Le coup d’Etat feutré

lundi 15 juin 2009
par  LieuxCommuns

Le texte qui suit vous intéressera sans doute. Son auteur est Simon Johnson qui fut brièvement économiste-en-chef du Fonds Monétaire International. Mr Johnson qui est aujourd’hui professeur au MIT fait dans « Le coup d’Etat feutré » une analyse de la situation présente en termes de rapports entre gouvernements et oligarques.

Selon lui, des crises du type de celle qui emporte en ce moment le monde et qui, non seulement nous vient des États–Unis, mais est entretenue par eux, le FMI aurait proposé de les résoudre dans d’autres pays où elles auraient pu éclater en exigeant des autorités en place qu’elles cassent provisoirement les oligarques proches du pouvoir, à la suite de quoi le FMI aurait accordé à ces pays un prêt qui leur permettrait de se refaire une santé. Cette approche, dit Johnson, ne pourra pas être répétée aux États–Unis et ceci pour deux raisons. La première, c’est qu’il faudrait un prêt beaucoup plus gros que ceux que le FMI a la capacité d’accorder. La seconde, c’est que l’Amérique ne pourra pas couper les ailes de quelques-uns de ses oligarques, parce que – et c’est là l’une des originalités de ce pays que je caractérise généralement en parlant de lui comme d’une « nation prise en otage par sa Chambre de Commerce » – parce que, dit Johnson, aux États–Unis, l’oligarchie est au pouvoir.

Paul

Copyright The Atlantic.

La crise a mis à nu bien des vérités déplaisantes au sujet des Etats-Unis. L’une des plus inquiétantes, dit un ancien économiste en chef du Fonds Monétaire International, est que l’industrie financière a effectivement mis la main sur notre gouvernement - une situation plus classique sur un marché émergent, et qui est au centre de bien des crises des marchés émergents. Si l’équipe du FMI pouvait parler librement des Etats-Unis, elle nous dirait ce qu’elle dit à tous les pays dans cette situation : le rétablissement ne peut réussir qu’à la condition de briser l’oligarchie financière qui bloque la réforme indispensable. Et si nous voulons éviter une vraie dépression, le temps nous manque.

par Simon Johnson.

Le coup d’Etat feutré

I. Une chose que l’on apprend relativement rapidement lorsque l’on travaille au Fond Monétaire International, c’est que personne n’est jamais très heureux de vous voir. Habituellement vos “clients” vous appellent seulement après que le capital privé les a abandonnés, après que les partenaires du commerce régional ont échoué à leur jeter une bouée de sauvetage suffisante, après que les tentatives de dernier recours pour emprunter à des amis puissants comme la Chine ou l’Union européenne sont tombées à l’eau. Vous n’êtes jamais le premier invité à la danse. La raison, bien sûr, est que le FMI s’est spécialisé dans le fait de dire à ses clients ce qu’ils n’aiment pas entendre. J’aurais du le savoir ; j’ai imposé des changements pénibles à bien des dirigeants étrangers lorsque j’était économiste en chef en 2007 et 2008. Et j’ai senti les effets de la pression du FMI, au moins indirectement, lorsque j’ai travaillé aux côtés des gouvernements en Europe de l’Est alors qu’ils se débattaient après 1989, et avec le secteur privé en Asie et en Amérique latine au cours des crises de la fin des années 1990 et début des années 2000. A cette époque, depuis ces points d’observations privilégiés, j’étais aux premières loges pour voir le déroulement régulier des officiels - d’Ukraine, de Russie, de Thaïlande, de Indonésie, de Corée du Sud et d’ailleurs - arriver en traînant les pieds vers le fonds dans les pires circonstances et lorsque routes les autres tentatives avaient échoué. Chaque crise est différente, bien sûr. L’Ukraine faisait face à une hyperinflation en 1994 ; la Russie avait désespérément besoin d’aide lorsque son système de rotation d’emprunts à court terme explosa durant l’été 1998 ; la roupie indonésienne plongea en 1997, mettant presque à plat l’économie réelle ; cette même année, le miracle économique long de 30 ans de la Corée du Sud fut stoppé lorsque les banques étrangères refusèrent soudainement d’accorder de nouveaux crédits. Mais je dois vous dire que pour les dirigeants du FMI, toutes ces crises se ressemblaient désespérément. Chaque pays, bien sûr, avait besoin d’un prêt, mais plus que cela, chacun avait besoin de procéder à de grands changements pour que le prêt puisse fonctionner. Presque toujours, les pays en crise doivent apprendre à vivre selon leurs moyens après une période d’excès - les exportations doivent être augmentées et les importations réduites - et le but est d’y parvenir sans générer la plus horrible des récessions. Naturellement, les économistes du fonds passent leur temps à établir les politiques - le budget, les réserves monétaires et ainsi de suite - qui font sens dans ce contexte. Mais la solution économique est rarement très difficile à trouver. Non, la réelle préoccupation des cadres supérieurs du FMI, et l’obstacle majeur à la reprise, est presque invariablement la politique des pays en crise. Habituellement, ces pays sont dans une situation économique désespérée pour une simple raison - leurs puissantes élites se sont laissées emporter lors de la période des vaches grasses et prirent trop de risques. Les gouvernements des marchés émergents et leurs alliés du secteur privés forment en général une oligarchie très unie - et la plupart du temps très raffinée - dirigeant le pays à peu près comme une entreprise lucrative dans laquelle ils sont les actionnaires majoritaires. Lorsqu’un pays comme l’Indonésie, la Corée du Sud ou la Russie se développe, croissent également les ambitions de ses capitaines d’industrie. Tels les maîtres de leur univers miniature, ces personnes font des investissements qui bénéficient clairement à l’économie, mais ils commencent également à faire des paris de plus en plus gros et de plus en plus risqués. Ils considèrent - correctement la plupart du temps - que leurs connexions politiques les autoriseront à se défausser sur le gouvernement de tout problème conséquent qui se présenterait. En Russie, par exemple, le secteur privé est confronté à des difficultés sérieuses parce que, ces 5 dernières années environ, il a emprunté au moins 490 milliards aux banques et aux investisseurs en se basant sur la croyance que le secteur de l’énergie du pays pouvait soutenir une augmentation permanente de la consommation de toute l’économie. A mesure que les oligarques russes dépensaient leur capital, en acquérant d’autres entreprises et en se lançant dans d’ambitieux projets d’investissement qui créèrent des emplois, leur poids au sein de l’élite politique s’est accru. Leur soutien politique grandissant offrait un meilleur accès à des contrats lucratifs, à des facilités fiscales et aux subventions. Et les investisseurs étrangers n’auraient pas pu être plus contents ; toutes choses étant égales par ailleurs, ils préféraient prêter de l’argent à des personnes qui avaient le support implicite de leur gouvernement national, même si cette garantie dégageait une légère odeur de corruption. Mais inévitablement, les oligarques des marchés émergents s’emballent ; ils gaspillent l’argent et bâtissent d’énormes empires commerciaux sur des montagnes de dettes. Les banques locales, parfois encouragées par le gouvernement, deviennent trop conciliantes face à une extension du crédit à l’élite et à ceux qui dépendent d’elle. Le surendettement connaît toujours une fin tragique, que ce soit le fait d’un individu, d’une entreprise ou d’un pays. Tôt ou tard, les conditions de crédit se rétrécissent et plus personne ne veut plus vous prêter à des conditions qui seraient acceptables. La spirale infernale qui suit est particulièrement abrupte. D’énormes entreprises vacillent au bord du défaut de paiement et les banques locales qui leur ont prêté font faillite. Les partenariats “public-privé” d’hier sont renommés “capitalisme de copinage”. Le crédit devenu indisponible, la paralysie de l’économie en découle, et la situation ne cesse d’empirer. Le gouvernement est obligé de réduire ses réserves en monnaie étrangère pour payer les importations, le service de la dette et pour couvrir les pertes du privé. Mais ces réserves peuvent bien sûr s’épuiser. Si le pays ne parvient pas à se ressaisir avant que cela n’arrive, il fera défaut sur sa dette souveraine et deviendra un paria économique. Le gouvernement, dans sa course pour stopper l’hémorragie, devra éliminer quelques-uns des champions économiques nationaux - subissant désormais des pertes massives de capitaux - et devra restructurer un système bancaire particulièrement déséquilibré. Dans d’autres termes, il devra se débarrasser de certains de ses oligarques. Or, affamer les oligarques est rarement la stratégie choisie par les gouvernements de marchés émergents. Bien au contraire : au début de la crise, les oligarques sont habituellement ceux qui bénéficient en premier lieu de l’aide du gouvernement, comme un moyen d’accès privilégié aux devises étrangères, ou encore d’importants dégrèvements fiscaux, ou - c’est là une technique de sauvetage classique du Kremlin - l’achat par le gouvernement d’obligations privées. Sous la contrainte, la générosité envers les anciens amis prend une multitude de formes très innovantes. Pendant ce temps-là, comme on a besoin de ponctionner quelqu’un, la plupart des gouvernements des marchés émergents se tournent vers les salariés ordinaires - au moins jusqu’à ce que les émeutes deviennent trop importantes. Au final, ainsi que les oligarques de la Russie de Poutine le réalisent maintenant, certains parmi l’élite doivent perdre leur situation avant que la reprise puisse démarrer. C’est un jeu de chaises musicales : il n’y a juste pas assez de réserves monétaires pour prendre soin de tout le monde, et le gouvernement ne peut pas se permettre d’éponger complètement la dette du secteur privé. Alors, le personnel du FMI regarde dans les yeux le ministre des finances et décide si oui ou non le gouvernement est désormais sérieux. Le FMI octroiera même éventuellement un prêt à un pays comme la Russie, mais d’abord il veut être convaincu que le premier ministre Poutine est prêt, décidé, et capable d’être dur avec certains de ses amis. S’il n’est pas prêt à jeter ses anciens associés aux loups, le FMI peut attendre. Et quand il est prêt, le FMI est heureux de faire d’utiles suggestions - particulièrement en prenant soin de retirer le contrôle du système bancaire des mains des “entrepreneurs” les plus incompétents et les plus avares. Évidemment, les anciens amis de Poutine se défendront. Ils mobiliseront leurs alliés, feront jouer le système, et mettront la pression sur d’autres secteurs du gouvernement pour obtenir des subventions supplémentaires. Dans les cas extrêmes, ils tenteront même la subversion - incluant un appel à leurs contacts parmi les décideurs de la politique étrangère américaine, ainsi que le firent avec un certain succès les Ukrainiens à la fin des années 90. Nombre de programmes du FMI “déraillent” (un euphémisme) précisément parce que le gouvernement ne parvient pas à rester suffisamment sévère envers ses anciens amis, et les conséquences en sont une inflation massive et d’autres désastres. Un programme “revient sur les rails” dès que le gouvernement reprend les rênes ou quand les puissants oligarques ont choisi parmi eux lequel gouvernera - et ainsi lequel gagnera ou perdra - à l’intérieur du plan du FMI. Le vrai combat en Thaïlande et en Indonésie en 1997 fut de déterminer quelles grandes familles perdraient leurs banques. En Thaïlande, cela a été accompli de manière relativement douce. En Indonésie, cela conduisit à la chute du président Suharto et au chaos économique. A partir de ces longues années d’expérience, le personnel du FMI sait que ses programmes réussiront - stabiliser l’économie et permettre la croissance - si et seulement si quelques-uns des puissants oligarques qui firent tant pour créer les problèmes sous-jacents sont mis hors de combat. C’est le problème de tous les marchés émergents.

II. Devenir une république bananière

De par sa profondeur et sa soudaineté, la crise financière et économique US rappelle remarquablement les moments que nous avons connus sur les marchés émergents (et seulement sur les marchés émergents) : la Corée du sud (1997), la Malaisie (98), la Russie, l’Argentine (à de multiples reprises). Dans chacun des cas, les investisseurs étrangers, effrayés que le pays ou son secteur financier ne puissent faire face à leur montagne de dette, stoppèrent soudainement leurs financements. Et dans chacun de ces cas, cette crainte devint auto-réalisatrice, à mesure que les banques échouaient à refinancer leur dette renouvelable et s’avéraient incapables de payer. C’est précisément ce qui a conduit Lehman Brothers à la banqueroute le 15 septembre, provoquant du jour au lendemain un tarissement de toutes les sources de financement du secteur financier. Tout comme dans les crises des marchés émergents, la faiblesse du système bancaire s’est propagée à toute l’économie, provoquant une sévère contraction de l’activité économique et des privations pour des millions de personnes. Mais il existe une similitude plus profonde et plus dérangeante : les intérêts de l’élite des affaires - financière, dans le cas des USA - a joué un rôle central dans l’émergence de cette crise, pariant de plus en plus gros, avec l’accord implicite du gouvernement, jusqu’à l’inévitable effondrement. Plus inquiétant encore, ils utilisent maintenant leur influence pour prévenir exactement le type de réformes nécessaires, et ce, rapidement, pour sortir l’économie de son plongeon la tête la première. Le gouvernement semble impuissant, ou sans volonté, pour agir contre eux. Les Topbankers d’investissement et les fonctionnaires du gouvernement aiment à jeter le blâme pour ce qui est de la responsabilité de la crise actuelle sur la baisse des taux d’intérêts après l’implosion de la bulle Internet ou, mieux encore - histoire de refiler la patate chaude à quelqu’un d ;autre - sur le flot d’épargne provenant de Chine. Certains à droite aiment à se plaindre de Fannie et Freddie, ou même des efforts de longue durée destinés à promouvoir un plus large accès à la propriété. Et, bien sûr, c’est un axiome pour tout le monde que les régulateurs responsables “de la sécurité et de la validité” se sont endormis au volant. Mais toutes ces politiques - régulation amaigrie, argent bon marché, l’alliance tacite US-Chine, le développement de l’accès à la propriété - avaient toutes quelque chose en commun. Même si, certaines sont traditionnellement associées aux Démocrates et d’autres aux Républicains, elles bénéficièrent toutes au secteur financier. Les changements de politique qui auraient pu endiguer la crise et limiter les profits du secteur bancaire - telle la tentative désormais fameuse de Brookley Born de réguler les CDS à la Commodity Future Trading Commission, en 98 - furent ignorées ou balayées d’un revers de main. L’industrie financière n’a pas toujours bénéficié de tels traitements de faveur. Mais depuis 25 ans environ la finance s’est énormément développée, devenant encore plus puissante. Le décollage a commencé lors des années Reagan et n’a fait que de se renforcer avec les politiques de dérégulation des administrations Clinton et Bush. De nombreux autres facteurs ont alimenté l’ascension de l’industrie financière. La politique monétaire de Paul Volker dans les années 80 et l’accroissement de la volatilité des taux d’intérêts qui l’ont accompagnée ont rendu le commerce des obligations bien plus lucratif. L’invention de la titrisation, des swaps de taux d’intérêt, et des CDS accrût sensiblement le volume des transactions sur lesquelles les banquiers pouvaient faire de l’argent. De plus, une population vieillissante et très aisée a investi de plus en plus d’argent dans les titres, aidée en cela par l’invention de l’IRA et du plan 401(k) [programmes de retraite autogérés]. Ensemble, ces développements ont largement augmenté les opportunités de profit des services financiers. Sans surprise, Wall Street s’est précipitée sur ces opportunités. De 1973 à 1985, le secteur financier n’a jamais représenté plus de 16% des profits des entreprises nationales. En 1986, ce chiffre atteignait 19%. Pendant les années 90 il a oscillé entre 21 et 30%, plus haut qu’il ne l’avait jamais été pendant la période d’après guerre. Au cours de la décennie actuelle il a atteint 41%. Les rémunérations se sont énormément accrues. De 1948 à 1982, les rémunérations moyennes du secteur financier se situaient entre 99 et 108 % de la moyenne pour toutes les entreprises nationales privées. Depuis 1983 elles ont décollé atteignant 181% en 2007. L’énorme richesse que le secteur financier a créée et concentrée a donné aux banquiers un poids politique énorme - un poids jamais vu aux US depuis l’ère J. P. Morgan (l’homme). Pendant cette période, la panique bancaire de 1907 ne pût être arrêtée que par une coordination des banquiers du secteur privé : aucune entité gouvernementale n’étant apte à fournir une réponse efficace. Mais ce premier âge des banquiers oligarques parvint à son terme avec l’application d’une régulation bancaire significative en réponse à la Grande Dépression ; le retour d’une oligarchie financière américaine est plutôt récente.

III. Le corridor “Wall Street - Washington”

Bien sûr, les Etats-Unis sont un cas unique. Et tout comme nous avons l’économie, l’armée et la technologie les plus évoluées du monde, nous avons aussi la meilleure oligarchie. Dans un système politique primitif, le pouvoir est transmis par la violence, ou par la menace de la violence : coups d’Etat militaires, milices privées et ainsi de suite. Dans un système moins primitif, plus représentatif des marchés émergents, le pouvoir est transmis par l’argent : corruption, pots de vin et comptes dans des banques offshore. Bien que le lobbying et le financement des campagnes électorales jouent un rôle déterminant dans le système politique américain, la bonne vieille corruption - des enveloppes bourrées de billets de 100 $ - est probablement reléguée au second plan, à l’exception de Jack Abramoff. Au lieu de cela, l’industrie financière américaine a renforcé son pouvoir politique en accumulant une sorte de capital culturel - un système de croyance. Il fut un temps, peut-être, où ce qui était bon pour General Motors était bon pour le pays. Ces dernières décennies, l’attitude générale s’en tint à l’idée que ce qui était bon pour Wall Street était bon pour le pays. L’industrie des banques et des titres est devenue l’un des contributeurs principaux des campagnes politiques, mais au plus fort de son influence, elle n’avait pas besoin de s’acheter les faveurs des politiques comme ce fut le cas pour l’industrie du tabac ou pour les constructeurs militaires. Elle profitait plutôt du fait que les initiés de Washington croyaient déjà que d’importantes institutions financières et la libre circulation des capitaux étaient cruciales pour la position américaine dans le monde. Un canal d’influence était, bien sûr, le mouvement d’individus entre Wall Street et Washington. Robert Rubin, anciennement président-adjoint de Goldman Sachs, a servi à Washington comme Secrétaire du Trésor sous Clinton, et devint plus tard président du comité exécutif de Citigroup. Henry Paulson, PDG de Goldman Sachs pendant le long boom, devint Secrétaire du Trésor sous George W. Bush. John Snow, le prédécesseur de Paulson, quitta le Trésor pour devenir président de Cerberus Capital Management, un grand private-equity qui compte également Dan Quayle parmi ses dirigeants. Alan Greenspan, en quittant la Réserve fédérale, devint consultant à Pimco, peut-être l’acteur principal sur les marchés d’obligations. Ces connexions personnelles furent souvent multipliées à des niveaux inférieurs au cours des trois administrations présidentielles passées, renforçant les liens entre Washington et Wall Street. C’est devenu une sorte de tradition pour les employés de Goldman Sachs d’être engagés par le service public lorsqu’ils quittent l’entreprise. Le flot des anciens de Goldman - comprenant Jon Corzine, actuellement gouverneur du New Jersey, ainsi que Rubin et Paulson - n’a pas seulement installé des gens équipés de la vision du monde de Wall Street dans les corridors du pouvoir ; il a aussi contribué à établir une image de Goldman (en tout cas au sein des instances fédérales) comme une institution quasiment de l’ordre du service public. Wall Street est un lieu très attirant, parfumé de l’odeur du pouvoir. Ses dirigeants croient effectivement qu’ils manœuvrent les leviers qui font marcher le monde. Il est compréhensible qu’un fonctionnaire invité dans leurs salles de conférence, même si ce n’est que pour une rencontre, succombe à leur charme. Tout au long de mon travail au FMI, j’ai été frappé par l’aisance d’accès des principaux financiers aux dirigeants les plus élevés du gouvernement U.S. et par l’entremêlement des carrières politiques et financières. Je garde un souvenir vivace d’une rencontre au début 2008 - entre des dirigeants politiques d’un certain nombre de pays riches – au cours de laquelle l’orateur affirma, à l’approbation générale de l’assistance, que la meilleure préparation pour devenir un président de banque centrale était de travailler dans une banque d’investissement. Une génération entière de dirigeants politiques ont été hypnotisés par Wall Street, sont toujours et complètement convaincus que tout ce que disaient les banques était vrai. Les déclarations de Greenspsan en faveur des marchés financiers dérégulés sont bien connues. Mais Greenspan n’était de loin pas le seul. Voici ce que disait en 2006 Ben Bernanke, l’homme qui lui a succédé : “La gestion du risque de marché et du risque de crédit est devenue de plus en plus sophistiquée… Des organisations bancaires de toutes tailles ont fait des avancées significatives ces deux dernières décennies dans leur capacité à mesurer et à gérer les risques.” Bien sûr, tout ceci était en majeure partie une illusion. Les régulateurs, les législateurs et les universitaires partaient du principe que les dirigeants de ces banques savaient ce qu’ils faisaient. Avec le recul, on sait que ce n’était pas le cas. La division des produits financiers d’AIG, par exemple, fit 2,5 milliards de profits avant impôt, principalement en vendant des assurances sous-évaluées sur des titres complexes et mal-compris. Souvent décrites comme “ramasser des pièces de monnaie devant un rouleau-compresseur”, cette stratégie n’est profitable que lorsque tout va bien, et est catastrophique lorsque ça va mal. Ainsi à l’automne dernier, AIG s’était engagée à assurer plus de 400 milliards de dollars de ces titres. A cette date, le gouvernement U.S., dans une tentative de sauver l’entreprise, s’est engagé à hauteur de 180 milliards de dollars en investissements et prêts pour couvrir les pertes que le modèle sophistiqué de mesure et de gestion des risques d’AIG avait déclaré virtuellement impossibles. Le pouvoir de séduction de Wall Street s’est même (ou spécialement) étendu jusqu’aux professeurs d’économie et de finance habituellement confinés dans les bureaux étroits des universités et dans la quête d’un prix Nobel. Comme les mathématiques financières devinrent de plus en plus essentielles à la pratique de la finance, les professeurs prirent de plus en plus position comme consultants ou partenaires des institutions financières. Myron Scholes et Robert Merton, deux prix Nobel, en furent peut-être les exemples les plus fameux ; ils occupèrent des postes de direction dans le hedge fund Long-Term Capital Management en 1994, avant que le fonds ne s’évanouisse dans un célèbre échec à la fin de la décennie. Mais bien d’autres suivirent le même chemin. Cette migration donna le brevet de la légitimité académique (et l’aura intimidante de la rigueur intellectuelle) au monde bourgeonnant de la haute finance. A mesure que de plus en plus de riches faisaient leur argent avec la finance, le culte de celle-ci se répandit dans la culture au sens large. Des œuvres comme “Barbarians at the Gate”, “Wall Street”, et “Bonfire of the Vanities” - toutes présentées comme des contes initiatiques - ne servirent qu’à augmenter la mystique de Wall Street. Michael Lewis indiqua dans “Portfolio” l’année dernière que lorsqu’il écrivait “Liar’s Poker”, un compte-rendu d’initié de l’industrie financière, en 1989, il espérait que le livre provoque une indignation envers les horreurs et les excès de Wall Street. A l’inverse il se retrouva “submergé de lettres d’étudiants de l’Etat de l’Ohio qui me demandaient si j’avais d’autres secrets à partager… Ils avaient lu mon livre comme un manuel d’instruction.” Même des criminels de Wall Street, comme Michael Milken et Ivan Boesky, devinrent des idoles. Pour une société qui célèbre l’idée de s’enrichir, il était facile de conclure que l’intérêt du secteur financier était équivalent aux intérêts de la nation - et que les gagnants dans le secteur financier devaient mieux savoir que d’autres ce qui était bon pour l’Amérique et devaient travailler dans le secteur public à Washington. La foi dans la liberté des marchés financiers devint la sagesse partagée - célébrée dans les pages éditoriales du Wall Street Journal et au Congrès. De cette rencontre entre les campagnes de publicité de la finance, les relations personnelles et l’idéologie découlèrent, en se limitant aux dix dernières années, un flot de politiques de dérégulations qui sont, avec le recul, pour le moins surprenantes :

  • l’insistance sur l’ouverture des frontières à la libre circulation des capitaux ;
  • la répudiation des régulations datant de l’époque de la Grande Dépression, régulations séparant la banque commerciale et la banque d’investissement ;
  • une interdiction de la part du Congrès de réguler les Credits-Default Swaps (CDS) ;
  • une augmentation importante de l’effet de levier autorisé pour les banques d’investissement ;
  • une main légère (devais-je dire invisible ?) à la Securities and Exchange Commission dans l’application des régulations ;
  • des accords internationaux qui autorisent les banques à évaluer elles-mêmes leur propre risque ;
  • et un échec international d’adapter les régulations aux fantastiques développements de l’innovation financière. L’état d’esprit qui accompagnait ces mesures à Washington semblait balancer entre la nonchalance et la célébration affichée : la finance libérée de tout lien, pensait-on, allait continuer à propulser l’économie de plus en plus haut.

IV. Les oligarques américains et la crise financière

L’oligarchie et les politiques gouvernementales qui y contribuèrent ne furent pas les uniques causes de la crise financière qui éclata l’année dernière. Plusieurs autres facteurs y participèrent, comme des emprunts excessifs par les ménages et des conditions de prêts trop laxistes à l’extérieur du domaine habituel de la finance [subprime]. Mais les plus importantes des banques commerciales et d’investissement - ainsi que les hedge funds qui sont à leurs côtés - étaient les plus principaux bénéficiaires des bulles jumelles de l’immobilier et de la Bourse de cette décennie, leurs profits se nourrissant d’un volume toujours grandissant de transactions supportés par une base relativement étroite d’actifs physiques réels. A chaque fois qu’un prêt était vendu, reconditionné, titrisé et revendu, les banques prélevaient leurs frais, et les hedge funds qui achetaient ces titres récoltaient des honoraires toujours plus gros à mesure que leurs fonds augmentaient. Parce que tout le monde s’enrichissait et parce que la santé de l’économie nationale dépendait autant de la croissance de l’immobilier et de la finance, personne à Washington n’eut l’intention de s’interroger sur ce qui se passait. Au lieu de cela, Greenspan, le directeur de la Fed et le président Bush affirmaient régulièrement que l’économie était fondamentalement saine et que la croissance fantastique des titres complexes et des Credit-Defaults Swaps étaient la preuve de la bonne santé d’une économie dans laquelle le risque était distribué de la manière la plus sûre. En été 2007, des signes de tension commencèrent à apparaître. La bulle avait produit tellement de dette que même un obstacle économique mineur pouvait entraîner des problèmes majeurs, et l’augmentation de défaut de paiement du secteur des hypothèques subprimes fut ce hoquet fatal. Depuis lors, le secteur financier et le gouvernement fédéral se sont comportés exactement comme on pouvait s’y attendre à la lumière des crises passées des marchés émergents. Depuis, les princes du monde financier ont été bien sûr décrédibilisés en tant que leaders et stratèges - du moins aux yeux de la plupart des Américains. Mais alors que les mois passèrent, les élites financières ont continué à considérer que leur position de chouchous de l’économie est acquise, malgré le désastre qu’ils ont causé. Stanley O’Neal, le PDG de Merrill Lynch, a fortement engagé son entreprise dans le marché des Mortgage–Backed Securities lors de son point culminant en 2005 et 2006 ; en octobre 2007, il reconnut : “la vérité est que nous - enfin moi - nous nous sommes trompés en nous surexposant aux subprimes, et que nous avons souffert de l’absence de liquidité de ce marché. Personne n’est plus déçu que moi de ce résultat.” O’Neal emporta avec lui un bonus de 14 millions de $ en 2006 ; en 2007 il quitta Merrill Lynch avec un parachute doré de 162 millions de $, même si celui-ci a bien fondu depuis. En octobre, John Thain, le PDG final de Merrill Lynch, a poussé son équipe de directeurs à lui accorder un bonus de 30 millions de $ ou plus, puis a réduit sa demande à 10 millions de $ en décembre ; il retira sa requête face à un concert de protestations, mais seulement après que l’affaire fut dévoilée dans le Wall Street Journal. Merrill Lynch dans son ensemble ne faisait pas mieux : le paiement des bonus, 4 milliards de dollars au total, fut avancé en décembre, vraisemblablement afin d’éviter la possibilité que ces bonus soient réduits par Bank of America qui devint propriétaire de Merrill dès le premier janvier. Wall Street versa 18 milliards de bonus de fin d’année l’année dernière à ses employés new-yorkais, après que le gouvernement débourse 243 milliards de $ au titre d’aide d’urgence au secteur financier. Lors d’une panique financière, le gouvernement doit répondre à la fois avec célérité et détermination. La racine du problème est l’incertitude - dans ce cas-ci, l’incertitude sur le fait que les banques disposent de suffisamment d’actifs pour couvrir leur passif. Des demi-mesures combinées avec le recours à la pensée magique et une attitude passive ne peut pas surmonter cette incertitude. Et plus la réaction tarde, plus cette incertitude bloque le crédit, sape la confiance des consommateurs et fige l’économie - rendant le problème de plus en plus difficile à résoudre. Et bien, les caractéristiques principales de la réaction du gouvernement à la crise financière ont été le retard, le manque de transparence, et l’absence de volonté de déranger le secteur financier. Jusqu’ici la réponse du gouvernement peut le mieux être décrite comme “la politique du coup par coup” : lorsqu’une institution financière majeure se trouve en difficulté, le Département du Trésor et la Réserve fédérale concoctent un sauvetage pendant le week-end et annonce le lundi que tout est rentré dans l’ordre. En mars 2008, Bear Stearns a été vendu à JP Morgan Chase d’une manière qui ressemblait pour beaucoup à un cadeau offert à JP Morgan. (Jamie Dimon, le PDG de JP Morgan, fait partie de l’équipe de directeurs de la Réserve fédérale de New-York qui, avec le Département du Trésor, a arrangé la transaction). En septembre, nous avons vu Merrill Lynch être vendue à Bank of America, le premier sauvetage d’AIG, ainsi que la saisie et vente immédiate de Washington Mutual à JP Morgan - le tout arrangé par le gouvernement. En octobre, neuf grandes banques furent recapitalisées le même jour en huis-clos à Washington. Et suivirent les sauvetages supplémentaires de Citigroup, AIG, Bank of Amercia, encore Citigroup et encore AIG. Certains de ces arrangements ont peut-être été des réponses raisonnables à la situation immédiate. Mais il n’a jamais été clair (et ce ne l’est toujours pas) quelle combinaison d’intérêts furent servis, et comment. Le Trésor et la Fed n’agirent en accord avec aucun principe énoncé publiquement, mais élaborèrent simplement la transaction et déclarèrent que c’était ce que l’on pouvait faire de mieux étant donné les circonstances. C’était des affaires de petit matin dans une arrière-salle, point à la ligne. Tout au long de la crise, le gouvernement a fait particulièrement attention à ne pas déranger les intérêts des institutions financières, ou de ne pas mettre en question les bases du système qui nous a amenés là. En septembre 2008, Henry Paulson demanda au Congrès 700 milliards de $ afin d’acheter des actifs toxiques aux banques, sans conditions et sans audit administratif des décisions d’achat. De nombreux observateurs suspectèrent que l’objectif était d’acheter à un prix surévalué ces actifs de débarrasser et de cette manière les banques du problème – et c’était en effet, uniquement de cette manière que ces achats d’actifs toxiques pouvaient faire une différence. Ce plan a peut–être été suspendu parce qu’il n’était pas possible de faire admettre au plan politique un subventionnement aussi patent,. En lieu et place, l’argent a été utilisé pour recapitaliser les banques, pour acheter des actions dans des conditions qui furent favorables de manière grossière aux banques elles-mêmes. A mesure que la crise s’approfondissait et que les institutions financières eurent besoin de plus d’aide, le gouvernement s’est montré de plus en plus créatif pour trouver des moyens complexes d’apporter des subventions aux banques afin que le public lui ne parvienne pas à comprendre. Le premier sauvetage d’AIG, dont les termes étaient relativement favorables au contribuable, a été complété par trois autres sauvetages dont les conditions étaient bien plus favorables pour AIG. Le deuxième sauvetage de Citigroup et celui de Bank of America comprirent des garanties d’actifs complexes qui offraient des assurances aux banques à des taux bien inférieurs à ceux du marché. Le troisième sauvetage de Citigroup, fin février, convertit des actions privilégiées du gouvernement en actions ordinaires à un prix bien plus élevé que le prix du marché - un subventionnement que même la plupart des lecteurs du Wall Street Journal n’auraient pas noté en première lecture. Et les actions privilégiées convertibles que le Trésor achètera dans le cadre du nouveau Plan de Stabilité Financière donne l’option de conversion et donc la chance de gain aux banques, et non pas au gouvernement. Le dernier plan - qui a probablement pour objectif de procurer des prêts bon marchés aux hedge funds et autres afin qu’ils puissent acheter des actifs toxiques à des prix relativement élevés - a été énormément influencé par le secteur financier, et le Trésor ne l’a pas caché. Comme Neel Kashkari, un dirigeant important du Trésor à la fois sous Henry Paulson et Tim Geithner (et un ancien de Goldman), déclara au Congrès en mars, « Nous avons reçu des propositions non sollicitées de la part de personnes du secteur privé disant : “Nous avons des réserves de capital ; nous désirons acquérir des actifs de banques en difficulté.” » Et le plan permet de faire exactement cela : “En mariant le capital du gouvernement - le capital du contribuable - au capital du secteur privé et en apportant le financement, vous pouvez rendre ces investisseurs capables d’acheter ces actifs à un prix intéressant pour les investisseurs et intéressant pour les banques.” Kashkari n’a pas précisé si ce prix était avantageux pour le troisième groupe concerné : les contribuables. Même si l’on ignore l’équité envers les contribuables, l’approche du gant de velours du gouvernement envers les banques est profondément inquiétant, pour une simple raison : ça ne va pas forcer le secteur financier à changer de comportement, habitué qu’il est à mener ses affaires selon ses propres critéres, à une période où ce comportement doit cependant changer. Comme un important dirigeant de banque anonyme l’explique au New York Times l’automne dernier, “Peu importe combien Hank Paulson nous donne, personne ne va prêter un centime avant que l’économie ne se rétablisse.” Et voilà le hic : l’économie ne se redressera pas avant que les banques ne soient à nouveau saines et désireuses de prêter.

V. L’issue

Si l’on se contente d’examiner la crise financière (en laissant de côté certains des problèmes de l’économie en général) nous sommes confrontés a minima à deux difficultés majeures intrinsèquement liées. La première est un secteur bancaire dans un état critique menaçant d’étouffer toute reprise naissante susceptible d’être générée par le stimulus fiscal. La seconde est un équilibre des pouvoirs politiques qui donne un droit de véto au secteur financier sur les politiques publiques, même lorsque ce secteur a perdu le soutien populaire. Les grandes banques, semble-t-il, n’ont cessé de gagner en pouvoir politique depuis le début de la crise. Et ce n’est guère surprenant. Avec un système financier si fragile, les dégâts que pourrait causer la faillite d’une des principales banques - Lehman était de taille modeste comparé à Citigroup ou Bank of Amercia - sont bien plus importants qu’en temps normal. Les banques ont ainsi exploité cette peur alors qu’elles extorquaient de Washington des accords favorables pour elles. Bank of America a ainsi obtenu son deuxième plan de sauvetage (en janvier) après avoir averti le gouvernement qu’elle ne pourrait peut-être pas soutenir l’acquisition de Merrill Lynch, une perspective que le Trésor ne voulait même pas envisager. Les défis que les USA relèvent sont familiers au personnel du FMI. Si vous cachiez le nom du pays et ne montriez que les chiffres, il ne fait aucun doute que les têtes chenues du FMI vous diraient : nationalisez les banques en péril et démantelez-les à la demande. D’une certaine manière, bien sûr, le gouvernement a déjà pris le contrôle du système bancaire. Il a garanti les passifs des plus grosses banques et il reste aujourd’hui leur seule source crédible de capitaux. Pendant ce temps-là, la Réserve Fédérale a repris le rôle majeur de fournisseur de crédit à l’économie - la fonction que le secteur bancaire privé est supposé remplir mais ce n’est pas le cas. Cependant il y a des limites à ce que la Fed peut faire toute seule ; consommateurs et entreprises restent dépendants des banques dont l’état des livres comptables et le manque d’encouragement ne permettent pas d’octroyer les prêts dont l’économie a besoin et le gouvernement ne contrôle pas réellement les responsables de ces banques ni leurs décisions. A la racine du problème des banques se trouvent les pertes énormes qu’elles ont indubitablement subies sur leurs portefeuilles d’assurances et de prêts. Mais elles ne veulent pas reconnaître l’étendue complète de leurs pertes parce qu’elles seraient déclarées insolvables. Aussi, elles minimisent le problème et demandent des aides insuffisantes pour les assainir (et une fois encore elles ne peuvent révéler l’étendue de l’aide dont elles auraient besoin pour cela), mais qui leur permettent de tenir encore un peu. Ce comportement est délétère : les banques “malades” ne prêtent pas (accumulant l’argent pour reconstituer des réserves) ou elles font des paris désespérés sur des prêts à haut risque ou des investissements qui pourraient rapporter gros, mais qui, probablement ne paieront pas du tout. Dans l’un ou l’autre cas, l’économie continue à souffrir, et par là même, les actifs des banques continuent à se détériorer - générant ainsi un cercle vicieux destructeur. Pour briser ce cercle vicieux, le gouvernement doit contraindre les banques à reconnaître l’échelle réelle de leurs problèmes. Comme le FMI le comprend (et comme le gouvernement U.S. lui-même a insisté a ce sujet pour de multiples marchés émergents dans le passé) la manière la plus directe de les forcer à le reconnaître, c’est la nationalisation. Au contraire, le Trésor essaie de négocier le sauvetage banque après banque et se comporte comme si les banques étaient maîtres du jeu - contorsionnant les termes de chaque accord pour minimiser la prise de participation étatique tout en renonçant à toute influence du gouvernement sur les orientations stratégiques des banques ou leurs opérations. Dans ces conditions, nettoyer le bilan des banques est impossible. La nationalisation n’impliquerait nullement une propriété définitive de l’Etat. Le conseil du FMI serait alors, principalement : étendez la zone d’influence de la FDIC (Federal Deposit Insurance Corporation). Une intervention de la FDIC est fondamentalement une procédure de faillite des banques gérée par le gouvernement. Cela autoriserait le gouvernement à écarter sans ménagement les actionnaires des banques, de remplacer les directions défaillantes, de nettoyer les bilans, et enfin de revendre les banques au secteur privé. L’avantage principal étant une reconnaissance immédiate du problème afin qu’il puisse être résolu avant qu’il ne s’aggrave. Le gouvernement doit inspecter les bilans et déterminer quelles banques ne survivraient pas à une récession sévère. Ces banques devraient alors faire un choix : réévaluer leurs actifs à leur valeur réelle et lever des fonds privés dans les 30 jours, ou passer sous le direction du gouvernement. Le gouvernement devrait alors réévaluer à la baisse les actifs toxiques des banques sous administration judiciaire - juste reconnaissance de la réalité - et transférer ces actifs à une structure gouvernementale indépendante, qui tentera de récupérer tout ce qui pourra l’être pour le contribuable (comme le fit le RST (Resolution Trust Corporation) après la débâcle des caisses d’épargne dans les années 80). Les derniers vestiges de ces banques, nettoyés et à nouveau aptes à accorder des crédits en toute sécurité, et par là à nouveau dignes de la confiance des autres investisseurs et prêteurs - pourraient être vendus. Nettoyer les “méga-banques” constituera une entreprise complexe. Et cela coûtera cher aux contribuables ; si on se réfère aux derniers chiffres du FMI, le nettoyage du système bancaire coûtera probablement près de 1,5 trillion de dollars (10% de notre PIB) à long terme. Mais seule une action décisive du gouvernement - mettant au jour la pleine mesure du pourrissement financier et restaurant de manière vérifiable la santé d’un “lot” de banques - pourra guérir le secteur financier dans son ensemble. Cela peut sembler être un traitement de cheval. Mais, en fait, bien que nécessaire, c’est insuffisant. Le second problème que doivent affronter les USA - le pouvoir de l’oligarchie - est au moins aussi important que la crise actuelle du crédit. Un conseil du FMI sur ce point serait une fois encore très simple : casser les reins de l’oligarchie. Des institutions surdimensionnées influencent les politiques publiques de manière disproportionnée ; les principales banques que nous connaissons aujourd’hui tirent l’essentiel de leur pouvoir du fait qu’elles sont “too big to fail”, « trop grosses pour faillir ». La nationalisation et la reprivatisation ne changeront pas cela ; de même, le remplacement des dirigeants de banques qui nous ont conduits à la crise bien que juste et sensé, ne serait au final que le remplacement d’un groupe de gestionnaires tout-puissants par un autre : un simple changement de nom de nos oligarques. Idéalement, les principales banques devraient être vendues en pièces détachées de taille moyenne, divisées par région ou par type d’activité. Ou, si cela s’avérait compliqué - si nous voulions vendre les banques rapidement - elles pourraient être vendues entières, mais à la condition d’être rapidement démantelées. Les banques restant aux mains du privé devant être sujettes à une limitation de leur taille. Ceci peut apparaître comme une étape brutale et arbitraire, mais c’est la meilleure manière de limiter le pouvoir d’institutions privées dans un secteur essentiel à l’économie toute entière. Bien sûr, certains se plaindront des coûts de fonctionnement d’un système bancaire plus fragmenté, et ces coûts sont réels. Mais c’est également le cas des coûts qu’entraîne une banque est “trop grosse pour faillir” - une arme d’autodestruction massive - lorsqu’elle se désintègre. Quoi que ce soit de trop gros pour faillir est trop gros pour exister. Pour assurer un démantèlement systématique des banques et prévenir une éventuelle résurgence de ces dangereux mastodontes, nous avons également besoin d’actualiser notre législation anti-trust. Des lois mises en place il y a plus de cent ans pour combattre des monopoles industriels ne sont plus adaptées aux problèmes qui sont les nôtres aujourd’hui. Le problème actuel du secteur financier n’est plus qu’une entreprise donnée détienne suffisamment de part de marché pour influencer les prix ; c’est qu’une seule entreprise ou un petit réseau d’entreprises interconnectées, puissent, en cas de faillite, ébranler toute l’économie. Les stimuli fiscaux de l’administration Obama rappellent Franklin Delano Roosevelt, mais ce que nous avons à imiter ici c’est le démantèlement massif des trusts de Teddy Roosevelt. Limiter les rémunérations des dirigeants, malgré des relents de populisme, pourrait aider à restaurer l’équilibre des pouvoirs politiques et éviter l’émergence d’une nouvelle oligarchie. L’attrait principal de Wall Street - pour les gens qui y travaillent et pour les officiels du gouvernement tout simplement trop heureux de se reposer sur ses lauriers - ayant bien entendu été les montants faramineux qui pouvaient y être gagnés. Limiter ces montants permettrait évidemment de réduire la voilure du secteur financier et de la rendre plus semblable aux autres secteurs de l’industrie. Malgré tout, plafonner forfaitairement les rémunérations est maladroit, particulièrement sur le long terme. Et la majeure partie de l’argent est de nos jours obtenue loin de toute régulation par le biais des hedge funds et des private-equity, aussi la diminution des rétributions peut être complexe à mettre en œuvre. La régulation et l’impôt pourraient constituer un élément de la solution. Au fil du temps, cependant, ce qui importe réellement serait d’accroître la transparence et la concurrence, ce qui devrait faire baisser les rémunérations dans l’industrie financière. A ceux qui diraient que cela conduira à la fuite des activités financières vers d’autres pays nous répondrions alors : tant mieux.

VI. Deux voies

Pour paraphraser Joseph Schumpeter, l’économiste du début du 20e siècle, tout le monde a des élites ; ce qui importe c’est d’en changer de temps à autres. Si les Etats-Unis étaient simplement un pays comme un autre qui viendrait au FMI le chapeau à la main, je serais passablement optimiste quant à son avenir. La plupart des crises des marchés émergents que j’ai mentionnées se sont terminées relativement rapidement et débouchèrent, dans la plupart des cas, sur des rétablissements relativement solides. Mais, hélas, c’est là que nous atteignons la limite de notre analogie entre les Etats-Unis et les marchés émergents. Les pays des marchés émergents n’ont qu’une prise précaire sur la richesse, et sont globalement des nains. Lorsqu’ils sont en difficulté, ils ne disposent littéralement plus d’argent - ou au moins ne disposent plus des devises étrangères sans lesquelles ils ne peuvent survivre. Ils n’ont pas le choix et doivent, prendre des décisions difficiles et en dernière instance, une action déterminée fera partie de l’équation. Mais, bien évidemment, les Etats-Unis sont la nation la plus puissante du monde, démesurément riche, et jouissant du privilège exorbitant de pouvoir payer ses dettes envers l’étranger dans sa propre monnaie, monnaie qu’ils peuvent se contenter d’imprimer. En conséquence, ils pourraient bien hoqueter encore longtemps - comme le Japon l’a fait durant sa décennie perdue - sans avoir jamais le courage de faire ce qu’il est nécessaire de faire, sans jamais vraiment se rétablir. Une rupture franche avec le passé - impliquant la prise de contrôle et l’assainissement des grandes banques - ne semble pas être au programme actuellement. Et personne au FMI ne peut contraindre les Etats-Unis à une telle rupture. A mon sens, les Etats-Unis ont devant eux deux scénarios plausibles. Le premier est constitué d’une suite de solutions ad hoc, banque après banque et d’un continuel roulement de sauvetages (répétés), comme ceux qu’on a pu voir en février pour Citigroup et AIG. L’administration tentera d’y parvenir tant bien que mal, et la confusion règnera. Boris Fyodorov, ancien ministre des finances russe, a lutté pendant la plus grande part de ces deux dernières décennies contre les oligarques, contre la corruption et l’abus d’autorité sous toutes ses formes. Il disait volontiers que la confusion et le chaos allaient dans le sens des intérêts des puissants - leur permettant d’agir légalement ou illégalement, en tout impunité. Lorsque l’inflation est élevée, qui peut encore dire ce qu’un morceau de propriété vaut réellement ? Lorsque que le système de crédit repose sur des arrangements gouvernementaux byzantins et des transactions d’arrière-salle, comment savoir si vous n’êtes pas escroqué ? Notre avenir pourrait être celui où le chamboulement permanent alimente le pillage qu’opère le système financier, et où nous discuterons à l’infini du pourquoi et du comment les oligarques ont pu se métamorphoser en simples fripouilles et comment est-ce dieu possible que l’économie n’arrive pas à redémarrer. Le second scénario débute d’une manière plus glauque, et pourrait malheureusement se terminer de la même manière. Mais il offre au moins un espoir minime que nous parviendrons à sortir de notre torpeur. Le voici : l’économie globale continue de se détériorer, le système bancaire de l’Europe de l’Est s’effondre et – du fait que ce sont essentiellement des banques d’Europe occidentale qui en sont les propriétaires – la crainte justifiée d’une insolvabilité généralisée des gouvernements européens s’empare de tout le continent. Les créanciers souffrent de plus en plus et la confiance sombre encore davantage. Les économies asiatiques exportatrices de biens manufacturés sont ravagées, tandis que les producteurs de matières premières en Amérique Latine et en Afrique ne s’en sortent guère mieux. L’aggravation dramatique de la situation mondiale donne le coup de grâce à une économie américaine déjà chancelante. Les taux de croissance de référence de l’administration pour le budget en cours sont de plus en plus considérés comme irréalistes, et les “scénarios de stress” optimistes que le Trésor américain utilise actuellement pour évaluer les bilans des banques deviennent la source d’une grande gêne. Face à ce genre de pressions et confrontés à la perspective d’un effondrement à la fois national et global, un peu de jugeote infuse enfin l’esprit de nos dirigeants. La représentation communément partagée parmi l’élite est toujours que la crise actuelle “ne peut pas être aussi grave que lors de la Grande Dépression”. Cette vision est fausse. Ce à quoi nous sommes confrontés pourrait, en réalité, être pire que la Grande Dépression - parce que le monde est aujourd’hui bien plus interconnecté et parce que le secteur bancaire est devenu si énorme. Nous sommes confrontés à une récession synchronisée dans presque tous les pays, à une baisse de la confiance des individus comme des entreprises, et des problèmes majeurs pour les budgets des États. Si nos dirigeants devenaient conscients des conséquences potentielles de cette situation, alors nous assisterons peut-être à une reprise en main draconienne du système bancaire et la vieille élite brisée. Espérons qu’il ne soit pas alors trop tard.


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