La vraie décolonisation
Le consensus place aux réformes économiques de Deng Xiaoping, en 1978, le début de cette ère nouvelle dans l’histoire de la Chine qui devrait la conduire, dans la décennie qui vient, au premier rang des puissances. L’année suivante, 1979, à quelques milliers de kilomètres de là, maïs à des distances mentales en apparence bien plus grandes, la Révolution iranienne et l’essor de la résistance armée contre le régime communiste afghan et les forces soviétiques qui l’appuyaient révélaient au grand jour les fureurs islamistes dont le déferlement effraie encore aujourd’hui le monde. Le jihâd entrait sans masque sur la scène de l’histoire contemporaine.
N’y a-t-il, entre ces ruptures en apparence si étrangères l’une à l’autre, qu’une coïncidence de dates ? Aujourd’hui, ces événements ne semblent pas relever du même monde. Aujourd’hui, car il n’en fut pas toujours ainsi. En 1978-1979, les contemporains ne manquèrent pas de diverger sur la portée de ces événements, sur les espoirs qu’ils soulevaient ou les dangers qu’ils laissaient entrevoir ; mais ils s’accordaient du moins sur l’existence de l’échiquier où ces pièces de la politique mondiale se déplaçaient, et sur la partie en cours, que l’on nommait alors « guerre froide ». Les réformes de Deng Xiaoping mettaient fin aux années sombres de la Révolution culturelle (1966-1971), mais elles prolongeaient aussi la rupture entre la Chine et l’Union soviétique, consommée dès 1960. L’adoption d’abord prudente, puis de plus en plus radicale, du capitalisme par la Chine de Deng réaffirmait le pacte implicite déjà passé par Mao avec les États-Unis de Nixon et de Kissinger (1971-1972). Le basculement de fait de la Chine dans l’alliance occidentale renversait le rapport des forces au détriment de l’URSS. Nul n’aurait pu prévoir que le pouvoir soviétique n’avait plus qu’une douzaine d’années à vivre, mais il devenait clair que le communisme était en échec, avant d’être mat.
À l’inverse, la révolution iranienne, qui prit toute la lumière de l’année 1979, parut illustrer le déclin américain, engagé avec la démission de Richard Nixon (1974), la défaite du Vietnam (1975), et les pâles présidences de Gerald Ford (1974-1976) et de Jimmy Carter (1976-1980). Comme plusieurs à gauche, Michel Foucault la salua comme un coup porté à l’impérialisme occidental, et donc, indirectement, comme un succès du « camp socialiste ».
Ces interprétations étonnent aujourd’hui. Les succès foudroyants de son économie ont décuplé les forces de la Chine, dont nul ne doute plus qu’elle dépassera bientôt les États-Unis. Contenir la Chine est devenu le souci majeur de la diplomatie occidentale qui se félicitait il y a quarante ans des réformes de Deng Xiaoping. La révolution iranienne n’a pas sauvé l’Union soviétique. Bien au contraire, elle a ouvert la boîte de Pandore du jihadisme que les Soviétiques, puis les Russes se sont acharnés avec des succès divers à combattre en Afghanistan, en Tchétchénie et encore aujourd’hui en Syrie. Mais l’essentiel tient moins aux mouvements imprévus des pièces qu’à la disparition de l’échiquier même. La guerre froide n’organise plus les rapports de forces globaux, et rien n’en a pris la place. La guerre du capitalisme et du socialisme que l’histoire de l’Occident avait imposée au monde s’est évanouie. En 1978, la Chine n’était encore qu’une puissance communiste, en rupture avec l’orthodoxie soviétique, et qui tirait le sens de son histoire à la fois de son choix du marxisme-léninisme et de sa dissidence d’avec son centre. Ces circonstances la poussaient implicitement vers le camp occidental, puisqu’il n’existait que deux camps, et que leur conflit seul donnait au monde son intelligibilité. Aujourd’hui, la Chine est rendue à la dignité d’empire du Milieu auquel elle a prétendu à raison depuis deux millénaires. Le temps de la reconnaissance de l’hégémonie de l’Occident, Est ou Ouest, de ses idéologies, de sa puissance et de son histoire, est révolu à Pékin.
Le récit chinois refoule celui que l’histoire occidentale avait assigné à la Chine. Le temps avoué de la défaillance chinoise se rétrécit avec les années. L’histoire occidentale en situait l’origine à la guerre de l’opium de 1840-1842. La documentation chinoise réduit de beaucoup l’importance de l’événement, comme l’avaient déjà bien compris les meilleurs spécialistes [1]. C’est plutôt en 1860, avec le pillage du palais d’Été, que la Chine, dévastée par la révolte des Taiping, prit conscience de la nouvelle puissance des barbares venus du Sud. Encore les Européens et les Japonais ne s’imposèrent-ils vraiment qu’après 1895, avec la guerre des Boxers et le break-up of China (1898-1900). L’effondrement chinois n’excéda pas un demi-siècle avant la « Libération » communiste (1898-1949). Le triomphe économique des dernières décennies et les promesses du siècle qui vient renouent avec l’âge d’or du règne de Qian Long (1736-1795). La vilaine cicatrice de l’humiliation n’est plus qu’un lointain souvenir [2].
Depuis 1979, l’Islam, à l’image de la Chine, retrouve son histoire propre, par les voies de la réforme religieuse qui le rend à ses origines – le salafisme – et de la guerre contre les Infidèles et les hérétiques – le jihâd. Le signe le plus flagrant de cette reconquête de soi, c’est paradoxalement la suprématie de ses conflits internes sur ses guerres extérieures. La révolution iranienne brandit la première l’étendard de l’Islam, en appelant le monde musulman à la suivre. Elle a réussi au-delà de ses espérances, et à son détriment. La poussée iranienne a soulevé contre elle une réaction sunnite d’une virulence croissante en Asie centrale, en Afghanistan et au Pakistan, en Irak et en Syrie. D’al-Qaida à Daech, dont la dissidence, puis l’hégémonie idéologique, s’affirment après 2006, la primauté de la lutte contre l’hérésie n’a cessé de se renforcer dans le jihadisme sunnite. En réplique, l’Iran a fédéré depuis une quinzaine d’années presque toutes les branches du shiisme, du Pakistan au Yémen, comme jamais sans doute elles ne le furent dans la longue histoire de l’Islam. Entre Inde et Méditerranée, l’appoint des alliances occidentales – américaine, russe ou même française – est encore apprécié, mais la puissance réelle est entre des mains islamiques rivales : Iraniens, Kurdes, Turcs, Talibans, Pakistanais. On aurait pu penser que les interventions militaires américaines en Afghanistan et en Irak tourneraient durable l’hostilité du monde musulman contre la menace infidèle. Il n’est rien. C’est que jamais depuis plus d’un siècle l’Occident a moins pesé dans cette région du monde.
Il n’est désormais plus combattu que dans les écoles. On craint plus ses armes, on lui reproche ses pensées, on se défie de ses langues. Les caricatures du Prophète mettent en danger les relations diplomatiques de la France. Les écoles religieuses pakistanaises, où sont scolarisés les enfants pauvres, ignorent délibérément l’anglais des élites. La transcription toujours plus fréquente du peul ou du haoussa en alphabet arabe « sacré », par opposition à l’alphabet latin « profane », trahit le déclin du prestige des langues de la colonisation, et menace de les réduire à la portion congrue là où l’Islam domine en Afrique. L’écart dans la pratique du français, de l’anglais, voire du portugais au Mozambique, s’élargit entre Afrique chrétienne consentante et Afrique musulmane réticente, et elle devrait à terme déchirer l’unité, encore aujourd’hui hautement proclamée, du Continent noir. Tout comme la Chine refoule par ses succès économiques le récit de l’Occident, l’Islam l’expulse par la guerre et la restauration de son discours religieux et de son univers symboliques [3].
Entre Chine et Islam, l’Inde est happée par les mêmes promesses d’hégémonie que la Chine, par le même fondamentalisme identitaire que l’Islam. Jusque vers 1990 y domine le parti du Congrès, héritier des combats de l’indépendance (1947), dont la pointe politique, tout entière tournée contre l’ancien colonisateur britannique et son avatar américain, était aiguisée par la parfaite maîtrise de la langue et de l’histoire anglaises dont l’aristocratie dominante du parti savait se montrer capable. Après 1990, le Congrès recule peu à peu face à la droite du BJP (Bharatiya Janata Party), favori des nouvelles classes moyennes urbaines, armé d’un nationalisme hindou intransigeant. Le Premier ministre conservateur Narendra Modi, comme toute l’Inde du Nord nationaliste, privilégie le hindi au détriment de l’anglais [4]. La nouvelle droite indienne vise à imiter la Chine en la dépassant, puisque le premier rang démographique promis dans ces mêmes années où le volume de l’économie chinoise devrait surpasser celui des États-Unis. Confronté à la poussée salafiste et jihadiste en Afghanistan, au Pakistan et au Cachemire, le BJP entend aussi écrire une histoire radicalement hindoue du sous-continent, qu’il substituerait à la version faussement consensuelle favorisée depuis l’indépendance par le Congrès – version scandaleusement indulgente, aux yeux des nationalistes, à l’égard de la violence extrême des invasions et de la domination musulmanes, qui ont soumis l’Inde à bien plus rude, plus longue et plus dégradante servitude que l’Angleterre.
Au total, l’échiquier mondial, élaboré par l’Occident impérial au sommet de sa puissance, n’existe plus dans l’essentiel de l’Asie, étendue par l’Islam jusqu’aux rives de la Méditerranée et aux savanes africaines. Ces évolutions déplaisent assez logiquement en Occident, et ceux qui les portent y sont impopulaires. Xi Jinping et Narendra Modi ont ici peu d’admirateurs, l’islamisme y est l’ennemi principal. C’est bien la preuve que le recul de l’emprise occidentale, la fin véritable de la colonisation est à l’œuvre dans cette part majoritaire du monde depuis quarante ans.
Le tiers-mondisme ou la colonisation poursuivie
Mais ce n’est pas ce que nous enseignons dans nos écoles. Selon nos manuels d’histoire, la colonisation aurait pris fin pour l’essentiel entre 1945 (Indonésie) et 1965 (pour les colonies britanniques d’Afrique), une génération en moyenne avant le tournant des années 1980-1990. Que s’est-il donc passé dans ces quelques décennies (1945-1980) fondatrices de dizaines de nouveaux États réputés indépendants ? Contre toutes les apparences d’une histoire pleine de bruit et de fureur, de violences libératrices et de répressions coloniales, de réquisitoires radicaux et de haines proclamées, on y trouve sans doute plus de continuité que de ruptures. On y voit surtout se dessiner une configuration de forces et de valeurs – le tiers-mondisme – dont l’Occident n’est pas sorti, dont il refuse de sortir en vérité. Si la décolonisation est désormais accomplie en Chine, en Inde et en Islam, elle ne l’est pas en Occident.
C’est pour l’essentiel au nom des principes politiques occidentaux de la modernité que le mouvement de décolonisation a été conduit entre 1945 et 1965. À d’assez rares exceptions près, les pères des indépendances n’ont pas répudié les acquis des temps de l’hégémonie européenne, les frontières qu’elle avait dessinées, les langues qu’elle léguait, l’économie qu’elle avait mise en place [5]. La grande majorité des quelque deux cents nations qui composent notre monde ont été taillées par la colonisation. L’Afrique s’est donné pour principe dès le moment des indépendances de ne rien changer à ce découpage, souvent aberrant pourtant – même si l’éclatement de la Somalie (après 1991), l’indépendance de l’Érythrée (1993) ou du Sud-Soudan (2011) ont commencé de mettre à mal ces résolutions. Le français, l’anglais dominent encore aujourd’hui les administrations africaines et l’école diffuse leur apprentissage auprès de masses d’élèves très supérieures à celles des temps coloniaux [6]. Les tentatives de rupture totale avec la modernité, d’éradication de tout ce que le colonisateur avait fait germer, institutions, langues, villes, routes – et d’extermination de ses imitateurs locaux –, ont au contraire abouti à d’effrayants désastres, dont le génocide khmer de 1975-1979 reste le plus sinistre exemple.
Nul ne semblait, il y a peu encore, en mesure de rompre radicalement avec le moment de la domination occidentale, universellement fondateur. Nul ne le désirait, à vrai dire. Jusqu’en 1990, près du tiers de l’humanité vit sous un régime communiste directement inspiré par le mouvement des idées de l’Europe du XIXe et du début du XXe siècle, qui tenait les traditions historiques du reste du monde pour des vestiges de « féodalisme » ou des foyers de réaction qu’il convenait d’assainir [7]. Le reste des anciennes colonies, aux Indes, en Afrique, et même en Amérique latine, communiait dans le « tiers-mondisme », où Hegel et Nietzsche auraient reconnu la vieille dialectique du maître et de l’esclave. Or l’existence de « l’esclave » – c’est-à-dire des régimes issus des indépendances et qui assument ce rôle – requiert la présence du « maître » occidental, de l’ancien colonisateur européen, ou de son substitut américain.
L’indépendance se marqua donc moins dans les institutions et les pratiques que dans le discours politique, antioccidental. Il faut ici prendre « anti » dans son sens premier : « ce qui est en face de », « ce qui fait symétrie avec » l’Occident. Le tiers-monde – le mot est forgé par Alfred Sauvy en 1952, au moment où s’affirme la vague des indépendances – ne retrouve pas, avec la fin de la présence coloniale, une histoire propre – il n’en est pas de commune entre des territoires et des peuples aussi différents que seule la domination de l’Europe a réunis. La définition du tiers-monde – le créateur du mot ne le cache pas – est purement négative. Le tiers-monde n’est ni l’Est, ni l’Ouest, ni le socialisme, ni le capitalisme. Le terme n’a d’autre sens positif que ce qu’il nie, c’est-à-dire l’Occident. Et donc il n’est pas d’autre histoire du tiers-monde que celle de l’Occident, rigoureusement inversée. Le tiers-mondisme partage la langue de l’Occident, mais s’acharne à lui apporter, en tout, une contradiction absolue. Dans tous les sens du terme, si on considère l’importance que la « question noire » a prise dans son expression contemporaine, le tiers-mondisme dit « noir » là où l’Occident dit « blanc », et l’inverse, dans le même idiome politique et historique qui leur est également familier, c’est-à-dire celui de l’Occident. La violence du propos anticolonialiste, voire antiblanc, dissimule mal le besoin que « l’opprimé » a de son « oppresseur » pour asseoir sa légitimité. Le tiers-mondisme est la prolongation intellectuelle de la colonisation.
On voit la divergence, sans cesse élargie, des routes du tiers-mondisme d’une part, de la restauration historique de la Chine ou de l’Islam d’autre part. À mesure que des civilisations un temps dominées ou éclipsées par l’Occident retrouvent leur centre de gravité et recouvrent leurs frontières, elles sont gagnées par une indifférence croissante envers la parenthèse de l’hégémonie occidentale, à laquelle le tiers-mondisme reste au contraire, pour le meilleur et le pire, et dans tous les sens du terme, passionnément attaché. La colonisation y est poursuivie par les voies de l’invective.
Mais malgré la violence des mots, et parfois des actes, l’Occident donne la préférence au tiers-mondisme sur l’indifférence chinoise ou islamique, parce que ces invectives parlent sa langue et prolongent son histoire. Il n’est pas certain que les attentats islamistes soient aujourd’hui plus sordides ou plus sanglants que ceux des Palestiniens dans les années 1970. Il n’est pas établi que Narendra Modi soit moins démocrate qu’Indira Gandhi – sans doute d’autant plus portée à bousculer les bons usages qu’elle savait bénéficier de la faveur de la presse occidentale, au contraire de Modi. Mais le parti du Congrès en Inde, comme le nassérisme ou le baasisme dans le monde arabe, ou comme la cause palestinienne encore aujourd’hui, offre aux opinions occidentales les éléments d’une intelligibilité, au sens strict antioccidentale, dont il suffit d’inverser les termes pour la rendre familière ; tandis que le souci d’instaurer la sharia islamique, ou plus encore un hindouisme radical, plonge l’observateur occidental dans un abîme d’obscurités. Ainsi, on attribue souvent à l’islamisme la résurgence de l’anti-sémitisme. C’est au contraire au tiers-mondisme qu’il faut probablement en faire porter la responsabilité. L’antisémitisme est aujourd’hui un antioccidentalisme. Après 1945, et la révélation de l’Holocauste, la haine des Juifs est devenue le tabou central de la morale politique occidentale, et sa répudiation l’un des rares lieux de l’unanimité. Fidèle à sa définition, le tiers-mondisme inverse ces valeurs occidentales – et, ce faisant, retrouve l’antisémitisme d’un Occident plus ancien, celui de la première moitié du XXe siècle, que l’Occident d’aujourd’hui réprouve, mais qu’il n’a pas de peine à comprendre. On attribue souvent à l’existence de l’État d’Israël, voire à sa politique, ces nouvelles vagues antisémites. C’est encore une fois inverser l’ordre des choses. L’antisémitisme est premier, puisque c’est lui qui heurte de front, comme le veut le tiers-mondisme, la pratique ou les convictions de l’Occident. Israël ne vient qu’en second. Il est vrai qu’il forme une cible privilégiée, parce qu’il est une création de l’Occident – selon le discours tiers-mondiste –, et de l’Occident coupable d’après 1945. La haine d’Israël rappelle à l’Occident ses crimes – aux dépens des Palestiniens, et au-delà, paradoxalement, aux dépens des juifs exterminés –, crimes sur lesquels aurait été fondé le nouvel État. Au contraire, le jihadisme ne tient ni l’Occident ni les juifs en si haute estime qu’il faille leur réserver un sort particulier dans la foule des ennemis de l’Islam qu’il convient de combattre. Sans doute le jihâd doit-il reconquérir les terres occupées à son détriment – mais il y en a beaucoup [8].
De grandes histoires particulières – chinoise, indienne, islamique – émergent et se heurtent, sans que l’Occident, pour la première fois depuis deux siècles, y soit convoqué. L’Asie, sur ses versants indien ou chinois, et plus encore l’Islam jusqu’au cœur de l’Afrique, se détachent d’une histoire universelle élaborée par la colonisation, ou plus généralement par l’hégémonie occidentale. Pour cette majorité du monde, l’Occident mérite de moins en moins, pour le dire comme Racine, l’excès d’honneur ou l’indignité que lui fait le tiers-mondisme, en prétendant lui assurer encore le premier rôle, deux générations après les indépendances. Or c’est précisément cet excès, ce premier rang, fût-il celui du pilori, que l’Occident entend garder auprès de ceux que ses langues et son histoire ont totalement submergés. Le tiers-mondisme se réduit aujourd’hui à ces régions du monde où l’Occident a si profondément bouleversé les sociétés, si massivement imposé ses langues et ses valeurs qu’il leur est impossible de se séparer de son destin – en l’occurrence, l’Amérique latine et les deux tiers de l’Afrique subsaharienne où le christianisme domine largement, soit l’aire de civilisation encore aujourd’hui la plus vaste et la plus peuplée du monde, et qui est sans doute appelée à le rester [9].
Car la violence du tiers-mondisme est l’aveu d’un attrait irrésistible pour ce qu’il vilipende, d’une inévitable conversion, à terme, à l’Occident détesté. Le tiers-mondisme est aussi, surtout peut-être, un mécanisme d’assimilation. L’ancien centre politique du monde –Europe et Amérique du Nord – pourrait dans l’avenir en constituer le cœur sédentaire et « religieux », le pôle d’énonciation des valeurs et des anathèmes, tout comme Rome fut consacrée, dès les premiers siècles du Moyen Âge, capitale de l’Église pour avoir été créatrice de l’empire. De même que le christianisme a consolidé et transmis l’héritage de Rome jusqu’au XXe siècle, les nouveaux dogmes pourraient consacrer et éterniser le « classicisme » de l’aventure historique occidentale des deux derniers siècles.
(.../...)
Commentaires