L’État fait la guerre et la guerre fait l’État. L’agression russe contre l’Ukraine démontre une fois de plus toute la pertinence de l’équation du sociologue américain Charles Tilly. La guerre bouleverse l’environnement, refaçonne les mentalités et transforme les nations. C’est le cas des belligérants russes et ukrainiens qui, depuis l’invasion de l’Ukraine, ont changé de paradigme, les premiers passant de la fédération à l’empire, et les seconds, de la nation à l’État. En parallèle, la catastrophe qui se joue actuellement au cœur de l’Europe confirme la réémergence d’un type de guerre que l’on croyait révolu : la guerre néo-impériale.
Ce retour de la guerre impérialiste, qui pointait déjà sous les labels de « guerre hybride », « guerre invisible » ou « guerre d’influence », traduit l’ambition de puissances émergentes comme la Russie, la Chine et la Turquie de favoriser une nouvelle architecture des relations internationales. Héritiers de vieux empires qui, à leur apogée, ont couvert une bonne partie du globe, Russes, Chinois et Turcs réactualisent la guerre pour le contrôle de territoires. Ils profitent du reflux des puissances occidentales dans le monde pour exprimer leurs ambitions néo-impériales, comme si ce modèle de domination pouvait se substituer à l’État-nation en crise.
À l’image des voisins de Moscou, l’Ukraine joue depuis la chute de l’Union soviétique son avenir en tant qu’État dans l’affrontement de deux processus de souveraineté. D’une part, une « souveraineté » ukrainienne, dans le prolongement de la Russie, où la logique du régime soumis à Moscou l’emporte sur l’idée d’État. L’Ukraine serait alors au pire une colonie russe, au mieux un État satellite. D’autre part, une véritable souveraineté ukrainienne autonome de la Russie, qui vise à distinguer le destin du pays de celui de la Russie. La logique de l’État indépendant l’emportant sur le régime. C’est ce qui sépare l’Ukraine de l’ancien président russophile Viktor Ianoukovitch de l’Ukraine de l’actuel président, Volodymyr Zelensky. L’issue de la guerre en Ukraine dira lequel des deux modèles l’emportera : la souveraineté limitée ou la souveraineté réelle ?
À Moscou, la notion d’État est là aussi ambiguë ; car la Russie n’a pas d’expérience du statut d’État-nation au sens européen du terme. Elle ne connaît que celui d’empire qui, par définition, n’a pas de frontières mais seulement des fronts. Qui dit État-nation dit démocratisation du pouvoir. Or, la Russie n’a jamais été une démocratie. Cette perspective n’a existé qu’après des échecs militaires : la défaite russe lors de la guerre de Crimée en 1856 a ouvert la voie aux réformes du tsar Alexandre II (1818-1881) ; la défaite russe lors de la guerre contre le Japon, en 1905, a débouché sur la création de la Douma (la Chambre basse du Parlement russe) et la libéralisation du régime tsariste de Nicolas II (1868-1918) ; enfin, la défaite soviétique lors de la guerre froide en 1991 a accouché de la Russie de Boris Eltsine, tentée par la démocratisation sur fond de chaos général. En dehors de ces trois moments de la déroute, la démocratie n’a jamais pris racine dans cette Russie qui, quel que soit le régime, tsariste, soviétique ou fédéral, reste fidèle à son mémoriel impérial.
« Désoccidentaliser » les souverainetés
De la Géorgie au Kazakhstan, de l’Arménie à la Biélorussie et de l’Ukraine à la Moldavie, la Russie ronge ces « souverainetés » voisines, défigure les sociétés au point de transformer ces Etats proches en véritables « gueules cassées » de l’espace post-soviétique quand ils n’obéissent pas au diktat du président Vladimir Poutine. Ce credo néo-impérial repose sur des organisations régionales, comme la Communauté des États indépendants (CEI), l’Union économique eurasienne (UEE) ou encore l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC), trois coquilles vides qui répondent exclusivement aux intérêts de Moscou lorsqu’ils sont menacés.
Et pour cause : la Russie n’a pas d’alliés, seulement des vassaux. Son ambition néo-impériale s’appuie sur des partenariats avec d’autres puissances émergentes, comme la Chine et la Turquie. Elle est destinée à « désoccidentaliser » les souverainetés qui s’expriment dans les ex-républiques périphériques de l’URSS situées en Europe centrale et orientale. Celles-ci, à l’exception d’éphémères indépendances dans l’entre-deux-guerres qui leur ont juste laissé le temps de se doter d’un hymne, d’un drapeau et d’armoiries nationales, n’ont connu que le confinement tsariste ou soviétique comme mode de développement.
« L’effondrement de l’Union soviétique en 1991 a été la plus grande catastrophe géopolitique du XXe siècle », aime répéter Vladimir Poutine, qui – à la tête de la Russie depuis 2000 – a imposé aux Russes quinze années de guerres (Tchétchénie, Géorgie, Crimée, Syrie, Ukraine) sur vingt-deux ans de règne ! En 1922, le jeune pouvoir bolchevik donnait naissance à l’Union soviétique, ce que Vladimir Poutine appelle « la Russie historique » . Un siècle plus tard, le même Poutine s’en remet à la guerre néo-impériale pour asseoir sa tyrannie, humilier ses voisins et restaurer le statut de puissance de l’URSS, cherchant de fait à désavouer l’historien Jean-Baptiste Duroselle, auteur du livre référence Tout empire périra (Publications de La Sorbonne, 1981). Il incombe aux Russes, aux autres peuples post-soviétiques mais aussi à l’Occident d’éviter que le président à vie Poutine puisse dire un jour : « Tout empire renaîtra. » Faute de quoi le président russe pourrait inspirer d’autres leaders d’anciens empires, en Chine et en Turquie par exemple, potentiellement tentés par la voie néo-impériale.
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