Lettre à propos de la brochure « C.Castoriadis / I.Illich »

dimanche 10 mai 2009
par  LieuxCommuns

La brochure en question est : « Vous avez dit autonomie ? »

Salut Mr(s) Chameau(x),

Bravo pour votre brochure bien faite. Lecteur d’Illich et de Castoriadis depuis plusieurs années, je ne pouvais la manquer (elle m’est d’ailleurs magiquement arrivée de deux cotés, d’un pèlerin revenant de Longo Maï et d’un nomade numérique). Je salue donc l’initiative bien bas et apporte quelques questions rapides sur des passages qui me semblent peu clairs et qui mériteraient de l’être un peu plus, à moins que ce ne soit moi.

J’ai bien retrouvé les deux pensées dans leurs exposés succincts, mais lors de la rencontre, j’ai peur de ne pas reconnaître Castoriadis ni tellement Illich. C’est toute la difficulté - et l’intérêt - de l’exercice mais j’ai l’impression que le contraste simplifie leurs positions. Et c’est dommage ; d’autant plus que j’ai l’impression que ça tourne autour d’une question qui n’est jamais posée, celle du primitivisme. Mais bon ça c’est pour la fin.

« On pourrait dire qu’à ce niveau ces deux conceptions de l’autonomie non seulement diffèrent mais s’opposent. Castoriadis serait loin d’accepter comme “autonomes” des institutions qui, pour traditionnelles et locales qu’elles soient, sont liées à des croyances religieuses que personne, à l’intérieur de la communauté ne pourrait même songer à remettre en cause. (...) A l’inverse, Illich pourrait bien s’opposer à l’autonomie “à la Castoriadis”. La question de l’origine prime tant chez lui sur la question du processus de décision que l’on peut se demander si oui ou non il jugerait “autonome” une communauté qui se serait vue imposer la forme-assemblée de l’extérieur. » L’opposition me paraît exacte, et je pense qu’Illich répondrait évidemment non à la dernière question... mais tout comme Castoriadis lui-même. « Imposer l’autonomie » est évidemment pour lui une contradiction dans les termes, « un cercle carré », disait-il, alors « imposer la forme-assemblée »... Il a trop dénoncé les simulacres russe et les singeries socialistes du tiers-monde pour fantasmer l’inoculation démocratique par un dispositif quelconque, fût-ce une assemblée - forme au demeurant largement répandue dans l’Histoire des civilisations . Par contre effectivement, il souhaite « convaincre raisonnablement » les sociétés et groupes hétéronomes, atteindre leur noyau de sens, mais d’abord en le vivant pleinement en Europe ; projet dont les éventuelles résonances coloniales s’effondrent au contact de la réalité : l’imaginaire du monde entier est aujourd’hui complètement occidentalisé, les significations les plus singulières sont en voie finale de déracinement, sans pour autant que la jeep et Madonna ne permette d’espérer le début d’une reprise du projet d’autonomie, d’ailleurs depuis longtemps réduit à l’état de trace à la surface de la planète. D’autre part, une culture n’a jamais été et ne s’est jamais vécue longtemps comme « purement originaire » : l’aspect composite des sociétés est une caractéristique aussi essentielle que son occultation et la formation d’une cohérence interne. Mais c’est une autre question. Quoique.

« Telles que je les ai jusqu’à maintenant présentés, ces deux types d’autonomie représentent aussi des projets de mondes différents. Avec Illich, on est en droit d’imaginer un monde foisonnant de pratiques et de croyances locales, un patchwork de petits savoirs dans un monde sans centre ou sans authentique polarisation. Avec Castoriadis on est jusqu’à présent convié à concevoir un monde en perpétuel bouleversement dans lequel joue à plus ou moins grande échelle la matrice de la forme-assemblée, productrice d’une autonomie politique (si tant est qu’elle offre à toutes et tous, de manière équitable, la parole). »

Je ne suis pas certain qu’on puisse les opposer en ces termes : Illich parle lui-même de « révolution culturelle permanente » (dans « Libérer l’avenir ») et était ouvertement autogestionnaire, et Castoriadis, vers la fin, s’est toujours demandé comment il était possible d’amalgamer l’actuelle quête vaine du « nouveau pour le nouveau » avec l’exercice de la libre délibération lucide et collective, et dénonçait notre époque comme la plus conformiste de tous les temps, bien qu’elle soit soumise au « perpétuel bouleversement » qui caractérise le capitalisme. Quant au centralisme... Par contre, je ne sache pas qu’Illich ait pensé la coexistence de mondes aussi profondément que Castoriadis : vouloir une pluralité de pratiques et de croyances - a fortiori si elles sont construites réflexivement - cohabitant le plus pacifiquement possible implique nécessairement que chaque communauté puisse accepter l’autre en tant qu’égale, donc une relativisation - au moins quant à l’usage - des normes qui les constituent. L’autonomie vécue est bien cette opération explicite.

« Et, si nos pratiques politiques s’orientaient suivant l’un ou l’autre de ces projets de mondes (succinctement décrits), il faudrait peut-être soit aider, autant qu’il est possible, les communautés qui résistent à des projets qui pourrait les faire éclater ; soit contribuer à la construction, partout où c’est possible, d’assemblées qui permettraient véritablement à celles et ceux qui le souhaitent d’instituer leur propre société de manière explicite. »

La différence entre les deux options ne me paraît pas si évidente. D’abord les constructions d’assemblées de font toujours de fait (et tendent souvent à la représentativité du fait de la nouveauté des problèmes posés) dans les collectifs en résistance et pour cause : le « projet » exogène oblige à des recentrement et à des explicitations nouvelles. On pourrait même dire, ça resterait à vérifier sur le terrain mais à vue de nez c’est ce que je crois voir, que la meilleure résistance n’est pas le cramponnement autour de valeurs hétéronomes et caricaturales, mais bien leur mise en question et leur refondation volontaire, leur réenracinement dans un projet collectif, et pour la bonne raison que le capitalisme déracine de lui-même (le voilà le « projet » exogène !) tout ce qui le touche, d’emblée ; soit tu regardes soit tu es obligé de questionner et de fonder explicitement. D’autre part, les « projet » qui menacent de faire éclater les communautés sont le plus souvent incorporables dans les schèmes de significations indigènes et / ou de manière subreptice (comme la technique par exemple) ; l’éclatement qui s’ensuit s’est toujours accroché à un imaginaire tacite qui ne faisait pas question (facile de voir comment un flic divise un collectif militant à partir de ses conflits non dits).

«  Mais à partir de là, ne risque-t-on pas de nous retrouver face à de nouveaux problèmes ? Quelles communautés locales soutenir, jusqu’où peut aller notre “tolérance” de leurs particularismes hétéronomes (au sens de Castoriadis) ? A l’inverse, jusqu’où peut-on aller dans la volonté assembléiste, sans tomber dans un simple citoyennisme qui ferait de la participation le nec plus ultra de l’autonomie lors même que nous sentons bien qu’à assembler des gens au hasard on tombe dans des errances qui ne font souvent qu’accentuer l’isolement ? » Si la première question est un abîme étincelant (dramatiquement palpable avec les collectifs en lutte, par exemple), la seconde me semble moins claire, ou alors se situe à un niveau beaucoup plus pratique, comme suggéré dans le passage suivant : j’y reconnais la description d’une sorte de fétichisme gauchiste de l’assemblée autogestionnaire aux vertus divines qui recouvre le plus souvent une fuite devant le profondeur et l’étendue des problèmes que pose toute constitution - sans parler de gestion - de collectif - sans parler de communauté - souvent superficielle. Dans le sens d’un constat de la situation actuelle, le diagnostic me semble exact, dans celui d’une limite de l’approche castoriadienne, j’émets des doutes : vouloir l’autonomie pour elle-même est pour lui une impasse et l’aporie devant laquelle butte dramatiquement l’époque, et qu’il pointe, est bien celle d’une autonomie pour faire quoi ?

« Certaines et certains jugeront sûrement, avec raison, que ce dilemme se résoudra dans la pratique. Nous préférerons souvent accorder soutien et temps à une communauté qui a aussi des pratiques qui vont dans le sens d’une démocratie radicale. De même, je pense que nous sentons bien grâce à l’expérience qu’une communauté de vie et de pratique est un pendant nécessaire à l’instauration d’une forme-assemblée qui soit véritablement susceptible d’interroger les re-présentations, les pratiques, les techniques, etc. Enfin, et surtout, le plus souvent il n’est pas question d’interventionnisme : nous chercherons avant tout à protéger, à conserver nos propres pratiques, nos propres savoirs, celles et ceux que nous nous sommes donné-e-s réflexivement. Nous pourrions donc en rester là, en affirmant que nos sensibilités et notre lucidité nous permettent et nous permettront de nous guider à l’intérieur de ce dilemme théorique. »

Si le dilemme se rapporte à la question de la « tolérance des particularismes hétéronomes » - ce qui semble le cas mais mériterait d’être plus clair - j’ai plutôt l’impression qu’il est bien plus pratique que théorique, et le passage suivant l’illustre a contrario :

«  Il conviendrait, par conséquent, que ces mondes autonomes tâchent, dans la mesure des moyens qu’ils se donneront, d’attaquer le monde dans lequel autour d’eux — et toujours en partie chez eux — règne la domination industrielle et marchande. »

Il me semble bien qu’il faille se résoudre à « attaquer » collectifs « amis » comme société « ennemie ».... L’état actuel des « alternatives » et leur principe même d’ouverture et de liberté de parole les rends hautement vulnérables et poreux face au déchaînement techno-managerial ; la menace est bien celle d’un écrasement pure et simple et/ou d’une résurgence des significations dominantes dans les collectifs. La question est donc bien plus celle d’une paralysie asphyxiante ou, plus concrètement, d’un simulacre de projet d’autonomie collectif comme on en rencontre par-ci par-là de plus en plus... Je préfère personnellement le ton interventionniste du deuxième passage.

D’autre part et pour finir, j’ai l’impression - mais je me trompe peut-être - qu’un enjeu traverse tacitement la brochure, celui d’un primitivisme plus ou moins radical qui poserait la question dramatiquement d’époque de la survie de l’humanité en ces temps de liquidation finale du projet d’autonomie, ou autrement dit ; nos pratiques alternatives, en tant que germes d’un monde écologiquement viables (incarné par Illich à ma gauche qui vient d’enfiler son ticheurt vert), ne sont-elles pas prioritaires devant cette vieille histoire de démocratie qu’on ne voit jamais (représentée à ma droite par Casto au ticheurt rouge et noir) ? Mais peut-être me trompé-je... Dans le cas contraire ça vaudrait le coup de poser clairement la question, non ? Et alors de prendre des tenants de la chose en pleine ascension - genre J.Zerzan - (qui osent encore penser, mais pas pour longtemps nous promettent-ils) et de les confronter à Illich et/ou Casto... Ce serait d’ailleurs peut-être bien de presser Illich pour voir ce qu’il peut avoir réellement affaire avec cette histoire de bons sauvages.

Bien à vous.


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