Politique, démocratie, valeurs occidentales : Projet de démocratie radicale et relativisme culturel (1/2)

Parte 1 : La relativité du relativisme
samedi 4 avril 2009

Ce texte fait partie de la brochure n°8 « Politique, démocratie, valeurs occidentales : Projet de démocratie radicale et relativisme culturel ».

Il est possible de la télécharger dans la rubrique brochures.

Elle contient les textes suivants :

  • La relativité du relativisme - Ci-dessous...

Le présent texte est la transcription remise en forme du débat qui a eu lieu dans le cadre des réunions-débats du MAUSS avec Cornelius Castoriadis, qui n’a malheureusement pas eu de son vivant, la possibilité d’en prendre connaissance. Nos remerciements à ses héritiers pour leur autorisation de publication, et à Nicos Iliopoulos, qui s’est chargé de la transcription de la bande et des contacts avec les héritiers Les mots en italique correspondent à des inflexions particulières du ton de C. Castoriadis.

Partie 1 : La relativité du relativisme

C. CASTORIADIS : J’ai une faiblesse dans cette discussion, c’est que j’ai suivi vos publications mais sans doute pas avec suffisamment de diligence et de soin. Donc, il ne faudra pas m’en vouloir si par moments, je montre un manque d’informations honteux par rapport à vos positions, et si jamais je les déforme - je ne pense pas d’ailleurs que je le ferai -, ce sera involontairement. Alain Caillé m’avait demandé comment préparer cette réunion. Je lui avais dit que, pour éviter un exposé introductif qui est toujours trop lourd - en tout cas pour le public -, le mieux serait de m’adresser un certain nombre de questions, et c’est ce qu’il a fait. Il y a deux parties dans la lettre qu’il m’a envoyée. Une première n’est pas vraiment une question : il me demande de porter une appréciation sur le M.A.U.S.S. [C. Castoriadis lit la lettre.] « [...] et, dit-il, c’est dans cet esprit que nous avions invité Claude Lefort qui, relisant quelques textes publiés dans le M.A.U.S.S. en vue de rédiger un bref papier destiné à célébrer notre dixième anniversaire, s’est soudain senti une grande distance avec certains de nos propos, et notamment ceux de mon ami Serge Latouche. Comme, disait-il, il faudrait trop de temps et de pages pour expliquer les raisons de son désaccord, je l’ai invité à venir les formuler devant le groupe tout informel du M.A.U.S.S. Vous pourriez peut-être prendre la suite de ce premier débat, dont vous avez eu, je crois, connaissance, et ceci ouvrirait tout de suite sur les questions que nous pourrions vous poser. » Après viennent d’autres questions... Je voudrais dire simplement deux mots là-dessus. Moi, j’ai beaucoup de sympathie pour le M.A.U.S.S. J’ai beaucoup de sympathie pour ce que vous faites et pour votre esprit critique. Mais je ne me hasarderais pas à porter une appréciation sur vous. Ce qui me pose un peu problème, ce sont les limites que vous traceriez ou que vous tracez à l’idée, à la signification du don comme moyen. Comme moyen oui, mais aussi peut-être comme finalité d’une institution de la société. Parce que, en même temps, la plupart d’entre vous - et en tout cas Caillé dans la suite de sa lettre - semble défendre quand même très fermement l’idée du marché. On y reviendra dans la discussion. Il y a là quelque chose qui n’est pas tout à fait homogène, je pense. Ou alors il faudrait essayer de délimiter quelles sont les sphères du marché, et quelles sont les sphères du don, et puis peut-être - mais je préférerais qu’on le fasse par la suite - faut-il essayer d’approfondir, de critiquer un peu cette idée du don. J’en dirai deux mots tout à l’heure. J’ai lu le papier que vous avait adressé Lefort, vous me demandez de dire ce que j’en pense. [1] Je n’ai pas grand-chose à en dire, en fait. Parce que je pense, pour parler tout à fait franchement - comme c’est mon habitude et ma nature -, moi, je trouve que chez Lefort, il y a une apologie de la démocratie en général - une théorie de la démocratie si l’on veut. (Je dirai tout à l’heure quelques mots sur ma propre position.) Ce que je ne vois pas chez Lefort, malgré la note en bas de page que vous avez ajoutée à son texte, c’est une quelconque critique de la société contemporaine. Et là-dessus, je suis à la fois très ferme, et je réagis de façon très désagréablement surprise. Il y a des phrases du genre : « Ne croyez pas que je sois un partisan inconditionnel de la modernité ou de la société contemporaine. » Je ne sais pas qui en est un partisan inconditionnel. Balladur lui-même ne l’est sans doute pas puisqu’il dit : « Il faut du changement ». Mais qu’est-ce que ça veut dire ? Qu’est-ce qu’on reproche à la société contemporaine ? À partir du moment où on la met précisément en regard de ses implications, ne serait-ce que de l’idée véritable de démocratie - enfin de l’idée dans sa pleine potentialité -, on voit qu’il y a des choses qui ne vont pas. Et ça dépasse de loin les critiques marxistes traditionnelles, etc. Il y a des phénomènes nouveaux, des phénomènes plus qu’inquiétants, il y a une sorte d’effondrement, une espèce d’enfoncement peut-on dire - comme un immeuble dont les fondations cèdent - de l’humanité occidentale contemporaine. Ça s’enfonce, et ça commence à pencher comme la tour de Pise, mais sans la même résistance peut-être...

A. CAILLÉ : Ça irait plus vite !

C. CASTORIADIS : Oui, oui, ça irait plus vite. Mais ce n’est pas seulement ça. Ce n’est pas sur des raisons pragmatiques qu’on critique la situation contemporaine. Ça, c’est un petit aspect de la question et pas tellement important. On la critique sur des questions de principe, à savoir : qu’est-ce que c’est que cette société dans laquelle la principale occupation des gens - de ceux du moins qui le peuvent -, c’est de s’enrichir, et celle des autres de survivre et de s’abrutir ? Il y a là quelque chose. Le discours sur la démocratie comme indétermination, c’est beau - ou pas beau, je ne sais pas - mais ce n’est pas ma tasse de thé. Enfin, il y a une situation contemporaine fondamentale qu’on ne peut pas accepter comme ça... J’en viens maintenant aux questions... Je ne sais pas s’il y a des commentaires là-dessus, dont on discute tout de suite...?

JACQUES DEWITTE : Vous pouvez nous chauffer encore un peu...

C. CASTORIADIS : Je continue donc et j’élève un peu la température, en lisant la lettre de Caillé : « ... D’autre part, je parle ici en mon nom propre, je dois vous dire que si j’ai toujours eu une sympathie pour ce que vous écrivez et pour la clarté », etc., « je reste sur ma faim sur les points suivants. Premier point : je ne comprends pas bien comment vous conciliez votre affirmation que toutes les cultures se valent avec celle que l’une d’entre elles est plus égale que les autres, la culture de la société grecque. [2] Question subsidiaire : dans quelle mesure la culture occidentale moderne en est-elle l’héritière légitime et aurait-elle droit elle aussi à être plus égale que les autres ? Ceci rejoint directement le premier débat sur le tiers-mondisme heideggériano-gauchiste de mon ami Serge » [rires]. Je pense que là, la température commence déjà à monter [rires]. Mais la température monte aussi pour une autre raison : parce que moi, je suis un peu vexé. Parce que - et ça revient encore avec les accusations d’hellénocentrisme -, je ne parle pas de la société grecque exclusivement, d’abord, je parle du mouvement d’autonomie dans ce segment de l’histoire universelle qu’est le segment gréco-occidental. Il ne s’agit pas seulement de la Grèce. Il s’agit sans doute aussi de l’Europe occidentale à partir d’un certain moment, probablement au 11e ou 12e siècle. Deuxièmement, j’ai toujours pris la peine d’affirmer que je ne considère pas que la culture grecque ou, bien entendu, la culture occidentale, même dans ce qu’elles ont de meilleur, sont un modèle pour le reste de l’humanité ou pour nous-mêmes dans l’avenir. Je dis simplement que là, il y a le début de quelque chose, il y a le germe de quelque chose [3]. Qu’est-ce que c’est que ce germe ? Tout simplement, et pour le prendre dans son expression la plus simple : c’est la mise en question de soi-même. Et c’est ce que nous allons faire, ce que nous sommes déjà en train de faire aujourd’hui. La question de Caillé : « Est-ce que vous n’êtes pas européocentriste ? » est une question européocentriste. C’est une question qui est possible en Europe, mais je ne vois pas quelqu’un à Téhéran demander à l’ayatollah Khomeini s’il est iranocentriste ou islamocentriste. Parce que ça va de soi. Cette critique de soi, elle commence en Grèce. C’est Hérodote disant que les Perses sont infiniment meilleurs que les Grecs et que les Égyptiens sont plus sages que les Grecs. Elle est reprise en Occident à partir au moins du 16e siècle, avec Las Casas, Montaigne, puis Swift, et puis Montesquieu et puis les Lumières, etc. Je pense aux Lettres persanes... Cette contestation, cette mise en question de soi-même, c’est pour moi l’essentiel de l’apport de la Grèce ancienne d’abord, de l’Occident ensuite. Et c’est ce qui permet, par exemple, qu’il y ait un mouvement politique et de la vraie politique, et non pas du politique, comme on dit maintenant dans une mode que je trouve pour ma part stupide.

LE POLITIQUE ET LA POLITIQUE

Le politique est ce qui concerne le pouvoir dans une société. Du pouvoir dans une société, il y en a toujours eu et il y en aura toujours - pouvoir au sens de décisions collectives qui prennent un caractère obligatoire et dont le non-respect est sanctionné d’une façon ou d’une autre, ne serait-ce que « Tu ne tueras pas ! » À moins de croire en la mauvaise utopie marxo-anarchiste qu’un jour, les individus agiront spontanément de façon sociale et qu’il n’y aura besoin d’aucune contrainte, etc. Et où il n’y aura même pas besoin de prendre des décisions collectives. Parce que Marx parle, par exemple, de la planification rationnelle des échanges des hommes entre eux et avec la nature. Qui la fait, cette planification rationnelle ? Ce sont les hommes. Est-ce qu’ils sont miraculeusement tous d’accord ? Non. Il y a une minorité, peut-être, ou plusieurs. Faut-il qu’elles suivent la majorité ou pas ? Ou bien chacun se retire sur une fraction d’un continent et applique son propre plan. Qu’est-ce que ça veut dire ? Il y aura donc des décisions collectives. Ces décisions s’imposeront à tout le monde. Ce qui ne veut pas dire qu’il devra y avoir un État, mais qu’il devra y avoir un pouvoir. Mais ce pouvoir a toujours existé - aussi bien dans la tribu primitive, dans la tribu de Clastres, sur les plateaux de Haute-Birmanie, en Chine - Confucius s’en occupe -, etc. C’est quoi ? C’est la discussion des meilleurs moyens de gérer un pouvoir existant. Ce sont des conseils adressés aux gouvernants - dire que le bon empereur est celui dont on parle le moins possible, comme on dit dans le Tao Te King. Mais ça, ca ne nous intéresse pas. Ça, c’est le politique. En revanche, l’apport du monde grec et du monde occidental, c’est la politique. La politique comme activité collective qui se veut lucide et consciente, et qui met en question les institutions existantes de la société. Peut-être les met-elle en question pour les reconfirmer, mais elle les met en question ; alors que dans le cadre de l’Empire pharaonique, de l’Empire maya ou inca, aztèque ou chinois, ou dans le royaume de Baïbar aux Indes, il peut être question de savoir s’il faut ou pas faire telle guerre, s’il faut ou pas augmenter les impôts, la corvée des paysans, etc., mais il n’est pas question de mettre en cause l’institution existante de la société. Donc, voilà quel est le privilège, le seul, de la culture, disons maintenant - ne parlons plus de grecque - disons occidentale, c’est ce qui nous importe aujourd’hui. C’est qu’elle se met en question et qu’elle se reconnaît comme une culture parmi d’autres. Et là il y a, en effet, une situation paradoxale : nous disons que toutes les cultures sont égales, mais force est de constater dans une première approximation - une première étape si vous voulez - que parmi toutes ces cultures, une seule reconnaît cette égalité des cultures ; les autres ne la reconnaissent pas. C’est ça le problème. Qui pose des questions politiques et peut arriver à poser des questions pratiques. Il se trouve que la situation actuellement ne va pas du tout. Elle est complètement catastrophique. Pour l’instant il n’y a rien d’ouvert. Quand il y a dix, quinze ans, le colonel Kadhafi - on disait « il est fou », peut-être...- déclarait que la bifurcation catastrophique de l’histoire universelle, ça a été quand Charles Martel a arrêté l’expansion arabe à Poitiers et que ce qu’il faudrait vraiment, c’est islamiser l’Europe... Si on veut être islamisé, c’est très bien. Si on ne veut pas être islamisé, qu’est-ce qu’on fait ? Et puis ce n’est pas seulement cela. On parle constamment maintenant du droit d’ingérence. Dans Le Monde d’hier, il y a une protestation émanant d’une mission chrétienne italienne dans le Soudan : le gouvernement islamiste du Soudan avait, après les avoir fouettés, torturés, crucifiés, exécuté quatre chrétiens, plus ou moins chefs de tribu. Je ne sais pas s’il faut mettre en action le droit d’ingérence - de toute façon, ça ne se fera pas -, mais est-ce que, puisque les cultures sont égales, nous devrions renoncer à dénoncer ces actes, alors que nous ne renoncerions pas, et nous ne renonçons pas, à dénoncer le maintien de la peine de mort aux États-Unis par exemple. Voilà. Là, il y a un problème à la fois intellectuel - si je puis dire ! - et un paradoxe. Mais il faut les affronter. Et il y a un problème pratique qui, pour l’instant, nous est épargné, mais qui ne nous le sera peut-être pas toujours, et qui posera des problèmes très graves. Question subsidiaire sur ce point : dans quelle mesure la culture occidentale moderne est-elle l’héritière légitime de la culture grecque, et aurait-elle droit elle aussi à être plus égale que les autres ? J’y ai en partie répondu, c’est-à-dire que je pense que, actuellement, même dans cet effondrement ou ce délabrement, la culture occidentale est quand même à peu près la seule au sein de laquelle on peut exercer une contestation et une remise en question des institutions existantes... je dirais qu’elle ne vous estampille pas immédiatement comme suppôt de Satan, hérétique, traître à la tribu, à la société, etc. Dans quelle mesure cette culture est l’héritière légitime de la culture grecque ? La question n’a peut-être pas un énorme intérêt dans la discussion d’aujourd’hui, parce que dans cette question-là, il y a à boire et à manger. En un sens, il y a des parties très importantes de la culture grecque qui ont été abandonnées, et on peut le regretter. D’un autre côté, il y en a d’autres qui ont été abandonnées et on ne peut que s’en réjouir, l’esclavage par exemple, ou le statut des femmes. Le problème de la laïcité - bien que dans le monde moderne d’ailleurs cette question ne soit pas réglée - est que les Grecs avaient une attitude très bizarre à l’égard de la religion. La religion était en effet une religion civique, un appendice de l’État, pas l’État un appendice de la religion. Et puis il y a quand même une ouverture intellectuelle encore plus grande qu’en Grèce. Mais enfin, ce n’est quand même pas une question d’un intérêt pratique immédiat, même si elle a un intérêt philosophique très grand, et même si on aurait raison, je crois, de dire qu’il y a, notamment dans l’histoire de la pensée philosophique, une tangente qui est prise, je dirais un déraillement, par rapport à la première pensée grecque. Mais cette tangente, ce déraillement sont déjà chez Platon - c’est ce qui deviendra par la suite, disons pour aller vite, une sorte de rationalisme, etc., qui se manifestera aussi bien au plan philosophique, intellectuel qu’au plan pratique. Mais, enfin, pour qu’il se manifeste, il faut aussi autre chose qui n’était pas là, même pas chez Platon. Et après Platon, il y a eu Aristote, et c’est tout à fait autre chose... c’est une question quand même particulière. Bref, je m’arrête là pour ce point.

A. CAILLÉ : Je vous remercie. Je crois qu’il y a déjà une masse de questions. Peut-être on engage un premier débat là-dessus ? [silence] Puisque personne ne se précipite, je veux bien reprendre, parce que je reste toujours sur ma faim, et toujours perplexe ; au fond, il me semble que vous défendez à la fois une position que je dirais hyper-relativiste - même si vous ne l’avez pas fait pour l’instant - en affirmant que les sociétés procèdent toutes d’un même arbitraire, de l’imaginaire radical instituant, et que de ce point de vue-là, il est impossible de les hiérarchiser, et que donc, elles se valent toutes. Et par ailleurs, vous êtes du côté de ce qui me semble être un universalisme très radical, puisque vous affirmez - et c’est là que je voudrais vous questionner - de façon presque inconditionnelle la valeur d’une dimension culturelle parmi toutes les autres, au-delà de toutes les autres, qui est celle de l’auto-questionnement. Et de ce point de vue-là, affirmant cette valeur inconditionnelle de l’auto-questionnement, qui est d’ailleurs, pour renvoyer au tout début de votre exposé, la valeur inconditionnelle de l’acceptation de l’indétermination radicale du rapport social, donc acceptant cette valeur inconditionnelle, vous dites : cette valeur ne serait réalisée que dans une société, en une certaine période de l’histoire, dans le cas de la société grecque, dans un moment de l’histoire de l’Europe occidentale, 11e-12e siècle [C. CASTORIADIS : à partir de...], à partir de, tout à fait, et cela ne se trouve nulle part ailleurs. Il faut prendre acte du fait de cette singularité historique. Voilà qui me pose question de deux façons : il y a d’une part, une question de fait qu’on pourrait discuter. Je crois que vous avez raison sur l’acceptation de l’indétermination collective. On pourrait trouver, je crois, bien ailleurs qu’en Occident, des traces de l’acceptation de l’indétermination du sujet individuel, celle du bouddhisme, du taoïsme, etc. ; mais pour ce qui est du plan strictement politique, je crois que vous avez raison. Mais la question que je vous pose n’est peut-être pas tant la question de fait, encore qu’on pourrait en discuter, c’est la question de droit. Vous avez beau faire, je ne vois pas comment vous pourriez ne pas valoriser, ne pas accorder une valeur éminente à cet auto-questionnement, à l’acceptation de cette indétermination. Et à partir du moment où vous l’acceptez - ce qui d’ailleurs me semble à des tas d’égards légitime -, nécessairement, vous devez valoriser et penser comme plus égale que les autres, comme supérieure aux autres, la seule société dans l’histoire qui place en son cœur l’acceptation de l’indétermination. Et tous vos raisonnements vont d’ailleurs dans ce sens-là, puisque, vous l’avez dit tout à l’heure. vous montrez que dans toutes les autres sociétés - toutes les sociétés autres que la société européenne - se déroulent des pratiques épouvantables - vous parlez de l’esclavage, de la situation des femmes... Si bien que, parti de l’acceptation de toutes les valeurs culturelles de toutes les sociétés, vous aboutissez en fait à la condamnation de toutes les valeurs de toutes les sociétés, sauf celles de la société occidentale...

C. CASTORIADIS : D’abord un commentaire sur le mot d’indétermination. Le mot d’indétermination n’est pas du tout le mien. Je le récuse. N’est-ce pas ? Moi, je parle de création. Et la création n’est pas simplement de l’indétermination. De l’indétermination, il y en a peut-être dans le monde quantique - je n’en sais rien -, et il y a sans doute une indétermination dans tout monde humain. Mais ce que la démocratie accepte n’est pas simplement l’indétermination. Elle accepte des tas de choses. Elle accepte la liberté. Elle affirme la liberté. Elle affirme le droit de la majorité, elle affirme l’égalité des opinions au moins, autrement le droit de la majorité n’a aucun sens.... On ne compterait pas les gens, si Platon avait raison, s’il y avait des gens qui savaient et d’autres qui ne savaient pas. Et plus généralement au plan ontologique, ce qui définit l’être, ce n’est pas l’indétermination, c’est la création de nouvelles déterminations ; et si jamais il y a une société selon mes vœux, ce ne sera pas une société de l’indétermination. Ce sera une société qui se déterminera autrement et se déterminera précisément de manière à permettre sa propre mise en question, etc. Mais ça, c’est une création, c’est une loi de cette société. Dire indétermination, à mes yeux, ça ne veut rien dire. Il faut parler d’un imaginaire créateur, instituant, c’est-à-dire déterminant, précisément. Là, on parle philosophie.... Alors, à cet égard-là, du point de vue philosophique, j’ai dû parler tout à l’heure d’un paradoxe, paradoxe qui se résume peut-être essentiellement au passage de la philosophie à la politique. A partir du moment où nous parlons d’imagination radicale, chez les individus - c’est ce qui nous intéresse ici - d’imaginaire instituant radical dans l’histoire, nous sommes obligés d’admettre que toutes les sociétés au même titre procèdent d’un mouvement de création d’institutions et de significations. Il y a les créations des Mayas et des Aztèques, il y a celles des Égyptiens, des Grecs, celles des Italiens des 13e-14e siècles, etc., et les nôtres aujourd’hui ou celles des Chinois - peu importe. Alors, au plan philosophique, je veux récuser les déterminismes historiques et récuser également, par exemple, une philosophie de l’histoire de type hégélien avec sa hiérarchie des sociétés qui progressent en réalisant toujours plus la Raison jusqu’à une société qui accomplit son règne. Il y a ça d’un côté. Maintenant, à partir du moment où on ne se borne plus à considérer l’histoire - theôrein : à faire la théorie, théorie au sens profond, fort du terme, à regarder le déroulement de l’histoire humaine, à essayer de le comprendre, à essayer de comprendre les différentes sociétés -, mais où on se donne le droit d’avoir des positions politiques - et ça, c’est déjà sortir non seulement de la considération philosophique mais du simple constat d’une équivalence prima facie de toutes les sociétés -, eh bien ce droit ne va pas de soi. Moi, ce qui m’étonne très souvent dans ces discussions - je ne dis pas ça pour vous -, c’est notre provincialisme. On parle comme si de tout temps les gens avaient pris des positions politiques, s’étaient donné le droit de discuter, de critiquer leur société. Mais c’est une illusion totale ! Provincialisme dans un milieu hypercultivé ! ça a existé deux siècles dans l’Antiquité et trois siècles dans les Temps modernes ! Et pas partout ! Sur de tout petits promontoires, le promontoire grec ou le promontoire occidental, européen, c’est tout. Ailleurs, ça n’a pas existé. Un Chinois, un Indien traditionnel ne considère pas comme allant de soi le fait de prendre des positions politiques, de juger sa société. Au contraire, ça lui paraîtrait même inconcevable. Il ne dispose pas des cadres mentaux pour le faire. Alors, à partir du moment où nous nous donnons ce droit, nous nous trouvons aussi dans l’obligation de dire : parmi ces différents types de sociétés, qu’est-ce que nous choisissons ? Est-ce que nous choisissons la société islamique ? Est-ce que nous choisissons l’Empire romain sous les Antonins, l’époque dorée ? soi-disant dorée... pour ceux qui étaient dorés eux-mêmes. Est-ce qu’on doit restaurer l’empire des Antonins ? Pourquoi pas ? Eh bien, non ! Pourquoi ? Au nom de quoi ? Eh bien, précisément parce que - et c’est encore un paradoxe - la culture dans laquelle nous nous trouvons nous donne les armes et les moyens d’avoir une posture critique, moyennant laquelle nous faisons un choix dans... disons les paradigmes historiques présents ou dans les projets possibles - et c’est plutôt les projets que les paradigmes puisque, comme je le disais tout à d’heure, il n’y a pas de modèle. Il y a un projet d’autonomie qui a son germe : en Grèce et en Occident, mais qui sans doute doit aller beaucoup plus loin.. À ce moment-là, nous nous situons comme des hommes, des êtres - des anthrôpoi, pas des mâles - politiques et nous disons : voilà, nous sommes pour... par exemple les droits de l’homme et l’égalité des femmes, et contre... par exemple, l’infibulation vaginale et l’excision. Nous sommes contre. Je suis contre. Alors, je ne vois pas où est la contradiction. Je n’ai jamais dit que, au point de vue d’un choix politique, toutes les cultures sont équivalentes, que... la culture esclavagiste des États du sud américain, si idylliquement décrite par Mme Mitchell dans Autant en emporte le vent par exemple, vaut n’importe quelle autre culture du point de vue politique, ce n’est pas vrai. Je ne sais pas si ça vous satisfait ?

C. Mouffe : Par rapport à ce que vous venez de dire : quelles seraient les conditions d’universalité de ces valeurs, donc d’autocritique, de démocratie que vous défendez ? Parce que je suppose que ça ne peut pas se généraliser comme ça, sans qu’une série de conditions culturelles soient données ? Donc comment est-ce que vous voyez ces valeurs d’origine occidentale devenir des valeurs dominantes dans d’autres cultures ? Quelle serait votre position par rapport à ça ?

C. CASTORIADIS : C’est une question pratique ?

C. Mouffe : Pratique et théorique à la fois...

LA CONDITION DE L’UNIVERSALISATION DES VALEURS OCCIDENTALES

C. CASTORIADIS : Au plan théorique, la réponse ne serait pas très difficile, parce qu’on peut tout simplement parler de Tien-Ân-Men à Pékin... Contrairement à ce que certains ont dit (ou souhaiteraient), la démocratie ne fait pas partie de la tradition chinoise. Ce n’est pas vrai. Il y a eu des mouvements, il y a eu le taoïsme, etc., ce n’est pas ce que nous appelons démocratie. Les Chinois, certains Chinois du moins, manifestent à Tien-Ân-Men, l’un d’eux est là, devant les blindés, il se fait écraser en revendiquant la démocratie. Qu’est-ce que ça veut dire ? Ça veut dire qu’il y a quand même un appel de ces valeurs, comme il y en a un - bien que les choses soient là très bâtardes, c’est désagréable - dans les pays de l’Est européen après l’effondrement du communisme. Ce que je veux dire, c’est que, à partir du moment où ces valeurs sont réalisées quelque part - ne serait-ce que de façon très insuffisante et très déformée, comme elles l’ont été ou le sont encore en Occident -, elles exercent une sorte d’appel sur les autres, sans qu’il y ait pour autant une fatalité ou une vocation universelle des gens pour la démocratie. Mais si ce que vous me demandez, c’est : qu’est-ce qu’on fait si les autres persistent ? - parce que c’est ça finalement la question -, la réponse est : on ne peut rien faire, on peut simplement prêcher par l’exemple. Robespierre disait : « Les peuples n’aiment pas les missionnaires armés. » Moi, je ne suis pas pour l’imposition, par la force, d’une démocratie quelconque, d’une révolution quelconque, dans les pays islamiques ou dans les autres. Je suis pour la défense de ces valeurs, pour leur propagation par l’exemple, et je crois - mais ça, c’est une autre question - que si actuellement ce... disons rayonnement a beaucoup perdu de son intensité (les choses sont plus compliquées que ça d’ailleurs...), c’est en grande partie à cause de cette espèce d’effondrement interne de l’Occident. La renaissance de l’intégrisme, le fondamentalisme islamique, ou même aux Indes d’ailleurs où il y a des phénomènes analogues chez les hindouistes, sont en grande partie dus à ce qu’il faut bel et bien appeler la faillite spirituelle de l’Occident. Actuellement, la culture occidentale apparaît pour ce qu’elle est, hélas ! de plus en plus : comme une culture de gadgets ! Qu’est-ce qu’ils font, les autres ? - c’est d’ailleurs très drôle ! Dans une duplicité admirable, ils prennent les gadgets et ils laissent le reste. [* Dans un article publié en 1988, Castoriadis observait que « Les techniques du pouvoir, c’est-à-dire les techniques d’abrutissement collectif - il y a un haut-parleur dans tous les villages qui diffuse le discours du chef, il y a une télévision qui donne les mêmes nouvelles, etc. - ces techniques se diffusent avec la vitesse du feu dans la prairie, et ont envahi toute la terre ; tout de suite cela s’est répandu partout. N’importe quel caporal dans n’importe quel pays du tiers-monde sait manier les Jeeps, les mitraillettes, les hommes, la télévision, et les mots ‘socialisme’, ‘démocratie’ et ‘révolution’. Cela, nous le leur avons donné, appris de façon très généreuse. Ce qui est relativement peu diffusé, c’est précisément l’autre composante de notre société, c’est-à-dire les valeurs émancipatrices, démocratiques, de libre recherche, de libre examen, etc. » Cahiers Vilfredo Pareto, Revue Européenne des Sciences Sociales, n° 79, 1988, p. 108, - cité par Serge Latouche dans Décoloniser l’imaginaire, Paris 2003, p. 68] Ils prennent les Jeeps, les mitraillettes, ils prennent la télévision comme moyen de manipulation ; au moins les classes possédantes - ils ont les télévisions couleur, les voitures, etc., mais ils disent que tout le reste, c’est la corruption occidentale, c’est le Satan, etc. Je crois que tout est dû au, et aussi conditionné par, le fait que l’Occident lui-même a un rayonnement de moins en moins fort parce que, précisément, la culture occidentale, et en tant que culture démocratique au sens fort du terme, s’affaiblit de plus en plus. Mais, pour en revenir à votre question : la condition de l’universalisation de ces valeurs. Que les autres se les approprient - et sans doute alors là, s’il y a un addendum, qui est tout à fait essentiel dans mon esprit, se l’approprier ne veut pas dire s’européaniser. Et là, c’est un problème que je ne suis pas en mesure de résoudre. S’il est résolu, ce sera par l’histoire. J’ai toujours pensé qu’il devrait y avoir non pas une synthèse possible, je n’aime pas le mot, trop radical-socialiste, mais un dépassement commun qui combinerait la culture démocratique de l’Occident avec des étapes qui doivent venir, ou qui devraient venir, c’est-à-dire une véritable autonomie individuelle et collective dans la société, avec conservation, reprise, développement sur un autre mode des valeurs de socialité et de communauté qui subsistent - dans la mesure où elles ont subsisté - dans les pays du tiers monde. Il y a encore des valeurs tribales en Afrique. Hélas, elles se manifestent de plus en plus dans les massacres mutuels ; mais elles continuent aussi à se manifester dans des formes de solidarité entre les personnes qui sont pratiquement tout à fait perdues en Occident et misérablement remplacées par la Sécurité sociale... Alors, je ne dis pas qu’il faut transformer les Africains les Asiatiques, etc., en Européens. Je dis qu’il faut qu’il y ait quelque chose qui aille au-delà et qu’il y a encore dans le tiers monde, ou du moins dans certaines parties, des comportements, des types anthropologiques, des valeurs sociales, des significations imaginaires comme je les appelle, qui pourraient être, elles aussi, prises dans ce mouvement, le transformer, l’enrichir, le féconder.

S. LATOUCHE : Je voudrais rebondir, reprendre finalement la question d’Alain, puisque, en fait, Alain a repris la mienne, d’une certaine façon. Je trouve que votre position est quand même un peu radicale sur cette mise à distance - ou cette capacité de critique de soi - dans les autres sociétés. Parce que les exemples que vous prenez, vous les prenez dans la réalité contemporaine, c’est-à-dire dans des sociétés qui sont occidentalisées et mal occidentalisées. Ce sont des sociétés modernisées, c’est-à-dire dans lesquelles on assiste, du fait de leurs contradictions, à ce qu’on pourrait appeler une fermeture totalitaire de l’esprit. Il y a eu quand même dans les sociétés anciennes, dans les grandes sociétés, en Chine, en Inde, des périodes importantes de discussion philosophique avec des dimensions universalistes et des mises à distance. Alors, j’entends bien que cette critique de soi, cette mise à distance par rapport à soi, n’a jamais atteint le niveau qu’elle a atteint en Occident. C’est évident. Mais ceci a son revers. Certes c’est l’Occident qui a poussé le plus loin l’idée d’une humanité universelle - par opposition à des existences spécifiques d’enfermement tribal, qui n’a d’ailleurs jamais été un enfermement total ; certainement l’idée d’une humanité potentiellement fraternelle d’hommes identiques ou égaux, etc., n’a jamais été développée aussi loin qu’en Occident. Mais elle s’est développée, elle s’est construite comment ? De façon très particulière. Ce qui a fait des hommes une collection, un ensemble solidaire, c’est justement le fait qu’on ait défini un ennemi commun de cette humanité, ce que n’avaient pas fait les autres sociétés. Et cet ennemi, c’est la nature. [* Serge Latouche fait sans doute allusion à « De l’écologie à l’autonomie », Paris 1980, pp. 37-38, où Castoriadis déclarait : « La plus belle et la plus concise formulation de l’esprit du capitalisme que je connaisse, c’est l’énoncé programmatique bien connu de Descartes : atteindre au savoir et à la vérité pour ‘nous rendre maîtres et possesseurs de la nature’. C’est dans cet énoncé du grand philosophe rationaliste que l’on voit le plus clairement l’illusion, la folie, l’absurdité du capitalisme (comme aussi d’une certaine philosophie et d’une certaine théologie qui le précèdent). Qu’est-ce que cela veut dire, nous rendre maîtres et possesseurs de la nature ? Remarquez aussi que sur cette idée privée de sens se fondent aussi bien le capitalisme que l’œuvre de Marx et le marxisme ».] À partir du moment où on a décidé que l’homme était « maître et possesseur de la nature », on a désigné la victime qui solidarisait les hommes entre eux : la nature, dont il fallait percer les secrets, qu’il fallait, comme dit Bacon, « soumettre comme une femme publique à nos désirs » pour en tirer matériellement ce qui était la condition d’une fraternité universelle : l’enrichissement de tous, qui permettait donc de supprimer les conflits entre les hommes et de les déplacer en conflits entre les hommes et la nature. Avec, potentiellement, cette contradiction qu’en instrumentalisant la nature - ce que n’avaient jamais fait à ce point-là les sociétés antérieures ou les autres sociétés -, on se donnait aussi les moyens d’instrumentaliser l’homme lui-même. Si dans le même mouvement on proclamait la fraternité universaliste, on la détruisait en décidant que certains hommes n’étaient pas des hommes, ou étaient des sous-hommes, et ils basculaient, en tant qu’esclaves, du côté de la nature ; et alors, on pouvait aussi les soumettre et les traiter selon nos désirs. Du coup, on a peut-être aboli l’esclavage, mais on a inventé les camps de concentration...

C. CASTORIADIS : Je n’ai aucune difficulté à... à arrondir un peu les angles d’une opposition que je présente comme tranchée parce que je veux souligner quelque chose. Je veux secouer les gens, et je veux faire comprendre que l’homme n’est pas de droit divin un être démocratique. Que la démocratie a été une création, une conquête de l’histoire, qu’elle est constamment en danger et que d’ailleurs elle est en train de ficher le camp. En Europe, on a eu le totalitarisme et, après le totalitarisme, on a le pouvoir des médias et des politiciens corrompus et des grands hommes d’affaires... Mais, d’abord historiquement, il faut sans doute revenir et examiner de plus près le cas de l’Inde et de la Chine. Ce n’est pas seulement au plan intellectuel que ça a été poussé beaucoup moins loin. Les deux points sont d’ailleurs tout à fait conjoints. C’est que cette culture philosophique est restée une culture de mandarins, au sens large du terme. Elle ne se déroule pas dans l’agora. Elle se déroule dans un milieu fermé qui est le milieu des savants, des sages, des philosophes et des doctes, etc. C’est vrai aussi bien en Inde qu’en Chine. Et, lié à cela - c’est pour moi une évidence -, c’est que vous ne verrez jamais ni en Inde ni en Chine cette confluence de l’inquiétude et du mouvement de l’interrogation philosophique avec la question politique. Vous prendrez les plus grands sages, vous verrez qu’ils disent : X l’empereur devrait faire ceci, cela. C’est-à-dire qu’il s’agit d’une gestion raisonnable du pouvoir institué. Par exemple - et même si on peut critiquer l’idée d’une utopie radicale -, jamais une utopie radicale n’apparaît sous la plume d’un philosophe, concernant l’état de la cité, l’état de la société. Voilà pour le premier point. Autrement, je suis tout à fait d’accord avec vous pour accepter l’idée que dans le bouddhisme, ou dans le taoïsme d’ailleurs, il y a une mise en question qui va assez loin, au plan encore une fois de la représentation, des représentations de la tribu. Maintenant, quand vous dites qu’en Occident, l’universalité s’est gagnée sur un ennemi qui est la nature et que l’instrumentalisation de la nature s’est transformée en instrumentalisation des hommes, je dirais oui et non. Pourquoi ? Je suis tout à fait d’accord avec vous pour dire qu’il y a une nouvelle attitude à l’égard de la nature qui apparaît en Occident et, contrairement à Heidegger d’ailleurs, je ne pense pas que ce soit le résultat de la métaphysique occidentale. Je pense que le tour pris par la métaphysique occidentale à partir d’un certain moment est corrélatif, sans en être du tout le résultat ou le reflet, corrélatif du tour que prend toute la société. Il y a un imaginaire de la maîtrise rationnelle qui apparaît en Occident, d’ailleurs avant Descartes et avant même Bacon - avec les horlogers suisses au 14e siècle : il faut avoir une mesure précise du temps. Et ça, ce n’est pas forcément lié, ce n’est pas en soi un progrès des forces productives. C’est une curiosité en même temps. Bon, peu importe. C’est une volonté de mettre de l’ordre. Il y a Bacon, il y a Descartes : « Maîtres et possesseurs de la nature ». Il y a Leibniz : « Pendant que Dieu calcule, le monde se fait », etc. Il y a tout ce mouvement-là et aussi, bien entendu, l’idée qu’on peut et qu’on doit exploiter au maximum une nature qui est là comme simple objet d’exploitation. Vous le savez sans doute, je suis tout à fait opposé, y compris politiquement, à cette attitude ; mais je dirais que ce n’est pas relié nécessairement à ce que j’ai appelé le mouvement vers l’autonomie gréco-occidentale. Par exemple, ce n’est pas du tout une attitude caractéristique des Grecs anciens, absolument pas. Le rapport avec la nature est tout à fait autre : les arbres sont habités par des dryades, les fleuves sont des dieux, etc. Alors là, c’est le rapport du mouvement vers l’autonomie avec le capitalisme. Parce qu’il y a en effet quelque chose de très important, de très étrange qui se déroule en Occident, à partir des 16e-17e siècle, c’est la coexistence de deux significations imaginaires nucléaires : d’un côté, le mouvement vers l’autonomie, d’un autre côté, le capitalisme, en somme, et qui semblent plus ou moins se rejoindre autour de l’idée de rationalité. C’est un malentendu historique, si je puis dire - si le terme de malentendu historique a un sens, si on peut accuser l’histoire de générer des malentendus, mais c’est ce que disait Baudelaire, « l’histoire n’avance que par des malentendus ». Et ce malentendu se manifeste aux 17e-19e siècles aussi bien dans l’adoption d’un certain nombre d’idées, d’orientations carrément capitalistes par le mouvement ouvrier, par exemple - et par Marx notamment, entre autres. (Ce n’est pas le mouvement ouvrier, mais enfin...) Dernier point là-dessus, je ne pense pas non plus que l’instrumentalisation de la nature est ce qui conduit à l’instrumentalisation des hommes. Je pense que les deux procèdent d’autre chose : de la maîtrise rationnelle. L’idée, la signification imaginaire d’une expansion illimitée de la maîtrise rationnelle. Parce que l’instrumentalisation des hommes, sous la forme de l’esclavage par exemple, vous l’avez indépendamment du capitalisme, indépendamment de la Grèce ancienne. Ce n’est pas la Grèce ancienne qui avait le privilège de l’esclavage. Toutes les sociétés anciennes étaient des sociétés d’esclaves. Les sociétés africaines comportaient l’esclavage, on le sait très bien. Donc, c’est autre chose, je pense. Ce qu’il faut dire, c’est que dans les sociétés antérieures, l’exploitation de la nature, comme l’exploitation des hommes, se faisait, si je puis dire, de façon naïve - on enchaînait quelqu’un, on le faisait travailler par exemple -, et avec le capitalisme l’une et l’autre, l’exploitation de la nature et l’exploitation des hommes, se font le chronomètre à la main... Vous ferez tant de gestes dans une heure de travail, etc. Je ne sais pas si vous êtes satisfait de ma réponse...?

J. DEWITTE J’ai deux questions à poser, mais la seconde, je la réserve pour plus tard parce qu’elle est plus générale. La première, une remarque, m’est venue en vous écoutant, là à l’instant, quand vous avez dit : au fond, il ne s’agit pas d’européaniser. Donc vous souteniez l’idée qu’il serait souhaitable, idéalement bien entendu, de maintenir certaines valeurs tribales, l’idée, la pratique d’une solidarité. Alors, en vous écoutant, je me disais : mais est-ce que tout cela ne nous renvoie pas à nous-mêmes ? Est-ce que ce n’est pas valable aussi pour nous-mêmes ? Est-ce que finalement, il n’y aurait pas un danger à nous penser, à nous comprendre nous-mêmes purement, essentiellement, comme des êtres auto-questionnants, qui se mettent en question eux-mêmes mais oublient qu’il y a autre chose dans notre identité, dans ce que nous sommes, dans notre tradition ; qu’il y a aussi des valeurs de solidarité, et ce qu’on appelle ici, je crois, dans le groupe du MAUSS « socialité primaire ». Donc, il me semblait que ça nous renvoyait à nous-mêmes [...].

A. CAILLÉ : Est-ce que je peux ajouter un tout petit complément à la question de Jacques Dewitte ? Vous appeliez à combiner les valeurs d’auto-interrogation et de solidarité, de socialité générale qui sont plus vivaces ailleurs qu’ici. Mais la question redoutable est quand même celle de savoir dans quelle mesure ces valeurs de solidarité ne sont pas liées en partie, sinon au refoulement, au moins à la mise à l’écart des valeurs d’auto-questionnement ?

C. CASTORIADIS : Puisque, avec Lefort, vous parliez surtout de Tocqueville, je vous renverrai à Tocqueville. Qu’est-ce que disait Tocqueville ? Il disait que, sous l’Ancien Régime, il y avait cette chaîne sociale qui allait du plus pauvre des paysans, et même du serf, jusqu’au monarque. Il y avait des solidarités ; le noble n’était pas seulement ou pas essentiellement l’horrible exploiteur, dominateur, etc. ; il était aussi celui qui prenait soin de ses hommes et tout le reste ; et puis le village était solidaire. Et puis, pour Tocqueville, tout cela s’est dissous - ou tend plus ou moins à se dissoudre - dans le mouvement de l’égalité des conditions. C’est tout à fait vrai. Mais la question, c’est : qu’est-ce qu’on fait maintenant ? Ces valeurs dans l’Occident sont perdues ou sont en train de se perdre. Sans faire de longues parenthèses ni raconter ma vie : dans une île grecque où je vais toujours passer l’été, chaque année, j’assiste - je peux voir, comme sur un thermomètre - à la dislocation croissante de la communauté villageoise qui était encore très vivace il y a quinze ans. Il y a quinze ans, chaque année, une famille avait la charge des fêtes du village, préparait le grand festin collectif de Noël qui se passe à côté de l’église, etc. Dans tout ça et toute une série d’autres choses, le village vivait. J’ai fait un rapide calcul, il vivait - comment dire ? - en auto-production et en autoconsommation à 97 %. Il importait du fer et de la soie, c’est tout. Tout le reste était produit, fabriqué, cultivé, tissé, recyclé, etc., au village. Et tout est en train de se disloquer, ne serait-ce que parce qu’il n’y a plus de village : les gens ne partent pas en Allemagne ou en Australie, ils partent à Athènes... Qu’est-ce qu’on peut y faire ? S’il y a une chose terrible en politique, c’est de constater - quand on n’est pas superficiel, et j’espère ne pas l’être - que le citoyen n’est pas, ne doit pas et ne peut pas, s’il est un vrai citoyen, être un être désincarné. Ce n’est pas une conscience politique qui se met en question, qui met en question ce qu’il y a autour de lui. C’est un être humain, il appartient à une communauté, etc. Cette communauté a des valeurs qui ne sont en tant que telles ni des valeurs philosophiques ni des valeurs politiques. Ce sont en partie des valeurs artistiques, mais surtout des valeurs de vie humaine, comme celles auxquelles nous faisions allusion ici. Et ces valeurs ne peuvent même pas être formulées, encore moins être imposées, dans et par un programme politique. Qu’est-ce que vous pouvez dire ? Vous pouvez dire... Quand je suis arrivé à Paris, il y avait encore le 14 Juillet. Moi, je dansais tous les soirs, dans mon quartier, rue Falguière, au métro Pasteur. Chaque bistro faisait son bal ! Avec son petit orchestre, l’accordéoniste, et tous les gens du quartier ; le 14 Juillet était là, et on commençait le 13, l’après-midi, et on terminait le 14, tard dans la nuit, en mangeant des sandwichs et en dansant - surtout du musette, mais aussi, à partir d’un certain moment, la rumba, la samba, etc. Et dès 1960, ça n’existe plus. Paris n’existe plus. Il y avait des quartiers, il n’y en a plus. Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? On inscrit dans le programme politique la reconstitution des quartiers de Paris comme villages urbains avec leur 14 Juillet, l’épicier du coin, et tout le reste ? - Je suis absolument désolé de l’évolution de Paris... mais c’est la question d’une création informelle authentique de la société qui est actuellement ruinée dont on peut espérer qu’elle reprendra - elle reprendra sans doute sous d’autres formes -, mais qu’on ne peut pas expliciter dans une discussion politique si ce n’est pour poser la question que vous posez et constater qu’effectivement, il y a là un problème.

JACQUES DEWITTE : Donc, c’est le constat des limites de notre pouvoir d’agir...

C. CASTORIADIS : Absolument. Nous ne sommes pas la société. Nous en sommes une composante dans un mouvement social éventuel, et nous pouvons donc dire aussi, comme le disait Caillé, qu’il y a des valeurs de solidarité qui sont très importantes, mais nous ne pouvons pas en faire l’un des points d’un programme politique.

S. LATOUCHE : Tout à l’heure, je n’ai pas réagi immédiatement à votre réponse. Mais je tiens à y revenir... Elle ne me satisfait pas pleinement, parce que vous dissociez les trois éléments qui constituent pour moi une sorte de tout dans mon analyse, c’est-à-dire la maîtrise rationnelle, la domination de la nature et l’humanisme. D’abord, je pense que ces trois éléments sont déjà en germe chez les Grecs, qu’il n’y a pas de coupure radicale dans l’histoire de l’Occident entre l’Antiquité et la Renaissance. Et d’autre part, qu’on ne les trouve pas ailleurs. Quand vous dites des esclaves, il n’y en a pas eu qu’en Occident, c’est vrai. Mais la catégorie d’esclaves recouvre des choses extrêmement différentes, des attitudes extrêmement différentes. Un captif de case en Afrique, c’est un esclave, puisqu’on a pu le transformer en esclave par la traite des Noirs, mais ce n’est pas une chose. [* Dans cette phrase un peu elliptique, Serge Latouche veut marquer la différence entre deux types de servitude, celle que pratiquaient les Africains eux-mêmes, et celle que les Européens ont pratiquée à leur égard. Le terme « captif de case » désigne le statut, ou la situation, d’un Africain asservi dans la société africaine, qui n’est pas vraiment un esclave au sens de l’esclavage-marchandise classique, pas plus d’ailleurs que, dans la Grèce ancienne, les Hilotes à Sparte, ou les Pénestes en Thessalie, n’étaient des esclaves stricto sensu. Mais la traite des noirs a fait disparaître, aux yeux des Européens, la différence entre le statut servile de l’Africain « esclave » dans sa propre société, et celui de ce même Africain, exporté dans les plantations du Nouveau Monde : les négriers croyaient, ou voulaient croire, que l’esclave qu’ils transportaient aux colonies était déjà esclave, au même sens du mot, avant même qu’ils aient fait l’acquisition de cette « marchandise », alors que celui-ci n’était devenu marchandise que par l’acquisition qu’ils venaient d’en faire. Consulté sur ce point, Serge Latouche confirme cette interprétation de sa phrase, et ajoute que « Un ‘captif de case’ ou un de leurs descendants est tellement peu un esclave marchandise au sens occidental que mes amis mauritaniens qui ont de tels « serviteurs » noirs dans leur famille, sont horrifiés sans hypocrisie de la traite négrière et choqués par le fait qu’aujourd’hui avec la sécheresse certains maitres abandonnent leurs « esclaves » quitte à en réclamer l’héritage s’ils font fortune en ville... »] Ce n’est ni un instrument ni une chose. Ce n’est pas tout à fait un homme, puisque quand on n’est pas membre de la tribu, on n’est pas un homme à part entière ; mais les animaux ne sont pas des hommes non plus et ne sont pas pour autant des choses. Ils font aussi partie de l’univers, du cosmos, etc. Donc c’est tout à fait différent. Or, précisément, il me semble que cette attitude change déjà dans la Grèce ancienne. Parce que vous évoquez les dryades, mais je ne crois pas qu’Aristote croit beaucoup aux dryades, et à son époque... il y a des textes d’Aristote - évidemment, vous êtes beaucoup plus compétent que moi là-dessus, ma maîtrise du grec est très limitée -, il y a un texte où il dit, si mes souvenirs sont bons, qu’il n’y a pas de place dans la cité pour les chevaux, pour les autres animaux, pour les choses, etc. ; qu’il n’y a pas de philia possible entre l’homme et le cheval... il y a une exclusion quand même assez radicale de la nature, qui n’existait pas dans une société africaine animiste. Et, effectivement déjà, le droit grec et latin définit donc de ce fait l’esclave comme un instrumenta vocale, et définit donc une instrumentalisation. Il y a donc déjà un commencement, et ce n’est pas par hasard si, en même temps, avec le stoïcisme apparaît l’idéologie humaniste, c’est-à-dire l’idée qu’il existe un intérêt commun de l’humanité. Et quel est l’intérêt commun d’une humanité divisée en tribus, en religions, en nations, etc., si ce n’est que tous les hommes ont en commun d’avoir un intérêt à dominer le sida, à percer les secrets de la nature, à maîtriser l’univers, etc.? À partir du moment où se constitue cette idée d’un intérêt commun, d’une humanité contre la nature, c’est que cette catégorie d’humanité peut apparaître. Elle apparaît donc avec cet universalisme occidental, admettons, mais dans ces deux volets qu’à mon avis, on ne peut pas dissocier.

C. CASTORIADIS : Peut-être qu’il ne faut pas prolonger cette discussion, parce que là, nous entrons dans un terrain qui est complexe, et puis très difficile et très casse-figure. C’est le rapport de l’histoire réelle avec l’évolution des idées. Et personnellement, je suis assez opposé à l’idée de réduire les évolutions réelles ou de les faire correspondre - cette espèce de marxisme inversé qui est d’ailleurs le péché mignon de Heidegger... La technocratie occidentale est l’aboutissement de la métaphysique occidentale... Eh bien, ce n’est pas vrai. Si Thomas d’Aquin est un grand métaphysicien, il n’a rien à faire avec la maîtrise rationnelle et le monde de la technique, etc. Je ne suis pas d’accord sur l’analyse historique. Je crois qu’un tournant tout à fait particulier est pris par l’Occident à partir d’un certain moment. Je ne pense pas que la situation est la même dans l’Antiquité. Les esclaves sont libérables, beaucoup plus à Rome d’ailleurs, comme vous le savez, qu’à Athènes. Il y a même eu un ou deux empereurs au 3e siècle qui ont laissé les esclaves s’émanciper. Aristote, dans l’histoire de l’esclavage, c’est un cas particulier. À ma connaissance - et personne ne m’a démenti jusqu’ici dans ce genre de discussion -, Aristote est le premier Grec qui justifie l’esclavage, le premier ; Platon ne le justifie pas. Aucun autre. Avec des restrictions d’ailleurs, parce que, quand Aristote parle des esclaves par nature, il donne une définition qu’on pourrait presque accepter. Il dit que ce sont des gens qui ne sont pas capables de se diriger eux-mêmes. Mais pour nous, les gens qui ne sont pas capables de se diriger eux-mêmes, on les met à l’hôpital psychiatrique. Et il ne faut pas oublier : les Grecs deviennent grecs ; ils apprennent à lire et à écrire avec Homère, et ils chantent Homère dans les fêtes. Dans Homère, il y a des personnages dont on sait d’avance qu’ils vont devenir esclaves. Et c’est qui ? ce sont les personnages les plus nobles de l’épopée ! C’est Andromaque par exemple. Et vous verrez, dans Thucydide, dans la discussion des Athéniens et des Méliens, qu’il n’y a aucune tentative de justification rationnelle. Les Athéniens disent : c’est une loi que nous n’avons pas inventée, que nous avons trouvée là et qui vaut parmi les hommes et parmi les dieux ; le droit, c’est le droit du plus fort. C’est Aristote qui a eu l’idée, en tant que philosophe, de rationaliser cet état de choses et de dire : non, il n’y a pas qu’Andromaque, il y a beaucoup de gens qui sont esclaves par accident et qui ne devraient pas l’être. Donc, je pense qu’il y a là quelque chose qui change avec le capitalisme moderne, et qui change même dans le rapport aux esclaves, dans la mesure aussi où ils continuent à exister dans l’hémisphère occidental, au début du 19e siècle, et dans l’esclavage, le quasi-esclavage du prolétariat industriel, dans ce qu’on a appelé à juste titre la réification du travail, qui est quelque chose d’assez différent. Et l’idée de l’humanité ne va pas avec l’idée d’une maîtrise rationnelle. Là on entre dans des discussions extrêmement compliquées. Par exemple, l’idée de l’humanité, c’est l’idée des stoïciens, bien sûr, qui n’en tirent aucune conclusion pratique, comme vous le savez, puisque, pour les stoïciens, il n’est pas question d’un agir politique. Mais c’est aussi l’idée chrétienne. C’est saint Paul : « Il n’y a plus d’esclave ni de libre ni de Grec ni de Juif ni de femme ni d’homme. » En tant qu’idée, elle est là, elle est là pendant quinze siècles, en tant que réalité, ce n’est pas le christianisme. Contrairement à ce que racontent les curés, le christianisme n’a jamais levé le petit doigt pour abolir l’esclavage. Et quand Las Casas a défendu les Indiens en disant « non, ils ont une âme », c’était pour dire en même temps « non, les Africains n’ont pas d’âme, donc vous pouvez les asservir et les transporter aux Amériques ». C’est pour ça que je pense que ces idées bien sûr jouent un rôle dans l’histoire, mais elles sont des expressions, des résultats ; elles peuvent devenir des moteurs à nouveau quand elles sont retraitées dans l’évolution historique. Par exemple, les Européens occidentaux sont tant bien que mal christianisés, pendant très longtemps, mais ce n’est qu’au 14e siècle que les paysans se soulèvent en Angleterre (et puis au 16e en Allemagne - ils se soulèvent avant, mais enfin...). C’est au 14e siècle qu’ils commencent à chanter : « Lorsque Ève tissait et Adam bêchait, où était le noble ? » Mais cette idée était là depuis l’an 60 après Jésus-Christ. Aucun serf, aucun esclave ne l’avait encore utilisée. Mais quand la situation historique a changé, quand la société a commencé à protester, on a repris le christianisme et on en a fait autre chose. Et ce n’est pas un vrai christianisme, celui qui prêche l’égalité sur la terre. Le christianisme prêche l’égalité là-haut. Enfin, c’est un peu diffus ce que je vous réponds, mais je crois que la question elle-même est diffuse. Pas votre question, la question, die Frage, le problème.

[* passage non publié dans la RMS] <Alain Caillé : Une dernière question, peut-être, sur ce point ?... Louis Baslé.

Louis Baslé : Oui, mais enfin ce sont des remarques, il n’y a pas d’accord ni de désaccord, mais la question hébraïque n’est jamais abordée, et le monothéisme semble un élément très important dans l’idée d’humanité, et à ce moment-là la confluence, je dirais, judéo..., enfin hébraïco-grecque, vous avez cité saint Paul, et là, il y a justement des choses, des points de bifurcation (?) effectivement intéressants, qui peuvent dormir pendant des siècles, enfin c’est un premier point ; il y en a un autre, malgré tout, je pense que, malgré vous, vous n’êtes pas si loin de Lefort que vous le dites, et en même temps vous êtes radicalement en opposition, c’est que dès que vous parlez de la possibilité de contester, qu’est-ce que vous avez, vous avez la querelle, vous avez l’indétermination, il n’y a rien à faire ; et lorsque vous passez d’un monde de guerriers aristocratiques à une démocratie de masse, eh bien vous avez automatiquement la décadence, la privatisation, le repli, tout ce que Tocqueville a justement analysé, le fait que, au lieu de former une communauté, on forme une société, comme dit Baechler dans son bouquin ; que, à ce moment-là, le vouloir politique s’affaisse, bien évidemment, et que la scène est occupée, on pourrait dire, par des communautés d’intérêts. On l’a bien compris, c’est bien ce que vous avez dit tout à l’heure. Donc, ça me paraît, à ce moment-là, se référer plutôt à une description sociologique positive, c’est-à-dire : il y a des mécanismes sociaux qui vont automatiquement se mettre en place et qu’un certain nombre - je dirais - de référents, de principes, d’ajustements, sont en place, et à ce moment-là, ça veut dire que ce n’est pas parce que vous avez un imaginaire radical, autocritique, etc., que vous avez oublié les pesanteurs du pouvoir, les pesanteurs du social, etc., qui sont traitées autrement dans votre société, en particulier l’invisible et toutes ces choses-là, dont on parle assez peu... Le fait de s’émanciper de l’invisible, ça ramène la question à Tocqueville, ça ramène la question à Rousseau, ça ramène à toutes ces questions que vous avez abordées aussi, et là, moi je crois que, bon, la démocratie est appelée à mourir et à renaître, ça me paraît quelque chose d’inscrit, je dirais, dans le courant même de l’évolution des systèmes sociaux. J’ai une sorte de pessimisme radical, enfin d’optimisme radical, au sens que ça renaît, ça repart, mais je pense qu’il y a une entropie de la démocratie, que ça mène à une massification, ce qui fait qu’elle s’auto-détruit, comme le dit Baechler, et parfois par les clercs, curieusement, et pas forcément par les masses ou par la corruption, qui peut jouer aussi. Voilà, c’est tout.

CC : - Oui, bon. Je ne vais pas revenir sur la question du monothéisme, l’essentiel c’est que vous avez dit que, quelle qu’ait été l’importance du monothéisme, les idées relatives à ces questions sont restées dormantes pendant des siècles, et il faut donc, dès ce moment, se poser la question : pourquoi diable se sont-elles réveillées à un moment donné ?

L.B : - Ah oui... Le retour à l’Antiquité grecque, certainement...

CC : - C’est avant le retour à l’Antiquité, je pense. Pour moi, ce n’est pas ça. Pour moi, c’est la proto-bourgeoisie, c’est la constitution des cités - on y reviendra d’ailleurs - en Occident, avec des tentatives d’auto-gouvernement, en opposition au pouvoir central, et la chance qu’elles ont eue, en naviguant entre le roi, le pape, la féodalité, etc. Bon, mais enfin, sur la question de la contestation, de l’indétermination, oui et non, parce que, si vous voulez, pour moi l’indétermination, comment dire ? à partir du moment où je parle de l’imagination radicale et de l’imaginaire radical instituant, c’est-à-dire d’une spontanéité créatrice chez les êtres humains, il est évident qu’il y a indétermination, cette indétermination est partout. Elle est là en Chine impériale, elle était là en Russie stalinienne, l’indétermination... A partir de quel moment ça prend une substance, cela ? A partir du moment où on sort de l’hétéronomie, et ça, c’est ce que vous dites : l’émancipation de l’invisible. Or, pour moi, ça c’est un thème central, c’est-à-dire que les sociétés traditionnelles sont des sociétés mythico-religieuses, ou purement et simplement traditionnelles, d’ailleurs, pas forcément religieuses au sens propre du terme, mais il n’est précisément pas question de contester la loi sociale ou la représentation du monde, le monde créé par la société, parce que c’est un don de l’invisible ou une imposition, une loi de l’invisible, etc. Et de ce point de vue, la société moderne tranche sur toutes les autres, ça c’est sûr, et la société grecque occupe une position particulière, non pas que ce soit une société laïque, ce n’est pas une société laïque, mais parce que, comme je le disais tout à l’heure, la religion est une religion civique, en anticipant Rousseau, et qu’elle fait partie du fonctionnement de la cité, et que les Grecs, tout en étant très pieux la plupart du temps par ailleurs, par exemple, n’ont jamais rêvé d’envoyer des gens à l’oracle de Delphes pour lui demander « quelles lois doit-on faire ? ». Ils envoyaient à l’oracle des émissaires pour poser toutes sortes de questions, et même « à quel endroit doit-on établir une colonie ? », n’est-ce pas ? - mais non pas est-ce que telle loi, ou telle autre loi, était bonne ? C’est-à-dire : la législation était en dehors du domaine de la religion, la société publique, la société politique était en dehors du domaine de la religion. Maintenant, est-ce que, à partir du moment où il y a - là nous divergeons sur le constat sociologique - est-ce que, à partir d moment où il y a démocratie il y a masse, il y a privatisation, il y a pesanteurs du pouvoir, etc., etc., je ne pense pas que ce soit une fatalité, je ne pense pas, en particulier, que ce soit lié à la composante démocratique des sociétés modernes. C’est une discussion très compliquée là aussi, mais, à mon avis, il y a toute une évolution historique des sociétés modernes, il y a un moment de lutte culminant dans les révolutions contre l’Ancien Régime, fin du XVIIIème et même une grande partie du XIXème, parce que ça a continué partout, et vous avez une participation collective aux combats politiques, où les démocraties, par exemple, en Europe, se sont instaurées en fonction des luttes populaires, - enfin les régimes démocratiques. Ces luttes populaires c’étaient des luttes du peuple, c’étaient aussi des luttes de la petite bourgeoisie, qui a joué un rôle très important, c’est tout à fait clair, dans tous les pays d’Europe : pas seulement les intellectuels, mais les petits-bourgeois, etc. A partir d’un certain moment, vous avez un retrait de la population, ce que j’ai appelé depuis 60 la privatisation. Mais dire que ce retrait est dû à la composante démocratique de ce régime, ce que prévoyait plus ou moins Tocqueville - Tocqueville ne le constatait pas, il faisait une prévision, parce qu’à son époque ce n’était pas vrai, il faisait une prévision -, à mon avis ce serait erroné. Là-dedans, on a toute une série de facteurs qui ont joué, vers une évanescence du projet d’autonomie, un retrait ; le mouvement vers l’extension de la démocratie, notamment dans le domaine social, économique, à partir d’un certain moment s’est arrêté, il y a eu le marxisme, il y a eu l’expropriation du mouvement ouvrier populaire par le marxisme, l’évolution des partis se réclamant du marxisme, même s’ils étaient divisés entre social-démocratie et bolchevisme à partir d’un certain moment, dans les deux cas avec des effets catastrophiques, la bureaucratisation du mouvement ouvrier, mais la bureaucratisation du mouvement ouvrier, ce n’est pas un phénomène de démocratisation, c’est tout le contraire, c’est l’expropriation de ce qui pouvait être dans les premiers temps un pouvoir en contrôle des collectifs ouvriers sur les organismes, comme par exemple dans les premiers syndicats anglais, et pas seulement anglais, la transformation en organisations bureaucratiques et l’accaparement du pouvoir par la bureaucratie, puis l’évolution qu’on a connue avec le bolchevisme, l’expérience des partis communistes, la scission dans le mouvement ouvrier, la conviction d’une grande partie de la classe ouvrière qu’il y avait un paradis, qu’il y avait des guides qui savaient tout, la conviction d’une autre moitié de la classe ouvrière qu’il y avait un enfer, et que les bolcheviks, c’étaient des émissaires du diable - c’était le cas dans les pays nglo-saxons, c’était le cas aux Etats-Unis par exemple -, donc l’effondrement des formes que pouvait prendre le projet d’autonomie à partir du moment où on voulait lui faire dépasser la sphère étroitement politique, la sphère des droits, du droit de vote, etc., etc. Et avec ça se combine le mouvement propre du capitalisme, c’est-à-dire, si vous voulez, peu importe la terminologie exacte, disons le capitalisme de consommation, c’est-à-dire cette espèce d’étrange dialectique moyennant laquelle les ouvriers ont imposé au régime capitaliste une élévation du niveau de vie, ils ont imposé un énorme élargissement du marché intérieur, sans quoi le capitalisme se serait sans doute effondré, et c’est ce que croyait Marx, et à partir de ce moment, sans qu’il y ait une conspiration ni un acte conscient, il y a eu l’adoption expresse, par le régime capitaliste, d’une politique d’élargissement des marchés intérieurs, c’est-à-dire d’accords d’augmentations des salaires, etc., et à partir de ce moment-là, combinée avec l’atonie et l’affaissement de la dimension combative, le tournant de la population vers la consommation, la télévision, etc. Je crois que c’est une évolution sociologique qui est très, très complexe, et je ne suis absolument pas d’accord pour l’imputer au fait de l’idéologie égalitaire, au sens de Tocqueville.


Notes

2. Les sous-titres sont de la rédaction.

3. Le passage entier est le suivant : « 24. Ainsi la loi a été comme un pédagogue pour nous conduire à Christ, afin que nous fussions justifiés par la foi. 25. La foi étant venue, nous ne sommes plus sous ce pédagogue. 26. Car vous êtes tous fils de Dieu par la foi en Jésus-Christ ; 27. Vous tous, qui avez été baptisés en Christ, vous avez revêtu Christ. 28. Il n’y a plus ni Juif ni Grec, il n’y a plus ni esclave ni libre, il n’y a plus ni homme ni femme ; car tous vous êtes un en Jésus-Christ », Epître de Paul aux Galates, 3 [N.D.T.].

4. Castoriadis se réfère sans doute à la révolte des paysans en Angleterre en 1381. Selon Michel Mollat et Philippe Wolff, Les Révolutions populaires en Europe, aux 14e et 15e siècles, Champs/Flammarion, 1993, les vers cités par Castoriadis constituent le sermon que l’un des meneurs de la révolte, John Ball, a prononcé : « When Adam dalf and Eve spun/Where was then the gentleman ? » « Lorsque Adam bêchait et qu’Eve filait, où était le gentilhomme ? », p. 194 [N.D.T.].

5. La suite du débat porte sur la démocratie et sera reprise dans le n° 14 de la revue (octobre 1999).


[1* Cf. Claude Lefort, « Réflexions sur le projet du MAUSS », Revue du MAUSS Semestrielle - RMS -, n°2, second semestre 1993, pp. 71-79. Dès les premiers mots de ce texte, Claude Lefort exprime sa sympathie pour le MAUSS, en rappelant qu’il y a « plus de vingt-cinq ans que j’ai noué une amitié intellectuelle avec Alain Caillé. Si je me souviens bien, c’est en 1966 que je lui demandai de me rejoindre à l’université de Caen, où j’avais été chargé depuis peu de mettre sur pied un enseignement de sociologie. Nous avons travaillé là en parfaite entente durant quelques années. J’admirais l’ampleur de sa curiosité qui l’amenait à s’intéresser aussi bien à la philosophie qu’à l’économie politique ; j’appréciais son irrévérence naturelle à l’égard des maîtres de la sociologie de l’époque. (...) Le projet du MAUSS, ne serait-ce que parce que Caillé était à son origine, ne pouvait que susciter mon intérêt. La revue ne m’a pas déçu, à beaucoup d’égards. Elle me paraît avoir ouvert un espace à des recherches qui ne soient assujetties ni au marxisme, ni au structuralisme, ni au fonctionnalisme, ni à l’individualisme méthodologique, ni à l’empirisme dogmatique ».

[2* Cette formulation, qui nous rappelle une phrase célèbre d’Orwell, dans La ferme des animaux, peut renvoyer aussi à une formulation de Castoriadis, dans « De l’écologie à l’autonomie », p.100, où la singularité du monde occidental faisait déjà problème : « Je pense qu’il y a une singularité de l’Occident ou, comme vous voudrez dire, de l’histoire gréco-occidentale ou européenne dans l’histoire universelle. Je pense que cette histoire crée quelque chose de particulier. Comme dirait l’autre : toutes les cultures sont différentes, mais celle-là est plus différente que les autres (rires). Plus différente aussi bien dans l’horreur, d’ailleurs, que dans ce qui nous permet de parler ici ce soir comme nous parlons. Cette différence est. d’abord, dans ce que je peux dire, dans ce que vous pouvez dire, tous, ici, c’est-à-dire : dans ce que je peux penser, dans ce que vous pouvez penser tous ici. (...) Ce traitement hautement particulier, hautement spécifique, nous y sommes tellement habitués, que nous l’oublions. Ainsi, la question : la loi est-elle juste ? nous paraît-elle aller de soi. C’est que nous oublions que nous avons été socialement fabriqués comme individus en fonction d’une tradition de plusieurs siècles, ou de deux millénaires et demi, de telle sorte que cette question : la loi est-elle juste ? ait pour nous un sens. (Question, je le rappelle, qui est la précondition de toute activité politique véritable.) Nous oublions que cette même question n’a aucun sens pour quelqu’un qui croit vraiment à la Bible ou au Coran. Plus même : que pour lui elle est, même mentalement, même « intérieurement », informulable et inconcevable. » On l’aura remarqué, Castoriadis ne situe pas les cultures sur une échelle graduée où elles apparaîtraient égales ou inégales...

[3* Cf. notamment « La polis grecque et la création de la démocratie », dans Domaines de l’homme, pp. 263-264 - et p. 328 dans la collection Points : « La Grèce est le locus social-historique où ont été créées la démocratie et la philosophie et où se trouvent, par conséquent, nos propres origines. Pour autant que le sens et la puissance de cette création ne sont pas épuisées - et je suis profondément convaincu qu’ils ne le sont pas - la Grèce est pour nous un germe : ni un ‘modèle’ ni un spécimen parmi d’autres, mais un germe »


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