Il est certain que la révolution iranienne a offert un exemple pratiquement sans précédent non seulement d’héroïsme et de détermination de la population, mais aussi d’efficacité de son action. Contre une armée et une police admirablement armées, grassement payées, n’hésitant pas devant les massacres les plus odieux, le peuple iranien ne pouvait opposer que des poitrines nues, et sa détermination. Et il en est venu à bout.
L’horreur du régime du Chah ; le camouflet infligé ainsi au gouvernement américain, à la CIA et au Pentagone ; le fait même, massif, brut, incontestable, d’une « révolution populaire » ; et, sans doute, la précipitation (qui continue à caractériser intellectuels et « gens de gauche » en France) pour être du bon côté (de l’Histoire, s’entend) n’expliquent qu’en partie la paralysie mentale qui semble dominer depuis quinze mois concernant les événements d’Iran, pour ne pas parler de quelques perles, telle la « nouvelle spiritualité politique » que nous enseignerait l’Islam, produite par une des huîtres les plus prisées de l’intelligentsia parisienne [1]. Le « pas d’ennemi à gauche » des radicaux de la III République est remplacé semble-t-il par le postulat implicite « un mouvement de masse est toujours à approuver ». Pas question, semble-t-il, de se demander : quel mouvement de masse ? visant quoi ? animé par quoi ? Pas question de se pencher sur quelques précédents historiques assez massifs et frappants — relégués généralement aux zones subliminaires de la pensée de gauche –, tels que, par exemple, le caractère de masse des mouvements fasciste et nazi ou, plus près de nous, les aspects authentiquement « populaires » et même « démocratiques » pour ne pas dire « autogérés » du mouvement des pieds-noirs algérois en 1958-1961 (pour ne pas remonter jusqu’à la condamnation par l’Assemblée des Athéniens des dix Stratèges des Arginuses).
Si un mouvement de masse élimine un régime dictatorial, cela ne peut être que le Bien chassant le Mal. Que le Mal ait été chassé en Iran – un Mal –, aucun doute. Que le Bien ait nécessairement pris sa place, voilà, semble-t-il, la question qu’il n’est pas permis de se poser.
Les masses iraniennes se sont soulevées contre l’oppression, la misère et, sans doute aussi, contre une « occidentalisation » du pays qui détruisait la culture traditionnelle sans rien mettre à la place sinon une misère extrême et une atomisation sociale. Mais elles se sont soulevées au nom de quoi, pour faire quoi, en se donnant quelle organisation, quelle orientation ?
La complexité de la situation iranienne est sans doute immense ; l’information dont nous disposons, plus que fragmentaire, inadéquate, biaisée. Mais si quelque chose de nouveau, d’important, s’y passait, on le saurait (malgré la prédilection et la préoccupation exclusive des journalistes occidentaux pour le pétrole, les otages, et les intrigues politiciennes).
Il n’y a pas, en Iran, trace jusqu’ici d’une tentative quelconque de constituer des organes populaires autonomes. Et pas davantage de trace d’une tentative de mettre en avant des orientations, des visées, des objectifs, d’un contenu quelconque qui puissent incarner une nouvelle organisation et de nouvelles aspirations de la société. Les deux aspects vont ensemble.
Si on laisse de côté pour l’instant les communistes (Parti Toudeh), dont on ne voit pas en quoi ils différeraient de la série des Babrak Karmal <a. entre lignes : Amin> ou de Sari Seng, et les différents « marxistes-léninistes » — que, jusqu’à preuve du contraire, on doit supposer analogues à Pol Pot (celui qui suppose le contraire porte le onus probandi) ; si l’on laisse également de côté les partisans bourgeois, petits-bourgeois et autres d’une démocratie « occidentale » (Bakhtiar [2]), qu’a-t-on devant soi ? L’adhésion fanatique d’une grosse partie de la population à l’Ayatollah Khomeiny (et celle, peut-être plus hypocrite, d’une partie des « politiques » et des « organisés ») – et, en et par lui, à l’Islam. Or cette adhésion est visiblement, dans son contenu, globale : je veux dire par là qu’elle est adhésion aussi bien au tchador qu’à l’exécution des adultères et des homosexuels, à l’amputation des voleurs, etc. – et, surtout, à la dimension théocratique de l’Islam, qui est là depuis l’origine. Bref : elle est adhésion à ce qui est, indissociablement, la dimension barbare de l’Islam <aj. manuscr. marg. : et de toute religion> : la définition par la religion de ce qui est et n’est pas délit, et de la peine correspondante. Et je ne parle pas du caractère barbare des définitions et des peines : le Coran ou un autre livre sacré décréterait-il qu’une couronne de roses est à offrir aux femmes adultères, je m’élèverais tout autant contre cette barbare immixtion de la religion dans la vie sociale et politique. Il en va de même, bien entendu, du caractère « sacré » des terres conquises sur les infidèles, etc., et des idées même de (« terre chrétienne », « t erre islamique », etc. – une foule de détails que l’homme cultivé en France ignore superbement. (Que tout cela n’est nullement un privilège de l’Islam, et que nos bons chrétiens y participent amplement, a été démontré récemment encore par la bonne Madame Carter, qui a pieusement regretté de ne pas disposer d’un million de dollars pour payer un meurtrier qui abattrait Khomeiny.) C’est bien évidemment cette adhésion à l’Islam comme tel que traduit l’obéissance aveugle et fanatique dont bénéficie Khomeiny. Le saint homme a été à la hauteur de la guerre sainte – contre le Chah certes d’abord, mais aussi Contre l’idée d’un procès équitable pour tout accusé et contre la musique « occidentale ».
Je reviendrai sur cela, et sur étrange attitude à l’égard de la religion comme institution publique, politique, qui s’est fait jour en Occident depuis quelques années. Pour l’instant, on peut insister sur ce que traduit l’attitude des « étudiants islamiques », en France surtout, mais aussi ailleurs.
Comme l’a montré l’affaire des otages de l’Ambassade américaine [3], mais pas seulement elle, il y a un radicalisme des étudiants iraniens (du moins de ceux parmi eux qui agissent, ou qui agissent au nom des autres). Mais en quoi consiste-t-il ? Radicalisme des « moyens » – où l’on peut retrouver un certain écho des mouvements étudiants occidentaux des années 60 et après, mais aussi de leur dégénérescence terroriste ; utilisation, parfois très habile, des techniques et des moyens occidentaux (propagande, télévision, dramatisation des situations et sens du théâtre politique). Nous n’accorderons pas plus de signification à ces aspects de leur action qu’à la capacité, évidente, d’un berger afghan ou d’un partisan rhodésien d’apprendre très rapidement le maniement d’un FM ou d’un bazooka, ou la confection d’un cocktail Molotov. Mais cette absorption des techniques, et cette capacité de mettre sur pied admirablement des vecteurs de propagande en faits mondiaux, elles sont au service de quoi ?
Elles vont de pair – et cela, pas seulement en Iran – avec un anti-« occidentalisme » qui se présente comme anti-impérialiste et défenseur de certaines valeurs culturelles – mais lesquelles ? Suffit-il de critiquer et de repousser la modernité occidentale pour incarner le Bien ? Les dizaines de millions de personnes parmi les populations africaines noires et arabes, essentiellement quoique non exclusivement musulmanes, qui pratiquent la mutilation génitale des femmes, excision ou infibulation, n’auraient-elles pas le droit, en en appelant au besoin à l’autorité de Madame Kristeva [4], d’invoquer le « droit à la différence » et de dénoncer les plats universalistes et rationalistes occidentaux qui voudraient qu’elles changent de coutumes ? Telle qu’on la connaît jusqu’ici, la « critique de l’Occident » faite par les « étudiants islamiques » n’a rien à voir avec la critique de l’Occident qui a été faite, surtout en Occident, dans un sens révolutionnaire par une foule de gens et de mouvements – qu’il s’agisse des étudiants des années 60, de la critique du capitalisme et du marxisme que nous avons faite dans Socialisme ou Barbarie, du mouvement écologique, etc., ou d’Illich. Les années ont passé, mais ce que disait Marx dans le Manifeste reste plus que jamais vrai – et a été vérifié historiquement de manière atroce. Il y a et il peut y avoir une critique réactionnaire du capitalisme. Elle a commencé avec la critique réactionnaire de la Révolution française – qui était loin d’être insignifiante Ou inintéressante. Après tout, il est vrai que, sauf dans des cas extrêmes, le monde de l’Ancien Régime était plus « organique », qu’une bonne partie des populations même exploitées y vivait de manière beaucoup plus sinnvoll que les prolétaires déracinés vivant dans des taudis et travaillant quatorze heures par jour, que le nombre de seigneurs capables de s’intéresser à ce qui arrivait à « leurs » serfs était de toute façon beaucoup plus grand que le nombre de capitalistes s’intéressant au sort de leurs ouvriers, qui était à peu près <égal à> zéro, que, « illusion » ou pas, la religion était vécue positivement par la totalité des habitants du village. Et alors ? (V. aussi la nostalgie tolstoïenne…)
La critique de la modernité occidentale – au nom de quoi, et en vue de quoi ? Nous avons connu récemment un grand critique de la modernité occidentale, lui aussi très capable d’en utiliser les ressources techniques et d’en faire progresser les instruments de propagande, de dramatisation, de spectacularisation de la politique : Hitler. Les étudiants islamiques, fondamentalistes ou intégristes, non seulement en Iran mais aussi en Égypte, etc., eeulent, peu ou prou, réenfermer les femmes, abolir la mixité de l’enseignement, etc., et l’on ne voit pas quoi que ce soit d’autre de « positif » à quoi les conduise cette critique. Si les femmes dans les harems et voilées dans la rue (sauf évidemment s’il s’agit de les faire travailler), l’exécution des adultères et des homosexuels, etc., expriment adéquatement la « nouvelle spiritualité politique » de l’Islam, Pourquoi donc les « trois K » (Kinder, Kirche, Küche – enfants, église, cuisine) n’exprimaient-ils pas, tout aussi légitimement, la spiritualité germano-chrétienne ? (Je dis bien chrétienne : la position de la femme dans le nazisme est bel et bien la même que celle que lui attribuent les Pères de l’Église.) Pourquoi donc les Allemands n’auraient-ils pas le « droit à la différence » ? Pourquoi le théo-fascisme islamique vaut-il mieux que le Blut und Boden (le sang et la terre) nazi [5] ?
Qu’est-ce que cette révolution qui, depuis plusieurs mois, n’a rien d’autre à faire que de réclamer qu’on lui rende le Chah pour le punir ? Supposons que nous soyons russes et que, moyennant une révolution, nous ayons renversé Brejnev, qui a réussi à s’enfuir et a trouvé asile aux États-Unis (comme il faudrait s’y attendre). Passerions-nous des mois sans rien faire d’autre qu’exiger que Brejnev soit rendu pour subir le procès auquel il a droit ? Le Chah fonctionne comme un red-herring, selon l’expression anglaise : comme la « République islamique » ne veut rien dire et que l’on ne peut rien faire, on focalise l’attention et la colère du peuple sur le Chah.
En fait, cette affaire semble précisément indiquer très clairement que la « révolution islamique » ne peut rien donner et rien faire (en dehors du simulacre d’une guerre sainte). Que, dans ces conditions, elle cède la place, dans trois, six ou quinze mois à une dictature des capitaines, ou des sous-lieutenants, ou du parti communiste Toudeh – ou que la situation continue à stagner et à pourrir, n’est pas l’objet de la présente discussion. Je ne discuterai pas non plus la question de savoir si une société peut se réinstituer, pendant les années 1980, en réinsérant effectivement la religion musulmane dans un monde moderne – une société qui produit du pétrole et vit, pour une grande partie, de son exportation, etc. Le cas de l’Iran est pris ici seulement comme cas réel et extrême illustrant la question du choix politique.
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