(.../...)
5. L’Europe et la guerre prophétisée
Le camion de Nice vient de loin. Dans la première décennie de ce siècle, Abou Moussab al-Souri [1] publie une somme théorique et pratique de mille cinq cents pages, Appel à la résistance islamique mondiale, qui anticipe une troisième étape du djihad, après les attentats d’Al-Qaïda et la stratégie califale de Daech. Il y définit ce qu’on appelle un « djihad de proximité ». En difficulté, Daech a repris sa stratégie, porter la guerre en Europe, jugée le maillon faible et lance un appel à tuer les mécréants en utilisant de simples couteaux ou des véhicules béliers, comme on l’a vu, après Nice, à Berlin, Anvers, Londres, Stockholm, Mellila, etc. L’objectif est de déclencher une guerre de religion, prologue à la révolution islamique mondiale.
Symétriquement, la théorie de l’Eurabia, développée en 2005 par l’essayiste Bat Ye’or, prétend que les dirigeants européens complotent depuis les années 1960 pour favoriser une mainmise arabo-musulmane sur l’Europe. Dans le manifeste de mille cinq cents pages mis en ligne la veille de son attentat qui a tué soixante-dix-sept jeunes socialistes, la plupart issus de l’immigration arabe, le néonazi Anders Breivik se réfère des dizaines de fois à la théorie de l’Eurabia et entend contribuer à « sauver la civilisation ». Le groupe néonazi allemand NSU qui commit ses crimes de 2000 à 2011, l’Aube dorée en Grèce partagent la même stratégie de guerre civile. Ces groupes restent marginaux mais la situation générale peut toujours empirer imprévisiblement.
Le dualisme est partagé, du « choc des civilisations » aux spéculations apocalyptiques de Dabiq [2], un magazine de propagande de Daech : « Oussama ben Laden avait raison quand il a dit : “Le monde actuel est divisé en deux camps.” Bush a dit la vérité quand il a déclaré : “Soit vous êtes avec nous, soit vous êtes avec les terroristes.” Cela signifie que vous êtes soit un croisé soit avec l’islam » (numéro de février 2015).
Déterminé par l’opposition dominant/dominé, le discours postcolonial reste fondamentalement binaire, donc facile à comprendre, et se revendique volontiers à bon droit du dualisme politique sur le mode schmittien [3] ; enfin, il est alimenté par des thèmes communautaires et raciaux, dont l’antisémitisme n’est pas absent. Ils sont récurrents dans les domaines privilégiés de la colonisation et de la mondialisation. Enfin, en politique postcoloniale, le dualisme combattant est soutenu par deux principes, celui de la communauté et celui de la race. Détaillons ces thèmes.
6. Menaces
Depuis l’effondrement des dictatures d’extrême droite sud-américaines, il n’est plus une tyrannie qui ne tienne un langage anti-impérialiste, du Venezuela à Cuba, du Soudan au Zimbabwe et de la Turquie à la Corée du Nord. Même le Qatar ne cesse de dénoncer l’Occident par le biais d’Al-Jazeera, tout en y investissant massivement. La tirade postcoloniale la plus émouvante fut celle de Hissène Habré, dénonçant le complot occidental devant le tribunal purement africain qui venait de le condamner pour crimes contre l’humanité.
La mondialisation est-elle juive ?
La notion floue de mondialisation permet de mêler toutes sortes de phénomènes, de l’accroissement des échanges économiques, à la normalisation, aux institutions internationales. Toutefois, les diversités politiques s’accroissent et, avec la décolonisation, le nombre des pays à l’ONU a été multiplié par quatre depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Et, de la Corée du Nord au Qatar, les structures économiques sont évidemment très diverses. Toutefois, le thème d’une mondialisation capitaliste sournoise s’accommode parfaitement avec l’antique stéréotype du juif apatride et sans racines : « Il reste au juif la lettre de change, à l’aide de laquelle il commerce, étend ses ailes d’un pôle à l’autre », badinait Alexandre Dumas [4].
La colonisation esclavagiste est-elle juive ?
Il suffira de monter en épingle quelques marchands d’esclaves juifs pour exhiber le lien entre les juifs et l’Occident défini comme unique fauteur de toute colonisation. Les suprématistes blancs affirmaient déjà un lien entre les juifs et l’esclavage : pour Ben Klassen, fondateur du Nationalist White Party, la race noire était « un cancer en notre sein », importée par des esclavagistes juifs pour abâtardir les Blancs [5]. Cette thèse sera inversée mais reprise par les suprématistes noirs : les juifs seraient les responsables de l’esclavage [6]. Sans fondement historique sérieux [7], la thèse prospère, de la réplique de Dieudonné sur « le commerce des esclaves, une spécialité juive au départ », jusqu’à l’assassinat d’Ilan Halimi par Youssouf Fofana. Il ne reste plus en effet qu’à incriminer les Blancs en général, et le « cancer » change de camp, comme l’atteste cette affirmation de Susan Sontag, figure historique des Cultural Studies : « La race blanche est le cancer de l’Histoire humaine. » [8]
Rappelons que les suprématistes noirs sont issus de sectes islamistes. Ainsi, Nation of Islam, secte fondée en 1930 par Wallace Fard Muhammad, qui s’est proclamé Mahdi (messie), eut pour successeur Elijah Muhammad qui prit le titre de « messager de Dieu » et tint ces propos colorés de réminiscences apocalyptiques : « Nous avons vu la race blanche (démons) dans le ciel, parmi les justes, causant des troubles […], jusqu’à ce qu’ils aient été découverts. […] Ils ont été punis en étant privés des conseils divins […] presque ravalés au rang des bêtes sauvages. […] sautant d’arbre en arbre. Les singes en procèdent. » [9] À présent dirigée par Louis Farrakhan, connu pour ses discours antiblancs et antisémites, admirateur de Hitler, et titulaire du prix Khadafi pour les droits de l’homme, cette secte rend les juifs responsables de l’esclavage [10]. Avant de former des groupes racistes aujourd’hui dissous, Kemi Seba était jusqu’en 2014 membre de la branche française de Nation of Islam. Affirmant préférer Hitler à Bonaparte, soutenant Youssouf Fofana, le meurtrier d’Ilan Halimi, il fut condamné pour des violences et propos racistes, et défendu par le Parti des indigènes de la République [11].
De la Communauté
Le thème de la communauté est central dans les études postcoloniales. Tillotama Rajan, dans un article de Postcolonial Text [12] raconte sa découverte enchantée de la traduction de La Communauté désœuvrée de Jean-Luc Nancy et de La Communauté qui vient de Giorgio Agamben. Pour Homi Bhabha, reconnu comme une des trois figures principales des études postcoloniales, avec Edward Saïd et Gayatri Spivak (traductrice de Derrida), la littérature postcoloniale se caractérise par une « inquiétude incessante sur qui l’on est – en tant qu’individu ou groupe ou communauté – et la complexité d’une perspective globale » [13]. Caroline Kalandji en conclut :
« Cette réalité convoque le sujet postcolonial, qu’il soit individu ou communauté, à un exercice de reconstruction de son identité », avant d’ajouter : « L’angoisse dont parle Bhabha résulte de l’hybridité qui caractérise le monde postcolonial » [14]. Or définir l’identité du sujet par son rapport à une « communauté » est une position définitoire des mouvements identitaires – et même si Bhabha et bien d’autres à sa suite théorisent le « métissage » comme douleur d’une identité impossible, ils supposent et semblent regretter par là même des communautés raciales ou racialisées distinctes.
Le thème de la communauté peut être rapporté à la constante référence commune d’Agamben et de Nancy, Heidegger, qui, dès Sein und Zeit (1927), évoque « die Gemeinschaft, des Volkes » alors même que l’expression de « Gemeinschaft des Volkes » (communauté du peuple) était déjà d’usage quotidien dans la presse nazie.
À la question anthropologique de Kant, Qu’est-ce que l’homme ?, Heidegger substituait dès lors la question identitaire, la « Werfrage », Qui sommes-nous ? Derrida la reprit et la radicalisa par la question Combien sommes-nous ? Comme il ne s’agit évidemment pas d’un recensement de population, ce « nous » suppose quelque chose de commun, fondement de la communauté, mais aussi exclut de fait ceux qui échappent au dénombrement. Nancy écrit ainsi, dans son Banalité de Heidegger : « Nous n’aimons ni les Juifs, ni la technique, ni l’argent, ni le commerce, ni la rationalité – du moins ne manquons-nous jamais de les mettre à distance » [15], en omettant toutefois, malgré cette figure de participation, de préciser qui désigne ce « nous » [16].
Pour Heidegger, la communauté (Gemeinschaft) s’opposait alors, c’était un topos de l’époque, à la société (Gesellschaft). L’enjeu est l’identification du pouvoir politique à un peuple purifié ayant retrouvé son identité et non à une population qui mêle dans tous les États modernes plusieurs langues, religions, origines ethniques, etc. Or la démocratie, dans sa forme contemporaine depuis le droit de vote des femmes, réunit les citoyens qui n’ont précisément en commun que leur droit de vote : cette égalité temporaire mais radicale épouvante toutes les pensées tyranniques. On comprend que l’état d’exception permanent du Reich ait mis fin à cela.
Dans la France de la Révolution nationale, le maréchal Pétain promulgua en 1941, en même temps que la nouvelle constitution de l’Ordre nouveau, les « principes de la communauté » qui se substituaient aux droits de l’homme et du citoyen issus de la Révolution française [17]. De nos jours, c’est la « gauche radicale » schmittienne qui privilégie le thème de la « communauté ». Or c’est là un point de conver- gence avec les islamistes. Porte-parole du Parti des indigènes de la République, qui compte Tariq Ramadan parmi ses premiers membres et dans lequel les Frères musulmans ne sont pas sans influence, Houria Bouteldja déclare : « La perspective décoloniale, c’est s’autoriser à se marier avec quelqu’un de sa communauté. Rompre la fascination du mariage avec quelqu’un de la communauté blanche. […] L’idéologie selon laquelle les couples mixtes, la rencontre entre deux cultures, c’est beau, est vraiment pourrie. » Elle ajoute, comme pour préciser l’arrière-plan : « Je suis choquée qu’on envoie des gamins de banlieue à Auschwitz… » [18] On comprend mieux le sens de ces points de suspension quand Bouteldja se fait photographier devant une pancarte « Sionistes au Goulag » (calque transparent de « Juifs au Lager »).
L’identité est alors définie par l’appartenance, non par l’individualité. Bouteldja proclame ainsi : « J’appartiens à ma famille, à mon clan, à mon quartier, à ma race, à l’Algérie, à l’Islam. » [19] De fait, chaque communauté, qu’elle soit définie par une appartenance de « genre » comme en témoigne le sigle LGBTI, de religion ou de race, peut ouvrir son propre front de revendications, motivées ou non, indépendamment de l’égalité prescrite par les droits de l’homme et du citoyen : ce sera par exemple l’« islamophobie » (cf. le CCIF), la « négrophobie » (cf. la Brigade antinégrophobie), la « transphobie » ou cisgenrisme, etc.
Le slogan de Rosenberg cité plus haut, « chaque race a son âme, chaque âme sa race », rivait la personne à sa race. C’est d’une part une essentialisation : le juif sera toujours un juif, le fameux juif éternel ; d’autre part, une négation de sa liberté : quoi qu’il fasse, il ne saurait se défaire de son âme raciale. La même sorte d’assignation identitaire se retrouve dans divers projets politiques radicaux. C’est, par exemple, l’argument de certaines féministes postcoloniales pour récuser le « féminisme blanc », qui ose par exemple permettre l’avortement ou critiquer l’excision.
Quoi qu’il pense et qu’il fasse, le blanc reste un « leucoderme ». Il suffira dès lors de décliner les choix identitaires pour multiplier les « âmes ». La correspondance entre une culture, une âme, un esprit, une vision du monde, un genre, et un sexe, une race, une ethnie ou toute autre catégorie (milieu social, tradition familiale) se trouve ainsi fonder un nombre croissant d’identités définitoires qui s’affirmeront en multipliant les séparations, au nom bien entendu d’une lutte contre les discriminations — d’où par exemple la revendication militante de toilettes séparées pour les transgenres.
Jadis, de manière cryptée, Heidegger définissait l’Être par la patrie. Depuis sa question Qui sommes-nous ?, la Werfrage, les réponses se sont multipliées : le « nous » ne correspond pas nécessairement à un peuple mais peut s’étendre à une communauté sexuelle, religieuse, etc. Les essais sur la notion de communauté se sont multipliés, depuis La Communauté inavouable de Blanchot, La Communauté désœuvrée de Nancy, La Communauté qui vient d’Agamben. De la communauté on passe au « communisme », qu’il soit « existentiel » chez Nancy ou néomaoïste chez Badiou : ce communisme est celui des liens internes à un groupe soudé contre la ploutocratie occidentale, d’où, par exemple, les éloges adressés par Agamben et Nancy au groupe radical-messianique le Comité invisible.
En tant que personne, un arabe ou un persan peut être athée, mais en tant que membre de la communauté religieuse qui prétend l’inclure par sa naissance, il peut cependant être condamné pour apostasie [20]. En effet, c’est la communauté qui décrète l’appartenance de ses membres. Aussi, la communauté l’emporte-t-elle sur les intérêts personnels : Bouteldja admire qu’une jeune femme noire violée par un noir ne porte pas plainte, pour ne pas voir un noir en prison. Plus généralement, elle doit critiquer le patriarcat « blanc », mais non le patriarcat « indigène » : « La critique radicale du patriarcat indigène est un luxe. Si un féminisme assumé devait voir le jour, il ne pourrait prendre que les voies sinueuses et escarpées d’un mouvement paradoxal qui passera obligatoirement par une allégeance communautaire. » [21] Tariq Ramadan, son camarade de parti, précise ce raisonnement à propos de l’excision : « Nous ne pouvons pas nier le fait que [l’excision] fait partie de nos traditions. […] Il faut nous lever pour défendre nos opinions, et avant de réagir de manière précipitée sur quelconque sujet, nous devons avoir une discussion interne. […] Il ne faut pas laisser les autres décider pour nous quelles sont nos priorités. Nous devons dire avec dignité et confiance : c’est à nous de décider, pas aux islamophobes ni aux racistes. » [22] Ce « nous » répété, comme toute assignation identitaire « interne » à une communauté, donne par sa voix une réponse à la question « Qui sommes-nous ? » : nous ne sommes pas islamophobes.
Comme la pensée ne dépend pas d’un sujet capable de délibérer, mais de la communauté qui le transcende, Heidegger s’en prenait au sujet cartésien, geste que répètent des islamistes aujourd’hui, dont Bouteldja : « Je pense donc je suis celui qui soumet, qui pille, qui vole, qui viole, qui génocide. Je pense donc je suis l’homme moderne, viril, capitaliste et impérialiste. Le “je” cartésien va jeter les fondements philosophiques de la blanchité. » [23] Pensé par un blanc, même aussi peu impérialiste que Descartes, le sujet ne peut être que génocidaire.
Dès que la communauté définit l’individu, elle lui confère, avec son identité, un lustre propre, comme la fierté raciale, mais aussi une responsabilité collective : ainsi, un blanc anticolonialiste et miséreux restera un dominant et, à ce titre, un oppresseur, quoi qu’il fasse et qu’il pense. On sait que les nazis ont largement usé de la notion de responsabilité collective, que ce soit à Oradour-sur-Glane ou dans des milliers d’autres villages. Elle reste au principe même du génocide puisqu’une race peut être jugée responsable sans que chacun de ses membres le soit. Enfin, comme l’individu doit tout à la communauté, il doit se sacrifier pour elle, d’autant plus qu’elle n’existe que par son sacrifice [24]. Celui qui se définit par une appartenance trouve une identité qui écarte tous ses doutes, mais peut parfois lui ouvrir la carrière du fanatisme : l’individu entre alors en guerre contre l’ennemi de la communauté et doit alors se sacrifier pour elle, dont il devient par la mort au combat un membre suréminent et un exemple [25].
Le retour de la race
Avec la récusation des mariages mixtes, la question de la communauté prend un tour nettement racial. Mais pourquoi ce retour de la notion de race, qui commence à se banaliser dans les études postcoloniales anglophones ?
Les études postcoloniales reconnaissent comme premiers initiateurs des auteurs comme Aimé Césaire et Senghor, et seraient alors nées à l’École normale supérieure à la fin des années 1930. Senghor rappelle qu’alors, dans son groupe d’étudiants africains et antillais, « nous savions tous par cœur le chapitre II » de l’Histoire de la civilisation africaine de Frobenius. Oublié aujourd’hui, Frobenius, éminent représentant de la Völkerkunde et proche de la « révolution conservatrice », voulut sans succès convaincre les autorités du Reich que la première civilisation, celle de l’Atlantide, antérieure à celle des Grecs, était africaine (il pensait à celle d’Ifé au Nigeria, pourtant datable du XIIe au XIVe siècle) et que la culture égyptienne antique y trouvait sa source [26]. Son culturalisme empathique et intuitif fondé sur l’Einfühlung posait que la culture, conçue comme « vision du monde », détermine la race car elle « détermine les nations et […] d’après notre enseignement, façonne aussi en tant qu’entité animée (Seelenhaftes) le corps et doit donc, dans cette mesure, déterminer la race » [27]. On comprend parfaitement que des intellectuels qui se sentaient discriminés aient vu là un réconfort, et les réécritures de Frobenius sont bien documentées dans l’œuvre de jeunesse de Césaire [28] ; mais ils ont dépassé cela et il n’en reste guère de traces dans leurs œuvres, non plus que chez leurs successeurs comme Édouard Glissant.
En revanche, même quand ils reprennent une définition idéologique de la race, les islamistes entendent la politiser pour exploiter les ressentiments et les transformer en colère militante. Bouteldja déclarait : « Hier, la lutte du Mouvement des travailleurs arabes ou aujourd’hui du Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF) sont des luttes de race. […] Les indigènes ont su créer un rapport de force pour endiguer la blanchité et je pense qu’il faut savoir le respecter. » [29] Les luttes de races se poursuivent dans son dernier livre, où elle titre son premier chapitre « Fusillez Sartre ! » (slogan de l’OAS – Organisation armée secrète – ici repris parce que Sartre reconnaissait l’État d’Israël) et s’achève par un épilogue titré « Allahou Akbar ! » [30] où elle déclare sa flamme à Ahmadinedjad. Plusieurs auteurs comme Serge Halimi se sont inquiétés de la teneur antisémite et homophobe de l’ouvrage qui a cependant reçu le soutien de divers intellectuels. Malgré quelques réserves, Ivan Segré, qui se revendique d’un radicalisme postbadiousien et se définit comme talmudiste, crédite Bouteldja d’un usage correct du concept de race : « Son usage de la catégorie de “race” n’est pas racial mais social et politique » et ajoute : « Cette conception de la “race” trouve historiquement son origine dans la Bible hébraïque [31] », ce qui lui confère une caution en l’occurrence scabreuse. En outre, répondant à un article critique réservé de Jean Birnbaum, un collectif comptant non seulement son éditeur, mais des noms prestigieux comme Annie Ernaux ou Isabelle Stengers, répondit dans une lettre ouverte : « Houria Bouteldja est la cible privilégiée des accusations les plus insensées, qui sont autant de calomnies : racisme, antisémitisme, homophobie… » [32] Ici la confusion tourne au déni, voire à la négation. Un véritable anticolonialisme a pour mission de dissiper les préjugés raciaux qui ont servi de justification à la colonisation elle-même.
Contre la théologie politique, c’est la possibilité de la liberté religieuse et de l’existence même de la société civile qui sont en jeu : dans une de ses diatribes récurrentes contre Charlie Hebdo, Bouteldja écrivait : « Historiquement, nous [je souligne, F. R.] ne connaissions pas cette séparation radicale entre les églises et l’État, comme nous ne connaissions pas ce type de distinction entre le profane et le sacré, la sphère publique et la sphère privée, la foi et la raison [33]. Il aura fallu l’avènement de la modernité capitaliste, occidentale et son narcissisme outrancier et arrogant pour universaliser des processus historiques – la laïcité, les lumières, le cartésianisme – géographiquement et historiquement situés en Europe de l’Ouest. C’est une spécificité qui s’est autodéclarée universelle par la force des armes et des baïonnettes. » [34]
C’est l’argument même de la réaction cléricale contre les libertés et les droits de l’homme : cependant la colonisation n’avait ni pour but ni pour effet de les imposer. Et, bien au contraire, les anticolonialistes s’en sont toujours revendiqués.
Menaces sur l’antiracisme
Sans lui être lié directement, le racisme dans les pays impérialistes (occidentaux ou orientaux, comme le Japon) a connu un essor avec la colonisation et ne s’est évidemment pas éteint avec les indépendances. Dans les métropoles comme dans les colonies, l’antiracisme restait principalement le fait de mouvements démocratiques.
Or, dans le Maghreb notamment, les régimes laïques issus de la décolonisation on tété contestés par les mouvements islamistes, au prix d’une guerre civile en Algérie, d’une prise de pouvoir avortée en Tunisie. Ce qu’on a appelé la Révolution de jasmin portait une espérance qui a été noyée dans le sang, et des régimes corrompus, même officiellement laïques, ont fait alliance avec les islamistes pour en finir avec les revendications démocratiques, tant en Syrie qu’en Égypte. Les partis islamistes, djihadistes ou non, ont parfaitement compris le parti qu’ils pouvaient tirer de l’antiracisme au profit d’un programme identitaire pour réislamiser les musulmans et établir une forme dogmatique de la charia comme expression d’une théologie politique ; d’où l’émergence paradoxale d’un antiracisme manipulé à des fins antidémocratiques. Ainsi, le thème de l’islamophobie assimile et réduit le racisme antiarabe à une attaque contre l’islam, ainsi institué en marqueur communautaire.
Parallèlement, l’antiracisme ainsi instrumenté se trouvait confondu avec l’antiracisme en général. Le 19 novembre 2005, Finkielkraut déclarait par exemple au quotidien Haaretz : « L’idée généreuse de guerre contre le racisme se transforme petit à petit monstrueusement en une idéologie mensongère. L’antiracisme sera au XXIe siècle ce qu’a été le communisme au XXe », et il ajoutait, pour préciser sa cible : « Un Arabe qui incendie une école, c’est une révolte ; un Blanc, c’est du fascisme. » Dix ans après, les antiracistes n’ont pas encore institué de Goulag, mais Finkielkraut reste une autorité digne de prononcer la conférence inaugurale du colloque « Heidegger et “les Juifs” ». Faire de l’antiracisme une idéologie mensongère, voire un monstre politique menaçant notre siècle à l’égal du communisme pour le précédent, c’est évidemment favoriser un racisme décomplexé. Sarkozy n’avait pas manqué alors d’approuver un propos que Finkielkraut redouble aujourd’hui : « L’antiracisme est assoiffé, toujours, d’un nouveau gibier. » [35] Il se victimise bien entendu par cette allégorie chasseresse ; bref, « l’antiracisme est devenu fou » [36].
Mais le danger ne viendrait-il pas du racisme ? La veille du massacre d’UtØya, où il tua soixante-dix-sept jeunes socialistes, la plupart issus de l’émigration, Anders Breivik mit en ligne un manifeste où il approuve chaudement, p. 616, la déclaration de Finkielkraut à Haaretz que nous venons de citer. Finkielkraut n’est, certes, pas responsable de ses lecteurs, mais on ne peut éluder la responsabilité de la pensée : « Avant chaque massacre, rappelait Rithy Panh, il y a une idée. » [37] La cible de la haine meurtrière reste une pure variable ; on se souvient des skins de Reims partis casser de l’arabe et tuant un homosexuel. Elle s’élargit sans cesse, et l’extermination a touché aussi les Tziganes, après les métis et les handicapés mentaux. C’est pourquoi l’antiracisme ne se divise pas. L’antisémitisme a, certes, ses spécificités et son histoire propre, mais il reste une forme du racisme. Faire de l’antiracisme une source de la violence, c’est délégitimer ce qui peut encore s’opposer à son déchaînement.
En vidant de son contenu l’antisémitisme dirigé contre les juifs, on donne enfin carrière à une autre forme d’antisémitisme visant les Arabes. Sous le titre « L’ornière morale d’Auschwitz », Finkielkraut affirme ainsi que l’Europe, culpabilisée par l’extermination, n’ose pas affronter l’islam [38].
Une sorte de sainte alliance s’est dessinée en 2010, quand Avigdor Lieberman, alors ministre des Affaires étrangères de Netanyahou, à présent son ministre de la Défense, a réuni des leaders de l’extrême droite européenne [39]. La commune Déclaration de Jérusalem, publiée le 7 décembre 2010, ne laisse aucun doute sur l’ennemi désigné, l’islam. Parmi les signataires, Heinz-Christian Strache, successeur de Haider à la tête du FPÖ, visita cependant le mémorial de Yad Vashem en arborant en guise de kippa son calot de la Burschenschaft Vandalia [40]. Le tournant a été concrétisé par Netanyahou dans un discours prononcé en janvier 2012 devant la Knesset (le Parlement israélien) où il prétendit que le Grand Mufti de Jérusalem avait « imploré Hitler […] et le persuada plus que quiconque de conduire la “solution finale” ». Il réitéra ce propos révisionniste le 20 octobre 2015, devant le XXXVIIe congrès sioniste, en imaginant un dialogue où le Mufti aurait inspiré au Führer l’idée de « brûler » les juifs d’Europe. À quoi Isaac Herzog, leader travailliste, répond que cette fraude « minimise la Shoah, le nazisme et […] le rôle d’Hitler dans le désastre terrible de notre peuple » [41].
La paix est menacée. Dans son manifeste, Breivik ne se réfère pas qu’à Finkielkraut et mentionne à cent soixante-quatorze reprises la théorie de l’Eurabia, formulée par l’essayiste Bat Y’eor, qui décrit l’Europe comme le « nouveau continent de la Dhimmitude » pour appeler à la résistance. Son propos est repris par des auteurs comme Oriana Fallaci, Thilo Sarrazin, Renaud Camus ; mais aussi par les théoriciens du Contre-Djihad qui voudraient voir se concrétiser le rêve – également partagé par Daech – d’une guerre civile européenne, dont le massacre d’UtØya se présentait comme le premier acte.
7. Comment décoloniser les esprits ?
Les études postcoloniales ont posé des questions injustement négligées, ont dénoncé la morgue des métropoles et ont réhabilité des auteurs oubliés. En héritières de la déconstruction, elles n’ont cependant pas formulé d’ambition scientifique mais des objectifs politiques à présent convenus. Elles ont ainsi développé un discours militant, sans toujours interroger leur propre radicalité qui, faute de dimension critique interne, a parfois développé un conformisme original. Elles se sont ainsi prêtées à des manipulations par divers groupes politiques et/ou religieux.
Centrées sur une confrontation dualiste entre Orient et Occident, ou entre Nord et Sud, elles trouvent notamment un écho dans la propagande islamique, bien que ces catégories soient évidemment absentes du Coran.
Rien de plus légitime, certes, que de dénoncer le fait colonial partout où il s’impose, mais la perspective militante des études postcoloniales biaise souvent leur valeur de connaissance. Par exemple, la colonisation ottomane dans les Balkans, japonaise en Corée et en Chine, chinoise au Tibet, russe en Crimée et dans de multiples territoires, géorgiens, moldaves, arméniens sont généralement passées sous silence. De même, alors que l’esclavagisme joue un grand rôle dans la dénonciation du colonialisme, l’esclavagisme arabe et africain, toujours présent en Arabie et en Mauritanie [42], et restauré par Daech dans les zones qu’il contrôle, reste passé sous silence alors qu’il a précédé de longue date la colonisation européenne et se poursuit après elle.
Dans Nous, décolonisés (Arléa, 2008), l’essayiste tunisienne Hélé Béji, issue d’une famille anticolonialiste, propose une « critique de la décolonisation » ; elle conclut notamment : « Une grande partie de la classe intellectuelle a œuvré à l’élaboration d’un dogmatisme autour de l’identité culturelle, préparant le dogmatisme religieux qui, aujourd’hui, empoisonne notre vie politique. Elle a accéléré le renfermement dont elle allait être la principale victime, parfois très cruellement, comme en Algérie, par le génocide de la classe éclairée. » [43] Elle ajoute : « La décolonisation n’a pas été la confirmation éclatante de notre richesse politique et humaine, elle n’a pas été une victoire morale contre la “civilisation”. » [44] Elle dénonce les facilités démagogiques de l’antioccidentalisme, rappelle les difficultés presque oubliées que les chrétiens ont connues en s’opposant à l’absolutisme clérical, difficultés que rencontrent aujourd’hui les musulmans dans leur volonté d’émancipation politique [45]. On pourrait en conclure à sa lecture qu’après un demi-siècle les gouvernants des pays décolonisés ne peuvent plus guère s’en prendre au passé et feraient bien de ne pas couvrir l’immobilisme, la corruption et l’autoritarisme par un langage « postcolonial » : ce fut une des leçons des « printemps arabes » réprimés par les tyrannies et étouffés par les islamistes.
Dans un compte rendu de Nous, décolonisés, Denise Brahimi souligne la portée d’une critique du Nous identitaire : « L’aboutissement de la critique du nous aboutit au constat que celui-ci a été pris en otage par une coterie, celle des intellectuels anti-occidentaux qui, par leur chauvinisme, ont exclu toute possibilité que le nous rejoigne la communauté de tous les hommes (p. 94) – ce qui est une certaine façon de l’empêcher d’exister. » [46]
Parallèlement, dans la préface de 2003 à L’Orientalisme (1978), Edward Saïd a formulé une courageuse (auto) critique de l’idéologie postcoloniale. Il replace en effet les études postcoloniales dans le cadre d’une science historique et comparative des cultures, en prenant Erich Auerbach pour guide. Non seulement il ose se définir à la fois comme Arabe et Américain, mais il critique l’antioccidentalisme et récuse toute essentialisation polémique ou guerrière qui conduirait à un affrontement entre ces stéréotypes massifs que sont l’Orient et l’Occident. Il conclut : « L’esprit critique n’obéit pas à l’injonction d’entrer en guerre contre un ennemi officiel ou l’autre. Loin d’un choc des civilisations préfabriqué, nous devons nous concentrer sur le lent travail en commun des cultures qui se chevauchent, empruntent les unes aux autres et cohabitent de manière bien plus profonde que ne le laissent penser des modes de compréhension réducteurs et inauthentiques. » [47] Bouleversé par l’émergence d’Al Qaïda et le déclenchement de la guerre en Irak, il aura tenu, peu avant sa mort annoncée, à récuser les discours de haine qui s’étaient recommandés de lui et se développaient dans le domaine postcolonial.
Commentaires