Voici le point central de l’affaire : il n’y a pas eu, jusqu’ici, de pensée politique véritable. Il y a eu, dans certaines périodes de l’histoire, une véritable activité politique - et la pensée implicite à cette activité. Mais la pensée politique explicite n’a été que philosophie politique, c’est-à-dire province de la philosophie, subordonnée à celle-ci, esclave de la métaphysique, enchaînée aux présupposés non conscients de la philosophie et grevée de ses ambiguïtés.
Cette affirmation peut paraître paradoxale. Elle le paraîtra moins si l’on se rappelle que par politique j’entends l’activité lucide qui vise l’institution de la société par la société elle-même ; qu’une telle activité n’a de sens, comme activité lucide, que dans l’horizon de la question : qu’est-ce que la société ? Qu’est-ce que son institution ? En vue de quoi cette institution ?
Or les réponses à ces questions ont toujours été tacitement empruntées à la philosophie - laquelle, à son tour, ne les a jamais traitées qu’en en violant la spécificité, à partir d’autre chose : l’être de la société et de l’histoire, à partir de l’être divin, naturel ou rationnel ; l’activité créatrice et instituante, à partir de la conformation à une norme donnée par ailleurs.
Mais le paradoxe est réel. La philosophie naît, en Grèce, simultanément et consubstantiellement avec le mouvement politique explicite, démocratique. Les deux émergent comme mises en question de l’imaginaire social institué. Ils surgissent comme interrogations profondément conjointes par leur objet : l’institution établie du monde et de la société et sa relativisation par la reconnaissance de la doxa et du nomos - qui entraîne aussitôt la relativisation de cette relativisation, autrement dit la recherche d’une limite interne à un mouvement qui est, en lui-même et par principe, interminable et indéterminé.
La question « Pourquoi notre tradition est-elle vraie et bonne ? Pourquoi le pouvoir du Grand Roi est-il sacré ? » non seulement ne surgit pas dans une société archaïque ou traditionnelle, mais surtout elle ne peut pas y surgir, elle n’y a pas de sens. La Grèce fait exister, crée, ex nihilo, cette question. La représentation, l’image socialement établie du monde n’est pas le monde. Ce n’est pas simplement que ce qui apparaît diffère, banalement, de ce qui est ; cela, tous les primitifs le savent - comme ils savent aussi que les opinions diffèrent de la vérité. C’est que, dès qu’il est reconnu dans une nouvelle profondeur - dès que cette nouvelle profondeur est, pour la première fois, creusée -, cet écart entre apparence et être, entre opinion et vérité devient infranchissable, renaît perpétuellement de lui-même.
Et il en est ainsi parce que nous le faisons exister, par notre simple existence elle-même. Nous n’avons accès, par définition, qu’à ce qui apparaît ; mais toute apparence nous doit quelque chose. Toute organisation de l’apparence, ou signification conférée à celle-ci, aussi. « Si les chevaux avaient des dieux, ils seraient chevalins », disait Xénophane, maître de Parménide. Il n’est pas indispensable d’être grec pour comprendre l’implication : si nos dieux sont « humains », anthropomorphes, c’est que nous sommes des humains. Et si on enlève aux dieux, à Dieu ou à quoi que ce soit les « attributs » canins, chevalins, humains - perses, grecs, éthiopiens... -, qu’est-ce qui reste ? Et reste-t-il quelque chose ? Il ne reste rien, disent Gorgias et Protagoras ; il reste le « en lui-même et selon lui-même », dit Platon : le ce qui est, tel qu’il est, séparément ou indépendamment de toute « considération », de toute « vue » (theôria). Les deux réponses sont équivalentes, rigoureusement parlant. Et les deux abolissent le discours - et la communauté politique. (...)
Comme le montre la phrase de Xénophane, l’écart entre apparence et être, entre opinion et vérité, ne s’enracine pas seulement, et pas tellement, dans la « subjectivité » individuelle (ce qui en est devenu l’interprétation philosophique moderne, jusqu’à la redécouverte de l’ethnologie et du « relativisme culturel »). Les différences entre apparences et opinions, en tant que différences subjectives, ont toujours pu être résolues, dans les société archaïques et traditionnelles, par le recours à l’opinion de la tribu, de la communauté adossée à la tradition et identifiée, automatiquement, à la vérité. Le propre de la Grèce, c’est la reconnaissance de ce que l’opinion de la tribu elle-même ne garantit rien : elle n’est que son nomos, sa loi posée, sa « convention ». « Convention » au sens non pas du « contrat » - ce n’est pas dans ces termes ni dans cette catégorie que les Grecs pensent le social - mais de la position, de la décision inaugurale, de l’instauration. (...)
Récapitulons les grandes lignes du mouvement. Pendant d’innombrables millénaires, les sociétés humaines s’auto-instituent - et s’auto-instituent sans le savoir. Travaillées par l’obscure et muette expérience de l’Abîme, elles s’instituent non pas pour pouvoir vivre, mais pour occulter cet Abîme, l’Abîme « externe » et « interne » à la société. Elles ne le reconnaissent, en partie, que pour mieux le recouvrir. Elles posent au centre de leur institution un magma de significations imaginaires sociales qui « rendent compte » de l’être-ainsi du monde et de la société (mais en vérité : constituent ainsi cet être-ainsi), qui posent et fixent orientations et valeurs de la vie collective individuelle, qui sont indiscutables et inquestionnables. En effet, toute discussion, tout questionnement de l’institution de la société et des significations qui lui sont consubstantielles rouvrirait, béante, l’interrogation sur l’Abîme. Ainsi, l’espace de l’interrogation ouvert par l’émergence de la société est clos aussitôt qu’il est ouvert. Pas d’interrogation, sauf factuelle ; pas d’interrogation sur le pourquoi et le pour-quoi de l’institution et de la signification. Celles-ci sont soustraites à la mise en question, à la contestation du fait qu’elles sont posées comme ayant une source extra-sociale. L’Abîme a parlé, il nous a parlé - ce n’est donc pas, ce n’est plus un Abîme. (Les chrétiens en sont toujours là.) Et cela reste vrai, qu’il s’agisse d’une société « archaïque », sans « division sociale » asymétrique et antagonique et sans « Etat » ; ou qu’il s’agisse de sociétés « historiques » (« despotisme oriental ») fortement divisées, comportant un « Etat », et en fait toujours, peu ou prou, théocratiques.
La rupture s’opère en Grèce. Pourquoi en Grèce ? Rien de fatal à cela : elle aurait pu ne pas s’opérer, ou s’opérer ailleurs. Elle s’est, du reste, en partie aussi opérée ailleurs - en Inde, en Chine, à peu près à la même époque. Mais elle est restée en chemin. Je ne sais rien dire sur les « raisons » qui ont fait être cette rupture chez ces peuples et pas chez d’autres, à cette époque-là et pas à une autre. Mais je sais pourquoi ce n’est qu’en Grèce qu’elle est allée, presque, jusqu’au bout ; pourquoi c’est là que l’histoire a été mise en mouvement d’une autre manière ; pourquoi c’est là que « notre » histoire commence, et qu’elle commence en tant qu’histoire universelle au sens fort et plein du terme. Ce n’est qu’en Grèce que le travail de cette rupture est indissociablement lié avec et porté par un mouvement politique, que l’interrogation ne reste pas simple interrogation mais devient position interrogeante, c’est-à-dire activité de transformation de l’institution, qui à la fois « présuppose » et « entraîne » - donc : ni ne présuppose ni n’entraîne mais est consubstantielle à - la reconnaissance de l’origine sociale de l’institution et de la société comme origine perpétuelle de son institution. Cette dimension politique à la fois noue ensemble et porte à leur puissance la plus aiguë, au sein d’une totalité à la fois cohérente et conflictuelle, déchirée, antinomique, les autres composantes de la création imaginaire que les Grecs constituent et qui les constituent comme grecs. Il s’agit de leur « expérience », mieux : position ontologique-affective ; de leur position de l’universalité ; de leur libération de l’interrogation « discursive », soit de ce que cette interrogation ne reconnaît aucune clôture et aussi bien se retourne sur elle-même, s’interroge sur elle-même.
L’expérience, ou position ontologique-affective des Grecs, est la découverte, la désoccultation, de l’Abîme ; c’est sans doute ici le « noyau » de la rupture, et sans aucun doute sa signification absolue, trans-historique, son caractère de vérité désormais éternelle. Ici, l’humanité monte sur ses propres épaules pour regarder au-delà d’elle-même et se regarder elle-même, constater son inexistence - et se mettre à faire et à se faire. Banalité, qu’il faut fortement répéter parce que constamment oubliée et recouverte : la Grèce est d’abord et avant tout une culture tragique. Les pastorales occidentales imputées à la Grèce au XVIIe et au XVIIIe siècle comme les commentaires profonds de Heidegger reviennent, à ce point de vue, au même. (...) Ce qui fait la Grèce, ce n’est pas la mesure et l’harmonie, ni une évidence de la vérité comme « dévoilement ». Ce qui fait la Grèce, c’est la question du non-sens et du non-être. Cela est dit noir sur blanc dès l’origine - même si les oreilles encrassées des modernes ne peuvent pas l’entendre, ou ne l’entendent qu’à travers leurs consolations judéo-chrétiennes ou leur courrier du cœur philosophique.
L’expérience fondamentale grecque, c’est le dévoilement, non pas de l’être et du sens, mais du non-sens irrémissible. Anaximandre le dit, et il est vain de gloser savamment sa phrase pour en obscurcir la signification : le simple exister est adikia, « injustice », démesure, violence. Du simple fait que vous êtes, vous outragez l’ordre de l’être - qui est donc, tout aussi bien, essentiellement ordre du non-être. Et devant cela, il n’y a aucun recours, et aucune « consolation » possible. La meule de la Dikè impersonnelle écrase, inlassablement, tout ce qui vient à être. (...) Mais ce premier fonds contient déjà aussi une autre composante décisive de cette saisie imaginaire du monde : l’universalité. On le sait, mais Hannah Arendt a eu raison, ici encore, de le rappeler : dans l’Iliade, il n’y a aucun privilège des Grecs par rapport aux Troyens, et en vérité le héros le plus humain, le plus émouvant, c’est Hector plutôt qu’Achille, Hector qui subit un destin radicalement injuste et est trompé par une déesse (et pas n’importe laquelle : Athéna) au moment même où il va mourir.
Des siècles plus tard, même attitude : dans les Perses (472 av. J.-C.), pas un mot dépréciateur à l’égard du formidable ennemi qui a voulu réduire la Grèce en esclavage. Perses et Grecs sont mis rigoureusement sur le même plan, le personnage principal, le plus émouvant et le plus respectable de la pièce, est Atossa, la mère du Grand Roi, et ce qui est en cause, et « puni », c’est l’hubris de l’individu Xerxès. (...) Dans les Perses encore, je ne crois pas qu’on ait jusqu’ici remarqué l’immense importance, philosophique et politique et au-delà, de la définition des Athéniens donnée par le poète. Lorsque Atossa demande (cependant que la guerre n’est pas encore terminée ; la bataille d’Eurymédon a lieu en 468 et la paix n’est conclue qu’en 449) à être instruite sur Athènes et son peuple, la brève réponse du chœur culmine dans ce vers : « Ils ne sont esclaves ni sujets d’aucun homme » (v. 242) - définition des Athéniens par un Athénien, en laquelle on peut condenser aujourd’hui encore et toujours un programme politique pour l’humanité entière.
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