(Extraits choisis par Claude Helbling ; tous les passages soulignés le sont par moi ; tous les compléments de notes entre parenthèses sont de moi)
1) Extrait du livre :
Domaines de l’homme. Les carrefours du labyrinthe 2, Seuil, 1986, Points Essais, 1999,
Article : « La polis grecque et la création de la démocratie », conférence, prononcée en anglais de Castoriadis, le 15 avril 1982 à New York, lors de l’un des Hannah Arendt Memorial Symposia in Political Philosophy organisés par la New School for Social Research, et portant sur « l’origine nos institutions ». (CL2, pages 366-367 et 379-381 de l’édition Points Essais).
" Parvenus à ce stade, on peut commenter l’ambiguïté de la position de Hannah Arendt concernant ce qu’elle appelait le « social ». Elle a vu, à juste titre, que la politique est anéantie lorsqu’elle devient un masque pour la défense et l’affirmation des « intérêts ». Car alors l’espace politique se trouve désespérément fragmenté. Mais, si la société est, en réalité, profondément divisée en fonction d’« intérêts » contradictoires – comme elle l’est aujourd’hui –, l’insistance sur l’autonomie du politique devient gratuite. La réponse ne consiste pas alors à faire abstraction du « social » mais à le changer, de telle sorte que le conflit des intérêts « sociaux » (c’est-à-dire économiques) cesse d’être le facteur dominant de la formation des attitudes politiques. À défaut d’une action en ce sens, il en résultera la situation qui est aujourd’hui celle des sociétés occidentales : la décomposition du corps politique, et sa fragmentation en groupes de pression, en lobbies. Dans ce cas, comme la « somme algébrique » d’intérêts contradictoires est très souvent égale à zéro, il s’ensuivra un état d’impuissance politique et de dérive sans objet, comme celui que nous observons à l’heure actuelle.
[…]
Hannah Arendt avait une conception substantive de l’« objet » de la démocratie – de la polis. Pour elle, la démocratie tirait sa valeur du fait qu’elle est le régime politique où les êtres humains peuvent révéler ce qu’ils sont à travers leurs actes et leurs paroles. Cet élément était certes présent en Grèce – et (mais) pas seulement dans la démocratie. Hannah Arendt (après Jacob Burckhardt) a souligné à juste titre le caractère agonistique de la culture grecque en général – pas seulement en politique, mais dans tous les domaines, et il faut ajouter pas seulement en démocratie mais dans toutes les cités. Les Grecs se préoccupaient par-dessus tout de kleos et de kudos, et de l’immortalité fuyante qu’ils représentaient.
Néanmoins, la réduction du sens et des fins de la politique et de la démocratie en Grèce à cet élément est impossible ; cela ressort clairement, je l’espère, du rapide exposé qui précède. Par ailleurs, il est sûrement très difficile de défendre ou de soutenir la démocratie sur cette base. En premier lieu, bien que la démocratie permette sans nul doute aux hommes de se « manifester » plus que tout autre régime, cette « manifestation » ne saurait concerner tout le monde – ni même n’importe qui en dehors d’une petite minorité de personnes qui agissent et prennent des initiatives dans le champ politique au sens strict. En second lieu, et c’est là le plus important, la position de Hannah Arendt laisse de côté la question capitale de la teneur, de la substance, de cette « manifestation ». Pour prendre des cas extrêmes, Hitler, Staline et leurs tristement célèbres compagnons ont certainement révélé ce qu’ils étaient à travers leurs actes et leurs discours. La différence entre Thémistocle et Périclès, d’une part, et Cléon et Alcibiade, de l’autre, entre les bâtisseurs et les fossoyeurs de la démocratie, ne se trouve pas dans le simple fait de la « manifestation », mais dans le contenu de cette manifestation. Plus même : c’est précisément parce que seule comptait aux yeux de Cléon et d’Alcibiade la « manifestation » en tant que telle, la simple « apparition dans l’espace public », qu’ils provoquèrent des catastrophes ».
La conception substantive de la démocratie en Grèce se laisse voir clairement dans la masse globale des œuvres de la polis en général. Et elle a été explicitement formulée, avec une profondeur et une intensité inégalée, dans le plus grand moment de la pensée politique qu’il m’ait été donné de lire, l’« Oraison funèbre » de Périclès (Thucydide, II, 35-46). Je ne cesserai de m’étonner de ce que Hannah Arendt, qui admirait ce texte et a fourni de brillantes indications pour son interprétation, n’ait pas vu qu’il présentait une conception substantive de la démocratie guère compatible avec la sienne."
2) Extrait du livre :
Le monde morcelé. Les carrefours du labyrinthe 3, Seuil, 1990, Points Essais 2000,
article : « L’idée de révolution », entretien publié dans Le Débat, n°57, novembre-décembre 1989, (CL3, pages 193-194 et 197-198 de l’édition Points Essais).
" Or la grandeur et l’originalité de la Révolution française se trouvent, à mon sens, dans cela même qu’on lui reproche si souvent : qu’elle tend à mettre en question, en droit, la totalité de l’institution existante de la société. La Révolution française ne peut pas créer politiquement, si elle ne détruit pas socialement. Les constituants le savent et le disent. La révolution anglaise et même la révolution américaine peuvent se donner d’elles-mêmes la représentation d’une restauration et récupération d’un supposé passé. Les quelques tentatives, en France, de se référer à une tradition ont rapidement avorté, et ce qu’en dit Burke est de la pure mythologie. Hannah Arendt commet une bévue énorme lorsqu’elle reproche aux révolutionnaires français de s’être occupés de la question sociale, en présentant celle-ci comme revenant à des préoccupations philanthropiques et à la pitié pour les pauvres. Bévue double. D’abord – et cela reste éternellement vrai – la question sociale est une question politique : en termes classiques (déjà chez Aristote), la démocratie est-elle compatible avec la coexistence d’une extrême richesse et d’une extrême pauvreté ? En termes contemporains : le pouvoir économique n’est-il pas, ipso facto, aussi pouvoir politique ? Ensuite, en France l’Ancien Régime n’est pas une structure simplement politique ; c’est une structure sociale totale. Royauté, noblesse, rôle et fonction de l’Église dans la société, propriétés et privilèges tiennent au plus intime de la texture de l’ancienne société. C’est tout l’édifice social qui est à reconstruire, sans quoi une transformation politique est matériellement impossible. La Révolution française ne peut pas, le voudrai-elle, superposer simplement une organisation politique démocratique à un régime social qu’elle laisserait intact. Comme si souvent chez Hannah Arendt, les idées l’empêchent de voir les faits. Mais les grands faits historiques sont des idées plus lourdes que les idées des philosophes. Le « passé vieux de mille ans », opposé au « continent vierge », emporte nécessairement la nécessité d s’attaquer à l’édifice social comme tel. De ce point de vue, la révolution américaine ne peut être effectivement qu’une « exception » dans l’histoire moderne, nullement la règle et encore moins le modèle. Les constituants en ont pleinement conscience et le disent. Là où la révolution américaine peut bâtir sur l’illusion d’une « égalité » déjà existante dans l’état social (illusion qui restera le fondement des analyses de Tocqueville cinquante ans plus tard), la Révolution française se trouve devant la réalité massive d’une société fortement inégalitaire, d’un imaginaire de la royauté de droit divin, d’une Église centralisée au rôle et aux fonctions sociales omniprésents, de différenciations géographiques que rien ne peut justifier, etc.
[…]
Le Débat : – Comment appréciez-vous le rôle de la formation de l’État moderne dans la genèse de l’idée de révolution ? Le cas français n’incite-t-il pas à penser qu’il est considérable ?
CC : – Ici encore je pense qu’il faut distinguer. L’idée centrale que réalise la Révolution – et dans laquelle je vois son importance capitale pour nous – est celle de l’auto-institution explicite de la société par l’activité collective, lucide et démocratique. Mais en même temps la Révolution ne se dégage jamais de l’emprise de cette pièce centrale de l’imaginaire politique moderne : l’État. Je dis bien État : appareil de domination séparé et centralisé – non pas pouvoir.
Pour les Athéniens, par exemple, il n’y a pas d’« État » – le mot même n’existe pas ; le pouvoir, c’est « nous », le « nous » de la collectivité politique. Dans l’imaginaire politique moderne, l’État apparaît comme inéliminable. Il reste pour la Révolution, comme il le reste pour la philosophie politique moderne qui se trouve à cet égard dans une situation plus que paradoxale : il lui faut justifier l’État, tout en s’efforçant de penser la liberté. Il s’agit d’asseoir la liberté sur la négation de la liberté, ou d’en confier la garde à son ennemi principal. Cette antinomie atteint son paroxysme sous la Terreur. "
3) Extrait du livre :
La Cité et les lois. Ce qui fait la Grèce, 2. Séminaires 1983-1984. La création humaine III, Seuil, 2008, (CQFG2, pages 80-82, séminaire du 13 avril 1983).
« Une parenthèse ici sur la position d’Hannah Arendt. Vous avez tous lu, ou vous lirez, ce livre fondamental qu’est The Human Condition, titre malencontreusement traduit par Condition de l’homme moderne [1], alors qu’il s’agit de l’homme en général, et en particulier de l’homme ancien. Je vous résume la thèse fondamentale d’Hannah Arendt, mais il faudrait qu’on y revienne. Pour elle, la grandeur de la conception grecque de la politique a consisté à séparer totalement le social du politique, en laissant de côté ce qu’elle appelle l’animal laborans, c’est-à-dire l’être humain en tant que travaillant – travaillant au sens où il participe à un cycle de métabolisme biologique par lequel il produit sa nourriture, la consomme, se reproduit comme corps, etc. Tout cela, pour elle, n’appartient pas au domaine public et ne saurait être un objet légitime de préoccupation politique ; les Grecs avaient donc raison de restreindre cette activité dans les limites de l’oikos et de l’oikonomia, ou gestion du ménage, au même titre que la cuisine ou l’éducation des enfants par la mère. La politique, c’est tout à fait autre chose : c’est le domaine où les hommes luttent pour parvenir à la reconnaissance, et surtout à une durée qui dépasse l’espace d’une vie mortelle, en accomplissant de grandes choses en actes et en paroles. Voilà donc le noyau des idées d’Hannah Arendt sur la question. Et corrélativement à cela, on trouve chez elle une critique de tous les mouvements démocratiques modernes, auxquels elle reproche de s’être encombrés à tort du fardeau de la question sociale, laquelle à proprement parler n’a pas sa place dans la politique. C’est ainsi qu’elle oppose la Révolution américaine, qui accompagne la guerre d’Indépendance, à la Révolution française [2]. Dans la Révolution américaine, dit-elle, la préoccupation commune à tous les acteurs, citoyens anonymes et actifs ou hommes célèbres (Jefferson, Madison, Adams, etc.), est d’établir une collectivité politique, un commonwealth politique, et non d’égaliser les conditions sociales et économiques ou d’améliorer le sort des pauvres. Au contraire, ce qui a empoisonné dès le départ la Révolution française a été cette préoccupation constante pour la question sociale et les positions économiques respectives des citoyens, qui a empêché l’établissement d’une véritable communauté politique. Inutile de vous dire l’admiration et le respect que j’ai pour Hannah Arendt ; cela ne m’empêche pas d’être radicalement opposé à cette interprétation, d’abord au point de vue des faits pour ce qui concerne les États-Unis et la France (nous en reparlerons), ensuite et surtout à cause de la façon dont elle délimite le politique et le social. Sa définition exclusive du domaine politique par l’aspiration à la reconnaissance et à la renommée laisse de côté cet aspect fondamental qu’est l’institution de la société ; et puis sa dévalorisation du domaine de la production et de la fabrication est à mon avis erronée aussi bien politiquement que philosophiquement. Mais il est vrai qu’en parlant ainsi, Hannah Arendt traduit exactement une réalité qui est présente en Grèce ancienne. Sa position, fausse selon moi s’il s’agit de la politique comme telle, est juste comme interprétation de la façon dont les Grecs, en tout cas les Athéniens, voyaient la chose. En effet, les activités purement productives sont pour eux un domaine sans intérêt, « banausique », comme dit Aristote – banausos, c’est l’homme non cultivé, grossier. Elles le sont d’ailleurs encore plus quand elles sont tout à fait artificielles : l’artisan est plus « banausique » que le paysan, car ce dernier est en contact avec un processus naturel, il coopère, en un sens, avec la phusis, alors que l’artisan est tout entier asservi à une réalité mineure, artificielle, afin de satisfaire des besoins généralement peu prisés. Cette vision du travail, pour laquelle la vraie liberté humaine suppose de disposer de son temps, de n’être pas contraint à un travail productif pour, comme nous disons, gagner sa vie, est extrêmement répandue en Grèce ancienne ; et en un sens, la démocratie athénienne s’établit précisément contre cette idée, qui imprègne aussi bien la société dans son ensemble que les écrits des philosophes. Dans la pratique, le mouvement démocratique consistera à donner des droits politiques aux paysans et aux artisans dans la cité. C’est là la situation réelle à Athènes ; Aristote, écrivant après coup, accepte volontiers l’idée que les paysans aient des droits politiques, mais, dans le cas des artisans, cela lui pose un problème [3]. »
4) Extrait du livre :
La Cité et les lois. Ce qui fait la Grèce, 2. Séminaires 1983-1984. La création humaine III, Seuil, 2008, (CQFG2, pages 106-110, séminaire du 20 avril 1983).
" Et voilà pour la politique. Rien de plus éloigné, de plus difficile à comprendre, par rapport à cela, qu’une conception où la décision politique doit être prise en se tenant à l’écart, à distance, autant que possible, de tous les intérêts particuliers.
Il va de soi que cela n’est jamais entièrement possible, ou plutôt, que cela est tout à fait impossible quand la société est très fortement divisée entre des groupes d’intérêts. Je voudrais revenir ici à Hannah Arendt [4]. Lorsqu’elle dit que, dans la politique grecque antique, il y a élimination de ce qu’elle appelle le « social » [5], et qu’elle voudrait généraliser ce principe, elle a à mon avis tort. En effet, dans la conception qu’ont les Grecs de la politique – et, à vrai dire, dans toute conception de la politique digne de ce nom –, la politique concerne la généralité, et la communauté ne peut permettre que les décisions soient adoptées en fonction d’intérêts particuliers, sectoriels. On peut alors dire, comme Arendt, qu’il faut donc exclure l’économique et le social du domaine du politique ; on peut aussi dire, comme je le fais – ce qui est complètement différent –, que pour éviter cette interférence si puissante des intérêts avec le domaine du politique, il faut transformer la matière sociale de telle sorte que ces divisions d’intérêts ne puissent plus déterminer essentiellement le jeu politique. Passer de la proposition : la politique n’est pas la sphère des intérêts, ou plutôt, n’est pas la sphère des intérêts biologiques – ce qui est tout à fait juste –, à la proposition : il faut donc en exclure le social et l’économique, c’est là vraiment un raisonnement fallacieux ; ou, soyons plus indulgents, un glissement logique. Car c’est tout simplement ignorer le fait qu’à partir du moment où la division des intérêts est suffisamment importante dans une société – ce qui est pratiquement toujours le cas dès qu’on quitte les sociétés archaïques – il est parfaitement utopique d’imaginer une sphère politique fonctionnant comme telle quelle que soit la situation dans la sphère sociale et économique. Ce problème – entrevu mais rapidement occulté, et qui est le point aveugle de la Révolution et de la première Constitution américaines – est aussi, d’une autre façon, celui de Tocqueville, mais nous ne pouvons pas développer ce point ici. […]
Revenons à Tocqueville et à Arendt. Tous deux ont insisté sur certains traits spécifiques de la démocratie américaine liés au fait qu’elle vient des grass roots, de la « base » : municipalité, commune, town hall meetings, etc. Tout cela, d’ailleurs, n’a pas entièrement disparu, et on a pu même assister, face à la crise de l’État fédéral, à un mouvement de « retour », plus ou moins suivi d’effet, à ces racines. Pourtant, force est de reconnaître que quelque chose a été manqué dans la Révolution américaine, non seulement parce que la bonne articulation n’a pas été trouvée mais aussi parce que d’autres facteurs – conditions économiques, division en classes et, dans une phase ultérieure, pouvoir du grand capital, qui n’est pas qu’un slogan, etc. – ont fortement contribué à la création d’un État fédéral qui n’avait plus grand-chose à voir avec cet autogouvernement relatif existant à d’autres niveaux. Hannah Arendt signale que Jefferson lui-même s’est demandé vers la fin de sa vie si l’une des failles du système politique américain ne tenait pas à la nature de cet échelon intermédiaire entre présidence et Congrès, d’un côté, et le niveau municipal, de l’autre, qu’est en principe le State américain, décalque de l’état fédéral à un autre niveau et qui a ses propres lois, mais sans autogouvernement véritable [6]. Question à vrai dire plus complexe que ne le croyait Arendt, et où l’on ne peut pas faire l’économie d’une étude de l’évolution historique, des conflits politiques entre 1765 et 1800, Jefferson, Adams et toute la querelle du fédéralisme. À quel point elle est complexe, nous le voyons sur l’exemple de la guerre de Sécession, où les Sudistes affirment la souveraineté et les droits des États contre le monstre fédéral…pour avoir une loi locale qui permette l’esclavage. Où l’on voit, une fois de plus, que l’autonomie en tant que telle n’est pas une panacée, qu’on ne peut pas évacuer les questions de contenu : l’autonomie, pour quoi faire ? Tout cela renvoie à des questions d’histoire et de philosophie politiques extrêmement importantes et dont il faudra discuter. Ce qui est certain, c’est que ni Arendt ni d’autres auteurs qui pourraient nous intéresser dans le cadre de cette discussion n’ont vu dans le compromis final, aux États-Unis, entre État fédéral prétendument représentatif et autonomies locales une solution satisfaisante ou que nous puissions appeler démocratique en ce sens qu’elle promouvrait l’autogouvernement. "
5) Extrait du livre :
La Cité et les lois. Ce qui fait la Grèce, 2. Séminaires 1983-1984. La création humaine III, Seuil, 2008, (CQFG2, pages 159-161, séminaire du 11 mai 1983).
" En grec ancien les Jeux olympiques sont des olumpiakoi agônes – et surtout pas des jeux : l’agôn, c’est la lutte. Il s’agit d’une compétition dans laquelle l’enjeu, même s’il peut paraître peu de chose matériellement (car la victoire n’enrichit guère son homme, du mois dans la période classique), est très considérable du point de vue de la signification : elle rapporte ce qui est placé au plus haut par les Grecs de l’époque, le kleos et le kudos, la renommée et la gloire. […] L’agôn est ainsi la compétition, le conflit, la lutte, mais ce n’est pas forcément une lutte à mort, ni même une lutte pour nuire à autrui, comme le montre l’exemple des Jeux olympiques, c’est une lutte pour être le meilleur. C’est d’ailleurs aussi le cas de la tragédie à Athènes, où les poètes tragiques participent à un concours : ils luttent entre eux. Cette dimension agonistique est donc présente dans l’analyse d’Arendt [7]. Elle avait été mise en lumière au XIXe siècle par le grand historien suisse Jacob Burckhardt [8], dont Arendt, à l’évidence, s’inspire sur ce point. Elle est certes liée à sa conception de la démocratie – le régime qui permet à l’homme de révéler ce qu’il est à travers l’action et la parole –, mais il est certain que la dimension agonistique est une réalité de la vie politique grecque et non une fiction d’Arendt. On est toutefois en droit de se demander si c’est cet aspect uniquement, ou essentiellement, que nous fait voir l’institution de la polis.
Résumons d’abord l’objection, disons intrinsèque, qu’on pourrait faire à l’interprétation d’Arendt. Dans cette conception, on commence par introduire une prémisse qu’on pourrait appeler universaliste : la démocratie est le régime où tous peuvent se révéler par l’action et la parole. Mais si, comme le fait Arendt, on lie cela de façon nécessaire à la volonté de s’immortaliser, à l’aspiration au kleos et au kudos, il est évident que la chose, par définition – et il semble d’ailleurs que cela devrait valoir pour toute démocratie concevable –, ne peut qu’être réservée à un tout petit nombre. La gloire est un bien rare et sa valeur pour celui qui y aspire, est justement liée à sa rareté : si elle est à tout le monde, elle n’est à personne. Deuxième objection, plus grave, qui porte sur le contenu même de l’action et de la parole, qui a d’ailleurs déjà été faite de plusieurs côtés, et en dernier lieu par Mary McCarthy lors d’un colloque consacré récemment à Hannah Arendt à New York. Aussi longtemps qu’on n’accorde pas l’importance qui lui revient au contenu, à la substance de cette action et de cette parole, on peut au fond prétendre que toute entreprise qui tranche, qui se détache de la grisaille habituelle, est une révélation par l’acte et la parole, et à ce titre vaut autant que n’importe quelle autre. À la limite, on pourrait dire que Hitler et Staline se révèlent – et c’est d’ailleurs certainement le cas – par leurs actes et leurs paroles. Hitler, par exemple, a acquis un kleos et un kudos, ne serait-ce que négativement, puisqu’il a suffi que l’on annonce avoir retrouvé des carnets de lui pour que toute l’Europe se demande s’il faut ou non les publier, ce qu’on ne ferait certainement pas pour le premier venu. Érostrate brûle le temple d’Artémis à Éphèse parce qu’il veut devenir célèbre, et qu’il n’a aucun autre moyen de le devenir. Et il devient célèbre. C’est une façon de « se révéler ». Mais que voyons-nous, justement, en Grèce ancienne ? Qu’à partir du moment où la conception de la politique comme domaine de l’expression ou de l’affirmation de soi commence à régner sans partage dans la vie de la cité, nous passons des politiques aux démagogues. Ce que la conception de Hannah Arendt ne permet pas de penser, c’est la différence entre Périclès et Créon, entre Périclès et Alcibiade. Car Créon [9] et Alcibiade sont des personnages qui, afin de s’exprimer par l’action et par la parole, sont capables de tout, et même d’entraîner la ruine de la cité. Il y a ici dissociation totale entre la manifestation de l’individualité et la visée du kleos et du kudos, d’une part, et le contenu substantif de l’action politique, d’autre part. Cette dissociation n’existe pas chez Thémistocle ou Cimon, chez Ephialtès ou Périclès : c’est ce qui en fait de véritables politiques et non des démagogues. Et c’est bien cette conception – l’activité politique est inséparable d’un contenu substantif – qui prévaut dans la période qui précède le tournant de la guerre du Péloponnèse et la crise, la corruption interne de la démocratie, et finalement sa ruine. Périclès ne vise pas la gloire – la gloire vient de surcroît.
Nous disposons là-dessus d’un témoignage monumental – monumental à plus d’un titre –, la célèbre « Oraison funèbre » de Périclès pour les premiers morts de la guerre du Péloponnèse, que l’on trouve dans Thucydide [10]. Ce texte est pour moi le sommet de la pensée politique démocratique. "
6) Extrait du livre :
Thucydide, la force et le droit. Ce qui fait la Grèce, 3. Séminaires 1984-1985. La création humaine IV, Seuil, 2011, (CQFG3, pages 96-98, séminaire du 19 décembre 1984).
" Je voudrais ouvrir ici une parenthèse qui concerne Hannah Arendt. Cela, parce qu’il s’agit d’un auteur que, vous le savez, j’estime énormément et que je vous ai toujours conseillé de lire [11]. C’est un peu paradoxal : je ne suis presque jamais d’accord avec elle, mais je trouve que ce qu’elle dit fait toujours réfléchir. Je vous ai déjà parlé de la comparaison qu’elle fait entre la Révolution américaine et la Révolution française [12], de la grande supériorité qu’elle reconnaît à la première, qu’elle voit comme presque exclusivement tournée vers les questions politiques et d’organisation du pouvoir, d’égalité des citoyens devant la loi, tandis que la Révolution française a eu à ses yeux le grand défaut, du point de vue historique, d’introduire dans la politique l’intérêt pour la question sociale, pour les pauvres, de croire que la solution de ces questions est une tâche de la politique. Voilà, schématisée mais non déformée, la position de Hannah Arendt sur la question, telle qu’elle est présentée à plusieurs reprises dans l’Essai sur la révolution et dans The Human Condition, traduit en français sous le titre, Condition de l’homme moderne, dont je vous ai déjà dit tout le mal que je pensais compte tenu du fait que les deux tiers du livre sont consacrés à l’homme grec ancien. Pour Arendt, et je ne crois pas déformer sa pensée, la vie politique des Grecs était grande et belle parce qu’elle ne s’occupait pas des pauvres, l’essentiel n’étant pas d’être pauvre ou riche mais d’être citoyen. Ce qui bien entendu n’est vrai que jusqu’à un certain point puisque sous Solon il y a des distinctions politiques basées sur la fortune et que ces distinctions ne perdront leur importance pratique qu’au milieu du Ve siècle. Reste que la question économique comme telle n’est effectivement jamais apparue au premier plan des activités politiques. Mais laissons pour l’instant de côté la cité grecque. Qu’en est-il à l’époque moderne ? L’attitude d’Arendt vis-à-vis de Jefferson est curieuse. Elle est pleine d’admiration pour le grand penseur et l’homme politique que fut l’auteur de la Déclaration d’indépendance. Or Jefferson était tout à fait conscient, de façon très explicite, non pas de la détermination causale, mais du poids, de l’importance des conditions que l’on peut appeler socio-économiques pour le régime politique. C’est d’ailleurs pour cela qu’il était tout simplement opposé à l’industrialisation de la nouvelle république américaine car il voyait celle-ci comme la coexistence d’une multitude de propriétaires agricoles indépendants [13]. Avec des esclaves, soit dit en passant ; mais cela est une autre histoire, et les mêmes qui sont intarissables sur la démocratie grecque « basée sur l’esclavage » préfèrent ne pas insister là-dessus. Quoi qu’il en soit, c’est cela, la conception jeffersonienne de la démocratie, et on peut dire que la fameuse phrase de Marx que je vous ai citée mille fois sur le fait, à mon avis exact, que la condition socio-économique de la démocratie antique était la communauté des petits propriétaires indépendants [14] n’est que l’écho, à soixante ans d’écart, de cette pensée politique jeffersonienne."
7) Extrait du livre :
Thucydide, la force et le droit. Ce qui fait la Grèce, 3. Séminaires 1984-1985. La création humaine IV, Seuil, 2011, (CQFG3, pages 162-165, séminaire du 27 février 1985).
" C’est ce que dit à peu près Jefferson dans le préambule de la Déclaration d’indépendance américaine : les hommes ont créé des institutions pour pouvoir assurer ces droits individuels que sont la vie, la liberté et la poursuite du bonheur [15]. On peut penser aussi qu’à partir du moment où un degré suffisant d’autonomie a été établi dans la société moyennant son institution politique, il n’y a plus de question politique mais seulement un champ pour la libre activité des individus, des groupes ou de la société civile, pour reprendre le langage des Modernes. Vous savez que je ne partage pas ce point de vue. L’idée d’une autonomie qui serait fin d’elle-même nous conduit à une vue tout à fait formelle et pour ainsi dire kantienne. Je l’ai dit plus d’une fois : nous voulons l’autonomie pour elle-même et pour faire des choses. Pour faire quoi [16] ? C’est le fond de l’affaire. En tout état de cause, qu’il s’agisse de l’Athènes du Ve siècle ou des pays industrialisés en 1985, de l’Angleterre victorienne ou de la France de la Restauration, il est absolument impossible de séparer les institutions assurant l’autonomie politique, fût-elle relative, du reste de la vie sociale. Et cela pour toute une série de raisons, qui sont celles de l’anthropologie politique de Périclès dans l’Épitaphe, et en particulier que notre vie a à voir dans une très grande mesure avec des objectifs, des œuvres et des travaux qui par leur nature dépassent l’individu et deviennent donc des objets de discussion et d’activité commune, c’est-à-dire politique.
Sur cette question de la finalité de l’institution politique ancienne, de la polis, il n’y a à ma connaissance qu’un auteur moderne à avoir présenté une position qui vaille vraiment la peine d’être discutée, une conception si j’ose dire substantive. Je ne vous surprendrai pas en vous disant qu’il s’agit de Hannah Arendt dans The Human Condition [17]. Pour Arendt, la valeur de la démocratie, non seulement comme les Grecs l’ont pratiquée mais partout et toujours, vient du fait qu’il s’agit du régime politique dans lequel les êtres humains peuvent manifester ce qu’ils sont à travers leurs actes et leurs paroles. On voit tout de suite ici l’opposition entre le monde grec, le monde de la cité, et ce qu’on peut appeler le monde du despotisme asiatique ˗˗ ou l’image que nous en avons, peu importe ici ˗˗ , c’est-à-dire un monde où la quasi-totalité des individus est perdue dans une sorte d’anonymat social, ne peut avoir d’autre existence que privée ; où il n’y a ni création d’un espace public où chacun puisse faire apparaître ce qu’il est, ni véritable temporalité historique, tout ce qui ne relève pas de la geste des rois sombrant dans l’oubli. Cet élément ˗˗ se manifester par les mots et les actes ˗˗ était certainement important dans les cités grecques, il est sans doute lié au caractère agnostique de la culture grecque que Burckhardt, le maître de Nietzsche, sut si bien mettre en valeur au XIXe siècle [18]. Et cela vaut pour toutes les sphères de la vie, et pas seulement dans les cités démocratiques mais dans toutes les cités. […]
Sans revenir trop longuement sur des points que j’ai déjà suffisamment traités [19], je voudrais insister sur le fait qu’il est impossible de réduire la signification et la finalité de la démocratie en Grèce au « se manifester » dont parle Hannah Arendt. Et qu’il est tout aussi impossible de défendre ou de soutenir la démocratie sur cette base. Cette manifestation qu’elle permet est indiscutable mais elle ne saurait concerner tout le monde. Plus important, la position de Hannah Arendt fait l’impasse sur une question cruciale, celle du contenu ou de la substance de ce qui est manifesté. Pour aller tout de suite à la limite : Hitler et Staline et leurs compagnons fameux et infâmes ont certainement révélé par des actes et des paroles ce qu’ils étaient, leur essence. Le simple fait de la manifestation ne nous dit rien sur la différence entre Thémistocle et Périclès d’un côté, Cléon et Alcibiade de l’autre, entre bâtisseurs et fossoyeurs de la démocratie. C’est d’ailleurs parce qu’il importait au plus haut point à Alcibiade ou à Cléon de se manifester, au sens plein que Hannah Arendt donne au terme, qu’ils ont l’un et l’autre amené des catastrophes. Je crois que la conception substantive de la démocratie à Athènes ne nous est donnée que dans la totalité des œuvres de la polis."
8) Extrait du livre :
Thucydide, la force et le droit. Ce qui fait la Grèce, 3. Séminaires 1984-1985. La création humaine IV, Seuil, 2011, (CQFG3, pages 216-219, séminaire du 13 mars 1985).
Ce passage pourrait constituer, sur le thème des droits de l’homme, une réponse simple, claire et tranchante de Castoriadis à Hannah Arendt (même si elle n’est pas nommée)
" Question [d’un auditeur] :
Peut-on poser la question de l’universalité des droits sans se référer à une essence méta-historique ou méta-sociale ?
Nous disons, en effet, que l’égalité des êtres humains vaut non seulement pour les Français, les Anglais ou les Américains, mais vaut ou devrait valoir aussi pour les Mexicains, les Nicaraguayens, les Irakiens, les Iraniens, Les Ougandais, les Néo-Calédoniens, etc. Sur quoi nous appuyons-nous pour le dire ? On sait que la Déclaration d’indépendance américaine invoque un Dieu créateur qui fait les hommes libres et égaux. La Révolution française, elle, ne mentionne pas de Dieu, mais se réfère à des hommes nés avec un certain nombre de droits. C’est une dotation native et naturelle. Vous demandez si cette notion d’universalité est compatible avec ce que je dis. Mais je vous rappelle que ce que j’avance ici concerne la conception grecque ancienne. Je le redis pour éviter les malentendus : quand nous exigeons l’égalité des droits, c’est une position politique, et nous savons très bien qu’elle ne peut pas être fondée rationnellement ou philosophiquement, encore moins sur une révélation ou sur la nature. Cette égalité est une signification imaginaire politique. Nous voulons une société dans laquelle les individus soient égaux et libres. Pourquoi, dira-t-on, la voulez-vous ? Nous la voulons, c’est tout. Because, comme a dit un rabbin lorsqu’on lui a demandé pourquoi la langue officielle de l’État d’Israël devait être l’hébreu et non le yiddish. De fait, toute discussion de cette question implique déjà que mon interlocuteur a accepté l’égalité entre ceux qui discutent – sinon, il me dira : je suis l’ayatollah Untel, je sais ce que Dieu veut, je n’ai pas à discuter avec toi mais je te force à te convertir ou je te tue…La discussion n’est possible que sur la base de cette première concession ; le reste peut alors être élaboré, cela devient une suite de questions concrètes : pourquoi pas les femmes ? Pourquoi pas les jeunes, et à partir de quel âge ? Qui est fou ? Etc. Voilà ma position. La position grecque, nous l’avons vu, est beaucoup plus limitée. Et par rapport à celle-ci, qui pose l’égalité de droits entre égaux et le règne de la force entre inégaux, rien n’a changé dans la réalité. Les Grecs anciens sont simplement francs alors que les Modernes sont hypocrites.
Question [d’un auditeur] :
Le problème des droits de l’homme est-il alors un faux problème ?
Il n’existe pas de problème des droits de l’homme. Il existe une exigence de droits pour les êtres humains. Un problème, ce serait de l’ordre de l’infinité des nombres premiers, de la conciliation de la relativité générale avec les quanta, etc. Mais les droits de l’homme sont l’objet d’une affirmation politique qui signifie qu’on doit renoncer à l’illusion d’un fondement transcendant, divin ou naturel ; on doit affirmer que l’exigence de l’égalité humaine est une création historique et que nous la soutenons et voulons l’étendre, pour des raisons qui peuvent être explicitées, élucidées à condition que l’on partage un minimum de postulats. Par exemple, celui de l’égalité des interlocuteurs, celui du règne de la discussion plutôt que de la force brute ou de la révélation. Or l’hétéronomie réapparaît parce que les gens n’osent pas dire : nous voulons l’égalité, la liberté, parce que nous les voulons et qu’en vertu d’une création historique réaffirmée, reprise et réfléchie, nous donnons une extension nouvelle à certaines significations imaginaires telles que démocratie, liberté, égalité, etc. Les gens semblent avoir besoin de se cacher derrière leur petit doigt : ce n’est pas nous, c’est Dieu, ou la Nature, ou la Raison, etc. Ce qui de toute évidence est philosophiquement à la fois futile et faux. <…> Il y a un moment, au départ de toute discussion, qui comporte une position fondamentale. Vous ne pouvez pas tout démontrer. Toute démonstration présuppose quelque chose. La position de toute religion révélée, elle, est basée en dernier recours sur des textes qui ne sauraient contenir leur propre interprétation, d’où d’interminables querelles, massacres, etc. La théologie n’est pas univoque, elle n’échappe pas à l’ambiguïté de l’histoire. Mais il ne faut pas croire non plus que la pensée philosophique puisse donner des réponses simples et définitives. En ce qui concerne la philosophie politique, elle aussi est obligée de partir d’un postulat, qui ne peut pas être fondé mais seulement élucidé et justifié par ses conséquences – mais seulement pour ceux qui ont accepté d’entrer dans ce parcours. <…> Ainsi, l’universalité des droits comme exigence, c’est quelque chose à partir de quoi je peux discuter, et cette discussion peut agir comme un acide qui dissout certaines structures (pas toutes, contrairement à ce que croyaient le progressisme européen et le marxisme au XIXe siècle), ce qui ouvre une interrogation anthropologique : comment se fait-il qu’à Pékin, en 1975, dès qu’il y a eu une petite fenêtre de liberté, on ait vu aussitôt fleurir les dazibaos exigeant le droit à la parole, à la libre pensée, etc. ? Est-ce la nature humaine qui a parlé ? Mais alors pourquoi n’aurait-elle rien dit de tel en Chine pendant quatre mille ans ? On peut penser que l’influence de certaines idées a joué là-dedans, parfois par des voies très détournées comme celles du pseudo-marxisme. Bien sûr que l’être humain peut être un terrain fertile pour l’idée de liberté et ce qui s’ensuit – mais cela ne pousse pas automatiquement. C’est pourquoi nous avons parlé de germe, en l’occurrence européen – ou ce que nous trouvons ailleurs d’analogue –, celui-là même que nous choisissons et qu’il s’agit de reprendre. "
9) Extrait de l’article non publié après sa rédaction en 1980, mais publié dans EP6, 2016 :
« Parti, État, Totalitarisme », (p. 475-477), contredisant la thèse d’Arendt selon laquelle le totalitarisme ne commence pas avec Lénine en 1921, mais avec Staline en 1929 (in Les origines du totalitarisme, Arendt, 1951)
" Ce que Lénine, sans le savoir-vouloir, a créé et installé en Russie, a été le premier État totalitaire moderne tant bien que mal imité par la suite, faiblement par le fascisme, moins faiblement par le nazisme qui est quand même toujours resté inférieur à son modèle. Le terme « État » est ici une concession à la terminologie traditionnelle. L’œuvre de Lénine a été la création d’un parti exerçant le pouvoir comme aucun autre auparavant dans l’histoire, et d’un Parti dominant l’État, pour lequel l’État ne devait être qu’un souple instrument : le Parti devait dominer, et a en fait dominé, la société, là même où l’État n’avait, en fait ou en droit, aucun rôle : qu’il s’agisse de répression et d’extermination des opposants vrais ou fictifs, ou qu’il s’agisse de l’ « impulsion » – productive, militaire, idéologique –, au Parti a toujours appartenu non seulement la « direction » et l’ « orientation », mais le contrôle le plus détaillé de l’application et même, le plus souvent, l’exécution en fait directe (le responsable du Parti portant pour l’occasion la casquette du fonctionnaire de l’État) de la politique suivie.
Toujours est-il que l’effort de Lénine, poursuivi et, substantiellement, mené à son terme par Staline à travers un océan de sang a été, dès le premier jour en antinomiquement, de restaurer et recomposer la machine bureaucratique de l’État tsariste et en même temps de la soumettre intégralement au contrôle détaillé, minutieux, tatillon du Parti. Il y avait là un moment de création historique – aussi monstrueuse soit-elle –, de novation radicale. Cette création est celle d’une société dominée par le Parti/État – dont il n’y a pas, que je sache, de précédent historique, du moins aussi « pur » et aussi « durable ». Sans vouloir donner trop d’importance à des questions de terminologie traduites par une différence aussi ténue, je persiste à écrire et à dire : Parti/État et non pas État/Parti. La première formule dit mieux que c’est le Parti « qui est » l’État, qui accomplit les « fonctions » de l’État, qui a substantiellement « résorbé » l’État, tandis que la deuxième risque de laisser croire qu’il n’y a ici qu’une variante de la forme classique de l’État.
En effet, quelque peu trop hypothéquées d’une part par la tendance (la nécessité ?) de rejeter à la fois les apologies et les semi-apologies marxistes, marxisantes, trotskistes du régime russe ; par le poids rémanent des catégories et des concepts traditionnels sur les « classes », « l’État », la « société civile » et leurs rapports ; par la volonté de clarifier, au plan politique et idéologique étroits, la question du totalitarisme, les discussions du régime russe ont peut-être jusqu’ici méconnu quelque peu son originalité en tant que forme social-historique. À cela a contribué, pour une part non négligeable aussi, la notion de totalitarisme, justifiée d’un côté, mais d’un autre impliquant une assimilation trop rapide, et finalement fausse, entre les régimes nazi (et, à un moindre degré, fasciste) et communiste stalinien. [Annot. marg. Manuscr. : H. Arendt]. Du point de vue qui nous importe ici, ce qui me semble à la fois élémentaire et évident, et négligé la plupart du temps dans les analyses du totalitarisme, a été la profonde modification du rôle de l’État. L’accent a été toujours mis sur l’ « absorption de la société civile par l’État », cet État étant certes contrôlé ou dominé par le parti unique. Mais en vérité, ce que le totalitarisme communiste stalinien effectue, c’est la destruction de la société civile et la destruction de l’État. Ce que la société russe réalise, depuis 1921 jusqu’à maintenant – sous réserve de cette nouvelle orientation que représente l’émergence de l’Armée dans la période récente, et sur quoi je reviendrai plus bas – est un type de société où l’État est, en fait, destitué de son rôle d’instance relativement indépendante (quant à la légalité régulière, quant au fonctionnement de l’Appareil, quant à son peuplement) et transformé en pur instrument, en principe et en fait modelable à souhait, du Parti. La société russe a réalisé, on peut dire, la vue la plus « marxiste vulgaire » du rôle et de la nature de l’État : l’État est un simple outil au service de la strate dominante de la société, le Parti. "