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III — De l’organisation au management total : un projet qui vient de loin.
Charbonneau et Ellul ont été parmi les premiers à mettre en évidence de manière critique que l’action technicienne, de transitive, devient réflexive : tournée vers les choses, elle s’intériorise et s’applique ensuite méthodiquement sur l’humain, et cela jusqu’aux dimensions les plus intimes de son existence. Cependant l’idée de techniques d’organisation apparaît dès les débuts de ce que l’on appelle la révolution industrielle. En effet très tôt des penseurs lucides ont compris que la volonté de puissance technicienne ne pouvait s’arrêter à la seule maîtrise technique des choses de la nature. Il fallait aussi qu’elle s’investisse dans la maîtrise des choses humaines. Constatant le pouvoir socialement désorganisateur de l’industrialisation, dès 1819, dans l’Organisateur, Saint-Simon (1760-1825) et ses disciples ont appelé de leurs vœux la mise en place du règne de l’Organisation et posé les fondations de ce qui deviendra la science du management. L’organisation scientifico-industrielle de la société, ce cauchemar que Charbonneau et Ellul voudraient éviter pour sauver la liberté, est précisément ce que Saint Simon voudrait faire advenir pour sauver l’humanité des divisions qui la déchirent. En dépit de cette radicale opposition sur le fond, Charbonneau, Ellul et Saint-Simon partagent la conviction que l’organisation est l’accomplissement de la technique.
Saint-Simon emprunte la notion d’organisation à la biologie où elle commence à être utilisée au dix-huitième siècle. L’organisme est ce tout vivant, unifié fonctionnellement, dans lequel chaque partie, ou organe, agit en fonction de toutes les autres. L’organisation est cette capacité à faire tenir ensemble les différentes parties de ce tout. Par dérivation, cette notion va être appliquée au lendemain de la Révolution française dans le domaine politique. Là où il y a risque d’émiettement de la vie sociale et risque de conflit entre des forces qui s’opposent, organiser c’est rétablir, voire construire, l’unité sociale sur le modèle de l’individu vivant. D’où la diffusion de l’expression « corps social ». La notion d’organisation, correspond non seulement à la recherche d’une solidarité entre les différents groupes sociaux mais aussi à la recherche d’une cohérence du développement de leurs diverses activités.
Le saint-simonisme était animé par la religion de l’industrie, et par un idéal de l’organisation scientifique de la société. Saint-Simon envisage le « système industriel » comme un nouvel état de la société à venir et à construire grâce à l’organisation, rendue à la fois possible et nécessaire par l’évolution des techniques. La responsabilité de cette fonction de régulation de ce système industriel serait confiée à une élite de savants, d’ingénieurs et de techniciens de la finance. L’objectif étant de remplacer le gouvernement des personnes par l’administration des choses. L’organisation a donc pour vocation le dépérissement du politique au profit d’une gestion technique de l’ensemble de la vie sociale.
Saint-Simon insiste sur le rôle décisif des réseaux techniques de transport et de communication, routes, canaux, etc. (la ligne Paris-Lille du télégraphe Chappe était opérationnelle depuis 1794) – ces réseaux constituant le premier pas vers une association universelle des producteurs. Ce faisant, il anticipe bien des aspects du rôle unificateur et dynamisant des réseaux techniques et 16informationnels dans la société contemporaine, ainsi que de l’idéologie des réseaux qui accompagne leur développement.
Comme le remarque Pierre Musso [1], l’œuvre de Saint-Simon a inspiré la propagande managériale à prétention universelle et les prophéties positivistes du progrès économico- technologique : « toutes les bureaucraties et technocraties se sont emparées de cette science de l’administration et de l’organisation des hommes, inventée dans la deuxième moitié du XIXe siècle par les ingénieurs civils. Le management parachève la religion industrielle en fixant les normes de comportement, les règles morales du comment vivre dans l’usine et l’entreprise. Les ingénieurs, experts des machines, étendent leur compétence au-delà de la production mécanisée avec les méthodes « scientifiques » de l’organisation du travail et de la production, puis avec une science de l’organisation, la cybernétique ; il leur suffit de regarder la société comme un « vaste atelier » et l’atelier selon un modèle technologique » [2].
Le saint-simonisme français eut une grande influence sur les réseaux d’ingénieurs américains qui vont organiser des sociétés d’ingénierie pour développer la science du management et préparer la révolution managériale. L’American association of industrial management fut fondée en 1899. En 1885, un rapport du capitaine Metcalfe qui fut directeur d’arsenaux fédéraux aux États-Unis explique que « les deux grandes questions posées à l’organisation sont la coordination et le contrôle. » [3]. Selon lui, l’administration des arsenaux et autres ateliers est dans une grande mesure un art et dépend de l’application à une grande variété de cas de certains principes qui, pris ensemble, composent ce qu’on peut appeler « la science de l’administration » ». En particulier on se souciera d’optimiser le ratio Coût/Efficacité qui fonde les principes de la gestion d’une manufacture. Dès lors le vocabulaire du management scientifique se cristallise autour du triptyque : diriger, contrôler, évaluer sur la base de tableaux de bord quotidiens des activités.
Dans la dernière partie de son livre, Musso rappelle comment la professionnalisation et l’institutionnalisation du management sont en marche à la veille de la Première Guerre mondiale. La première école de business, la Wharton business School, est créée en Pennsylvanie à Philadelphie en 1881. Celle de Harvard en 1909. En 1909 L’Engineering Magazine Company célèbre le « gospel of efficiency ». L’efficacité étant la valeur ultime de ce mouvement. En 1911 Dunlap, le fondateur de l’Engineering Magazine affirme que « l’efficiency est soumise aux grandes lois de l’univers qui sont toujours et partout les mêmes […] ces lois sont souveraines, inhérentes et éternelles, comme les lois de la gravitation ou de l’affinité chimique. » [4]. En 1912 le même magazine publie les « Douze principes de l’efficacité » d’Harrington Emmerson [5] . La notion de « révolution managériale » est utilisée dès 1932 dans le livre de A. Berle et G. Means, The Modern Corporation and Private Property. Elle est le produit d’une gestation qui aura duré quarante ans. En 1895 Frederick Taylor Publie son premier mémoire sur l’organisation scientifique du travail basée sur la décomposition des opérations et le chronométrage des gestes. En 1911, ce sont ses Principles of Scientific Management. Cette technique est basée sur un « état d’esprit » excluant les conflits, hostile au syndicalisme, visant à créer un esprit de coopération dans l’entreprise et une mutualisation des intérêts des ouvriers et du patron. Cette approche du management ouvre la voie à une gestion managériale qui va dépasser le monde de l’entreprise et s’étendre à toute la planète. Ainsi, dès 1918, Lénine écrit dans Les Tâches immédiates du pouvoir des soviets [6] : « Nous pourrons réaliser le socialisme justement dans la mesure où nous aurons réussi à combiner le pouvoir des Soviets et le système soviétique de gestion avec les plus récents progrès du capitalisme. Il faut organiser en Russie l’étude et l’enseignement du système Taylor, son expérimentation et son adaptation systématiques. » Dès lors le management se présente comme technologie sociale globale. En 1931 lors d’une rencontre américano-soviétique H. S. Person, président de la société Taylor, présente une communication intitulée « Le management scientifique comme philosophie et technique de stabilisation industrielle progressive. » Le modèle machinique est alors étendu aux techniques « efficaces » d’organisation et de rationalisation de la production. Il est nécessaire de s’orienter vers une économie sociale dirigée s’appliquant au monde entier. Dans cette perspective Person souligne le rôle décisif des directeurs, des managers et des techniciens de l’organisation. The Managerial Revolution, publiée en 1941 par James Burnham théorise le rôle de ces nouveaux techniciens. Selon lui capitalisme et socialisme seraient tous deux dépassés par l’émergence d’une nouvelle société dominée par les gestionnaires, les « managers », thèse déjà avancée par l’italien Bruno Rizzi dans La Bureaucratisation du monde (1939). Burnham annonce l’émergence d’une nouvelle classe de techniciens : les Directeurs. Ils se caractérisent par leur capacité à organiser le travail et la production, mais ce sont aussi des spécialistes de la propagande.
La société industrielle étant devenue d’une très grande complexité qui la rend difficile à gérer, c’est le management qui apporte la réponse. Dans cette perspective la distinction entreprise privée/État tend à s’effacer : « Les directeurs du gouvernement ont presque la même formation, les mêmes fonctions, les mêmes dons, les mêmes habitudes mentales que les directeurs de l’industrie. Les différences qui les distinguent vont s’effacer. [7] » En pratique il y a interchangeabilité des techniciens qui viennent du public et du privé car ils utilisent les mêmes techniques managériales d’organisation et de communication visant l’adhésion et la participation.
Après la Deuxième Guerre mondiale, il se produit une convergence des techniques de management avec l’informatique qui fournit un modèle cybernétique d’organisation sociale. En 1948 Norbert Wiener publie Cybernetics or control and communication in the animal and the machine [8]. Soulignons que cybernétique veut dire « art de gouverner » et que dès la création de ce que l’on appelle aujourd’hui l’informatique, la communication est associée au contrôle. Grâce à l’automatisation de la communication et du traitement d’informations et la mise en place de rétroactions (feed-back), Wiener envisage la possibilité d’un pilotage scientifico-industriel aussi bien de l’industrie que de la société en articulant rigoureusement trois paramètres : buts/moyens/résultats en fonction d’un critère d’efficacité. La cybernétique vise un gouvernement des hommes par le pilotage automatique, les nombres et les algorithmes, comme l’illustrent déjà les marchés financiers. Le politique ayant failli, le cybermanagement prétend apporter enfin la rationalité dans les décisions. Comme le souligne Baptiste Rappin [9], le dogme managérial et le paradigme cybernétique visent désormais l’administration scientifique des hommes et le gouvernement des choses (dans une inversion du projet de Saint- Simon qui voulait substituer l’administration des choses au gouvernement des personnes).
IV — Le charnel et l’immatériel.
Deux siècles après L’Organisateur de Saint-Simon, il faut reconnaître que les inquiétudes de Charbonneau et Ellul ne relèvent pas de la paranoïa ! Depuis qu’ils ont publié leurs livres prémonitoires, le champ des techniques immatérielles d’organisation et de contrôle n’a cessé de se développer et de s’étendre à de nouveaux domaines de la vie sociale. Cette croissance est rendue nécessaire par le développement des techniques matérielles et, dans une causalité circulaire, elle est aussi une des conditions du développement des objets, ensembles ou systèmes techniques matériels. Ainsi les progrès de l’informatique qui permettent le recueil, le stockage et le traitement des données en temps réel a permis le perfectionnement des techniques de management d’entreprise dont Baptiste Rappin a montré qu’elles favorisent la dépersonnalisation du travail et l’émergence d’asservissements d’un nouveau type, confirmant ainsi le diagnostic de dépersonnalisation technicienne, porté par Ellul et Charbonneau dès les années trente. Mais les choses n’en sont pas restées là et, après l’entreprise, ce fut l’administration puis, entre autres, tout l’univers des institutions médicales et médico-sociales qui, après s’être technicisé, et parce qu’il s’est technicisé, a été ensuite facilement investi par les techniques de management et a dû se soumettre à un processus de rationalisation organisationnelle et de protocolisation informatisée généralisée, dont il résulte de nouvelles formes de travail aliéné et de mal-être individuel et collectif. Ainsi, nous avons eu l’occasion d’étudier comment, dans le domaine de l’Enfance Inadaptée, le processus de technicisation progressive de l’action éducative, porté au départ par un projet « humaniste », centré sur la personne a favorisé involontairement le progressif asservissement des interventions des professionnels à des contraintes organisationnelles et managériales qui tendent à vider le travail éducatif de son sens au profit d’un formalisme techniciste [10]. De même, on voit se multiplier les témoignages de médecins qui, soumis au même type de management informatisé, se mettent à « détester leur ordinateur », qu’ils vivent comme l’instrument de la soumission de leurs relations avec des patients individuels à des logiques managériales dépersonnalisantes [11]. On pourrait aisément multiplier les exemples de désincarnation et d’asservissement de l’action personnelle par les techniques managériales.
Par ailleurs, à côté des techniques de management se sont aussi développées après-guerre en France des techniques d’aménagement qui procèdent à une reconfiguration de l’espace et de son usage : zoning, urbanisme, planification, etc. Il en fut de même des techniques de propagande indispensables pour assurer l’acceptabilité et l’intégration sociale des nouvelles techniques : autant d’extensions de la pensée et de l’action technique rendues nécessaires, tant pour permettre de nouveaux progrès des techniques matérielles que pour s’adapter à leurs effets. Ainsi s’effectue au nom de l’efficacité, sans que cela soit le résultat d’un projet clairement conçu, une « fonctionnalisation intégrale de l’ensemble des pans de notre vie » [12]. De plus il est probable que les crises environnementales qui s’annoncent et leurs conséquences sociales et politiques vont appeler un renforcement et une extension de ces techniques d’organisation et de contrôle. Désormais les progrès des techniques informatiques de collecte, de mise en mémoire et de traitement de l’information fournissent des outils précieux de contrôle social et politique. C’est ainsi qu’en Chine le gouvernement expérimente un Social Credit System, qui vise à la notation automatique de la fiabilité (c’est-à-dire de la conformité politique et sociale) des citoyens [13]. Or, sauf de très rares exceptions, la question du rôle croissant des techniques immatérielles d’organisation reste très négligée par la philosophie et la sociologie de la technique qui en France s’intéresse surtout aux « objets techniques ». Nous avons déjà souligné qu’il y a là comme un point aveugle qui bloque la compréhension des évolutions techniques et de leurs enjeux sociaux et politiques.
À ce point de nos réflexions il nous semble utile de revenir aux réflexions de Gilbert Simondon sur la technique. Dans Du mode d’existence des objets techniques ce philosophe a fort bien identifié le potentiel de dépersonnalisation consubstantiel au développement de ce qu’il appelle les techniques du monde humain. En effet il signale on ne peut plus clairement que pour pouvoir considérer « l’homme comme matière technique » [14] , ces techniques sont fondées sur la mise à l’écart réductrice de dimensions importantes (qu’il appelle « les qualités et les forces de fond ») de la réalité sociale et humaine, ce qui a pour effet une pratique mutilante, car ces techniques « continuent à appliquer une pensée élémentaire à des réalités globales, étudiant, par exemple, les mass média comme s’ils étaient distincts de la réalité concrète des groupes dans lesquels ils opèrent » [15]. C’est ainsi que « par exemple les techniques du maniement humain ne sont qu’une variable de plus dans les techniques industrielles (scientific management) » [16] et trop souvent ne peuvent mettre en œuvre qu’une technicité fermée et pauvre. C’est bien ce que, soixante ans plus tard, Baptiste Rappin met, lui aussi en évidence. Manager, écrit-il, c’est pouvoir, grâce à la digitalisation, convertir en information l’énergie productive du travailleur, puis piloter son activité sur cette base. Mais dans cette opération, c’est la chair du travailleur qui disparaît : un indicateur renseigne mais ne partage ni la douleur ni la joie. Le travail réel s’efface au profit de tableaux de bord et de la prolifération de simulacres informatiques à partir desquels se prennent les décisions stratégiques et opérationnelles ; tout ce qui est énergie improductive est éliminé des simulations et des boucles de contrôle et évaluation, on ne retient du travailleur que ses compétences opérationnalisables [17]. Simondon avait bien pressenti cela, mais semble s’être abstenu d’en approfondir les conséquences ; il a beau avoir établi l’existence d’un champ des techniques immatérielles de l’humain et signalé leur formalisme réductionniste, il semble l’oublier tout de suite après la dizaine de pages qu’il leur consacre. A part un appel très vague à une « technologie réflexive » qui permettrait aux techniques du monde humain de « rencontrer les fonctions de totalité de ce monde » [18] il ne propose rien pour une meilleure prise en compte des « qualités et des forces de fond. » écartées par ces techniques. De toutes façons il ne propose aucune analyse précise de ces techniques du monde humain, de leur mode opératoire et de leur retentissement sur le monde humain. Il ne mentionne que le scientific management industriel et la publicité. Tout ce qu’il écrit ensuite sur la technicité et le rapport technique de l’homme à la nature et à la société est fondé sur sa phénoménologie des objets techniques matériels. Certes il reconnait brièvement un peu plus loin que l’objet technique peut servir à des tâches non productives de communication, de recherche scientifique, d’enseignement [19], mais la question de l’action technique immatérielle sur l’humain ne réapparaît plus. Il cherche à réconcilier la culture humaine et les techniques, mais c’est essentiellement aux objets techniques, aux outils et au couple homme-machines qu’il revient toujours. Alors qu’il avait accordé une place importante à la cybernétique dans sa conception du couplage de l’homme et de la machine, sa philosophie de la technique se veut une « mécanologie » et il ne se préoccupe guère de l’essor saisissant que, sous ses yeux (il meurt en 1989), les progrès de l’informatique vont donner aux techniques de management et, plus généralement, aux techniques immatérielles du monde humain. Animée d’un vif désir de réconciliation et d’unité, pensée de l’analogie généralisée, comme le soulignait Gilbert Hottois, la philosophie de Simondon est certes attentive à l’individuation en devenir et au sens de la liberté qui caractérise l’invention mécanique. Mais c’est surtout la liberté du technicien, de l’ingénieur créateur de machines porteuses d‘un avenir ouvert qui intéresse Simondon ; il semble que pour lui le présent est négligeable, appelé à être dépassé. S’intéressant plus au mouvement d’individuation qu’à l’individu présent hic et nunc, il ne s’attarde guère à approfondir la question du rapport que l’individu ordinaire entretient au présent dans sa vie quotidienne avec le nouveau champ des techniques immatérielles. Gilbert Hottois relevait avant nous l’étonnante absence de prise en considération des techniques de l’humain par la philosophie de Simondon qui, « hypersensible au conflit, à la séparation (…) rêve de pacification et de conciliation universelle » [20] de sorte qu’elle souffre d’un « irénisme philosophique discutable » [21],
Pour conclure : angélisme et sens de la chair.
Le prix du « tournant empirique » et de la focalisation sur les objets techniques risque d’être lourd, intellectuellement et socialement. En choisissant de pratiquer le thing turn, la philosophie et la sociologie de la techniques contemporaines courent le risque de nous donner une compréhension trop partielle, myope et anesthésiante de la relation entre technique et société. Bien évidemment, pour éclairer cette relation il est utile de pouvoir s’appuyer sur des études empiriques portant sur tels ou tels objets techniques. Mais pour bien comprendre les divers enjeux et conséquences de l’usage d’une technique il serait souvent utile d’en situer la genèse, la mise au point et le fonctionnement dans la durée dans le champ plus vaste des interactions et des interdépendances avec l’ensemble des autres techniques, qu’elles soient matérielles ou immatérielles. En effet nous avons dit précédemment que désormais les progrès des deux types de techniques sont inséparables, reliées par une relation de causalité circulaire ; le progrès de la puissance matérielle appelle le progrès des techniques d’organisation et d’adaptation, tandis que le progrès des techniques de management en Recherche et Développement conditionne de plus en plus étroitement le progrès des techniques matérielles. C’est l’expansion de cet ensemble en interaction étroite, ce qu’Ellul appelle le système technicien, qui constitue désormais notre monde technique qu’on ne peut réduire à une juxtaposition de techniques particulières. Et c’est le fonctionnement de cet ensemble dont il faut comprendre le comportement pour bien situer et maîtriser le rôle des techniques particulières. C’est pourquoi la décision de s’en tenir à l’étude de la dimension « objet » de la technique favorise une compréhension myope et hémiplégique du monde technique dans lequel nous vivons et nous fait passer à côté de problèmes très importants.
De plus, cette approche méthodologique qui se veut « empiriste » n’est pas si objective et fidèle à l’expérience concrète qu’elle le prétend. En pratique, il n’y a pas de regard sur le monde qui puisse se prétendre axiologiquement neutre. Bien souvent c’est ce que l’on croit, ce sont les valeurs auxquelles on est attaché, une certaine vision du monde, qui nous permet d’ouvrir les yeux sur certaines dimensions du monde des techniques et qui nous rend aveugles à d’autres dimensions. Gilbert Hottois signalait à juste titre que l’incapacité de Simondon à prendre suffisamment en compte le pouvoir objectivant de la technique qui peut désormais faire de l’homme « une matière technique », fait basculer sa pensée du côté d’un irénisme réconciliateur qui tend à vider la pensée philosophique de sa force polémique et de sa puissance critique ; « un certain angélisme constitue la tentation propre de la philosophie simondonnienne » [22]. Or cet angélisme n’est pas neutre. Si Simondon préfère ne pas voir la face inquiétante d’un mouvement de technicisation généralisée de l’existence qu’il pressent pourtant, c’est parce que son intérêt pour la technique s’enracine dans une foi technophile. Et cette foi, lorsqu’elle est largement partagée devient une force sociale qui empêche de poser des questions embarrassantes et contribue de ce fait à l’accélération de cette dynamique objectivante et dépersonnalisante. Nous avons montré ailleurs que si Bruno Latour peut prôner, lui aussi, une vision très réconciliatrice et apaisante de la dynamique technicienne moderne, ce n’est pas parce qu’il est « empiriste » et attentif aux données de l’expérience, c’est plutôt parce que sa pensée s’inscrit dans le prolongement d’une théologie jésuite techniciste, héritière de Teilhard de Chardin, qui voyait dans le progrès des techniques matérielles le moteur de la spiritualisation progressive du monde matériel [23]. Dans cette perspective, la technique ne serait qu’une médiation qui favorise l’incarnation progressive du spirituel dans le monde et l’unification des esprits en un « système nerveux planétaire » à venir ; de ce fait, la puissance technique ne saurait être porteuse d’une négativité propre : « tout est négociable ». Ce point de vue préalable oriente le regard de Latour. Dans le cadre de cette weltanschauung très particulière la question du potentiel dépersonnalisant de la montée en puissance des techniques immatérielles de l’humain n’a pas de place, elle reste un point aveugle. Inversement, c’est l’attention à la chair, à la perte de liberté et de sens charnellement vécue au quotidien, qui a rendu Berdiaeff, Charbonneau, Ellul [24]et aujourd’hui Baptiste Rappin (et probablement quelques autres) sensibles au risque de dépersonnalisation et de fonctionnalisation totale de l’existence qui découle de la prolifération des techniques immatérielles d’organisation et de management qui accompagnent la montée en puissance des techniques matérielles. Ce n’est pas une posture méthodologique particulière, c’est plutôt une certaine sensibilité éthique, un sens de la liberté charnellement éprouvée, fort différent du sens simondonnien de la totalité ou du sens latourien de la spiritualisation, qui a conduit certains penseurs à prendre en considération l’existence de tout un pan de la réalité technique contemporaine et à mettre en évidence le caractère inquiétant de son expansion.
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