Echange autour du tract « Jusqu’où le mouvement social »

mercredi 13 mai 2009
par  administrator

Le tract en question est disponible ici.

Salut F., salut à tous,

Merci pour ces critiques du tract anti-CPE que nous diffusions il y a un an tout juste : ce sont quasiment les seules consistantes que nous avons reçu à ce jour, bien qu’il ait été généralement apprécié. En tout cas ton intérêt est réconfortant et encourageant, et tes considérations sur la nécessaire critique ne le sont pas moins. Ma réponse a tardé : c’est mon rythme, et ce n’est pas l’immédiateté numérique qui va accélérer mes cogitations, bien que ce que je dise ne soit pas de très haute volée... Ce délai n’a donc rien d’une indifférence. Je rappelle le lien vers le tract afin que tout le monde sache de quoi il est question et tiens à préciser que la discussion est ouverte à ceux qui seraient intéressés même sur des points qui peuvent paraître mineurs ou hors de propos.

Une précision avant de commencer : tu associes à tes critiques sur le tract d’autres sur le texte « organisation militante et autonomie » de P., alors que nous nous connaissons à peine, depuis peu, que les deux documents ont été rédigés indépendamment, et que chacun l’a été dans l’ignorance totale de l’autre (le tract a été élaboré en février 2006 principalement par H., D., M. et moi, je crois que le texte de P. est antérieur). Bien entendu, de fortes convergences les rapprochent (ce sont deux points de vue « à partir de » C.Castoriadis), mais le « vous » que tu utilises me semble un peu trop rapidement tracer une ligne de démarcation ou créer une communauté de pensée qui me semble encore embryonnaire - cette liste est censée y contribuer - et... dont tu pourrais bien faire partie ! Si je me permet de répondre sur les deux textes, ce n’est qu’en mon nom, dans tous les cas.

Tu abordes plusieurs points : tu doutes que l’expression « les réformes actuelles poursuivent un changement civilisationnel sans précédent » s’applique aux réformes concernant le monde du travail (1), que le phénomène de repli sur la vie privée soit « aussi une aspiration confuse à la gestion collective de la vie commune » (2), que la notion de « désir » puisse être à la base d’un élan révolutionnaire (3) et enfin que la tendance à la réification du capitalisme soit toujours actuelle (4). Par commodité, je les traite dans un ordre qui me semble plus approprié pour mon propos, même si il reste brouillon et certainement un peu confus.

(1) Que le travail se trouve aujourd’hui modifié de fond en comble, tu le dis toi-même à propos du dernier point : « La bourgeoisie et les gestionnaires abordent bien « les questions liées au travail en le comprenant comme une activité engageant l’être entier de celui qui le réalise », c’est même leur revendication et leur exigence : que le travailleur engage précisément son être entier, sans réserve, sa créativité et son initiative, son imaginaire etc., ce qu’on ne lui demandait pas jusque là (...) on recommence à augmenter la journée de travail (...) Il s’agit d’un saut qualitatif dans l’exploitation,(...). voilà la plus-value d’un nouveau type, qui ne démode pas les autres !. » Et voilà peu ou prou reformulé le paragraphe de notre tract ! Mais s’agit-il juste d’une évolution ou réellement d’un changement profond ? Tu énumère toi-même très bien « les bouleversements que les pays occidentaux ont connus dans les années 60/70, avec « l’aménagement du territoire », la construction d’infrastructures autoroutières, la construction des cités satellites, introduction de la télévision dans tous les foyers, l’accès populaire à la consommation, la subversion de toutes les cultures et modes de vie populaires et la diffusion d’une culture de masse interclassiste (...) » sont déjà cette « révolution anthropologique » dont les réformes aujourd’hui à l’œuvre dans le travail « poursuivent », comme nous précisions... Ce qui se met en place depuis plusieurs décennies est une société radicalement différente, et particulièrement dans le domaine du travail : que le régime actuel rogne patiemment les acquis de siècles de luttes est déjà une rupture profonde avec une dynamique occidentale qui s’est caractérisé par une suite de conquête monumentales, de l’habeas corpus aux congés payés. Mais en quoi est-ce un changement « civilisationnel » ? Tu énumère également « la diminution drastique de la paysannerie et la coupure du prolétariat d’avec ses racines paysannes (...) Et que dire, alors de la révolution industrielle ou de la colonisation pour les peuples de ce qu’on appelait le tiers-monde ? » qui sont des faits déjà plus anciens et qui ont été effectivement des bouleversements profonds, mais qui a mon avis sont sans commune mesure avec ce qui se passe en occident depuis plusieurs décennies. Pour CC, la civilisation occidentale procède d’une double ontologie, qui daterait du XI - XIV ième siècle : une volonté de maîtrise, de contrôle, d’expansion, de puissance d’un coté et de l’autre un projet d’autonomie, d’émancipation de liberté, d’égalité. Les deux sont évidemment mitoyen, et c’est le cœur du problème, et particulièrement à travers l’idée de la Raison, à la fois libératrice (contre la religion, les croyances, ect...) et asservissante (l’économie étant la rationalisation de la puissance - c’est le capitalisme -, sans parler du totalitarisme...). Ce qui aurait disparu depuis une cinquantaine d’année, c’est ce second noyau de signification, celui de l’autonomie, au profit - c’est le cas de dire - du déchaînement de celui de la maîtrise ; de la nature, de l’avenir, des actes, des comportements, du corps, de l’esprit... Les transformations considérables qu’a vécu l’occident depuis 300 ans sont évidemment considérables de par leur ampleur et leur rapidité, mais elles n’atteignait pas le centre fondateur de la civilisation. Le livre de R.Castel donné en note (« Les métamorphoses de la question sociale ») en donne un bon aperçu. Les réforme du travail qui se succèdent « depuis plus d’une génération », écrivions-nous, sont la traduction, dans la sphère de la production, de ce déséquilibre profond - et civilisationnel dont les conséquences sont considérables, et que l’on connaît : changement du rôle de l’Etat, instabilité des situations, précarité accrue, pression du chômage, ect.... Elles se mesurent principalement à l’écroulement du mythe du progrès : il s’agit alors de la disparition du sens du travail, qu’il s’agisse du sentiment de participer soit à l’expansion soit à la c’est-à-dire du fait qu’il était central et source de création, ou plus généralement l’impression de participer à la vie d’une société où l’on avait, quelle qu’elle soit, sa place et une raison, ou une autre, d’en être fier. Rien à voir avec aujourd’hui, où le travail est - globalement et de plus en plus - vécu comme un compromis que passe l’Individu avec un amas informe, hostile et étranger. Le livre de D.Méda est éloquent sur cet aspect (« Le travail, une valeur en voie de disparition »). Notre tract me semble assez clair là-dessus, mais cette métamorphose ne peut être perçue à travers la grille marxiste, qui, en isolant le travail du reste de la société, ne sait voir qu’un trop opportun « retour » aux tendances originelles du capitalisme, dont l’après-guerre ne serait qu’une suspension - énigmatique au demeurant.

(4) Les réformes actuelles, et le CPE en premier lieu, est ce qui déclenche, accompagne, entérine un tel état de fait, une précarité salariale, mais également mentale, où le salarié est effectivement sommé de s’impliquer dans l’entreprise, voire d’en devenir une, donc d’intégrer parfaitement le prurit d’accumulation et de puissance, alors que les conditions le rendent impossible et, pour, en dernière instance, une très bonne raison : le délire capitaliste-bureaucratique ne survit que des désobéissances permanentes que chacun opère, le sachant ou pas. Il nous faut entrer perpétuellement en dissidences discrètes (et non pas ouvertes, c’est le drame de l’époque) pour que les choses continuent. Appliquez toutes les directives, les règles et les lois, où que ce soit, et tout s’écroule immédiatement : faisons ce que nous devrions faire consciencieusement et nous voilà en lutte contre tout (le cas du « chômeur » - que je connais pas trop mal - n’est que plus aigu). C.Castoriadis l’avait pointé à la fin des années 50 et L.Boltanski et E.Chiapello ne s’y sont pas trompés, qui le citent à ce propos en introduction (légèrement, d’ailleurs, dans la note 54, p. 678) de leur ouvrage consacré au néo-management inspiré des critiques des années 60 - 70 (« Le nouvel esprit du capitalisme »)... En résumé : les réformes en cours sont une régression fondamentale qui traduit un changement profond dans l’équilibre qui caractérisait jusqu’alors l’occident, et le déchaînement du fantasme de toute-puissance entraîne une métamorphose sans précédent non seulement de la civilisation « européenne » ( et par voie de conséquences, des autres, évidemment), mais également de la notion même de civilisation, à mon avis.

(3) Sur le « désir de révolution ». D’abord cette expression n’apparaît pas dans le tract mais sous la plume de Philippe, et pour cause : Elle me paraît personnellement impropre. Le désir a une connotation, sinon psychanalytique, du moins très libidinale, et je ne crois pas plus que toi à la « révolution du désir » du moins tel qu’elle a été défendue par les Reichiens, Marcusiens et Deleuziens (Cf. pour une critique acerbe de ce dernier : « Deleuze et la question de la démocratie », livre dont j’ai oublié le nom de l’auteur), alors qu’une révolution est un processus très complexe et hautement évolué, du moins si on parle bien de la même chose, qui n’a rien de « naturel » sinon il peut vite s’apparenter au refus infantile du monde, une fuite de la réalité, une rationalisation de la poussée vers la tout-puissance du sujet. Nous parlons par contre d’un « désir de société », qui est un non-sens pour un « Castoriadien » rigoureux, mais qui me semble recouvrir cette aspiration confuse à être ensemble, à faire collectivité, à vivre un sens commun, mais c’est plutôt en référence (implicite) au titre du livre de Salmon « Le désir de société », qui décrit le relatif réveil politique des années 90. Ensuite, ton argumentaire est plutôt marxiste, si je ne m’abuse puisque ce que tu présentes comme « conditions objectives » sont en fait les conditions économiques. Il me semble très classique et je ne sais pas trop par quel bout l’aborder. En un mot, je pense que les « conditions objectives » ont le sens que nous leurs donnons : la première et la dernière « condition objective », la mort, n’a aucun sens en elle-même, elle peut donner profondément du sens à une existence libre, comme lui ôter toute signification, comme être le support de toutes les aliénations.... Pour le reste ; des révolutions ou des révoltes fertiles se sont déroulées dans des « conditions objectives » qui n’étaient pas les pires, et inversement, l’humanité a traversé des fléaux sans qu’il ne se passe rien de significatif de notre point de vue... Que « les conditions de survie se dégradent » plus encore, comme tu nous le souhaites ne nous mènera à rien si pour les gens cela est pris comme un passage difficile bien qu’un peu long, comme un trait insurmontable de la condition humaine, comme la vengeance de la « Nature » après les atteintes irréversible que « l’Homme » lui « inflige », comme un appel à retrouver les bonnes vieilles religions (fussent-elles laïques !) ou d’en inventer de nouvelles, comme l’occasion de donner libre cours au nihilisme et à la sauvagerie tapis au fond de chacun, comme l’honneur d’assister enfin à la fin du monde voire de le sauver comme Bruce Willis, ou comme mille autre chose encore, à rejouer indéfiniment ou à imaginer. Interpréter la situation actuelle comme étant une position où il est possible d’envisager un réveil des populations pour que, d’une manière ou d’une autre, la collectivité humaine prenne son destin en main et instaure un monde où l’être humain est considéré comme capable de décider de tout ce qui le concerne sachant que cela ne sera jamais acquis et toujours menacé, vouloir cela ne me semble pas dépendre de « conditions objectives », sinon relativement triviales. Affirmer le contraire me semble amener sur des terrains non seulement connus, mais glissants. Alors je n’ai pas l’impression de vivre la « crise finale du capitalisme », pas plus que je ne crois que « les populations n’attendent que d’être convaincues par mes arguments » : je vis dans un monde où il est possible que nous donnions un sens lucide et courageux à ce que nous vivons, et je tente de faire partager à ceux pour qui cette démarche résonne, ce qui, pour moi, en a.

(2) Enfin, et pour aborder le dernier point, je suis personnellement d’accord avec toi sur le fait que le repli sur la vie « privée » n’a pas grand’chose à voir avec une volonté de gestion collective des affaires humaines, ou même simplement d’une volonté de vivre réellement autrement : le terme impropre de « vie privée » est un bluff, puisque c’est le conformisme qui règne fondamentalement et montre parfaitement que ces comportements sont on ne peut plus « public ». Le tragique et le paradoxe de cette histoire est que cette « privatisation » de la vie se fait sur un refus de la société telle qu’elle existe : il est perçu comme « rebelle » de ne pas s’intéresser à la vie politique (à moins de le faire pour en tirer profit) et de se consacrer à l’aménagement de ses petites jouissances vendues comme « marginales » (Cf. p.ex. Clouscard « Métamorphoses de la lutte des classes » ou encore dernièrement Heath « Révolte consommmée ») ! Ce qui me paraît de plus en plus clair, c’est que cela relève de l’utopie, au sens noble du terme, à la fois pseudo-libertaire (refus global et confus de la société au profit d’associations libres obéissant à la spontanéité individuelle) et libérale (des individus libres connectés les uns aux autres régis par une « main invisible ») mais aussi au sens péjoratif ; une erreur fondamentale conduisant à des exigences auxquelles les conditions actuelles ne répondront pas longtemps. Peut-être à ce moment-là la « vie privée », ce refus radical de la société (mais semble-t-il également de toute société, du principe de vivre à plusieurs sans s’être choisi mutuellement) apparaîtra comme ayant été un refuge passager permettant la gestation d’autres comportements renouant avec la vie collective, mais je ne vois aucun signe qui l’annonce. Seules peut-être les attitudes « écolos » (événement discret mais phénomène idéologique majeur des trente dernières années : nous voilà en une génération tous devenus écolos !) pourraient en constituer les prémisses. Mais elles sont teintées de telles ambiguïtés (Cf. p.ex. Alphandéry « L’équivoque écologique ») et tellement proches des fantasmes délirants de la « pureté » (de la « Nature », de l’environnement, de l’alimentation, des comportements, des corps... de la race ?) qu’elles me semblent plutôt être la doxa qui permettra à un nouvel ordre disciplinaire de s’installer. Bigre !

Bon, voilà. A bientôt...

R.


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