« L’essentiel du travail de Freud a consisté, peut-être, dans la découverte de l’élément imaginaire de la psyché – dans le dévoilement des dimensions les plus profondes de ce que j’appelle ici l’imagination radicale. »
Cornelius Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, 1975, p. 381.
Cornelius Castoriadis, vous êtes philosophe et tout d’abord philosophe de la politique mais vous pratiquez aussi la psychanalyse. Est-ce que cette pratique influence votre conception philosophique et comment avez-vous mûri cette compétence psychanalytique dans votre évolution ?
Il y a un rapport très profond entre ma conception de la psychanalyse et ma conception de la politique. Ce rapport c’est que les deux visent à l’autonomie de l’être humain par des voies bien entendu différentes : la politique vise à libérer l’être humain, à lui permettre d’accéder à l’autonomie par le moyen d’une action collective, qui elle-même a comme objet la transformation des institutions c’est-à-dire l’instauration d’institutions qui soient des institutions d’autonomie. L’objet de la politique ce n’est pas le bonheur, ça c’est une conception erronée. C’est la conception qui était là aux XVIIIe et XIXe siècles, ça a été la conception de Marx, c’est une conception non seulement erronée mais catastrophique. L’objet de la politique c’est la liberté et en ce sens-là, d’ailleurs, quand je parle de politique je n’entends pas le métier de monsieur Balladur, de monsieur Clinton, de monsieur Major, de monsieur Berlusconi, de monsieur Craxi, etc. J’entends par politique l’action collective consciente et réfléchie qui vise à transformer les institutions pour en faire des institutions de liberté, d’autonomie.
À propos de ce que vous venez de dire, je voudrais rappeler que le but de la politique n’est pas le bonheur mais faire que chacun puisse poursuivre son bonheur personnel. Est-ce que, pour vous, c’est la même chose l’idée que la société doit permettre à chacun de chercher son bonheur ? C’est quelque chose qui implique une conception libérale de l’autonomie…
Si vous vous souvenez bien, la déclaration américaine dit que nous pensons que Dieu a créé les êtres humains tous libres égaux et avec les droits égaux à la poursuite du bonheur, n’est-ce pas ? Alors moi je ne pense pas que Dieu a créé les êtres humains libres et égaux – Dieu n’a rien créé du tout parce qu’il n’existe pas (rires). Deuxièmement dans la mesure où des êtres humains sont là, ils n’ont pratiquement jamais été libres et égaux. Donc il faut qu’ils agissent pour devenir libres et égaux et, une fois qu’ils sont devenus libres et égaux, il y aura sans doute des choses qui concernent ce qu’on peut appeler le bien commun et ça c’est contraire à la conception libérale où chacun poursuit son bonheur individuel et cela ça donne en même temps le maximum de bonheur pour tous il y a des biens communs qui ne relèvent pas simplement du bonheur individuel et qui sont objet de l’action politique par exemple l’existence des musées, l’existence de route et, même, j’ai un intérêt personnel à ce que l’autre, vous les autres, etc. soient autonomes : c’est dans l’intérêt de mon autonomie à moi. Mais mon bonheur, c’est mon affaire. Si la société se mêle de mon bonheur, on aboutit au totalitarisme, c’est-à-dire que la société dira : le vote de la majorité dit que tu ne dois pas acheter des disques de Bach ou de Mozart mais des disques de Madonna est de Prince. Voilà : c’est la décision de la majorité, voilà ton bonheur. Donc moi je pense que le bonheur peut et doit être poursuivi par chaque individu pour son propre compte, chacun d’ailleurs sait ou ne sait pas ce que c’est que son bonheur – à certains moments il le trouve en ceci, en d’autres moments il le trouve en cela. La notion de bonheur est une autre notion assez complexe, à la fois psychologique et, peut-être, philosophique mais, ce qui est clair c’est que l’objet de la politique c’est la liberté et l’autonomie et cela là ne peut exister bien entendu que dans un cadre institué collectif qui la permettent. Or l’objet de la psychanalyse est le même et là, pour moi, c’est la réponse à cette fameuse question de la fin de l’analyse, dans les deux sens du mot fin, c’est-à-dire de la terminaison dans le temps et de l’objectif visé par l’analyse sur laquelle Freud est revenu tant et tant de fois – quelle est la fin de l’analyse ? – et à laquelle moi je pense avoir une réponse : la fin de l’analyse c’est que l’individu devienne aussi autonome que possible. Qu’est-ce que ça veut dire autonome ? Autonome ça ne veut pas dire autonome au sens kantien, c’est-à-dire obéissant à la loi morale qui a été établie par sa raison, qui est la même pour tous et qui est établie une fois pour toutes. Autonome, ça veut dire quelqu’un qui a transformé ses rapports avec son inconscient – parce que nous sommes là dans la sphère psychanalytique – à un tel point qu’il puisse à la fois, autant que faire se peut, dans le monde humain, connaître ses désirs et autant que faire se peut contrôler la mise en acte de ses désirs. Être autonome, ça ne veut pas dire, par exemple, que je suis moral au sens de ne pas désirer la femme de mon voisin : je peux désirer la femme de mon voisin – moi-même a commencé ma vie en désirant la femme de mon prochain, chacun de nous fait de même puisqu’il a commencé sa vie en désirant sa mère. Or de ça, on est pas maître et même si on ne commençait pas sa vie comme ça on ne serait pas des êtres humains : on serait des monstres. Ça c’est une chose et c’est une autre chose de mettre ce désir en acte. On peut savoir dans la psychanalyse que des individus de 30, 40, 50, 60 ans peuvent toujours faire des rêves incestueux, c’est-à-dire des rêves qui traduisent le fait que ce désir est toujours là. Moi personnellement je considère qu’un individu qui, au moins une fois par an n’a pas souhaité la mort de quelqu’un — parce que ce quelqu’un est sur la route, parce qu’il lui a fait quelque chose… – est un individu gravement pathologique. Ça ne veut pas dire qu’il faut tuer ce quelqu’un, mais il faut reconnaître que, en ce moment, j’ai une telle rage contre cette personne que si je pouvais la faire disparaître, je la ferai disparaître – mais je ne le ferai pas même si je le peux. C’est ça l’autonomie, en parlant de façon tout à fait simple.
[Inaudible] … qui pourrait être comparable à votre pensée, et dire que la psychanalyse est un instrument d’émancipation. Il souligne les concepts de la vocation émancipatrice de la psychanalyse. Est-ce que, pour vous, c’est la même chose ?
C’est la même chose, mais c’est quelque chose de plus précis parce que la psychanalyse comme instrument d’émancipation ça veut dire quoi ? Émancipation par rapport à quoi ? La psychanalyse ne peut pas être un instrument d’émancipation, par exemple, par rapport aux forces de l’argent qui dominent la société ou par rapport, je ne sais pas moi, la puissance de l’État. Ça ne veut rien dire, elle n’a pas ce pouvoir, on ne peut pas on fait pas de la psychanalyse pour faire des patients des révolutionnaires qui vont modifier la société – ça peut les aider à dépasser leurs inhibitions, leurs problèmes, les rendre des citoyens plus lucides, plus actifs – mais le problème de la psychanalyse c’est le rapport du patient à lui-même. Là on peut reprendre ce que disait Freud : il y a une fameuse phrase de Freud dans les Nouvelles conférences introductives de la psychanalyse qui est Wo Es war, soll Ich werden ; « Là où ça était, je dois devenir », c’est-à-dire remplacer le Ça part le Je. Alors la phrase est très belle, mais elle est plus qu’ambiguë et même son ambiguïté est levée par la suite du paragraphe parce que la suite dit que c’est travail d’assèchement et de réclamation comme celui que font les Hollandais dans la Zuiderzee. C que font les Hollandais dans la Zuiderzee c’est qu’il y avait de la mer ils ont asséchée et là où il y avait de la boue, des plantes marines bizarre, etc., ils ont fait des très beaux champs, et ils ont planté des tulipes dessus. Alors ce n’est pas ça qu’on essaie de faire en psychanalyse, on n’essaye pas d’assécher l’inconscient, d’abord parce que c’est une entreprise absurde elle ne peut pas, elle n’aura jamais, ne pourra jamais aboutir. Ce qu’on essaie de faire, c’est de transformer le rapport de l’instance du Je, l’instance du sujet plus ou moins conscient, plus ou moins réfléchi, avec ses pulsions, son inconscient, etc C’est ça la définition pour moi de l’autonomie au plan individuel : c’est savoir ce que vous désirez, savoir ce que vous voulez vraiment faire, pourquoi vous voulez le faire et savoir ce que vous savez et ce que vous ne savez pas.
Il y a une puissance d’assimilation, de récupération extraordinaire de la société contemporaine, ça vous le savez, on l’a dit depuis longtemps – moi je commençais à parler de création, d’imaginaire et d’autonomie il y a de cela à peu près 30 ans – à l’époque, ce n’était pas du tout slogan publicitaire… Je ne dis pas que les publicistes ont pris ces mots chez moi ou dans mes écrits, mais petit à petit ça l’est devenu, en un sens, parce que c’était, par exemple, des idées de Mai 68 et des publicitaires, etc. se sont inspirés de cela. Mais la différence essentielle c’est la mystification, la tromperie qu’il y a là-dedans. Quand on parle, par exemple, de créativité : « si vous voulez être vraiment créatif venez travailler chez IBM », c’est un slogan publicitaire – chez IBM, vous travaillez comme n’importe quel autre employé dans n’importe quelle autre firme, et vous n’êtes pas plus créatifs ou moins créatif qu’ailleurs. Moi je parle de la créativité des êtres humains qu’il faut libérer, ce n’est pas du tout pareil. L’autonomie… peut-être en Italie on parle de ça, en France on perle plutôt de l’individualisme : alors, l’individualisme dont on parle dans la publicité, dans les idéologies officielles, dans la politique, etc. cela n’a rien à voir avec ce que moi j’appelle l’autonomie de l’individu. Parce que cet individualisme c’est d’abord, s’il est vraiment sincère, radical, c’est : je fais ce qui me plaît. Or cela ce n’est pas l’autonomie, je fais ce qui me plaît. L’autonomie c’est : je fais ce que je considère comme juste de faire après réflexion. Je ne m’interdis pas ce qui me plaît, mais je ne fais pas une chose parce qu’elle me plaît, parce que une société où chacun fait ce qu’il lui plaît c’est une société où il y a le meurtre, où il y a le viol, où il y a n’importe quoi. Et puis, de l’autre côté, ces publicités et ces idéologies sont mensongères parce que ce prétendu individualisme et ce prétendu narcissisme dont on nous rebat les oreilles c’est un pseudo-individualisme. C’est quoi l’individualisme actuel ? C’est que à 20h30 tous les soirs,, tous les foyers français tournent les mêmes boutons pour prendre les mêmes postes de télévision, écouter les mêmes âneries. C’est-à-dire qu’il y a 40 millions d’individus qui comme s’ils obéissaient à un ordre militaire font la même chose et on appelle ça l’individualisme, c’est ridicule. Moi je parle de l’individu comme quelqu’un qui est autonome ou qui essaie de devenir autonomes et qui, non pas forcément essaye de développer sa singularité, mais a conscience du fait qu’en tant qu’être humain il est absolument singulier et qui, s’il peut développer sa singularité dans un sens réfléchit, il la développe – ce qui n’a rien à voir avec la publicité contemporaine. Donc je ne pense pas qu’on puisse dire qu’il y a rapport de ce point de vue.
Apparemment, votre idée du but de la fin de la psychanalyse est presque contraire à celle qui a été proposée par Lacan, qui a vivement critiqué l’idée que le but est de créer un Moi autonome en libellant cette thèse comme idéologie américaine. Est-ce que vous pensez que la critique de Lacan est juste ou non ?
Non. Elle est en partie juste sens que, quand les Américains – certains Américains – parlaient de « Moi autonome », il y avait deux déviations potentielles et même réelles là-dedans. La première c’était la surestimation absolue du Moi et du conscient – du conscient et du Moi, ce n’est pas la même chose. J’ai complété ce que disait Freud en disant « Où était Ça Je dois devenir » en disant qu’il faut cette phrase la compléter par la symétrie c’est-à-dire « Là où Je suis, le Ça doit pouvoir apparaître » c’est-à-dire qu’on doit pouvoir faire parler ses désirs – autre chose, encore une fois, si on les fait passer dans la réalité, si on passe à l’acte. Donc il faut, précisément, laisser monter les pulsions il faut connaître ce que sont vos pulsions, même les celles qui peuvent paraître dans la vie de tous les jours dans la vie consciente les plus bizarres les plus monstrueuses, les plus abjectes et il faut savoir que c’est là.
De l’autre côté, le Moi dont parlaient les Américains c’étaient en fait ce que moi j’appellerai l’individu socialement fabriqué, c’est-à-dire une construction sociale telle que la construisait la société américaine, italienne, françaises, peu importe, c’est-à-dire un individu qui savait qu’il fallait travailler pour vivre, que s’il s’opposait à son patron c’était parce qu’il n’avait pas résolu son complexe d’Œdipe et il y a d’ailleurs des questionnaires de recrutement des firmes américaines où si les candidats à la question « est-ce que quand vous étiez petit vous aimiez plutôt votre père ou plutôt votre mère », s’il répondait j’aimais plutôt ma mère eh ben il avait une note négative parce que ça voulait dire qu’il s’opposait à leur père donc ils créeraient des embêtements dans la firme, pour son patron. C’était ça l’idéologie de l’adaptation américaine, l’utilisation la psychanalyse à des fins d’adaptation. Cette critique, on peut la faire et beaucoup d’autres d’ailleurs parce que finalement on ne va pas rentrer dans les aberrations auxquelles a abouti la psychanalyse américaine. Il y avait des psychanalystes américains qui en 1940 quand il y avait 15 millions de chômeurs aux États-Unis, ou plus, écrivait qu’on est chômeur parce qu’on a le désir inconscient d’être chômeurs, ce qui est une aberration – le chômage est un phénomène social dû à l’économie.
Je ne pense pas que l’école de New York, qui a été critiqué surtout en France, est arrivé à ces aberrations mais il a été considéré quand même théoriquement responsables de ces aberrations…
Non non non, moi je vous parle d’un article que j’ai lu dans le International Journal for Psychanalyse, c’est un article de 1940 qui a interprété les racines psychanalytiques du chômage… C’est d’une idiotie sans fin. Mais quand Lacan faisait cette critique, il était un peu de mauvaise foi parce qu’il se choisissait est un ennemi facile et surtout parce que ce qu’il voulait mettre à la place c’était une idéologie du désir. Or cette idéologie du désir, il faut le dire, elle est monstrueuse. Parce que le désir c’est le meurtre, le désir c’est l’inceste, le désir c’est le viol… Qu’est-ce que ça veut dire l’idéologie du désir ? Il n’y a aucune instance dans Lacan, ou alors c’est la Loi mais comme il est incapable de la penser dans un contexte social-historique, ça peut être n’importe quelle loi… Il y a une loi à Auschwitz, il y a une loi au goulag, il y a une loi en Iran…
… mais Lacan parle quand même de loi symbolique qui est constituée par et dans le langage…
Mais ça ne veut rien dire ! Ça ne veut rien dire ! Le langage permet de tout dire… Qu’est-ce que c’est la loi symbolique ? Ça veut dire quoi ? Le mot symbolique chez Lacan est un mot passe-partout qui vise à cacher le fait qu’on parle de l’institution et de l’institué mais qu’à cette institution et à cet institué on veut donner une dimension pseudo-transcendantale, comme dirait Kant, en disant qu’elle est « symbolique ». Le symbolique c’est tout à fait autre chose, le langage appartient au symbolique au sens que tout signe est symbole d’un référent ou qui a des symboles d’un autre ordre. Il faut en finir avec cette mystification du « symbolique », il n’y a pas de symbolique comme domaine indépendant, il y a un symbolique comme une espèce de partie de l’imaginaire, si je peux dire, est fonction de l’imaginaire. Autrement il y a l’institution et il y a une question de validité de l’institution : cette question n’est pas « symbolique », ça ne veut rien dire. La question est : est-ce que l’institution est valide de droit ? Elle est toujours valide de fait – aussi longtemps qu’elle est sanctionnée elle est valide de fait : elle est valide de fait à Auschwitz, elle est valide de fait en Iran aujourd’hui. Mais est-ce qu’elle est valide de droit ? Or il n’y a rien, strictement rien, dans la conception de Lacan qui permettent de distinguer entre la loi d’Auschwitz et la loi de l’ancienne Athènes ou la loi actuellement, c’est-à-dire en France ou aux États-Unis – quelles que soient les critiques qu’on peut émettre sur ces dernières lois. D’où la fameuse phrase d’ailleurs de Lacan « Le maître ne le cède en rien sur son désir »… alors bon c’est lui qui sait ce que c’est son désir et si son désir c’est, comme c’était celui de Lacan, de transformer ses élèves en esclaves et bien il réalise son désir. Alors moi je dis que ça c’est fondamentalement contraire aux finalités de la psychanalyse. Les finalités de la psychanalyse ce n’est pas que le maître réalise son désir ou que tout le monde réalise son désir – parce que ça ne veut rien dire encore une fois, surtout si on sait ce que ça veut dire le désir en psychanalyse, encore une fois ça peut vouloir dire, et ça dit toujours, des choses qui sont incompatibles avec la vie réelle, la vie sociale et je ne parle pas de la société américaine, je parle de la société la plus idéale que vous pourriez concevoir. Si vous voulez, là, Lacan rejoint – alors qu’il aurait des rires sarcastiques à l’égard de ces idéologies – les côtés les plus absurdes, les plus utopiques de l’idéologie du jeune Marx et des anarchistes. Tous pensaient à une société où il y aurait pas de lois, où il y aurait pas d’institution.
Il faut quand même dire, en vérité, que Lacan insiste aussi beaucoup sur la castration et, pour lui, être fidèle à son désir ça signifie avoir à assumer, en quelque sorte, aussi la castration ce qui signifie le renoncement à réaliser, à mettre en actes ses propres fantasmes.
Mais non (rires) parce que l’assomption de la castration chez Lacan est quelque chose de très ambigu. L’assomption de la castration c’est le renoncement du désir à la Mère, vers la Mère, mais c’est la condition de la réalisation du désir. S’il y a névrose, c’est parce que l’individu n’a pas réussi à assumer sa castration et si on assume sa castration, alors à ce moment-là on libère son désir – sauf qu’il vise évidemment plus la mère, mais il vise n’importe quelle autre femme, etc. C’est très ambigu…
Enfin, moi, ça ne m’intéresse pas tellement de parler de Lacan : je considère que c’est une affaire qui, théoriquement, est tout ce qu’il y a de plus bancal, de suspect et qui, historiquement, je crois, va être terminé assez rapidement. C’était une de ces modes parisiennes qui apparaissent et qui durent cinq ans, 10 ans, 20 ans, etc.
Alors pour revenir sur l’histoire de la psychanalyse, le problème précisément de l’être humain, c’est d’arriver à un rapport avec son inconscient qui ne soit pas le pur et simple refoulement de l’inconscient ou la suppression de l’inconscient telle qu’elle est imposée par la loi sociale quelle qu’elle soit et notamment l’hétéronomie sociale. Et là nous avons encore un point de rencontre entre psychanalyse et politique, parce que dans quelle mesure je peux dire de la loi sociale qu’elle est aussi ma loi et non pas une loi qui m’est imposé de façon hétéronome ? Je ne peux dire cela que dans la mesure où j’ai eu la possibilité effective de participer activement à la formation de la loi. C’est dans ces conditions que je peux être vraiment autonome étant donné que je suis obligé de vivre dans une société qui a des lois. Donc là nous avons un deuxième point de rencontre entre le sens de l’autonomie en psychanalyse et le sens de l’autonomie en politique.
On a souvent critiqué la pratique de Freud, la pratique analytique comme fondée essentiellement sur une sorte de contrat privé. Surtout dans les années 60-70, on a critiqué souvent cet éthique psychanalytique en tant qu’elle présuppose une sorte de contrat privé et on a proposé à l’encontre une sorte de traitement social des problèmes des gens par l’institution psychiatrique. Que pensez-vous de cette critique gauchiste - marxiste de l’éthique de la psychanalyse en tant que telle ?
Non, c’est une exagération gauchiste, dans le mauvais sens du terme, qui est venue dans les années 60 et 70 qui, bien sûr, trouve une prise sur une série d’aspects de la psychanalyse instituée, de la psychanalyse officielle, mais je ne pense pas qu’il puisse y avoir de processus psychanalytique qui n’ait pas lieu comme processus entre deux personnes, un analysant et un analyste. Parce que je ne pense pas qu’il puisse y avoir un transfert et l’élaboration du transfert en dehors de ce rapport entre le patient, l’analysant, et le psychanalyste. Alors il y a bien entendu un point qui est très difficile à résoudre là-dedans, et ça je l’admets mais personne n’a donné de solution, c’est évidemment l’aspect financier. C’est-à-dire que, étant donné que les psychanalystes doivent vivre tout simplement vivre d’un côté, étant donné d’un autre côté que l’expérience montre quand même que pour l’analysant lui-même une psychanalyse gratuite soit n’est pas tolérable psychiquement – parce que la dette qu’ils contractent à l’égard de cette personne qui lui donne son temps est énorme –, soit tout simplement elle est inefficace – parce que l’on peut se mettre à bavarder de tout et de n’importe quoi ; parce que parce que le temps de la séance au sens le plus littéral du terme ne lui coûte rien, il est là, il est couché sur un divan, il bavarde, il a derrière lui un individu qui, en principe, fait preuve à son égard dans la fameuse neutralité bienveillante ou d’une sympathie, d’une bienveillance, etc. Il y a quand même un problème là, étant donné le fait que l’énorme inégalité de la distribution des revenus dans la société actuelle fait que la plupart des gens qui auraient besoin d’une psychanalyse ne peuvent pas l’avoir ou ne peuvent l’avoir que si elle est remboursée par la sécurité sociale, ce qui nous reconduit à une partie des problèmes que nous venons d’évoquer. Mais ça, à mon avis, ne peut être résolu que, effectivement, dans le cadre d’une transformation sociale générale.
Quelles seraient vos propositions pratiques pour affronter une critique classique qu’on fait aux analystes, c’est-à-dire qu’ils soignent des gens riches, aisés et un principe très peu malades par rapport à la moyenne de la population.
Non ça ce n’est pas vrai, si on excepte la psychose, ce n’est pas vrai. Moi je veux bien parler de mon expérience personnelle de psychanalyste sur plusieurs dizaines de patients que j’ai eu jusqu’ici, il n’y a pratiquement jamais eu de gens riches, ça n’a jamais été un luxe pour ces personnes et certaines personnes ont fait des sacrifices énormes pour pouvoir faire une analyse. Moi-même j’adapte mes prix aux possibilités des patients, ce n’est pas un problème à discuter ici maintenant et ça n’a pas grand intérêt, de toute façon ça ne suffit pas pour résoudre la question, parce qu’il y a des gens qu’ils ne peuvent rien payer, ça c’est sûr. Il n’y a pratiquement personne qui est venu chez moi pour faire une analyse parce que ça fait bien dans un dîner mondain de dire « je suis en train de faire une analyse », ça ce n’est pas vrai. C’est peut-être vrai dans d’autres milieux, enfin, moi je ne connais pas cette expérience.
Mais je voudrais revenir quand même au point de vue théorique, à cette constatation d’abord que nous ne pouvons pas en rester à la théorie freudienne strictement telle qu’elle était formulée au départ. Freud et un génie incomparable, un grand découvreur, nous lui devons l’idée de l’inconscient et un tas d’autres idée sur la sexualité, infantile sur le complexe d’Œdipe, etc. Mais il y a d’abord un point aveugle dans Freud et c’est précisément le point de l’imagination Il y a un paradoxe énorme dans l’œuvre de Freud, c’est que en fait tout ce que Freud raconte, ce sont des formations imaginaires, ce sont des formations de l’imagination radicale du sujet : les fantasmes, etc. Or, on va pas refaire l’histoire de la chose, mais Freud, élevé dans l’esprit positiviste du XIXe siècle, élève de Breuer et des autres à Vienne, ne le voit pas et ne veut pas le voir, c’est pour ça que au départ et pendant très longtemps, il croit à la réalité des scènes de séduction infantile que lui racontent ses patientes hystériques. Il croit que ça s’est passé comme ça, que si les sujets sont malades c’est parce ce qu’il leur est arrivé effectivement quelque chose qui les a traumatisés, etc. Ce sont les patients qui ont raison au sens, non pas qu’ils ont raison en général, que quand ils disent que leur père, leur mère, leur nurse, leur tante, leur oncle, tel voisin les a séduits quand ils étaient enfants, ils ont toujours et nécessairement raison. Alors, même s’ils ont raison, ce n’est pas le problème parce que la réponse fondamentale à cela c’est que pour n’importe quel événement traumatique, l’événement est réel en tant qu’événement, il est imaginaire en tant que traumatique. C’est-à-dire qu’il n’y a pas de traumatisme si l’imagination du sujet n’accorde pas une certaine signification à ce qui se passe et cette signification à ce qui se passe, ce n’est pas la signification de la political correcness, c’est une signification qui relève de la fantasmatique du sujet, de son imagination radicale, c’est ça qui est fondamental. Or ça Freud ne veut pas le voir. Maintenant aux États-Unis on essaye de revenir en arrière… Mais c’est très émouvant et très drôle à la fois de voir tout au long de l’analyse de la fameuse analyse de « l’homme aux loups » où Freud, pendant très très longtemps, croit à la réalité de la scène primitive que lui a raconté « l’homme aux loups », c’est-à-dire au fait qu’il a observé ses parents en train de faire l’amour par-derrière, de faire un coitus a tergo more ferarum – et ce n’est qu’à la fin de l’analyse, il y a une note en bas de page du livre qui dit que, peut-être, finalement, cette scène primitive n’était qu’un fantasme du patient mais la question a très peu d’importance – ce qui est très drôle ! Il ne voit pas le rôle de l’imagination dans ce qu’il appelle fantasmatisation, il l’appelle tout le temps fantasmatisation. Il essaye des origines phylogénétiques à ces fantasmes, ce qui est une absurdité, c’est-à-dire qu’il essaie de trouver dans le mythe initial de Totem et tabou l’origine des premiers fantasmes…
Il faut dire quelques mots sur Totem et tabou, parce qu’il se pourrait que notre public ne le connaisse pas. Pouvez-vous nous l’expliquer en peu de mots ?
Je crois que tout le monde aujourd’hui connaît le mythe qu’a fabriqué Freud pour expliquer l’origine l’origine de la société. Ce mythe, et toute la recherche de Freud, est très étrange de ce point de vue. Freud se pose le problème de l’origine de la société comme uniquement un problème négatif, c’est-à-dire le problème de l’origine des deux interdictions majeure ; l’interdit de l’inceste et l’interdit du meurtre intra-tribal – pas du meurtre en général, parce que nulle part le meurtre n’est interdit en général : si vous tuez les ennemis de l’Italie ou de la France vous avez raison, vous faites bien et on vous donne une décoration, mais il faut pas tuer à l’intérieur, vous pouvez tuer à l’intérieur si vous êtes bourreau, par exemple, ou si vous êtes un policier en exercice, là vous avez le droit de tuer… Bon mais enfin Freud ne voit pas que le problème de l’origine de la société ce n’est pas le problème de la création des deux interdit seulement, c’est le problème de création d’institutions positives, la création du langage, la création de normes de conduite, la création de religion, de signification, etc. Et puis cette création des deux interdits majeurs – inceste et meurtre un tract-clanique ou intra-tribal – il les voit à travers cette fameuse histoire de la horde primitive de où il y avait un père qui avait toutes les femmes et qui châtrait ou chassait les fils pour continuer à régner sur ce harem, jusqu’au jour où les frères ont découvert qu’ils pouvaient se coaliser, éliminer le père, le tuer et se partager les femmes de la tribu. Bon, après éventuellement [il y a] des luttes entre les frères, qui finalement ont conclu un pacte comme quoi personne n’essaierait de prendre la femme de l’autre et personne ne tuerait l’autre et ce pacte valait entre les membres du clan et pour commémorer en même temps le meurtre du père et expier la culpabilité qu’ils ressentaient par rapport à ce meurtre ils auraient érigé ce Père en animal totémique, c’est devenu le totem de la tribu et ils faisaient chaque année un repas sacrificiel où ils sacrifiaient cet animal et le mangeaient ce qui répétait symboliquement – précisément, là, mais au vrai sens du terme – la mort, le meurtre initial du Père, l’absorption de la puissance du Père par l’acte cannibalesque et en même temps lui rendaient hommage, par cette fête, au Père. Bon tout cela, du point de vue ethnologique, ne tient pas debout, c’est une construction mythique. Mais c’est une construction mythique qui est très intéressante, très significative – on ne peut pas entrer là-dedans – pas seulement significative pour la façon dont Freud fonctionnait, dont la pensée de son époque fonctionnait, mais même significative du point de vue psychanalytique parce qu’effectivement il y a un complexe d’Œdipe, il y a une tendance au meurtre du Père, il y a tendance à l’élimination des frères rivaux, etc., mais tout cela on le savait déjà par la psychanalyse, on n’avait pas besoin du mythe de Totem et tabou. Mais l’essentiel c’est que, encore une fois, ce mythe ne tient pas et postule ce qu’il doit expliquer : par exemple la capacité de socialisation des frères le jour où ils se coalisent pour tuer le père. Ça ce n’est pas un acte biologique, c’est déjà un acte social, c’est un acte qui présuppose le langage, donc on est parti pour expliquer l’origine de la société mais pour expliquer cette origine, on présuppose que la société est déjà là, que les frères peuvent parler entre eux et faire une conspiration, tenir un secret, etc. On n’a jamais vu des animaux parler entre eux, faire une conspiration, ni des singes supérieurs. Donc l’origine de la société est déjà présupposée dans ce qui doit expliquer cette origine. Mais la première chose très importante pour Freud, pour la critique, pour essayer d’aller au-delà, c’est cette méconnaissance totale du rôle de l’imagination radicale, donc cette méconnaissance du rôle de la fantasmatisation, et de l’autre côté c’est quand même ce qui reste chez Freud de réductionnisme, de déterminisme, c’est-à-dire la tendance d’essayer de trouver toujours, précisément parce qu’il méconnaît l’imagination radicale et le rôle créateur de l’imagination radicale, d’essayer de trouver toujours l’enchaînement des causes dans la vie psychique du sujet qui a fait que tel sujet présente tel symptôme, ou a tel névrose ou a évolué de cette façon-là. Et ça, ça va même à l’extrême dans les histoires comme Souvenirs d’enfance de Léonard de Vinci ou il essaie d’expliquer un tableau de Léonard et puis sa vie créatrice à partir d’un incident de son enfance qui est tout à fait supposé – mythique là aussi. Mais même si tout ça tenait debout ça n’explique rien, strictement rien, ni sur la peinture de Léonard, ni pourquoi cette peinture est grande, ni pourquoi nous avons du plaisir à la regarder. Alors de même quand il s’agit d’expliquer l’évolution d’un individu, d’un sujet singulier, et montrer pourquoi il a telle névrose et pas telle autre, Freud finalement arrive à avouer lui-même qu’on ne peut pas savoir et il appelle ça « le choix de la névrose », il y a un choix de la névrose, untel a choisi, il a choisi – il ne l’a pas choisi : il se fait que, à partir déjà de 2 ans, de 3 ans, il a pris la voie obsessionnelle plutôt que la voie hystérique.
Mais ce terme de « choix de la névrose » que Freud emploie, n’est-il pas en contradiction avec ce que vous supposez comme son déterminisme ? Parce qu’évidemment, parler des choix c’est déjà nuancer ces déterminismes et donc admettre que, dans la vie mentale, il n’y a pas de simples rapports des causes à effet.
C’est ce que je dis. Freud essaye de trouver toujours un rapport de cause à effet, essaye de dire, par exemple, dans l’analyse de « l’homme aux rats » ou de « l’homme aux loups », ce symptôme est là parce que telle chose s’est passé à tel moment. Premièrement, il ne voit pas que la chose qui s’est passée un tel moment n’a joué ce rôle que parce que le patient lui a attribué telle signification fantasmatiquement ; mais deuxièmement même comme ça il n’arrive pas à expliquer ce qui s’est passé et donc il est réduit à la fin à dire : bon il y a un choix de la névrose, qui lui, on ne peut pas expliquer. C’est pour ça aussi qu’il parle si souvent de facteurs constitutionnels, mais les facteurs constitutionnels c’est comme dans la vieille médecine si vous voulez : l’hérédité ou les vertus dormitive de l’opium comme on dit dans Molière où un malade demande pourquoi l’opium fait dormir et le pseudo-médecin lui répond parce que l’opium a des vertus dormitive. Ce n’est pas une réponse de dire qu’il y a les facteurs constitutionnels. Là encore, il faut être juste, parce que Freud est quand même un grand homme, quand il parle de facteurs constitutionnels il n’a pas tout à fait tort parce que nous voyons, par exemple, chez les bébés ce qu’on appelle la « tolérance à la frustration » : elle est très différente dès les premiers jours. Il y a des bébés qui, quand ils naissent, vous leur donnez le sein ou le biberon, ils boivent le lait et restent tranquilles pendant six heures jusqu’au moment où ils auront à nouveau faim et il y en a d’autres qui, très rapidement, commencent à vouloir, à pleurer, à hurler, à demander le sein ou le biberon ou n’acceptent pas que leur mère s’éloigne – et d’autres qui s’endorment dans la béatitude et l’acceptent. Pourquoi ? Dès le départ… Alors, constitutionnel, je ne sais pas ce que ça veut dire – en tout cas c’est inné. Mais ça nous montre aussi que la tentative, du moins, du déterminisme psychanalytique, s’arrête, échoue. Et il dit la même chose dans les textes de 1926 - 1930 sur l’homosexualité féminine lorsqu’il explique qu’une fille au moment de l’adolescence, elle la trois voies qu’elle peut suivre : elle peut devenir ceci, elle peut devenir cela, elle peut devenir cela, bref…
Quelles sont ces trois voies ?…
Elle peut devenir une femme qui aimera les hommes et qui voudra faire des enfants ou elle peut devenir une vieille fille desséchée qui déteste le sexe et tout ce qui se rapporte à cela ou elle peut devenir une femme-garçon qui tendra, même si elle ne passe pas à l’acte, du côté homosexuel. Mais pourquoi une fille choisit-elle telle voie ou telle autre ? On pourra montrer des facteurs qui ont aidé à tel choix ou à telle inclinaison, mais on ne pourra jamais déterminer vraiment.
Mais, enfin, l’analyste agit sur les causes ou sur quelque chose d’autre pour soigner…
Alors ça c’est la question la plus importante et la plus difficile. La psychanalyse essaie de transformer la façon dont le patient voit son monde fantasmatique – d’abord, elle essaye de lui faire voir son monde fantasmatique, c’est-à-dire essaye de lui faire comprendre que la façon dont il voit le monde c’est une façon qui, pour une bonne partie, pas pour la totalité mais pour une bonne partie dépend de ses propres constructions psychiques, de ses propres fantasmatisations, etc. Et deuxièmement elle essaie de l’amener – comment dire ? – à un rapport adéquat avec ses constructions fantasmatiques. Il y en a qui doivent tomber : si vous avez à traiter, par exemple, quelqu’un qui est, disons, du côté paranoïaque, il y a d’abord à lui faire comprendre, pas par la persuasion logique, mais par le travail analytique, à le faire arriver à la conclusion qu’il n’est pas vrai que tout le monde veut le persécuter mais que, pour l’essentiel, cette de vue qu’il a, c’est sa propre fantasmatisation et, que tout au plus, on peut dire que les fois où il tombe sur des gens qui veulent vraiment le persécuter, c’est que pour une bonne partie il les choisit, il choisit la femme qui le persécute… Vous pouvez déjà faire cela. Je prends un exemple extrême, et spécial, parce qu’il ne faut pas que le patient soit tout à fait délirant parce que, là, il n’y a presque rien à faire, il faut prendre quelqu’un qui est borderline, si vous voulez, mais c’est plus fort que ce que si vous prenez un névrotique. Là il s’agit de l’amener à se débarrasser finalement de ce mode de fantasmatisation. Dans d’autres cas il s’agit de l’amener à cohabiter, d’une façon plus ou moins pacifique, avec son monde fantasmatique, à entrer en rapport raisonnable avec son monde fantasmatisation et avec ses nouvelles productions fantasmatiques et ça c’est le travail essentiel. La façon dont ça se fait est une autre histoire, dans laquelle nous ne pouvons pas entrer parce que c’est aussi un des mystères de l’analyse – Freud n’a jamais pu expliquer pourquoi une interprétation vraie a un effet et moi-même je ne peux pas l’expliquer. C’est un mystère. Pourquoi une interprétation vraie a un effet et pourquoi, d’autres fois, une interprétation vraie n’a pas d’effet ? Alors un analyste pur et dur vous dirait qu’une interprétation qui n’a pas un effet, fait ça veut dire qu’elle n’est pas vraie. Ce n’est pas exact.
À propos des effets de l’analyse, vous savez certainement qu’à présent il y a une grande attaque de certains épistémologues contre la validité de la psychanalyse. Je pense notamment à Grünbaum il dit qu’on peut expliquer les effets de la psychanalyse tout simplement par l’effet placebo. Qu’est-ce que vous pensez de ces critiques épistémologiques, qui évoquent les effets de l’analyse qu’on pas trop différent des effets qu’une cure magique peut y avoir sur un individu – parce qu’évidemment même un magicien peut changer des choses ?
Alors pourquoi il peut ? Pourquoi M. Grünbaum et M. Popper n’ont aucune explication de ça ? Et M. Levi-Strauss non plus ? Quand il dit que les psychanalystes sont les chamans de l’époque moderne et que les chamans sont des psychanalystes des sociétés archaïques. Pourquoi on fait des expériences en double aveugle ? Et pourquoi il y a un effet placebo ? Parce qu’il y a une suggestion. Pourquoi il y a une suggestion ? La psychanalyse répond à ça : toute suggestion est résultat d’un transfert. Le malade à qui le médecin donne une substance a des grandes chances de croire fortement que cette substance lui fera du bien et c’est pour ça qu’il y a un effet placebo. Pour ça et parce que cette croyance peut avoir des effets moyennant des circuits psychiques – c’est pour ça que maintenant on fait des expériences en double aveugle. Dire que le fait que quelqu’un vient voir le psychanalyste trois fois par semaine et que ça lui fait du bien par effet placebo, c’est ne rien dire. Pourquoi il y a un effet placebo ?
Vous dites justement que certains analystes, aussi bien que certains épistémologues, admettent qu’il y a de la suggestion dans la cure. Je pense qu’un analyste ne serait pas content d’admettre que les effets thérapeutiques qu’il produit soient de la suggestion. Il cherchera à distinguer les effets de l’analyse…
… mais non !
… de ceux purement suggestifs.
La psychanalyse peut expliquer la suggestion – la suggestion n’explique pas la psychanalyse. Et pourquoi elle n’explique pas la psychanalyse ? Parce que la psychanalyse, pour l’essentiel, n’est pas exclusivement, mais pour l’essentiel, c’est le travail du patient lui-même, c’est le travail de l’analysant. Ces gens-là – peut-être parce qu’ils vivent en Amérique le plus souvent – on en tête un psychanalyste qui dit au patient : « si vous pensez cela c’est parce que votre mère a fait ceci ». Alors ça c’est une ânerie, aucun psychanalyste digne de ce nom ne dit quelque chose de pareil. Alors maintenant on a des formes plus sophistiquées : on dit que le patient qui sait ce que pense l’analyste essaye de lui dire ce qu’il sait que l’analyste penserait, etc. Mais je crois que si on a la pratique de l’analyse, rien de tout cela ne tient. Mais pour moi – bon, ça, c’est pas un argument, c’est pas un argument d’autorité mais enfin… j’ai une expérience que Grünbaum n’a pas. Si on veut me croire, on me croit, si on ne veut pas on ne me croit pas, mais enfin on voit comment change un patient au cours d’un traitement, on voit qu’il résiste, pourquoi il y a des résistances qui à partir d’un certain moment, tombe. Comment monsieur Grunbaum explique cela ? Pourquoi un patient, pendant deux ans, n’avance pas et puis, tout d’un coup, quelque chose se casse et il passe un autre stade ? L’autre chose je voulais dire et je crois qu’on va terminer là-dessus, c’est que toutes ces critiques, à partir de Popper, compare la psychanalyse avec une idée de la science qui est exclusivement l’idée des sciences positives. Mais si quelqu’un n’a jamais prétendu que la psychanalyse est une chose positive, ce quelqu’un est un con – et donc Popper se bat contre ce con. Et avec le même raisonnement de Popper, on pourrait dire qu’il n’y a pas d’histoire parce qu’il n’y a pas de falsificabilité dans l’histoire. Il n’y a de falsificabilité dans l’histoire uniquement pour ce qui est des faits matériels : si quelqu’un dit « il n’y a pas de Parthénon à Athènes » il y a falsificabilité de cette chose parce qu’on peut l’amener à Athènes lui montrer le Parthénon. Mais si quelqu’un dit, comme le disent les bouquins, que chez les Grecs anciens un élément très important était l’élément agonistique – c’est-à-dire la compétition et la lutte de l’un contre l’autre – ça c’est une interprétation : elle est pas réfutable au sens de Popper. Vous voyez ce que je veux dire ? Donc Popper, avec son prétendu critère, dit : « Il y a les sciences, qui sont les sciences positives, où il y a l’expérience, la mesure, etc. et tout le reste c’est de la littérature ». Moi je veux bien, mais cette littérature est plus importante, peut-être, que les sciences positives parce que l’histoire la société la psyché humaine, notre vie sont aussi importantes, au moins, que les molécules, les atomes, etc.
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