La source hongroise
Note de l’auteur :
Texte rédigé initialement en anglais pour la revue américaine Telos (St. Louis, Missouri), où il a été publié (n° 29, automne 1976) avec de nombreuses altérations, relevant d’un prétendu editing — dont la plupart se bornent à aplatir l’expression, et quelques-unes endommagent le sens. La présente traduction a été faite sur le manuscrit original par Maurice Luciani, que je tiens à remercier ici pour son excellent travail. J’en ai profité pour ajouter un paragraphe et la note (8). [Reproduit dans Libre, 1er mars 1977, puis dans Le contenu du socialisme, 10/18, 1979, p. 367-412.]
« Pendant les années à venir, toutes les questions qui comptent se résumeront en celle-ci : Etes-vous pour ou contre l’action et le programme des ouvriers hongrois ? [1] »
II me faut m’excuser de me citer moi-même. Mais, vingt ans après, je m’en tiens à ces quelques lignes — et avec plus de fermeté, plus de sauvagerie, peut-être, qu’à l’époque où je les écrivais. Et ce n’est pas ce qui s’est passé — ou plutôt, ce qui ne s’est pas passé — dans la « sphère des idées » depuis lors, ce n’est pas le silence qui entoure la Révolution hongroise de 1956 dans pratiquement toute la littérature de la « gauche », de la « nouvelle gauche », et de l’ « extrême gauche » qui pourrait modifier mon attitude. En réalité, ce silence est l’indice assez sinistre et de la qualité de cette littérature et des motivations sous-jacentes de ceux qui se prennent pour des « révolutionnaires ». C’est à peine exagérer que de dire que ce silence est l’un des signes de la domination des idées réactionnaires dans le monde contemporain. Il signifie que la bureaucratie stalinienne continue, même si c’est de façon moins directe, à décider des sujets de discussion autorisés et interdits. (Aujourd’hui, les idées réactionnaires pertinentes sont naturellement celles de la bureaucratie — et non pas celles de Ronald Reagan. D’ailleurs il fait peu de doute que Reagan et Brejnev tomberaient d’accord sur la Hongrie.)
Il va de soi qu’on ne saurait évaluer à l’aide de ce seul critère l’impact et l’influence réels de la Révolution hongroise. Face à la répression idéologique du souvenir des événements de 1956 (et il convient ici de prendre également le mot de « répression » dans le sens psychanalytique qui est le sien en anglais, celui de « refoulement »), il est certain que leur signification n’a pas cessé de faire son chemin. Mis à part leurs probables effets souterrains dans les pays de l’Est et en Russie même, il n’est pas douteux que la large diffusion de l’idée d’autogestion au cours des deux dernières décennies doit être mise en relation avec les revendications exemplaires des Conseils ouvriers hongrois. Ici encore, ce n’est évidemment pas un accident si la plupart des organisations qui prônent l’ « autogestion » (en particulier les partis et syndicats réformistes — mais ils ne sont pas les seuls) gardent le silence sur la Hongrie et préfèrent se référer, par exemple, au « modèle » plus respectable (et vide de contenu) de la Yougoslavie. En séparant ainsi l’idée d’autogestion du pouvoir des Conseils ouvriers et de la destruction de l’ordre existant, ils se donnent le moyen de présenter l’autogestion comme un élément que l’on pourrait simplement ajouter, sans trop de larmes, au système actuel. Il n’en est pas moins vrai que la propagation de cette idée sape les fondations de la domination bureaucratique ; et rien ne permet d’affirmer que les bureaucrates réformistes réussiront à en faire un simple ornement de l’ordre établi.
J’ai parlé du silence qui entoure depuis des années la Révolution hongroise. La bibliographie concernant les événements de 1956 en Hongrie compte à présent plusieurs milliers de volumes. Mais il s’agit pour l’essentiel d’écrits de spécialistes destinés à des spécialistes ; ce qui se manifeste là, c’est bien plus l’énorme expansion du marché de l’enseignement, de l’écriture et de l’édition que la vraie reconnaissance de la signification révolutionnaire de 1956. Au cours des décennies qui suivirent 1789 ou 1917, on vit paraître peu de textes « universitaires » ou « scientifiques » sur les Révolutions française et russe. Mais on assista à leur sujet à une prolifération extraordinaire de textes politiques. On écrivait afin de prendre parti : on était pour ou contre. Ceux qui étaient pour voyaient un exemple dans les événements de France ou de Russie, invitaient leurs compatriotes à agir comme le peuple de Paris ou les ouvriers de Pétrograd, et cherchaient à expliquer et à défendre l’action des révolutionnaires contre les idéologues réactionnaires de leur temps.
Certes, les Révolutions française et russe ont été « victorieuses » (quoique brièvement), et la Révolution hongroise a été « vaincue » (bien que cette défaite n’ait été due qu’à l’invasion du pays par l’armée la plus puissante du monde). Mais en 1871, la Commune de Paris a elle aussi été battue, et cela n’a pas empêché les révolutionnaires, durant le demi-siècle suivant, et encore aujourd’hui, d’en célébrer l’exemple et d’en discuter les leçons. Que l’armée russe ait écrasé la Révolution hongroise, cela explique peut-être sa moindre résonance dans les couches populaires, mais non pas le silence systématique des « révolutionnaires » et des « intellectuels de gauche ». Ou bien les idées cesseraient-elles d’être vraies et valides lorsque les chars russes se mettent à tirer sur elles ?
Les choses, cependant, deviennent plus claires quand on considère le contenu, le sens et les implications de la Révolution hongroise. On peut alors comprendre ce silence pour ce qu’il est : une conséquence directe du caractère radical de cette révolution, et une tentative d’en abolir la signification et le souvenir.
La société moderne est une société de capitalisme bureaucratique. C’est en Russie, en Chine et dans les autres pays qui se font passer pour « socialistes », que se réalise la forme la plus pure, la plus extrême — la forme totale — du capitalisme bureaucratique. La Révolution hongroise de 1956 a été la première et, jusqu’à présent, la seule révolution totale contre le capitalisme bureaucratique total — la première à annoncer le contenu et l’orientation des révolutions futures en Russie, en Chine et ailleurs. Des dizaines d’années durant, les « marxistes », les « intellectuels de gauche », les militants, etc., ont débattu — ils le font encore — du caractère correct ou non de la politique stalinienne, des causes et de la date exacte du « Thermidor » russe, du degré de dégénérescence de la Révolution russe, de la nature sociale des régimes de Russie et d’Europe orientale (Etats ouvriers dégénérés ? Etats non ouvriers dégénérés ? Etats socialistes à déformations capitalistes ? Etats capitalistes à déformations socialistes ?). Les travailleurs et la jeunesse hongroise ont pris les armes, et ont mis par leur pratique un point final à ces discussions. Ils ont démontré par leurs actes que la différence entre les ouvriers et 1’ « Etat ouvrier » est la différence entre la vie et la mort ; et qu’ils préféraient mourir en combattant 1’ « Etat ouvrier » que vivre en ouvriers sous 1’ « Etat ouvrier ».
De même que le capitalisme bureaucratique fragmenté de l’Ouest, le capitalisme bureaucratique total de l’Est est plein de contradictions et déchiré par un conflit social permanent. Ces contradictions, ce conflit, prennent périodiquement une forme aiguë, et le système va vers une crise ouverte. Ou bien la pression de la population exploitée et opprimée peut aller jusqu’à l’explosion. Ou bien, avant que cela ne se produise, la bureaucratie régnante peut s’essayer à quelques « réformes ». Les domaines où contradictions et conflit sont le plus manifestes et le plus pressants sont naturellement ceux de 1’ « économie » et de la « politique ». Chaos économique quasi permanent consubstantiel à la « planification » bureaucratique et qui, plus profondément, trouve ses racines dans le conflit que connaît sans relâche la production [2], et répression politique omniprésente, apparaissent comme les aspects les plus intolérables du capitalisme bureaucratique total. Aspects, bien sûr, fortement interdépendants et mutuellement conditionnés — et qui sont tous deux le résultat nécessaire de la structure sociale du système. En fait, et aussi fantastique que cela puisse paraître, l’ensemble de la « gauche » internationale ne semble voir là que des tares secondaires ou des défauts amendables. Si bien que les « réformes » qui les élimineraient tout en préservant la substance du système (nouvel avatar de la quadrature du cercle) sont favorablement accueillies à l’Ouest par les candidats-bureaucrates et leurs idéologues ouverts ou déguisés (« socialistes » ; communistes « dissidents » et même, aujourd’hui, « orthodoxes », en Italie, en France, etc. ; trotskistes ; journalistes « progressistes » ; compagnons de route intellectuels de divers types, des philosophes existentialistes d’hier, tels Sartre et l’équipe des Temps modernes, aux « économistes radicaux » d’aujourd’hui, comme Nuti, etc.). Il n’est pas difficile de comprendre pourquoi et comment ces étranges commensaux ont été plus ou moins unanimes dans leur soutien à Gomulka en 1956-1957 et dans leur « opposition » à l’invasion de la Tchécoslovaquie en 1968, alors qu’en ce qui touche la Révolution hongroise, ils se sont livrés à de honteuses calomnies (les « communistes »), ont approuvé l’invasion finale (Sartre), ont regardé de haut les actions « spasmodiques », « élémentaires » et « spontanées » des travailleurs hongrois (Mandel), ou se sont réfugiés dans le silence aussi vite qu’ils l’ont pu. En 1956, le peuple polonais n’a pas pris les armes. Malgré leur développement et leur effervescence, les Conseils ouvriers n’ont jamais mis en question de manière explicite la structure de pouvoir existante. Le parti communiste a réussi pour l’essentiel — au prix d’une petite purge dans ses propres rangs et de quelques mouvements de personnel — à garder la situation en main tout au long de la période critique, et à étouffer ainsi, pour finir, le mouvement de masse [3]. Les choses ont été encore plus claires dans la Tchécoslovaquie de 1968 — et les protestations de la « gauche » encore plus bruyantes. C’est que dans ce cas, voyez-vous, il n’y avait aucun danger : en fait, aucun signe d’une activité autonome des masses. La nouvelle direction du P.C. cherchait à introduire quelques réformes « démocratiques » et un certain degré de décentralisation de l’économie. Il va sans dire que la population ne pouvait qu’être favorable à ces mesures. Une réforme venue d’en haut, et avec le soutien du peuple, quel rêve merveilleux pour les « révolutionnaires » d’aujourd’hui ! Comme dirait Mandel, cela aurait « permis à des millions de prolétaires de s’identifier à nouveau avec l’Etat ouvrier ».
En pareilles circonstances, il est évidemment loisible de blâmer les chars russes.
Mais en Hongrie, le mouvement des masses a été si puissant et si radical qu’en quelques jours il a littéralement pulvérisé et le P.C. et l’appareil d’Etat tout entier. Pas même de « dualité de pouvoir » : tout ce qui subsistait comme pouvoir était aux mains de la jeunesse armée et des Conseils ouvriers. Le « Programme » [4] des Conseils ouvriers était absolument incompatible avec la conservation de la structure bureaucratique de la société. Il exigeait l’autogestion des entreprises, l’abolition des normes de travail, la réduction drastique des inégalités de revenus, la haute main sur les aspects généraux de la planification, le contrôle de la composition du gouvernement, et une nouvelle orientation de la politique étrangère. Et tout cela fut convenu et clairement formulé en l’espace de quelques jours. Dans ce contexte, il serait risiblement hors de propos de relever que tel point de ces revendications était « obscur » et tel autre « insuffisant ». Si la Révolution n’avait pas été écrasée par les assassins du Kremlin, son développement aurait contraint aux « clarifications » et aux « perfectionnements » nécessaires : les Conseils et le peuple auraient alors fait ou non la preuve qu’ils pouvaient trouver en eux-mêmes la capacité et la force de créer une nouvelle structure de pouvoir et une nouvelle institution de la société.
En même temps, la Révolution libérait, déchaînait, toutes les forces et toutes les tendances de la nation hongroise. La liberté de parole et d’organisation pour tous, quelles que soient les opinions politiques particulières de chacun, a été immédiatement considérée comme allant de soi. Et il allait également de soi que les divers représentants de 1’ « humanité progressiste » ne pouvaient que considérer cela comme intolérable. A leurs yeux, la liberté de parole et d’organisation était le signe du caractère « impur », « mélangé », « confus » de la Révolution hongroise — quand ils n’y ont pas vu cyniquement la « preuve » que la Révolution n’était qu’une « conspiration impérialiste ». On pourrait se demander pourquoi l’impérialisme capitaliste peut la plupart du temps supporter la liberté de parole, et pourquoi l’impérialisme « socialiste » ne peut la tolérer un seul instant. Mais laissons de côté le problème de la liberté en tant que tel. Quelle est la signification historique et sociologique de cette extraordinaire prolifération de partis, d’organisations, etc., en l’espace de quelques jours ? Très précisément celle-ci : une authentique Révolution avait lieu. Pareille prolifération, en même temps que s’expriment dans toute leur variété les idées qui y correspondent, est, en vérité, la marque distinctive de la révolution. Si nous reconnaissons une révolution dans les événements de 1956 en Hongrie, ce n’est pas en dépit, mais bien à cause de cette manifestation sans limites des tendances politiques, de ce caractère « chaotique » (pour les bureaucrates et les philistins) de l’explosion sociale. C’est un lieu commun — ou plutôt, ce devrait en être un — que de dire qu’une vraie révolution est toujours nationale : tous les secteurs, toutes les couches de la nation abandonnent leur passivité et leur soumission conformiste à l’ordre ancien ; tous s’efforcent à prendre une part active à sa destruction et à la formation d’un ordre nouveau. La société, jusqu’alors opprimée, s’empare tout entière de la possibilité de s’exprimer, chacun se lève et énonce à haute voix ses idées et ses revendications. (Que nous puissions désapprouver nombre d’entre elles, et le dire à voix tout aussi haute, c’est là une question totalement différente.) C’est ce qui s’est passé après 1789, pendant la Révolution française, et après février 1917, pendant la Révolution russe. (Il est fort probable que les critiques de la Révolution hongroise auraient également condamné sous prétexte d’ « impureté », de « confusion », etc., le gâchis très suspect, intolérable, suscité par ces deux autres révolutions.) La révolution est cet état de surchauffe et de fusion de la société qui accompagne la mobilisation générale de toutes les catégories et de toutes les couches et la démolition de toutes les barrières établies. C’est ce trait qui rend compréhensibles la libération et la multiplication extraordinaires du potentiel créateur de la société dans les périodes révolutionnaires, la rupture des cycles répétitifs de la vie sociale — et l’ouverture soudaine de l’histoire.
En dépit de sa courte vie, la Révolution hongroise a posé comme principes des formes organisationnelles et des significations sociales qui représentent une création institutionnelle social-historique. La source de cette création était l’activité du peuple hongrois : intellectuels, étudiants, ouvriers. Plutôt que d’y contribuer le moins du monde, « théoriciens » et « politiciens », en tant que tels, continuèrent d’apporter au peuple tromperie et mystification. Certes, les intellectuels jouèrent un rôle positif important, car, plusieurs mois avant l’explosion finale, ils entreprirent (au sein du Cercle Petöfi et ailleurs) de démolir les absurdités « politiques », « idéologiques », et « théoriques » qui permettaient à la bureaucratie stalinienne de présenter sa dictature totalitaire comme une « démocratie populaire », comme le « socialisme ». S’ils jouèrent ce rôle, ce fut, non pas en « apportant au peuple » une nouvelle « vérité » prêt-à-porter, mais en dénonçant courageusement les vieux mensonges pour ce qu’ils étaient. Au cours de son activité autonome, et à la faveur de celle-ci, le peuple créa de nouvelles vérités positives. Je les appelle positives car elles s’incarnèrent dans des actions et des formes organisationnelles destinées non seulement à lutter contre l’oppression et l’exploitation bureaucratiques, mais aussi et surtout à servir de nouvelles formes d’organisation de la vie collective sur la base de principes nouveaux. Ces principes entraînent une rupture radicale avec les structures sociales établies (à l’Est comme à l’Ouest), et, une fois explicités, vident de sens la « théorie » et la « philosophie » politique héritée. Cela, à son tour, subvertit la relation traditionnelle entre « théorie » » et « pratique », ainsi qu’entre « théoriciens » et simples gens. Dans la Révolution hongroise — comme dans d’autres exemples historiques antérieurs —, nous trouvons un nouveau point de départ, une nouvelle source, qui nous force à réfléchir de nouveau sur le problème de la politique — c’est-à-dire de l’institution totale de la société — dans le monde moderne, et nous fournit en même temps certains des instruments de cette réflexion.
Ici, on entendra peut-être des bruits divers, et des protestations contre le « spontanéisme », voire la « démagogie obscurantiste ». Jetons un coup d’œil, avant d’y répondre, sur les contributions de certains politiciens et théoriciens distingués avant ou pendant les événements de 1956. Considérons, par exemple, Gyorgi Lukàcs. Voilà certainement l’un des rares théoriciens marxistes vraiment créateurs qui soient apparus depuis Marx. Eh bien, lui, qu’a-t-il fait ? De 1924 (environ) à 1956, il a couvert, dans le domaine idéologique, Staline et le stalinisme, les procès de Moscou, le Goulag, le « réalisme socialiste » et ce qui s’est passé en Hongrie depuis 1945 ; il a appliqué les consignes successives de Zinoviev, Boukharine, Jdanov, Révai, etc. Et il l’a fait en pleine connaissance de cause — car il connaissait aussi bien les faits que le marxisme, « la conception la plus révolutionnaire que l’histoire ait jamais produite » [5]. Quand a-t-il osé entrevoir la lumière ? Quand les masses ont spontanément explosé contre les implications de son enseignement théorique. Ayant passé sa vie à jurer par la List der Vernunft — la ruse de la raison —, il est devenu l’extrême personnification de la Unlist der blossen Vernunft — l’aveuglement de la simple « raison ».
Prenons maintenant le cas d’Imre Nagy, le « politicien ». Quelle a été son aide, qu’a-t-il fait de son savoir-faire « politique » contre les mensonges perfides de la bureaucratie russe ? A-t-il un seul instant trouvé en lui-même la clarté de concevoir et la résolution de proclamer : « Quoi qu’il arrive, ne croyez jamais les Russes — et je sais de quoi je parle » ? Non. Il a pataugé ; et il a tenté de demander l’aide... des Nations Unies ! L’histoire en train de se faire, le drame sanglant du pouvoir étaient là, en personne : chars et canons faisaient face aux mains et aux poitrines nues de millions de gens. Et Nagy, 1’ « homme d’Etat », le Realpolitiker, ne savait penser qu’aux Nations Unies, ce sinistre guignol où les bandits de Moscou et de Washington, flanqués chacun de leurs deuxièmes et troisièmes couteaux, s’agressent mutuellement dans leurs discours publics et se mettent d’accord sur leurs sales combines dans les couloirs.
Telle fut la production des professionnels de la théorie et de la politique, espèce non spontanée, consciente, savante et hautement qualifiée. Les non-professionnels, eux, produisirent une révolution radicale — non prévue, non préparée, non organisée par qui que ce soit, et, donc, « spontanée », comme toutes les révolutions de l’histoire.
Le peuple hongrois n’a pas agi « spontanément » au sens où un bébé pleure « spontanément » quand il a mal. Il a agi à partir de son expérience sociale et historique, et il en a fait quelque chose. Quand celui qui s’affuble du titre de « théoricien » ou de « révolutionnaire » regarde de haut ce qu’il appelle « spontanéité », voici le postulat caché qu’il a en tête : impossible que cette canaille puisse jamais apprendre la moindre chose de sa propre vie, en tirer quelque conclusion sensée que ce soit, passer de « deux et deux » à « quatre » — impossible, surtout, qu’elle avance des idées nouvelles et cherche ses propres solutions à ses propres problèmes. Inutile de souligner l’identité essentielle de ce postulat avec les dogmes fondamentaux touchant l’homme et la société qui sont depuis des millénaires ceux des classes dirigeantes.
Une longue parenthèse me paraît ici nécessaire. On ne peut qu’être frappé par le fait que les intellectuels « marxistes » et « gauchistes » s’obstinent à gaspiller leur temps et leur énergie à écrire interminablement sur la relation entre le « Livre Un » et le « Livre Trois » du Capital, à commenter et à interpréter de nouveau tel ou tel commentaire sur Marx fait par tel ou tel de ses interprètes, à gloser inlassablement sur des livres sans presque jamais tenir compte de l’histoire réelle, de la création effective de formes et de sens dans et par l’activité des hommes. Une fois de plus, l’histoire se réduit pour eux à l’histoire des idées — en l’espèce, à l’histoire d’un très petit nombre d’idées. Une des conséquences en est que l’histoire tend à être de moins en moins bien comprise. Car l’histoire, ce n’est pas simplement le catalogue des « faits » historiques : ce qui compte, d’un point de vue révolutionnaire, c’est l’interprétation de ces faits, qu’on ne saurait abandonner aux historiens de l’establishment universitaire. Cette interprétation est certes fonction des « idées théoriques » et du projet politique de l’interprète. Mais c’est la liaison organique entre ces trois éléments : le projet, les idées et la prise en compte de l’histoire effective comme source (et non comme matériau mort), qui spécifie le travail d’un intellectuel révolutionnaire et qui seule caractérise sa rupture radicale avec la conception traditionnelle et dominante du « travail théorique ». Or, aujourd’hui, cette liaison se trouve en fait coupée dans 99 % de la littérature « de gauche ».
Mais ce qui est en cause ici va, en fait, beaucoup plus loin. Car projet et idées ont leur origine dans l’histoire effective, dans l’activité créatrice des gens dans la société moderne. Le projet révolutionnaire n’est pas la conséquence logique d’une théorie correcte. Dans ce domaine, les théories successives sont plutôt des essais de formulation universelle de ce que la masse des hommes — les ouvriers d’abord, puis les femmes, les étudiants, les minorités nationales, etc. — expriment depuis deux siècles dans leur lutte contre l’institution établie de la société — que ce soit lors des révolutions, à l’usine, ou dans leur vie quotidienne. En « oubliant » cela, l’intellectuel « révolutionnaire » se met dans une contradiction ridicule. Il proclame que sa théorie lui permet de comprendre, et même de juger, l’histoire — et il semble ignorer que la source essentielle de cette théorie est l’activité historique passée du peuple. Ainsi se rend-il aveugle à cette activité telle qu’elle se manifeste dans le présent — aveugle, par exemple, à la Révolution hongroise.
Allons jusqu’au bout de notre remarque : considérons l’œuvre de Marx. S’il ne s’était agi que d’une « synthèse » de la philosophie classique allemande, de l’économie politique anglaise et du socialisme utopique français, ce n’aurait été qu’une théorie entre beaucoup d’autres. Ce sont les idées politiques qui animaient Marx qui font la différence. Mais quelle est la source de ces idées ? Il n’y a pratiquement rien là-dedans — rien, en tout cas, qui ait encore quelque pertinence et quelque valeur aujourd’hui — que l’on puisse attribuer à Marx lui-même. Dans ces idées, tout, ou presque, prend sa source dans le mouvement ouvrier tel qu’il se constituait entre 1800 et 1840 ; tout, ou presque, figure déjà noir sur blanc dans la littérature ouvrière de cette époque [6]. Et quelle est l’unique idée politique nouvelle dont Marx ait été capable après le Manifeste communiste ? Celle de la destruction de l’appareil d’État par la « dictature du prolétariat » — « leçon », comme il l’a souligné lui-même, de la Commune de Paris : leçon incarnée dans l’activité des ouvriers parisiens et, en premier lieu, dans la nouvelle forme d’institution qu’ils créèrent : la Commune elle-même. Cette création, Marx, en dépit de sa théorie et de son génie, n’avait pas été capable de la prévoir. Mais étant Marx, et non pas marxiste, il sut la reconnaître — après coup [7].
Revenons à notre discussion principale. Que pourrait être la « non-spontanéité », à quoi oppose-t-on la spontanéité ? Serait-ce à la « conscience » ? Mais qui oserait dire que les ouvriers hongrois, par exemple, étaient inconscients ? En quel sens ? Etaient-ils des somnambules, des zombies, sous L.S.D. ? Ou bien voudrait-on dire qu’ils n’étaient pas « assez » conscients ou pas conscients « de la façon correcte » ? Mais qu’est-ce qu’ « assez » de conscience, quelle est la « façon correcte » d’être conscient ? Celle de M. Mandel, peut-être ? Ou celle de M. Sartre ? Ou bien s’agit-il du Savoir absolu ? Celui de qui ? Y a-t-il dans les environs quelqu’un qui prétend le représenter ? Et qu’en fait-il ? On sait, de toute façon, ce que Kautsky et Lénine ont fait de leur savoir.
Ou bien le contraire de la « spontanéité » se trouverait-il dans l’organisation ? Mais la question est précisément : quelle organisation, et l’organisation de qui ? L’action « spontanée » des ouvriers et du peuple hongrois était une action visant à l’organisation, et plus encore : leur spontanéité était exactement cela, leur auto-organisation. C’est bien là ce que le pseudo-« théoricien » bureaucrate hait le plus : que les ouvriers, au lieu d’attendre, dans une passivité enthousiaste, qu’il vienne les « organiser », s’organisent eux-mêmes en Conseils ouvriers. Et comment les organise-t-il, si on lui en donne l’occasion ? Comme les classes dominantes l’on fait pendant des siècles dans les usines et dans l’armée. Et cela, non seulement si et quand il prend le pouvoir, mais dès avant : dans un grand syndicat, par exemple, ou dans un « parti bolchevique », dont les relations intérieures, par leur structure, leur forme et leur contenu, reproduisent simplement celles de la société capitaliste : hiérarchie, division entre une couche de dirigeants et une masse d’exécutants, voile de pseudo-« savoir » jeté sur le pouvoir d’une bureaucratie qui se coopte et se perpétue, etc. — soit, la forme appropriée à la reproduction et à la perpétuation de l’aliénation politique (et, par voie de conséquence, de l’aliénation globale). Si l’opposé de la « spontanéité », c’est-à-dire de l’auto-activité et de l’auto-organisation, est l’hétéro-organisation — par les politiciens, les « théoriciens », les « révolutionnaires professionnels », etc. —, alors l’opposé de la spontanéité est d’évidence la contre-révolution, ou conservation de l’ordre existant.
La Révolution, c’est exactement l’auto-organisation du peuple. Par là même suppose-t-elle évidemment un « devenir-conscient » des caractéristiques et mécanismes essentiels du système établi, ainsi que du désir et de la volonté d’inventer une nouvelle solution du problème de l’institution de la société. (Il est clair, par exemple, que la compréhension en acte qu’avaient les travailleurs hongrois du caractère social de la bureaucratie comme classe exploiteuse et oppressive, et des conditions de son existence, était, du point de vue théorique, infiniment supérieure à toutes les analyses pseudo-« théoriques » contenues dans trente ans de littérature trotskiste et dans la plupart des autres écrits « marxistes de gauche ».) L’auto-organisation est ici l’auto-organiser et la conscience, le devenir-conscient ; dans les deux cas, nous avons un processus, non pas un état. Non pas que le peuple ait enfin découvert « la » forme appropriée d’organisation sociale ; mais il se rend compte que cette « forme » est son activité d’auto-organisation, en accord avec sa compréhension de la situation et des buts qu’il se fixe à lui-même. En ce sens, la révolution ne peut qu’être « spontanée » dans sa naissance comme dans son développement. Car la révolution est auto-institution explicite de la société. La « spontanéité » ne désigne rien d’autre ici que l’activité créatrice social-historique dans son expression la plus élevée, celle qui a pour objet l’institution de la société elle-même. De cela, toutes les explosions révolutionnaires des temps modernes offrent des exemples indiscutables.
Aucune action historique n’est « spontanée », si l’on entend par là qu’elle surgirait dans le vide, qu’elle serait absolument sans relations avec les conditions, le milieu, le passé. Et toute grande action historique est précisément spontanée dans le sens premier de ce mot : spons, « source » [8]. L’histoire est création, ce qui veut dire : émergence de ce qui ne s’inscrit pas déjà dans ses « causes », ses « conditions », etc., de ce qui n’est pas répétition — ni stricto sensu, ni comme variante de ce qui est déjà donné —, de ce qui est, au contraire, position de nouvelles formes et figures, de nouvelles significations — c’est-à-dire, auto-institution. Pour le dire en termes plus étroits, plus pragmatiques, plus opérationnels : la spontanéité est l’excès de 1’ « effet » sur les « causes ».
Le postulat « identitaire », qui sous-tend toute la pensée philosophique et scientifique héritée, équivaut à affirmer que pareil « excès », si et quand il existe, n’est jamais que « la mesure de notre ignorance ». La présomption qui l’accompagne est que l’on peut, de jure, réduire cette mesure à zéro. A quoi la réponse la plus brève est : Hic Rhodus, hic salta. Nous pouvons en toute confiance nous asseoir et attendre sereinement le jour où la différence entre Tristan und Isolde et l’ensemble de ses « causes » et de ses « conditions » (la société bourgeoise des années 1850, l’évolution des instruments et de l’orchestre, l’inconscient de Wagner, etc.) aura été réduite à zéro.
Les ouvriers hongrois ont agi à partir de leur expérience, et leur action fut une élaboration — au sens le moins trivial du mot — de cette expérience. Mais cette action n’a pas été une réaction ou réponse « nécessaire », causalement déterminée, à une situation donnée — pas plus que cette élaboration n’a été le résultat d’un processus « logique » de déduction, d’inférence, etc. Depuis un certain nombre d’années, une demi-douzaine de pays d’Europe de l’Est — et la Russie elle-même depuis bien plus longtemps — connaissaient une situation générale essentiellement semblable à celle à laquelle on pourrait essayer d’imputer l’explosion de 1956. Après tout, les événements d’Allemagne de l’Est en 1953, de Pologne en 1956 (et en 1970, et en 1976), de Tchécoslovaquie en 1968, ainsi que les révoltes plus limitées et moins connues en Russie (Novotcherkassk, par exemple), sont la preuve de cette similarité essentielle. Ce n’est pourtant qu’en Hongrie que l’activité populaire a atteint cette intensité qui est propre à produire une révolution. Que la Hongrie et son peuple soient particuliers, rien de plus certain. Le sont aussi chaque pays et chaque peuple. Nous savons que toute entité individuelle est absolument singulière et, à cet égard, absolument semblable aux autres. Les « particularités » de l’histoire hongroise, etc., ne sont d’aucun secours lorsqu’on s’efforce d’expliquer de façon exhaustive pourquoi cette forme particulière de révolution a eu lieu dans ce pays particulier à ce moment particulier [9]. Une recherche historique concrète peut évidemment contribuer à « rendre intelligible » (ex post, et on ne saurait oublier les problèmes sans fin qu’entraîne cette clause) une partie considérable de l’enchaînement des événements, des actions des hommes, et de leurs réactions, etc. Elle ne permet jamais de sauter de cette description et de cette compréhension partielle des situations, motivations, actions, etc., à 1’ « explication du résultat ».
Ainsi, par exemple, on peut dire : une révolution est « causée » par l’exploitation et l’oppression. Mais ces dernières sont là depuis des siècles (et des milliers d’années). On dit alors : il faut qu’exploitation et oppression atteignent un « point extrême ». Mais quel est ce « point extrême » ? Et ne l’a-t-on pas atteint de manière récurrente, sans qu’une révolution s’ensuive chaque fois ? On continue : ce « point extrême » de l’exploitation et de l’oppression doit coïncider avec une « crise interne » des classes dirigeantes, avec l’effritement ou l’effondrement du régime. Mais que voudriez-vous donc de plus, comme effritement et effondrement, que ceux réalisés dans la majorité des pays d’Europe après 1918 ou après 1945 ? Enfin : les masses doivent avoir atteint un niveau suffisant de conscience et de combativité. Et qu’est-ce qui détermine le niveau de conscience et de combativité des masses ? La révolution n’a pas eu lieu, parce que les conditions pour une révolution n’étaient pas mûres. La plus importante de ces conditions est un niveau suffisant de conscience et de combativité des masses. Suffisant pour quoi ? Eh bien, suffisant pour faire la révolution. Bref : il n’y a pas eu de révolution parce qu’il n’y a pas eu de révolution. Tel est, en l’espèce, le fin mot de la sagesse « marxiste » (ou simplement « déterministe », « scientifique »).
Pour une autre illustration de ce type d’ « arguments » : il est exact que l’une des principales différences entre la Pologne et la Hongrie de 1956 a résidé dans la capacité du P.C. polonais de s’ « adapter » aux événements — ce que le P.C. hongrois n’a pas su faire. Mais pourquoi le P.C. polonais a-t-il réussi là où le P.C. hongrois a échoué ? Parce qu’en Pologne, précisément, le mouvement n’est pas allé assez loin, ce qui a permis au P.C. de continuer d’exister et de jouer son rôle — alors qu’en Hongrie, la violence et le caractère radical du mouvement ont très vite réduit à rien le P.C. Et cela « explique » aussi, jusqu’à un certain point, les attitudes différentes du Kremlin dans les deux cas. Aussi longtemps qu’en Pologne un parti bureaucratique survivait et conservait tant bien que mal les rênes, la bureaucratie de Moscou a cru, non sans raison, qu’elle pouvait s’épargner une intervention armée et manœuvrer en vue de la restauration graduelle de la dictature bureaucratique — ce qui a fini par aboutir. Pareille manœuvre paraissait impossible en Hongrie, où le P.C. était détruit et où les Conseils ouvriers affirmaient clairement leur intention de revendiquer le pouvoir et de l’exercer.
Les choses sont encore plus claires quand on envisage, non pas la « révolte », en tant qu’explosion et destruction de l’ordre ancien, mais la révolution, en tant qu’activité auto-organisée visant à l’institution d’un ordre nouveau. (Cette distinction est, bien sûr, une abstraction séparatrice.) En d’autres termes, quand on examine le contenu positif de ce que j’ai appelé plus haut élaboration de l’expérience. L’ancien état de choses, tout intolérable qu’il fût, aurait pu ne susciter qu’une dose supplémentaire de résignation, une recrudescence de la religiosité, ou la demande de réformes plus ou moins « modérées ». Au lieu de cela, le mouvement court-circuita toutes les autres « solutions », et le peuple entreprit de se battre et de mourir pour la reconstruction générale de la société. Il aurait une rude tâche, le théoricien qui voudrait prouver que c’était là le seul choix « logique » et/ou « praticable » pour la Hongrie de 1956. Nombre de pays dans le monde ont fourni, et continuent à fournir, d’innombrables exemples du contraire. Le contenu positif de la « réponse » — constitution des Conseils ouvriers, revendication de l’autogestion et de l’abolition des normes de travail, etc. — n’a pas été « déduit » ; ce n’a pas été le choix du « seul autre terme possible de l’alternative », etc. Ce fut une élaboration qui transcenda le donné (et tout ce qui est donné avec le donné, impliqué par lui ou contenu en lui), et aboutit au nouveau.
Que ce nouveau plonge ses racines dans une relation profonde et organique avec les créations antérieures du mouvement ouvrier et avec le contenu d’autres phases de l’activité révolutionnaire, cela ne limite pas son importance, bien au contraire. Cela souligne le fait que la Révolution hongroise s’inscrit dans la série des luttes qui visent, depuis près de deux cents ans, à une reconstruction radicale de la société. Cela désigne dans l’activité du peuple hongrois un nouveau moment du développement du projet révolutionnaire — et, en même temps, assure que ses créations ont une signification qui transcende, et de loin, le moment et les conditions propres à leur naissance.
Les formes d’organisation — les Conseils — créées par les ouvriers hongrois sont du même type que les formes créées antérieurement et ailleurs par les révolutions ouvrières. Les buts et les revendications proclamées par ces Conseils sont dans la ligne de ceux qui ont été mis en avant par l’histoire tout entière du mouvement ouvrier — que ce soit dans les luttes ouvrières, ou dans le combat informel qui se poursuit jour après jour dans toutes les usines du globe —, tandis que sur certains points fondamentaux (autogestion, abolition des normes de travail), ils sont plus explicites et plus radicaux. Il y a donc dans le monde moderne une unité du projet révolutionnaire. Cette unité, nous pouvons la rendre « plus intelligible » en désignant ce qui est héritage et continuité historiques, ce qui est similarité des conditions — en particulier, de vie et de travail — dans lesquelles le système social place la classe ouvrière. Mais, encore une fois, quelque pertinents, quelqu’importants que soient ces facteurs, ils ne pourront jamais nous donner la somme des « conditions nécessaires et suffisantes » pour la production du contenu des « réponses » de 1871, 1905, 1917, 1919, 1936-1937, 1956 — ou pour le manque d’une telle production dans d’autres cas. Car ce que nous avons ici, c’est, non pas une unité « objective », non pas une unité en tant qu’identité d’une classe d’ « effets » découlant d’une classe de « causes identiques » — mais une unité en formation, en train de se faire, une unité se faisant elle-même (et, naturellement, pas encore faite) : une unité de création social-historique.
Sans vouloir minimiser l’importance des nombreux autres aspects de la Révolution hongroise, je me consacrerai essentiellement ici à la signification des Conseils ouvriers et de certains de leurs objectifs et revendications. En examinant ce que je tiens pour le sens potentiel des Conseils et de leurs revendications, j’interprète : c’est naturellement le cas de quiconque parle de ce sujet — ou de tout autre. J’interprète en fonction de mes propres positions et perspectives politiques, et des idées auxquelles j’ai pu parvenir. J’interprète les événements hongrois de 1956, qui sont « particuliers » et « extrêmes ». Je tiens pour acquis que c’est dans cet « extrême » que nous pouvons le mieux apercevoir, à travers la couche de buée de l’habituel et du banal, les virtualités pures, concentrées, corrosives, de la situation historique présente. (De même, Mai 68, en France, fut « particulier » et « extrême » — et c’est à cause de cela, parce que c’était une situation limite, que de nouvelles potentialités se révélèrent, ou, plutôt, furent créées au cours des événements de Mai, et grâce à eux.) Enfin, les événements de Hongrie ne durèrent que quelques semaines. J’affirme que ces semaines — comme les quelques semaines de la Commune de Paris — ne sont pas moins importantes et significatives pour nous que trois mille ans d’histoire de l’Égypte pharaonique.
Et si je l’affirme, c’est parce que je pense que ce que contiennent en puissance les Conseils ouvriers hongrois, dans leur formation et dans leurs buts, c’est la destruction des significations sociales traditionnelles, héritées et instituées, du pouvoir politique, d’une part, et, d’autre part, de la production et du travail — et donc le germe d’une nouvelle institution de la société. Ce qui entraîne, en particulier, une rupture radicale avec l’héritage philosophique en ce qui concerne la politique et le travail.
Les Conseils ouvriers surgirent à peu près partout, et ce fut l’affaire de quelques heures pour que le pays en fût couvert. Leur caractère exemplaire ne vient pas de ce qu’ils étaient « ouvriers » ; il ne dépend ni de leur « composition prolétarienne », ni du fait qu’ils naissaient dans des « entreprises de production », ni même des aspects extérieurs de la « forme » Conseil en tant que telle. Leur importance décisive tient à :
a) l’établissement de la démocratie directe, en d’autres termes, de l’égalité politique vraie (l’égalité quant au pouvoir) ;
b) leur enracinement dans des collectivités concrètes (dont il n’est pas nécessaire qu’elles soient seulement des « usines ») ;
c) leurs revendications relatives à l’autogestion et à l’abolition des normes de travail.
Dans ces trois points, on constate un effort pour abolir la division établie de la société et la séparation essentielle entre les domaines principaux de l’activité collective. Sont en jeu ici, non seulement la division entre « classes », mais aussi la division entre « dirigeants » et « dirigés » (dont celle entre « représentants » et « représentés » est une forme) ; la division entre un « gouvernement » séparé ou une étroite sphère « politique » et, d’autre part, le reste de la vie sociale, notamment le « travail » ou la « production » ; la division, enfin, entre les intérêts et les activités immédiates, quotidiennes, et, d’autre part, 1’ « universel politique ». L’abolition de la division et de la séparation essentielle ne signifie pas, bien sûr, l’avènement d’une « identité » indifférenciée de chacun et de tous, d’une société « homogène », etc. (Ce dilemme : soit une société divisée sur le mode antagoniste, scindée d’une façon ou d’une autre, soit homogénéité totale et indifférenciation générale, est un des postulats cachés de la philosophie politique héritée. Marx le fait sien, pour qui l’élimination de la division sociale, du pouvoir d’Etat, de la politique, etc., doit résulter de l’homogénéisation de la société que produit le capitalisme.) L’abolition de la division et de la séparation implique la reconnaissance des différences entre les segments de la communauté (leur négation moyennant des universaux abstraits — « citoyen », « prolétaire », « consommateur » — ne fait que réaffirmer la séparation qui traverse chaque individu), et exige un autre type d’articulation de ces segments.
Dans l’organisation du Conseil, toutes les décisions doivent en principe être prises, chaque fois que c’est matériellement possible, par le collectif entier des personnes concernées, c’est-à-dire, par l’assemblée générale du « corps politique » (qu’il s’agisse d’une usine, d’une administration, d’une université ou d’un quartier). Un groupe de délégués assure l’application des décisions de l’assemblée générale et la continuité de la gestion des affaires courantes dans l’intervalle qui sépare les réunions de l’assemblée. Les délégués sont élus, et révocables en permanence (exposés à tout moment à une révocation instantanée). Mais ni cette révocabilité permanente, ni même l’élection des délégués ne sont ici décisives. D’autres moyens (la rotation, par exemple) pourraient servir les mêmes fins. Le point important est que le pouvoir de décider appartient à l’assemblée générale, qui peut revenir sur les décisions des délégués, et que ces derniers n’ont qu’un « pouvoir » résiduel, qui n’existe en principe que pour autant que l’assemblée générale ne peut demeurer en session 24 heures sur 24.
Ce pouvoir de l’assemblée générale a pour signification immédiate l’abolition de la division instituée de la société entre « dirigeants » et « dirigés ». Il élimine en particulier la mystification politique régnante (et qui n’est pas ancienne, mais typiquement moderne), qui veut que la démocratie équivale à la représentation — par quoi on entend évidemment la représentation permanente. Délégation irrévocable (même si elle est formellement limitée dans le temps) du pouvoir des « représentés » aux « représentants », la représentation est une forme d’aliénation politique. Décider, c’est décider soi-même, ce n’est pas décider qui va décider. La forme juridique des élections périodiques ne fait que masquer cette expropriation. Il n’est pas nécessaire de reprendre ici la critique bien connue des « élections » dans les systèmes sociaux et politiques existants. Sans doute importe-t-il plus de souligner un point généralement négligé : la représentation « politique » tend à « éduquer » — c’est-à-dire à dés-éduquer — les gens dans la conviction qu’ils ne sauraient gérer les problèmes de la société, qu’il existe une catégorie spéciale d’hommes doués de la capacité spécifique de « gouverner ». La représentation permanente va de pair avec la « politique professionnelle ». Elle contribue donc à l’apathie politique, ce qui, à son tour, élargit dans l’esprit des gens le fossé entre l’étendue et la complexité des problèmes sociaux et leur propre aptitude à s’y attaquer.
Inutile d’ajouter que ni le pouvoir de l’assemblée générale, ni la révocabilité des délégués, ni leur responsabilité devant l’assemblée, ne sont des panacées qui « garantissent » qu’une dégénérescence, bureaucratique ou autre, de la révolution est impossible. L’évolution des Conseils ou de tout autre organisme autonome, et leur destin ultime, dépendent de l’auto-mobilisation et de l’auto-activité des masses, de ce que les hommes feront et ne feront pas, de leur participation active à la vie des organes collectifs, de leur volonté de peser de tout leur poids à chaque moment du processus : discussion, élaboration, décision, application, et contrôle. Ce serait une contradiction dans les termes que de rechercher une forme institutionnelle qui, par sa seule vertu, assurerait cette participation et contraindrait les gens à être autonomes, les forcerait à faire preuve d’auto-activité. La forme du Conseil — comme n’importe quelle autre forme du même genre — ne garantit pas, et ne peut garantir, le développement de pareille activité autonome ; mais elle le rend possible — alors que les formes politiques établies — qu’il s’agisse de la « démocratie représentative » ou du pouvoir, voire du leadership, d’un parti — garantissent l’impossibilité d’un tel développement, et le rendent impossible par leur existence même. Ce qui est en jeu ici, c’est la « dé-professionnalisation » de la politique, son abolition en tant que sphère spéciale et séparée d’activité et de compétence ; et c’est, réciproquement, la politisation universelle de la société, ce qui veut simplement dire que les affaires de la société sont, en actes et non pas en mots, l’affaire de tous. (Ce qui est l’exact opposé de la définition de la justice donnée par Platon : Ta séautou prattein kai mè polupragmonein : s’occuper de ses propres affaires et ne pas flanquer la pagaille en se mêlant d’un tas de choses.)
Une phase révolutionnaire débute nécessairement par un déchaînement de l’activité autonome des gens ; si elle dépasse le stade de la « révolte » ou de 1’ « épisode révolutionnaire », elle conduit à la création d’organes autonomes des masses. Action, passion, abnégation, « sacrifice de soi », tout cela s’exprime avec prodigalité ; on assiste à une extraordinaire dépense d’énergie. Les individus se mettent à s’intéresser activement aux affaires publiques comme s’il s’agissait de leurs affaires propres — et c’est ce qu’elles sont en vérité. La révolution se manifeste ainsi à la société comme dévoilement de sa propre vérité refoulée. Ce déploiement s’accompagne, en matière d’inspiration et d’invention sociales, politiques, pratiques et techniques, d’exploits et de performances incroyables, presque miraculeux. (La Révolution hongroise en a fourni une fois de plus l’abondante illustration : qu’on se souvienne de l’audace et du talent avec lesquels les conseils ouvriers hongrois continuèrent à combattre Kadar pendant plus d’un mois après la seconde invasion et l’occupation totale du pays par une énorme armée russe.)
La poursuite et le développement ultérieur de l’activité autonome du peuple dépendent eux-mêmes du caractère et de l’ampleur du pouvoir des organes de masse, du rapport entre les questions débattues et l’existence concrète des gens, et de la différence que les décisions prises apportent ou non dans leurs vies. (En ce sens, le problème principal de la société post-révolutionnaire est la création d’institutions qui permettent la poursuite et le développement de cette activité autonome, sans pour cela exiger des exploits héroïques 24 heures sur 24.) Plus les individus s’aperçoivent dans leur expérience réelle que leur existence quotidienne dépend de manière cruciale de leur participation active à l’exercice du pouvoir, plus ils auront tendance à participer à cet exercice. Le développement de l’auto-activité se nourrit de sa propre substance. A l’inverse, toute limitation du pouvoir des organes autonomes de masse, toute tentative de transférer une « partie » de ce pouvoir à d’autres instances (parlement, « parti », etc.), ne peut que favoriser le mouvement contraire vers une moindre participation, le déclin de l’intérêt pour les affaires de la communauté et, pour finir, l’apathie. La bureaucratisation commence quand les décisions touchant les affaires communes sont soustraites à la compétence des organes de masse, et sous le couvert de diverses rationalisations, sont confiées à des organismes spécifiques. Si on laisse ce transfert se faire, la participation populaire et l’activité des organes de masse déclineront inévitablement. Le vide qui en résultera sera occupé par des instances bureaucratiques de plus en plus nombreuses qui « auront à » prendre des décisions sur des sujets de plus en plus nombreux. Et les gens finiront par abandonner les organes de masse, où plus rien d’important n’est décidé, et reviendront à cet état d’indifférence cynique envers la « politique » qui n’est pas seulement une caractéristique des sociétés actuelles, mais la condition même de leur existence. Alors, sociologues et philosophes découvriront dans cette « indifférence » 1’ « explication » et la « justification » de la bureaucratie (il faut bien, après tout, que quelqu’un prenne soin des affaires publiques) [10]. Or, la vie concrète et l’existence quotidienne des hommes dépendent inséparablement et de ce qui se passe au niveau social et politique « général », et de ce qui survient dans la collectivité particulière à laquelle ils appartiennent et dans les activités spécifiques auxquelles ils participent. La séparation et l’antagonisme de ces deux sphères est une des expressions essentielles de la séparation et de l’aliénation dans la société actuelle. C’est en quoi réside l’importance de la revendication autogestionnaire des Conseils ouvriers hongrois, et de la revendication de la formation de Conseils dans tous les secteurs de la vie nationale. Une « participation » au pouvoir politique général qui laisse les gens sans pouvoir sur leur milieu immédiat et sur la gestion de leurs activités concrètes est évidemment une mystification. Et cela vaut également pour une « participation » ou une « autogestion » qui se confine, par exemple, à l’entreprise, et qui abandonne le « pouvoir politique général » à une couche séparée. Ce qu’impliquent les revendications des Conseils ouvriers hongrois, c’est le dépassement de cette séparation et de cette opposition : que les hommes gèrent les collectivités concrètes auxquelles ils appartiennent — non seulement dans les « usines », mais « dans tous les secteurs de la vie nationale » ; et qu’ils participent au pouvoir politique, non pas sous une autre défroque — comme « citoyens » qui votent, etc. —, mais précisément à travers les organes de gestion qui sont leur expression directe, à savoir, les Conseils [11]. Ainsi est éliminé le dilemme abstrait division/homogénéisation de la société ; ainsi s’achemine-t-on vers un mode d’articulation entre la société totale et les segments particuliers qui la composent.
Il est ainsi possible de déceler, indépendamment de toute autre considération, la mystification que recèlent les « Conseils ouvriers » yougoslaves et leur « autogestion des entreprises ». Il ne saurait y avoir d’ « autogestion des entreprises » si subsistent séparément un appareil et un pouvoir d’Etat. Même dans le domaine étroit de la « gestion de l’entreprise », les initiatives et les activités des travailleurs ne peuvent qu’être paralysées et, pour finir, annulées, si elles doivent se confiner à quelques points secondaires touchant le fonctionnement de l’usine (et essentiellement, l’accroissement de sa production). Pendant ce temps, la « Ligue des communistes yougoslaves » conserve le pouvoir total sur tous les domaines importants, et donc, en définitive, sur ce qui se passe dans les usines elles-mêmes. Réciproquement, il est également possible de comprendre pourquoi le pouvoir des Conseils, ou d’autres organes analogues (par exemple, les Soviets en Russie après octobre 1917), ne peut que devenir rapidement une forme vide si on le limite aux seules questions « politiques », dans le sens étroit et courant de ce mot. (Telle était la ligne que Lénine préconisait sur le papier, quand il parlait du « pouvoir des Soviets » ; en fait il faisait tout ce qu’il pouvait pour que le parti bolchevique obtienne tout le pouvoir — et il y réussit.) Car alors, on réintroduit et on réaffirme la division entre une sphère « politique » au sens traditionnel et l’existence concrète des hommes. Si Conseils ou Soviets ne sont appelés qu’à voter des lois et des décrets, qu’à désigner des commissaires, ils ne disposent que du fantôme abstrait du pouvoir. Séparés ainsi de la vie quotidienne et du travail du peuple, toujours plus éloignés des intérêts et des préoccupations des collectivités concrètes, s’affairant (ou plutôt, censés s’affairer) à propos de problèmes de gouvernement lointains et généraux, les Soviets étaient condamnés à devenir rapidement, aux yeux du peuple (et cela, même si le parti bolchevique ne les avait pas dominés et manipulés), de simples « instances officielles » parmi d’autres, qui ne lui appartenaient pas et ne se souciaient pas de ce dont il se souciait [12].
Si je parle d’organes de masse « autonomes », ce n’est pas seulement parce que, par exemple, ils n’obéissent pas à des individus, à des partis ou au « gouvernement ». Je les appelle ainsi parce que et pour autant qu’ils n’acceptent pas l’institution établie de la société. Cela signifie en particulier : premièrement, qu’ils dénient toute légitimité à un pouvoir qui ne viendrait pas d’eux-mêmes ; et deuxièmement, qu’ils refusent en leur sein la division entre ceux qui décident et ceux qui exécutent. Le premier point n’implique pas seulement qu’ils créent une situation de « dualité de pouvoir », ou même qu’ils tendent à assumer tout le pouvoir ; mais que les organes autonomes se posent eux-mêmes comme la seule source légitime de décision, de règles, de normes et de lois, c’est-à-dire comme organes et incarnations d’une nouvelle institution de la société. Le second point implique qu’ils suppriment par leurs actes la division entre une « sphère de la politique » ou du « gouvernement », et une « sphère de la vie quotidienne », comme essentiellement séparées et antagonistes — qu’ils abolissent, en d’autres termes, la division entre les spécialistes de l’universel et ceux du forage, du perçage, de la plomberie, du labourage, etc. En fait, ce second point est l’application concrète du premier dans le domaine immédiatement le plus important. Car, depuis des milliers d’années, l’institution des sociétés « historiques » dans le domaine politique — comme aussi le schème nucléaire de l’institution des relations sociales dans tous les autres domaines — a été celle d’une hiérarchie entre les hommes. Cette institution a été, à la fois et inséparablement, institution « réelle-matérielle » — incarnée dans des réseaux sociaux et des positions individuelles, instrumentée dans des possessions, des privilèges, des droits, des « sphères de compétence », des outils et des armes —, et institution d’une signification imaginaire sociale — ou plutôt d’un magma de significations imaginaires sociales, dont le noyau diffère selon les sociétés —, en vertu de laquelle les gens sont définis, conçus et « agis », réciproquement et pour eux-mêmes, comme « supérieurs » et « inférieurs » selon une ou plusieurs relations d’ordre socialement instituées. L’intériorisation par chacun et par tous de ce dispositif hiérarchique, plus encore : l’impossibilité, presque, pour chaque individu de penser à lui-même et aux autres, voire d’exister socialement et psychiquement, sans se situer en un point quelconque (fût-il le plus bas) de cette hiérarchie, a été et demeure une pierre angulaire de l’institution des sociétés « historiques ». Le capitalisme bureaucratique contemporain tend à pousser à la limite l’organisation hiérarchique et à lui donner sa forme la plus universelle et son expression la plus pure, en la posant comme l’organisation « rationnelle » par excellence. La structure hiérarchique et pyramidale de 1’ « organisation », omniprésente dans la société contemporaine, remplace la bi-partition traditionnelle de la société capitaliste en deux classes principales. Elle l’a complètement remplacée depuis maintenant plus de cinquante ans en Russie et depuis un quart de siècle en Europe orientale et en Chine. C’est là la forme dominante des relations d’exploitation et d’oppression dans le monde contemporain [13].
Cette organisation « rationnelle » est en fait, intrinsèquement et de façon inhérente, ir-rationnelle, pleine de contradictions et d’incohérences. Il ne peut pas y avoir de base « rationnelle » pour une organisation hiérarchique-bureaucratique dans les conditions modernes (par opposition, par exemple, avec les conditions du « mandarinat chinois »). « Savoir », « talent », « expertise » devraient être les critères de sélection et de nomination : et ils ne peuvent pas l’être. Les « solutions » des problèmes qu’affronte l’organisation (firme, administration, parti, etc.) sont déterminées par les résultats mouvants de la lutte pour le pouvoir à laquelle se livrent constamment des groupes bureaucratiques rivaux, ou plutôt des cliques et des clans, qui sont, non pas des phénomènes accidentels ou anecdotiques, mais des éléments centraux dans le fonctionnement du mécanisme bureaucratique. L’idée d’une « technostructure » en tant que telle est une mystification : c’est ce que la bureaucratie voudrait que les gens croient. Ceux qui sont au sommet y sont non pas qua experts dans un domaine technique, mais qua experts dans l’art de grimper le long de l’échelle bureaucratique. Au cours de son expansion, l’appareil bureaucratique est forcé de reproduire en son sein la division du travail qu’il impose de plus en plus à l’ensemble de la société ; par là, il devient séparé, étranger à lui-même et à la substance factuelle des problèmes. Toute synthèse « rationnelle » devient ainsi impossible. Pourtant il faut bien qu’il y ait une certaine synthèse. Il faut bien qu’à la fin des décisions soient prises. Et elles le sont — dans le Bureau ovale (ou sous le bulbe qui lui correspond au Kremlin), entre des nixons, des ehrlichmans, des haldemans et autres petits délinquants d’intelligence infra-normale. C’est cela l’apothéose de la « technostructure », de la « gestion scientifique », etc. — de même que les pots-de-vin de Lockheed sont l’apothéose de la « concurrence parfaitement parfaite », de l’ « optimisation par les mécanismes du libre marché », etc., chères aux professeurs d’économie.
Cette structure, et les significations qui lui sont consubstantielles, sont refusées et réfutées par les organisations du type « Conseil ». Que tous ceux qui sont concernés se voient investis du pouvoir, et voilà détruite la structure hiérarchique, et abolie la division entre ceux qui dirigent et ceux que l’on confine dans des tâches d’exécution. Cette attribution du pouvoir à chacun matérialise donc l’égalité politique complète. Les décisions ne sont prises ni par des spécialistes des spécialités, ni par des spécialistes de l’universel. Elles sont prises par le collectif de ceux qui auront à les exécuter — et qui sont, de ce fait même, dans la position la meilleure possible pour juger non seulement des « optimalités » abstraites des moyens relativement aux fins, mais aussi des conditions concrètes de cette exécution et, par-dessus tout, de son coût réel : leur propre effort, leur propre travail. Cela implique, dans la sphère de la production par exemple, que les décisions sur des sujets concernant un lieu particulier de travail — disons un atelier d’usine — et qui n’ont pas de répercussions sur les activités d’autres ateliers, doivent être prises par les travailleurs de l’atelier concerné. De même, les décisions sur des sujets concernant plusieurs ateliers, ou un département, doivent être prises par les travailleurs de ces ateliers, ou de ce département ; et celles concernant l’usine dans son ensemble, par l’Assemblée générale des travailleurs de l’usine, ou par leurs délégués élus et révocables. Ainsi, le caractère pertinent ou non, correct ou non, des décisions prises peut être apprécié par les principaux intéressés dans un temps minimal et à un coût minimal. Ainsi aussi peut commencer la construction d’une expérience concernant aussi bien ces sujets que l’exercice effectif de la démocratie directe. C’est là une autre illustration de ce que j’ai appelé articulation.
« Pas de taxation sans représentation » : ce mot d’ordre de la bourgeoisie naissante face à la monarchie exprime parfaitement et profondément l’esprit et les structures du monde que la bourgeoisie était en train de créer dans sa terre classique. Pas d’exécution sans part égale de tous dans la décision, tel est un des principes fondamentaux d’une société autogérée, et qui se dégage immédiatement des revendications et de l’activité des Conseils ouvriers hongrois.
L’abolition de la division et de l’antagonisme entre spécialistes et non-spécialistes ne signifie évidemment pas la suppression de leur différence. L’autogestion n’exige pas que l’on néglige, que l’on tienne pour rien « compétence » et « savoir » spécialisé, partout où ils existent et ont un sens ; bien au contraire. (En fait, c’est dans la structure sociale actuelle que l’on n’en tient pas compte et que les décisions prises dépendent d’abord de la lutte entre des cliques et des clans, dont chacun utilise « ses » spécialistes à des fins de justification et de couverture.) Les spécialistes ne sont pas éliminés en tant que tels. Pour s’en tenir au cas de l’usine, techniciens, ingénieurs, comptables, etc., appartiennent au collectif ; ils peuvent et doivent être écoutés, et comme membres de ce collectif et dans leur capacité technique spécifique. Une assemblée générale est parfaitement à même d’entendre un ingénieur qui lui dit : « Si vous voulez A, je ne connais pas d’autres façons de le fabriquer que X et Y ; et je vous rappelle que le choix de X entraînera Z, que celui de Y entraînera V et W. » Mais c’est à l’assemblée, et non à l’ingénieur, de décider de fabriquer ou non A, et de choisir entre X et Y. Qu’elle puisse se tromper, certes. Mais il lui serait difficile de se tromper davantage que, par exemple, la Panamerican Airways, dont la direction, s’appuyant sur l’expertise de centaines de techniciens, statisticiens, informaticiens, économétriciens, spécialistes de l’économie des transports, etc., s’est contentée d’extrapoler dans l’avenir la courbe de la demande de transports aériens des années 1960 — erreur que n’aurait pas commise un étudiant de première année moyennement intelligent —, pour aboutir à une quasi-faillite dont le gouvernement américain a dû la tirer.
Ce qui est en jeu ici, c’est bien plus que les formulations traditionnelles sur les limites de toute compétence ou connaissance technique et spécialisée, fondées sur la distinction entre « moyens » et « fins » (plus ou moins homologue de la séparation entre les « valeurs » d’une part, et les « instruments » neutres ou « libres » de valeurs, d’autre part). Pareille distinction est une abstraction, et n’a quelque validité que dans des domaines parcellaires et banals au-delà desquels elle devient une fallace. Nous ne disons pas que les gens doivent décider quoi faire et que les techniciens leur diront alors comment le faire. Nous disons : après avoir entendu les techniciens, les gens décident quoi faire et comment le faire. Car le « comment » n’est pas neutre, ni le « quoi » désincarné. « Quoi » et « comment » ne sont ni identiques, ni extérieurs l’un de l’autre. Une technique « neutre » est, bien sûr, une illusion. Une chaîne de montage est liée à un type de produit et à un type de producteur — et vice versa [14].
La revendication des Conseils ouvriers hongrois visant à l’abolition des normes de travail, sauf décision contraire des travailleurs eux-mêmes, nous permet de voir ce problème sous un angle différent et d’une manière plus concrète — en même temps qu’elle porte en germe une nouvelle conception du travail, de l’homme, et de leurs relations. Si, une fois les tâches décidées, les divers « moyens » techniques — équipements, matériaux, etc. — sont tenus pour acquis, alors le travail vivant lui-même semble être simplement un moyen parmi d’autres, qu’il faut utiliser de la façon la plus « rationnelle » et « efficace ». Il paraît aller de soi que le « comment » de cette utilisation relève de la compétence des techniciens intéressés, qui ont à déterminer « la seule bonne manière » de faire le travail, ainsi que le temps qui lui est imparti. On connaît l’absurdité des résultats qui s’ensuivent et le conflit permanent ainsi introduit dans le procès de travail. Mais notre propos n’est pas ici de faire la critique du caractère irrationnel du taylorisme et de la « rationalisation » capitaliste (et « socialiste ») du procès de travail. Et l’exigence de l’abolition des normes de travail n’est pas non plus simplement un moyen pour les ouvriers de se défendre contre l’exploitation, l’accélération des cadences, etc. Cette revendication comporte des éléments positifs d’une suprême importance. Elle signifie que ceux qui sont chargés de mener une tâche à bien sont ceux qui ont le droit de décider du rythme de travail. Ce rythme, conçu dans le cadre capitaliste, « rationaliste », comme l’un des moments de l’application d’une décision, comme faisant partie des « moyens », n’est naturellement rien de la sorte : c’est une dimension essentielle de la vie de l’ouvrier au travail, c’est-à-dire de sa vie tout court. Et les travailleurs ne sauraient résister à l’exploitation sans faire quelque chose de positif relativement à la production même. Si les normes imposées de l’extérieur sont abolies, il n’en faudra pas moins régler, d’une façon ou d’une autre, le rythme de travail, étant donné le caractère collectif, coopératif, de la production moderne. La seule instance concevable qui puisse édicter ces règles est alors le collectif des travailleurs eux-mêmes. Les groupes d’ouvriers et les collectifs de l’atelier, du département, de l’usine, auront à établir leur propre discipline et en assurer le respect (comme d’ailleurs ils le font déjà aujourd’hui de manière informelle et « illégale »). Ce qui implique le refus catégorique de l’idée que « l’homme s’efforce d’éviter le travail [...] L’homme est un animal paresseux » (Trotsky, Terrorisme et Communisme) — et que la discipline dans le travail ne peut résulter que de la coercition extérieure ou des stimulants financiers. Dans les systèmes d’exploitation, ce n’est pas l’organisation coercitive du travail qui est une réponse à la « paresse humaine » — mais cette « paresse » qui est une réponse naturelle et compréhensible au travail exploité et aliéné.
On parvient aux mêmes conclusions quand on considère la réalité de la production, c’est-à-dire le comportement et les luttes des travailleurs dans tout le monde industriel, à l’Est comme à l’Ouest. Partout, l’ « organisation » coercitive et la « discipline au travail », imposées de l’extérieur, sont constamment combattues par les travailleurs. Ce combat n’est pas, et ne saurait être, uniquement « négatif » ; ce n’est pas seulement un combat « contre l’exploitation », c’est nécessairement, et dans le même temps, un combat pour une autre organisation de la production. Les travailleurs luttent contre l’exploitation dans la production, c’est-à-dire en tant que travailleurs, tout en travaillant, et afin d’être en mesure de faire leur travail (faute de quoi ils perdent ou leur place ou de l’argent). Pour ce faire, il leur faut travailler la moitié du temps contre les règles — car travailler selon les règles (working to rule, « grève du zèle ») est le meilleur moyen de provoquer le chaos immédiat dans la production (encore un bel indice de la « rationalité » de la production capitaliste). Ainsi les groupes informels de travailleurs ont-ils dès à présent à définir et à appliquer, non pas une simple, mais une double « discipline au travail » : une discipline qui vise simultanément à « battre le patron » et à fournir une « juste journée de travail » (a fair day’s work).
On peut également percevoir dans une autre série d’implications le caractère germinal des revendications concernant l’autogestion et l’abolition des normes. Une fois acceptés le principe du pouvoir des intéressés sur leurs propres activités et le rejet de la distinction entre « moyens » et « fins », on ne saurait tenir pour acquis équipements, outils et machines ; il ne peut plus être question que ces instruments soient imposés à leurs utilisateurs par des ingénieurs, des techniciens, etc., qui les concevraient dans l’unique dessein d’ « accroître l’efficacité de la production », ce qui, en fait, revient à dire : d’aggraver encore la domination de l’univers mécanique sur les hommes. Un changement radical dans les relations des travailleurs avec leur travail implique un changement radical dans la nature des instruments de production. Il suppose d’abord que le point de vue des utilisateurs de ces instruments soit celui qui prédomine dans le processus de leur conception et de leur réalisation. Un socialisme de la chaîne de montage serait une contradiction dans les termes, s’il n’était pas une sinistre mystification. Il faut adapter la machine à l’homme, et non l’homme à la machine. Cela conduit évidemment à la répudiation des caractéristiques fondamentales de la technologie actuelle — répudiation qu’exigent également les changements nécessaires dans la nature des produits finals de l’industrie. A la machine d’aujourd’hui correspond la camelote d’aujourd’hui, et cette camelote nécessite ce type de machine. Et toutes deux impliquent et tendent à reproduire un certain type d’homme.
II est évident que des problèmes nombreux, et nullement triviaux, surgiraient au long de ce chemin. Mais, aussi loin qu’on puisse voir, rien ne les rend insurmontables. Ils ne le sont pas plus, en tout cas, que ceux que suscite chaque jour l’institution antagoniste présente de la société. Si, par exemple, les groupes de travailleurs se fixent leur propre rythme de travail, le problème apparaît, et de 1’ « égalité » de rythme entre les différents groupes — en d’autres termes, de la justice —, et de l’intégration de ces divers rythmes dans le procès total de la production. Ces deux problèmes existent aujourd’hui, et, en fait, ils ne sont pas « résolus ». On fera un progrès considérable quand on les formulera et discutera explicitement. Et il est probable que non seulement des considérations d’équité, mais aussi l’interdépendance des différents stades du procès de travail (ainsi que, à une étape qui devrait suivre bientôt, la rotation des individus entre ateliers, services, etc.) amèneraient le collectif des travailleurs à ne pas tolérer des groupes qui auraient tendance à se rendre la vie trop facile. De façon analogue, la construction des machines selon le point de vue de leurs utilisateurs nécessiterait une coopération étroite et constante entre ces derniers et les ouvriers qui construisent les machines. Plus généralement, une organisation collectiviste de la production — et de toutes les autres activités sociales — implique naturellement une large mesure de responsabilité sociale et de contrôle mutuel. Il faudra que les divers segments de la communauté se conduisent de façon responsable et acceptent de jouer leur rôle dans l’exercice du contrôle mutuel. Une large et permanente discussion publique des problèmes communs, ainsi que la création de réseaux de délégués des organisations de base, paraissent, à l’évidence, être les instruments et les véhicules indiqués pour la coordination des activités sociales.
Ce n’est pas ici le lieu de discuter les questions encore plus générales, plus importantes et plus difficiles qu’affrontera une société collectiviste, communautaire, relativement, par exemple, à l’intégration et à l’orientation de 1’ « économie totale » — ou des autres activités sociales —, à leur interdépendance réciproque, à l’orientation générale de la société, et ainsi de suite [15]. En fait, comme j’ai essayé de le souligner depuis longtemps, le problème crucial d’une société post-révolutionnaire n’est ni celui de la « gestion de la production », ni celui de l’organisation de l’économie. C’est le problème politique proprement dit — ce que l’on pourrait appeler le négatif du problème de l’Etat : à savoir, la capacité de la société d’établir et de conserver son unité explicite et concrète sans qu’une instance séparée et relativement autonome — l’appareil d’Etat — soit chargée de cette « tâche ». Ce problème, par parenthèse, le marxisme classique et Marx lui-même l’ont en fait ignoré. L’idée de la nécessité de la destruction de l’Etat comme appareil distinct et quasi autonome ne s’est pas accompagnée d’une prise en considération positive du problème politique. Le problème, on l’a plutôt fait « disparaître » (mythiquement, s’entend) dans la perspective de l’unification et de l’homogénéisation explicites, « matérielles », que le développement du capitalisme était censé engendrer dans la société. La « politique », pour Marx, Lénine, etc., c’est la lutte contre la bourgeoisie, l’alliance avec les autres classes, etc. ; bref, l’élimination des « restes du monde ancien ». Ce n’est pas l’institution et l’organisation positives du monde nouveau. Pour Marx, dans une société à 100 % prolétarienne, il n’y aurait pas et il ne saurait y avoir de problème politique (c’est là une des significations de son refus de préparer des « recettes pour les cuisines socialistes de l’avenir »). Ce trait plonge des racines profondes dans toute sa philosophie de l’histoire : socialisme ou barbarie, peut-être ; mais si ce n’est pas la barbarie, alors, c’est le socialisme — et le socialisme est déterminé. L’ironie de l’histoire a voulu que la première révolution victorieuse prît place dans un pays où la population, c’est le moins que l’on puisse dire, n’était pas « unie et disciplinée par le procès même de la production capitaliste ». Et c’est au parti bolchevique et à la terreur totalitaire de Staline que revint le soin d’unifier et d’homogénéiser la société russe. Heureusement, leur succès n’a pas été total.
Mais nous, nous ne pouvons trouver la réponse à la question de l’unité de la société post-révolutionnaire dans un procès d’homogénéisation « objectif-subjectif » qui n’existe pas. Nous ne le pourrions d’ailleurs pas davantage s’il existait. Il n’est jamais possible d’éliminer le problème politique en tant que tel. L’unité de la société post-révolutionnaire ne pourra être effectuée — c’est-à-dire constamment recréée — que moyennant l’activité unificatrice permanente des organes collectifs. Ce qui suppose, naturellement, la destruction de tout « appareil d’Etat » séparé — mais aussi l’existence et le remaniement continu d’institutions politiques — par exemple, les Conseils et leurs réseaux —, qui ne soient pas antagonistes de la « société réelle », mais qui ne lui seront pas non plus directement et immédiatement identiques. Et sur cette voie, on ne trouve aucune garantie magique qu’un consensus social sera aisément élaboré et que toutes les frictions éventuelles entre segments de la communauté disparaîtront. Rien n’assure que, s’aidant peut-être des tensions qui résulteraient des antagonismes sociaux subsistants, une couche n’apparaîtrait pas qui chercherait à occuper des positions de pouvoir permanentes, préparant ainsi la restauration et de la division entre dirigeants et exécutants et d’un appareil d’Etat séparé. Mais, en la matière, nous ne pouvons pas aller au-delà de la question ainsi posée :
Ou bien les organes collectifs autonomes du peuple sauront inventer une solution, ou plutôt un procès de solutions, au problème du maintien de la société comme unité différenciée ;
Ou bien, si les masses se révèlent incapables de progresser dans cette direction, des solutions « de remplacement » s’imposeront nécessairement — sous les espèces, par exemple, du pouvoir d’un « parti révolutionnaire » et de la reconstitution d’une bureaucratie permanente. Le « vieux fatras » se réinstallerait alors ipso facto.
Non pas que nous ne connaissions pas le chemin. il n’y a pas de chemin ; pas de chemin qui soit déjà tracé. C’est l’activité collective et autonome des hommes qui l’ouvrira, s’il doit l’être. Mais nous savons ce que n’est pas le chemin, et nous savons quel est le chemin qui mène à une société bureaucratique totalitaire.
La Révolution hongroise n’a eu ni le temps ni la possibilité de faire face à ces problèmes. Toutefois, dans le court espace de son développement, elle a non seulement détruit l’ignoble mystification du « socialisme » stalinien, mais elle a aussi posé quelques-unes des questions les plus importantes que doit affronter la reconstruction révolutionnaire de la société humaine, et elle leur a donné quelques réponses germinales. Nous n’avons pas seulement à honorer la lutte héroïque du peuple hongrois : dans sa décision et sa résolution de gérer lui-même sa vie collective et, à cette fin, de changer radicalement une institution de la société qui remonte à l’origine des temps historiques, nous avons à reconnaître une des sources créatrices de l’histoire contemporaine.
Août 1976.
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