Les chimères

Arthur Koestler
jeudi 21 avril 2022
par  LieuxCommuns

Épilogue au roman d’Arthur Koestler, « Les Call-Girls », 1971, traduction de Georges Fradier.

Mis en ligne par « Les Amis de Bartleby »


«  – Détendez-vous, dit le docteur Grob.

– Comment voulez-vous qu’on se détende quand on est poursuivi par des chimères ? gémit Anderson en se retournant sur le divan.

– Allez, détendez-vous, répéta le docteur Grob. Fermez les yeux. Dites-moi le premier mot qui vous vient à l’esprit.

– Chimère, fit Anderson.

– Vous n’êtes pas bien détendu, remarqua le docteur Grob en bâillant avec patience, presque silencieusement. Essayez encore.

– Les chimères, dit Anderson. Elles me poursuivent. Vous aussi elles vous poursuivent. Seulement vous ne vous en apercevez pas, parce que vous êtes atteint vous-même d’une infection chimérique faible, au troisième degré, je dirais, ou peut-être au quatrième. L’infection provoque une sorte de cécité partielle, une tache noire, alors vous ne pouvez pas les voir.

– Écoutez, fit le docteur Grob. Qui est le patient ici ? Qui est l’analyste ? C’est vous ou c’est moi ?

– C’est que je n’en sais rien, répondit anxieusement Anderson.

– Alors pourquoi venez-vous ici à cent dollars la séance ?

– Pour parler des chimères, dit Anderson. Il réfléchit un moment puis fit un signe de tête : Oui, c’est pour ça.

– Bon, très bien…  » Le docteur Grob referma son carnet, posa son stylo et se renversa dans son fauteuil. «  C’est quoi, une chimère ? Animal, végétal, minéral ?

– C’est difficile à dire. Tout le monde sait que chez les Grecs les chimères avaient des têtes de lion, des pattes de chèvre et des queues de serpent. Mais elles sont aussi dans les cerveaux.

– Quels cerveaux ?

– Par exemple, dans le vôtre. Je crois que c’est seulement une infection bénigne, mais si vous ne faites pas attention elle va se répandre et un beau jour vous risquez de vous retrouver chimère des pieds à la tête. Tiens, vous avez besoin d’aller chez le coiffeur.  »

Le docteur Grob s’inspecta furtivement dans un miroir placé dans le tiroir de son bureau, et essaya un instant de s’imaginer avec une tête de lion. L’idée n’était pas désagréable. On dira ce qu’on veut, le lion est un noble animal. Quant à la chèvre et à la queue de serpent, c’étaient des images délirantes, évidemment.

«  Vous ne pouvez pas penser à autre chose qu’aux chimères ? Vous savez que c’est une obsession ? dit-il paternellement.

– Bien sûr que c’est une obsession. Quand on a des chimères qui en veulent à votre peau, comment ne serait-on pas obsédé ?

– Vraiment, ça ne nous mène à rien, soupira le docteur Grob, qui se demandait s’il allait garder ce patient. Malheureusement presque tous les patients, à présent, étaient obsédés par des chimères, et il fallait bien gagner sa vie. Le salon était garni de beaux lions empaillés. Très coûteux, les lions empaillés.

– Non, ça ne mène à rien, dit Anderson. À moins que j’arrive à vous convaincre que dans un monde que les chimères sont en train d’envahir, il est sain, il est normal d’être obsédé par les chimères.

– On ne peut jamais dire qu’une obsession est normale.

– Est-ce que vous niez l’existence des chimères ?

– Ben oui. Oui et non, dit patiemment le docteur Grob. Je ne discute pas les faits. Nous avons devant nous une mutation génétique à une échelle statistiquement importante, qui a causé certains phénomènes dont vous parlez en des termes non scientifiques et avec une extrême exagération. Il est même admis que certains mutants sont apparemment porteurs d’un virus peu commun qui produit des transformations analogues dans la personne infectée. Mais c’est tout. Le reste, c’est de l’imagination. Et c’est bien là qu’intervient la psychothérapie.

– Mais vous-même, vous avez attrapé l’infection, répéta Anderson d’une voix têtue en donnant des coups de poing sur le divan.

– Bon, alors très bien, je suis infecté, dit calmement le docteur Grob. Et à votre avis qui n’est pas infecté ?

– Tout le monde est infecté. Mais à des degrés variables. Il y a dix-sept degrés. Quand on monte aux derniers degrés la tache noire grandit, l’infecté ne voit plus les changements, ni en lui ni autour de lui. Pour une chimère une autre chimère est une personne normale.

– Parfait. Vous m’avez déjà expliqué tout ça. Mais dites-moi : vous ne connaissez pas quelqu’un qui ne soit pas infecté ?

– Si, moi.

– C’est bizarre, non, que vous soyez le seul ?

– C’est tragique. Je serais bien plus heureux si j’avais une tache noire.

– Mais alors si vous êtes le seul homme sain d’esprit, pourquoi voulez-vous une cure ?  »

Anderson le regarda sournoisement :

« Je vous ai dit que je serais bien plus heureux si j’avais une tache noire moi aussi. La vie serait tellement plus agréable…

– Vous voulez dire que vous ne venez pas chez moi pour vous soigner, mais pour devenir aliéné mental ?

– Pas exactement aliéné. Rien qu’une petite tache noire. La vie est intolérable quand on voit trop bien ce qui se passe autour de soi.

– Tout à fait extraordinaire, fit le docteur Grob.

– Écoutez, dit Anderson de plus en plus agité. Supposons que dans notre coin de l’univers, par suite d’une farce de la relativité, le temps s’accélère. Toutes les montres, toutes les pendules se mettraient à battre de plus en plus vite, et nos pulsations aussi, de plus en plus vite, au même rythme : par conséquent personne ne s’apercevrait de ce qui arrive, ni les horlogers ni les médecins. Vous voyez ce que je veux dire ?

– Non, je ne vois pas, dit le docteur Grob d’un ton revêche.

– Mais comment voulez-vous m’aider si vous ne comprenez pas ? cria Anderson. L’infection est en train de gagner… Qu’avez-vous l’intention de faire ?

– J’ai l’intention de vous guérir, parce que c’est mon métier. Intégration de la personnalité. Adaptation à la société. Acceptez vos semblables, ils vous accepteront. Coopérez. Apprenez à réagir de manière positive.

– Qu’est-ce que c’est, une manière positive ?

– Le contraire d’une manière négative  », répondit le docteur Grob en quittant gauchement son fauteuil. Sa grosse tête échevelée paraissait trop lourde. «  Je regrette, c’est l’heure, la séance est terminée, mais avant que vous partiez je voudrais vous présenter mon assistant. Il me remplace quand je vais en vacances.  »

D’un coup de sonnette, il fit entrer un blond jeune homme qui souriait à pleines dents.

«  Docteur Miller, annonça Grob. Un des meilleurs thérapeutes de la jeune génération.  »

Le docteur Miller s’avançait pour serrer la main du patient lorsque Anderson bondit, courut se blottir derrière le divan et resta là sans bouger en levant sur le nouveau venu un regard terrorisé. Les deux docteurs échangèrent un clin d’œil et Miller sortit sans bruit.

«  Eh bien, eh bien, fit le docteur Grob. Je suis désolé de vous avoir fait peur. C’est le docteur Miller ? Vous avez remarqué quelque chose d’anormal ?

– Mais évidemment, dit Anderson en refusant d’abandonner son abri. Vous n’avez pas vu qu’il est presque complètement chimère ? Vous devez avoir une infection au dixième degré finalement.  »

Le docteur Grob émit un bon rire rassurant.

«  J’avoue que je n’ai pas vu sa queue de serpent. Est-ce qu’elle sort par un trou dans son slip ?

– Mais non. Ils se l’enroulent autour du ventre comme des mirlitons.

– Ah ! alors la prochaine fois nous demanderons au docteur Miller de se déshabiller devant nous. Vous seriez convaincu ?

– Il ne voudra jamais.

– Nous verrons. Mais pour aujourd’hui la séance est terminée, alors je vous dis au revoir…

– Maintenant. Demandez-lui maintenant.

– La séance est terminée  », dit pour la troisième fois le docteur Grob avec un grondement inquiétant. Au même instant, comme pour faire écho à ce bruit, montèrent de la rue des cris inarticulés de plus en plus proches, de plus en plus énormes. Sa curiosité triomphant de sa peur, Anderson s’extirpa de son nid, épousseta son pantalon et prit place à la fenêtre à côté du docteur. Sur toute la largeur de l’avenue défilait une horde de chimères rugissant un chant de guerre, brisant les vitrines et les lampadaires à grands coups de leurs queues d’écailles, pétant de tous leurs culs de boucs un nuage empoisonné qui s’étalait, et tournoyait et s’élevait de plus en plus haut…

«  Ah oui, c’est ça, dit le docteur Grob en hochant la tête, l’air bonasse. Une manifestation de la Brigade d’amour. Ils sont gentils, ces gosses, pleins de vitalité.

– Mais vous ne voyez donc pas…  », cria Anderson, le regard en coin, détournant vite les yeux du spectacle.

«  Vous paraissez effrayé, observa le docteur Grob avec sollicitude. Qu’est-ce qui vous prend ?  »

Pour toute réponse Anderson se précipita vers la porte. Ce fut le souriant docteur Miller qui, ayant tiré entre-temps la fermeture éclair de sa poche revolver, l’ouvrit pour lui d’un joli geste de la queue. Pour mieux dire au revoir, le docteur Grob s’était dressé sur ses pattes de derrière : ainsi put-il encourager le patient d’un bon coup de langue sur la joue. 

«  Je crois qu’il va déjà beaucoup mieux  », confia-t-il ensuite à son assistant.

Dans l’ascenseur, Anderson ne savait plus s’il était homme, femme, être humain ou chimère. Il faisait déjà nuit quand il se retrouva dans l’avenue écrasée de brouillard où il ne pouvait distinguer que des formes vagues, ni réelles ni fausses comme les visages aperçus dans un arbre, que chacun interprète à sa guise.

Il frissonna à l’idée de retourner chez le docteur Grob le vendredi suivant, à 6 heures de l’après-midi. Il se demandait si le jeu valait cent dollars de chandelle. Mais à part ça, que faire ?


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