Critères de comparaison entre les principaux régimes totalitaires

G. Fargette
mercredi 25 janvier 2023
par  LieuxCommuns

Texte extrait du bulletin de « Le Crépuscule du XXe siècle », n°38-39, mai 2021.

Voir l’article précédent : « Cités, Empires, Nations »


(ils reposent sur le triptyque : la terreur, les camps, l’idéologie)

(colonnes par ordre d’apparition historique, les cases vides ou en italiques signalant que le critère n’est pas ou très peu satisfait)

RégimesURSSfascisme italienIIIe ReichMaoïsme
1918-1953 (prolongée de 1953 à 1991) 1922-1945 1933-1945 1935-1979
1 période préparatoire (incubation) gardes rouges, tchékas multiples et spontanées, avant leur fédération par le Parti Bolchévik (massacres par fusillades et tortures) forme squadriste issue des groupes d’anciens combattants (terme “fasci” repris de groupes d’action ouvriers d’avant-1914) - milice armée paramilitaire (noyau d’officiers et de soldats, qui ont souvent été actifs dans les Corps francs en 1918-1920)
- le service d’ordre est constitué en milice permanente
parti militarisé après la répression de 1927, à la suite d’une insurrection suicidaire, sur ordre de l’IC ; proto-État créé dans une région chinoise avant la ’Longue marche’
idéologie socialiste agencée en religion politique (à partir du IVe monothéisme piétiste cristallisé par la Social-démocratie d’avant 1914), le marxisme-léninisme constitue un millénarisme) vision bricolée et tâtonnante, cristallisation pragmatique du régime au cours de la période 1924-1926 (imitation de leviers du régime soviétique) idéologie nazie
- religion politique (matérialisme biologique s’exprimant sur un terrain “racial” et instrumentalisant la référence nationale)
imite, en la simplifiant encore, l’idéologie marxiste-léniniste qui s’est constituée en millénarisme diffusable hors du monde occidental, dans les pays où existait une tradition bureaucratique ancienne
2 quadrillage de la société mis en place grâce à la guerre civile et la terreur, dès 1918 mis en place achevée entre 1924 et 1926 mis en place dès prise du pouvoir, en 1933, par l’utilisation de l’appareil de police mis en place au fur et à mesure du contrôle militaire du terrain. Le Parti surplombe les formes étatiques.
3 camps de concentration création en juin 1918, mesure inaugurale : l’État emprisonne en tout arbitraire les ressortissants qui se trouvent dans sa dépendance, instaurant les bases d’un nouvel esclavage
Démultiplication à partir des années 1920.
répression dictatoriale (assassinats ciblés, internements, exils) mais pas de camps de concentration de masse niveau “artisanal” jusqu’en 1939 (il reste 8000 prisonniers dans les camps à cette date, mais 200.000 personnes ont subi la répression depuis 1933)
D’immenses camps de travail se remplissent pendant la guerre
les camps de ’rééducation’, présents dès la période de Yenan se généralisent après 1949 (date de la victoire en Chine continentale) [tout maquis héritier du maoïsme a à cœur de constituer un secteur concentrationnaire]
4 camps de la mort Arkhangelsk dès 1921 puis, à partir de 1923 : la structure du goulag généralise ’l’expérimentation’ des îles Solovki, camps de la mort par fonctionnement (invention d’un esclavage d’un nouveau genre) à partir de 1941 et ’à l’est de l’Europe’, là où l’État local a été détruit (même dans les camps de travail, les pertes humaines sont immenses) immenses pertes humaines dans les camps de travail (mais le secret rend presque impossible aujourd’hui encore une histoire du Lao Gai, le goulag chinois)
esclavage de masse
5 liquidations de masse par fusillades de masse ou utilisation de gaz combat contre sa propre population, puis par famines délibérées (1920-1922 ; 1929-1933) (le régime n’a jamais rencontré de difficulté pour trouver des bourreaux innombrables) - contre les malades mentaux, programme T4 (1940),
- fusillades (Shoah par balles) dès été 1941- extermination par la faim de 3 millions de prisonniers de guerre (“soviétiques”)
- mise sur pied d’un appareil industriel d’extermination à partir des équipes du projet T4 (conçu et géré non par des zélotes hystériques mais par une technocratie “évoluée”)
famine de masse (60 millions de paysans meurent) (aucune difficulté pour trouver des bourreaux innombrables) (Mao a tué plus de Chinois que l’armée japonaise !).
6 guerre comme levier totalitaire confusion entre politique et guerre civile dès le début ; transformation des conquêtes militaires en zones occupées (cela commence dès 1920 avec la Transcaucasie) guerre attendue par le régime comme un levier de transformation de la société, mais sans réalisation effective utilisation de la guerre pour lancer la pleine réalisation du projet nazi : empire racial détruisant les nations, y compris allemande intrinsèque au régime (mais la préoccupation majeure restera l’indépendance géopolitique de l’État chinois et non la conquête du monde, remise à plus tard)
7 intentionnalité Elle imprègne les conceptions des dirigeants bolchéviks, cf discours de Zinoviev à l’IC dans les années 1920 (massacrer 8-10 % de la population pour assurer le bonheur). En fait, les tueries concerneront principalement les ouvriers et les paysans, ainsi que les membres des partis socialistes, y compris bolcheviques ! (seuls massacres de masse organisés : dans les colonies, lors de la conquête de l’Abyssinie) explicite dès Mein Kampf, Le programme T4 (1940) de liquidation des ’malades mentaux’ est dépourvu d’ambiguïté ; ces équipes sont ensuite affectées à la “solution finale” contre les Juifs et les Tziganes. La plupart des tueries ont lieu hors d’Allemagne (les Juifs allemands qui n’ont pu s’échapper seront envoyés vers l’Est à partir de 1943) déjà présente dans le mode de gouvernement impérial chinois : gouverner par le massacre (cf la dépopulation du Sichuan à travers la répression de la révolte des Taï-Ping au XIXe siècle) rôle du “grand bond en avant” pour briser la paysannerie
8 Figure nouvelle du despote en égocrate : Staline incarne cette nouveauté (son “charisme” est un pur produit de propagande) Mussolini est un dictateur démagogue doté d’un charisme propre, mais auquel manqueront toujours les moyens de la puissance matérielle Hitler est très proche de la figure de l’égocrate, bien qu’il détienne un charisme personnel effectif, amplifié par l’industrie publicitaire et propagandiste Mao est le deuxième égocrate “soviétique” produit par le XXe siècle
9 le Parti entend absorber l’État Il y parvient de manière inaugurale, à travers la guerre civile, passionnément recherchée par les Bolchéviks : l’État se réduit, conformément à la conception marxiste, à un appareil de coercition L’objectif théorique d’absorption de l’État reprend en 1935-1939, sans résultat effectif.
Le parti fasciste ne parviendra jamais à investir totalement l’État italien
.
La prévalence totale du Parti sur l’État n’est atteinte qu’en 44-45, au cours de l’écroulement militaire final. Cette étape ultime permet au régime de tenir de longs mois dans le désastre militaire. Le Parti prévaut d’emblée, mais l’armée chinoise acquiert après la victoire une autonomie relative, au point qu’elle restera indemne des épurations de la ’Révolution culturelle’
10 génocides (par la faim, ou l’extermination de masse) - Famines de guerre civile (qui se prolongent jusqu’en 1924-1925)
- famines à la fin des années 1920, Kazakhstan, bassin de la Volga, Ukraine et Kouban
- préparation d’une nouvelle organisation de famine en Ukraine dans les années 1950
- trois millions de prisonniers soviétiques réduits à mourir de faim (General Plan Ost : 30 millions de Slaves devaient mourir dès le premier hiver)
- Shoah par balles,
- Industrialisation de l’extermination des Juifs et des Roms
Les génocides se confondent avec une ingénierie sociale qui vise à détruire toutes les classes, et en priorité la paysannerie (60 millions de morts de faim avec le Grand Bond en Avant).
11 Épuration des membres du Parti En 1936-1938, 2/3 du parti bolchevique sont liquidés, 95 % de ses cadres (et 70 % des cadres de l’armée) Le régime soviétique est le principal tueur de “socialistes” et de “communistes” ! Épuration “artisanale” en 1934 (“nuit des Longs couteaux”, environ 500 exécutions, y compris celle de figures de “conservateurs” de la droite),jamais rééditée ni envisagée à échelle de masse - Les épurations ont lieu dès les luttes de fractions à Yenan,
- le procédé, systémique, est repris à une échelle de plus en plus étendue dans les années 1950, jusqu’à la “révolution culturelle” de 1966-1969.
12 Produire des épurations de masse contre la population 1953 : nouvelle grande terreur imminente (les Juifs étaient au centre de la liquidation prévue ; l’intelligentsia yiddish fut durement réprimée entre 1948 et 1953, pour assurer la désarticulation de cette population ; la déportation générale des Juifs était une question de semaines en mars 1953).
Cette nouvelle grande terreur devait relancer une famine de masse en Ukraine. La mort in extremis de Staline début mars 1953 mit un terme à cette perspective.
Ce décès inaugura un totalitarisme nettement moins massacreur. L’actuel régime russe héritier de l’URSS s’évertue à faire converger les références soviétiques et tsaristes.
Le régime est détruit par l’action militaire extérieure.
Diverses épurations de la population sur une base eugénique étaient envisagées pour l’après-guerre (liquidation des lignées de diabétiques, etc.), dans le cadre de l’empire racial (et non “national”) à venir.
Mao déclare qu’il faut renouveler l’opération de la Révolution culturelle tous les 10 ans
Sa mort en 1976 met fin à ce type de fonctionnement (l’alliance avec les États-Unis de Nixon en 1972, dénoncés naguère comme le “Tigre de Papier”, a brisé l’hallucination de la population chinoise)
Le régime a basculé dès 1979 vers une instrumentalisation effective des mécanismes capitalistes, et a bénéficié du fait que la désintégration de la paysannerie n’était pas achevée. Mais la bureaucratie demeure et la logique impériale n’est pas dépassée. Elle revient au premier plan depuis 2013.

Voir l’article suivant : « Islam et totalitarisme »


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