‘Il s’agit d’une révolution populaire’ affirme, dans l’enthousiasme de la libération de Damas, l’acteur syrien Farès Hélou. Il se trompe. Il est clair que le régime baasiste était criminel, et que sa chute a submergé de joie la majorité – du moins la majorité sunnite - des Syriens. Mais il n’est pas nécessaire d’être grand historien pour noter les différences structurelles entre le 14 juillet 1789 à Paris et le 8 décembre 2024 à Damas. Le régime syrien n’a pas été abattu par un mouvement de foule, par la secousse violente d’une révolte des faubourgs de la capitale, mais par une force armée très limitée – on parle d’une dizaine de milliers d’hommes – partie des marges lointaines du nord du pays, la province d’Idlib, et qui a conquis en une quinzaine de jours le cœur démographique et économique du pays presque sans résistance. Et cette absence de résistance est d’autant plus étonnante que la couleur ethnique et l’idéologie des vainqueurs sont aux antipodes de celles du régime en place, Sunnites contre Alaouites d’origine shiite, jihadistes contre apostats. Ces clivages n’existent évidemment pas dans la France de 1789, et ils auraient a priori laissé présager des affrontements sauvages. Il n’en fut rien, Le contraste du radicalisme des idéologies et de la modération des combats – à peine un millier de morts selon l’OSDH – explique la perplexité des opinions occidentales, et cet air ‘d’illusion lyrique’ des débuts révolutionnaires qui plane aujourd’hui sur la Syrie.
En fait, la chute d’Alep, puis Hama, Homs et Damas, trouve son parallèle exact dans celle de Mossoul aux mains de l’Etat Islamique en juin 2014. Une force limitée, venue des marges – en l’occurrence les tribus arabes de la Jéziré – s’empare en cinq jours de combats de la capitale du nord de l’Irak et de toute sa province au détriment de forces dix à vingt fois supérieures en nombre. Ce sont ces deux caractères communs qui déconcertent les analystes : d’une part l’assaut d’une marge incontrôlée contre un Etat dont les forces sont en apparence très supérieures, et d’autre part la soudaineté de l’effondrement de la résistance. Or, la théorie du plus grand historien arabe du Moyen-Age, Ibn Khaldûn, considère comme une norme ce qui fait notre stupéfaction : le pouvoir politique naît dans les marges et s’impose dans les espaces centraux de l’Etat avec d’autant plus de facilité qu’il n’y rencontre par définition aucune résistance.
Par définition puisque, nous explique Ibn Khaldûn, le propre de l’Etat est de pacifier ses sujets, de leur retirer les armes, de briser les solidarités propres aux groupes humains naturels, familles, clans ou tribus, et d’assigner cette énergie virile dont il interdit la manifestation aux activités productives, travail, projet, épargne, recherche…La pacification, forcée ou consentie, de la société, ajoute-t-il, est d’autant plus nécessaire que l’Etat doit lever l’impôt, unique source de mobilisation et de concentration du capital dans une société agraire naturellement stagnante, et que l’existence de solidarités claniques s’opposerait à ce recouvrement ordonné des surplus non immédiatement consommés de la production. Une société organisée est par définition désarmée et vulnérable. L’Etat doit donc se pourvoir d’une violence capable de protéger son troupeau productif des menaces du monde tribal qui l’environne, et ne peut la trouver que dans ce même monde tribal qui le menace. Il n’y a pas d’Etat, nous dit Ibn Khaldûn, qui ne se compose de deux forces intrinsèquement antagonistes, et pourtant nécessairement associées : une immense majorité pacifiée, désarmée, productive, prospère et privée de pouvoir politique ; et une infime minorité, venue des marges, étrangère par sa composition ethnique ou son idéologie religieuse à la majorité, et dont le courage et la violence sont les valeurs cardinales.
Dans la plus fréquente des hypothèses, l’Etat passe contrat avec des ethnies tribales qu’il privilégie et qui lui procurent les hommes d’armes nécessaires. Dès le IIe s. avant notre ère, l’empire chinois engage des Turcs, comme plus tard l’empire romain des Illyriens, des Germains ou des Arabes, et l’empire islamique des Turcs et des Berbères. Le mandat français et la république syrienne n’agissent pas autrement, dès les années 1930, en sollicitant le rude bastion de la montagne alaouite pour garnir les rangs de l’armée nationale naissante. Logiquement, nous dit Ibn Khaldûn, quelques décennies plus tard, l’ethnie martiale prend le pouvoir. Non moins logiquement, au terme de cinquante à soixante ans, assimilée aux valeurs pacifiantes de la société civile qu’elle domine, ‘sédentarisée’ pour le dire comme Ibn Khaldûn, elle le perd, au profit d’un nouveau pôle guerrier. Dans ce cas, celui que nous observons aujourd’hui à Damas, ce n’est pas l’Etat qui achète la violence dont il a besoin, mais la violence qui s’empare de l’Etat. C’est aussi le schéma des invasions arabes fondatrices de l’Islam. Le mécanisme de l’Etat n’en est pas affecté, nous dit Ibn Khaldûn. Le collecteur et bénéficiaire de l’impôt change, l’immense majorité, qui le paie par son travail, demeure.
Est-ce ce que nous verrons en Syrie ? Deux prudentes réflexions pour finir. D’abord pour la Syrie : la démocratie y est exclue, l’idéologie islamiste des nouveaux maîtres s’y oppose : la souveraineté, à leurs yeux, n’appartient pas au peuple, mais à Dieu. Les résistances viendront des marges, alaouites, kurdes, druzes, et du sein du mouvement victorieux, où coexistent des groupes différents. Ensuite pour nous : il serait bien imprudent de tenir pour exotiques les événements de Syrie. La sédentarisation et la pacification des sociétés, le rabougrissement des forces armées, l’impuissance croissante des Etats, sont partout à l’œuvre, de la Chine à l’Europe, de l’Amérique à la Russie. C’est la décomposition des Etats, l’abandon des parts les plus rebelles et les moins rentables de leurs territoires qui détermine l’émergence des marges dissidentes, puis, le cas échéant, victorieuses. Nous avons intérêt à méditer la leçon de Damas.
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