensemble des maux de notre histoire. Les problèmes commencent lorsqu’on déclare qu’aucun « moindre » mal ne vaut la peine qu’on le combatte. Certains anti-totalitaires sont même allés jusqu’à louer certains « moindres » maux parce que l’époque relativement proche où ces maux dominaient un monde encore ignorant du pire de tous les maux peut, en comparaison, être qualifiée de « bons vieux jours ». Pourtant de nombreuses preuves historiques et politiques montrent clairement qu’une relation intime existe entre ces moindres maux et le mal absolu. Si l’absence de patrie, le déracinement, et la désintégration des institutions politiques et des classes sociales ne produit pas directement le totalitarisme, ils engendrent tout au moins les ingrédients qui sont à l’origine de sa formation. Même les tyrans et les despotes ancien style sont devenus plus dangereux depuis que les dictateurs totalitaires leur ont enseigné des techniques nouvelles et insoupçonnées pour s’emparer du pouvoir et le conserver. La conclusion naturelle qu’impose une analyse pénétrante d’un siècle menacé par le plus grand de tous les maux devrait conduire au rejet radical du concept même du moindre mal en politique, car loin de nous protéger des plus grands, les moindres maux nous ont conduits invariablement vers eux. Le risque majeur que nous courons en reconnaissant le totalitarisme comme la malédiction du siècle est d’en être obsédé au point de devenir aveugles aux nombreux moindres maux — et pas tellement moindres — dont l’enfer est pavé.
Une des raisons mineures qui freinent l’adoption de cette conclusion est qu’elle s’oppose à une attitude encore plus naturelle : le refus de la réalité et des réels désagréments de la lutte politique. Il est plus agréable, moins ennuyeux, voire plus flatteur pour soi, vivant dans ce siècle, d’être un ennemi de Staline à Moscou qu’un adversaire de Joseph McCarthy à Washington. Mais une des raisons majeures est liée au rôle joué par les ex-communistes qui ont récemment pris parti contre le totalitarisme et l’ont transformé, tantôt pour d’excellents motifs politiques, tantôt pour des raisons biographiques non moins valables, en un combat contre Staline. Les raisons qui leur ont conféré une telle notoriété dans notre lutte commune pourraient paraître excellentes. Qui connaît mieux les méthodes et les buts de l’ennemi que ceux qui viennent juste d’échapper au camp ennemi ? (Il est vrai que lorsque nous combattions encore le totalitarisme sous la forme du nazisme, nous ne cherchions pas à être dirigés par des ex-nazis ; d’ailleurs à l’époque, ils n’y en avait pas, et il est difficile aujourd’hui d’imaginer comment nous les aurions reçus s’il y en avait eu. Raushning était un cas à part ; il avait été nazi par erreur, et personne n’eut jamais vraiment confiance en Otto Strasser [1].) Cette connaissance, cependant, est de moins en moins le monopole de quelques initiés ; les moyens techniques de l’organisation totalitaire sont peut-être compliqués et difficiles à assimiler, mais certainement pas mystérieux. En outre, ce qui n’est pas certain, c’est que ces ex-communistes soient informés de nos propres méthodes et de nos propres buts.
Il existe une autre raison, peut-être moins plausible, de réintégrer des ex-membres des mouvements totalitaires dans la vie politique et culturelle du monde non-totalitaire, mais — et ceci éclaire véritablement la situation actuelle — elle n’est presque jamais mise en avant, surtout par les partis directement concernés. Ces gens, après tout, ont prouvé en prenant une décision qu’ils considèrent aujourd’hui comme la pire erreur de leur vie, qu’ils étaient peut-être plus profondément affectés par la malédiction fondamentale de ce siècle que les philistins béatement heureux qui les entourent. Ces mêmes choses qui, nous le savons désormais, ont mené à une catastrophe irrémédiable, les ont séduits à un certain moment, comme elles séduisent encore, non seulement les masses ignorantes, mais de nombreux intellectuels de par le monde. Cela n’est vrai que d’un certain type de communistes, les « révolutionnaires » plutôt que les « apparatchiks », et ce devrait être aussi vrai de certains anciens nazis, éventuellement. Ayant quitté ou fui l’univers totalitaire (pour nous il y a peu de différence entre un univers représenté par un gouvernement établi ou par un mouvement cherchant à conquérir le pouvoir), ces ex-révolutionnaires semblent avoir un avantage indiscutable sur tous ceux qui n’ont jamais quitté les enceintes prétentieuses et confortables des cénacles traditionnels, qui n’ont jamais douté des valeurs d’un monde dont les institutions sont presque partout minées de l’intérieur. L’avantage n’existe, cependant, que s’ils se détournent consciemment de la « cause » dans laquelle ils ont autrefois cru, sans exclure les conditions pré-totalitaires qui ont finalement conduit à l’émergence du totalitarisme et de son idéologie. Ce même avantage serait illusoire s’ils avaient oublié entre-temps pourquoi ils ont eu un jour le courage d’abandonner les conforts spirituels d’un libéralisme respectable, ou du conservatisme, ou encore du socialisme pour se rebeller contre des conditions politiques et sociales qui étaient à la fois dissimulées et représentées par des idéologies sorties tout droit du XIXe siècle.
L’ennui, c’est qu’il s’agit rarement d’un acte de courage conscient. Parmi les récents transfuges de partis communistes, beaucoup sont ceux pour qui le mouvement ne représentait guère plus qu’une organisation puissante entre d’autres au sein desquelles ils pouvaient encore faire carrière. Là se rencontrent tous les petits espions soviétiques repentis et arrogants, ou agents de la Guépéou devenus « informateurs professionnels », comme les a récemment décrits Joseph Alsop, « dans un langage simple et brutal » dans Commonwealth. Le métier est devenu un peu trop dangereux ; ils cherchent de nouveaux maîtres et sont déçus lorsque les démocraties refusent de croire en leur influence passée et de les aider à acquérir une nouvelle importance. Ce problème n’aurait jamais dû exister, et la popularité inévitable de la formule « j’étais aussi un communiste », comme de tout ce qui est nouveau, en est moins la cause que l’incroyable absence de discrimination de la part d’importantes fractions des milieux politiques responsables. Les seuls ex-communistes respectables sont ceux qui se tenaient à l’écart de l’appareil d’espionnage officiel, et méprisaient les délateurs des « déviants » de la ligne du parti, ces honnêtes gens tentant ainsi de libérer leur conscience. La confusion actuelle aurait pu être évitée si quelques-uns de ces respectables ex-communistes n’étaient pas tombés dans une solidarité mal inspirée au risque d’être confondus avec des personnages moins respectables qui, pour des raisons différentes, avaient quitté le parti à la même époque.
C’est pourtant davantage que l’imprudence ou le besoin de camaraderie qui explique la fâcheuse situation actuelle. Ces ex-communistes, quelle qu’ait été leur carrière au sein du parti et quelle que soit la date de leur rupture, se retrouvent tous aujourd’hui dans une position inconfortable : l’obligation d’expliquer à leurs amis anti-totalitaires pourquoi ils n’ont pas rompu plus tôt. Et en proie eux-mêmes à la mauvaise conscience, ils se montrent volontiers amers envers leurs anciens collègues qui ont tenu un peu plus longtemps. Cette intolérance irrite particulièrement lorsqu’elle est dirigée contre des gens qui n’ont jamais été membres du parti, mais pour une raison ou une autre, parfois excellente, ont manifesté une certaine sympathie pour ce qu’ils pensaient encore être la « grande expérience de la Russie soviétique », même quand ces ex-communistes avaient déjà poussé leurs premiers cris d’alarme. Parmi ces sympathisants, il y en a peu que l’on puisse qualifier de compagnons de route au sens strict. Loin d’avoir été impliqués dans une quelconque « conspiration », ils étaient plus ou moins conscients de la gravité de la situation politique au plan international en général, et par conséquent, des possibilités objectives et positives de la révolution d’Octobre. Pourtant ils manquaient d’information sur les évolutions récentes et complexes intervenues à l’intérieur de l’Union soviétique, et sur l’histoire encore plus complexe des partis communistes.
Ce que les ex-communistes ne mentionnent guère aujourd’hui, et qui probablement trouble leur conscience encore plus que le reste, c’est qu’il y a eu quelque chose de vicié dans le parti dès le début. La dénonciation de ce « vice » ne vint pas du monde « normal » non communiste mais de Rosa Luxemburg qui, très tôt, protesta et mit en garde contre la suppression de la démocratie interne dans le parti. Il faut noter et se souvenir qu’il n’y avait nul besoin de se rapporter aux règles de la société « normale » — règles qu’un parti révolutionnaire ne peut naturellement pas accepter aveuglément — pour y détecter dès le départ les premiers signes non pas de totalitarisme, mais de tyrannie ; il suffisait pour cela de considérer le passé révolutionnaire du parti lui-même. Les choses empirèrent juste après la mort de Lénine, jusqu’à devenir franchement intolérables pour quiconque aimait la liberté, avant même que Staline n’ait liquidé les déviations de droite ou de gauche dans les années 30. Ces faits n’étaient connus que des membres du parti ou de quelques très proches compagnons de route, mais pratiquement jamais de l’extérieur. D’un point de vue moral, mais pas uniquement, on peut dire que c’est toujours le fantôme de Rosa Luxemburg qui hante les consciences des ex-communistes de l’ancienne génération.
En tout cas, il est certain qu’à partir des années 30, on ne put débattre de l’appartenance au parti communiste uniquement sur un plan politique ou révolutionnaire. Elle devint une question affectant l’intégrité morale et la vie privée de chaque individu. Avec le recul, il est facile de déterminer précisément quand ; mais en bonne justice, il faut admettre qu’il n’était pas aisé de porter un jugement sur la situation à cette époque. La moralité et les comportements de la multitude des groupes et factions constituant les partis communistes, ceux qui s’opposaient à Staline comme ceux qui le soutenaient, s’étaient dégradés depuis les premiers avertissements de Rosa Luxemburg au point que la trahison sous toutes ses formes y était devenue monnaie courante. Staline, cependant, avait introduit sa nouvelle ligne du parti sans fanfare, et même si les changements apportés devaient avoir d’énormes conséquences en pratique, ils semblaient mineurs dans leur formulation et en termes de théorie, termes dans lesquels ces gens, précisément, à cause de la déformation scolastique de toute théorie de parti, pouvaient penser et trouver leur voie.
Et avec l’avantage du recul, à nouveau, il est facile aujourd’hui de formuler ce que Staline a accompli : il a transformé le vieil adage politique et révolutionnaire passé dans le langage populaire : « On ne fait pas d’omelette sans casser des œufs », en véritable dogme : « On ne casse pas d’œufs sans faire d’omelette. » Ce fut, en fait, la conséquence pratique de l’unique contribution de Staline à la théorie socialiste. Réinterprétant la doctrine marxiste, il proclamait que « l’État socialiste » devait tout d’abord devenir plus fort, toujours plus fort, jusqu’à ce que soudainement, dans un avenir lointain, il « se délite » — comme si casser des œufs et les casser sans cesse devait soudainement et automatiquement produire l’omelette attendue.
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