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1 – Le cas tunisien : institutions primaires
La Tunisie a toujours été un pays agricole et pastoral. C’est aussi un pays beaucoup moins marqué que le reste du Maghreb par le phénomène tribal. À l’époque romaine, l’Africa représentait l’Afrique régulière, sédentaire, contrôlée par l’État. Sauf dans le Sud, ouvert aux incursions nomades, l’élément berbère était généralement détribalisé, organisé et en voie de romanisation. Ce n’est pas en Tunisie proprement dite qu’éclatera la résistance à l’invasion arabe mais à partir de la Numidie et du Maghreb central : bien au contraire, agriculteurs et sédentaires, soucieux de vivre sous la férule d’un ordre étatique, quel qu’il soit, feront à un moment donné appel aux Arabes pour se protéger de l’action dévastatrice de la Kahéna.
Sous la domination arabe, l’activité agricole ne s’arrêta pas et se compléta, à partir du IXe siècle, d’une activité commerciale importante dans les villes, conséquence de la participation du pays à la vie d’un monde islamique en pleine expansion. Sur le plan de la civilisation, la Tunisie s’orientalise et s’islamise. Mais l’équilibre économico-social se trouve rompu au XIe siècle par l’irruption en masse des Bédouins hilaliens. Le pays se bédouinise largement : sauf dans quelques îlots, le monde rural connaîtra jusqu’à l’époque coloniale une prépondérance marquée de l’élément bédouin, du genre de vie bédouin, de valeurs bédouines particulièrement expansives. Cependant que, de son côté, et en opposition avec ce monde, la civilisation citadine s’organise au XIIIe siècle, essentiellement à Tunis, autour des artisans, des marchands, des hommes de science.
À partir du XVIe siècle, l’élément turc et l’élément andalou jouent un rôle important, le premier dans l’organisation de l’État, le second dans celle de la vie économique – artisanat ou agriculture irriguée. Au XVIIIe siècle, la monarchie hussaynide tente de rassembler une société hétérogène : elle s’appuie militairement sur des contingents bédouins, sur des mercenaires, mais aussi sur l’élément turc pendant près d’un siècle. La bourgeoisie citadine des baldî représente la société civile, obéissante, cohérente mais ne participant pas à la direction des affaires. Si l’État est obéi dans les villes, il faut employer la force pour lever l’impôt dans les campagnes. Mais l’unification du pays autour de l’État s’accélère au XIXe siècle, en dépit de révoltes sporadiques et quelquefois violentes. A la veille de l’établissement du protectorat français, nous avons les structures sociales suivantes :
Au sommet, se trouve la famille beylicale dont un des membres, le plus âgé, détient la souveraineté. L’aristocratie gouvernementale (Makhzen) qui l’entoure, mi-militaire mi-bureaucratique, est composée de mamelûks liés assez souvent par des alliances matrimoniales à la famille régnante. Cependant, des éléments autochtones, généralement d’origine provinciale, se sont infiltrés dans cette aristocratie d’État : il suffit qu’une seule personne accède à une fonction gouvernementale pour que la lignée se constitue et se pérennise, s’adossant à un patrimoine foncier qui en maintient le rang.
La classe sociale makhzen, née du service de l’État, avec ses deux secteurs, a une mentalité spécifique fondée sur la recherche des faveurs et l’esprit courtisan de servilité. À côté d’elle, et dans la sphère de la société, s’est développé le patriciat urbain des baldîyya, avec ses trois rameaux : autochtone pur, c’est-à-dire arabe-berbère, andalou et turc.
Tout au long du XVIIIe siècle et jusque vers 1830, moment capital de l’expansion européenne dans tous les domaines, la classe bourgeoise, à l’ombre de l’ordre hussaynide, s’enrichit dans le négoce. Mais, avec le ralentissement de l’activité commerciale à cette date, l’amplification de l’emprise de l’État sur le corps social, sa couche la plus dynamique se met à investir ses revenus en biens fonciers et à rechercher l’honneur social par les fonctions religieuses et universitaires. Les valeurs de prestige ne sont pas en effet liées à l’argent mais à l’exercice d’un pouvoir quelconque, politique ou spirituel. C’est ainsi que la couche supérieure des baldîyya s’est muée en aristocratie civile et religieuse et s’est alliée, elle aussi, au pouvoir en place. Du point de vue de la mentalité, c’est à cette époque que se sont consolidées coutumes et traditions citadines dans cette classe, avec ses trois variantes ramenées alors à deux : l’autochtone-andalouse et la turque, que traduit religieusement la bi-polarisation autour des rites makélite et hanéfite. Conservatrice de l’idéal islamique, cette classe est détentrice d’un système de valeurs pacifiste, éloigné de tout sentiment guerrier, réprouvant la violence (mais les valeurs de courage sont nettement marquées dans le pôle d’origine turque). Prudence, parcimonie, attachement à l’ordre, à la tradition, à la religion, mépris du bédouinisme et de la ruralité, grande considération pour l’ancienneté du lignage autant que pour la citadinité, valorisation aussi de la propriété privée, semblent être les éléments de la structure mentale de la bourgeoisie. Toutefois, nous n’avons pas encore affaire à une classe fermée, puisque nombre de ses figures les plus notables sont de provenance provinciale. Là aussi une personne peut, par ses dons, percer dans l’ordre des sciences religieuses, fonder une lignée qui s’intégrera à l’aristocratie tunisoise et qui, rompant avec ses origines, se forgera une conscience patricienne et tunisoise. C’est dire que la conscience géographique de cette classe, du fait de l’existence d’un État unifié, n’était pas encore restreinte à la capitale, phénomène qui apparaîtra sous la colonisation et en rapport avec la dislocation de l’image socio-géographique du pays.
Les classes populaires urbaines se composaient principalement de petits artisans et de petits commerçants, travaillant dans la Médina ou les faubourgs et vivant dans les faubourgs, mais il y avait aussi tout un monde de clients, de commissionnaires, une pègre urbaine de sans-travail, de ruraux en rupture de ban avec leurs tribus, d’éléments aussi en contact permanent avec une colonie euro-méditerranéenne assez importante à Tunis [1].
Le monde rural s’articulait autour des deux pôles : bédouin-tribal et villageois-paysan avec, avons-nous dit, une prédominance du premier pôle [2]. Si le second élément vivait en vasselage avec les diverses aristocraties urbaines ou gouvernementales du fait que celles-ci lui imposaient des contrats de métayage (seulement au Cap Bon et au Sahel existait une petite paysannerie « libre » ), l’élément bédouin, sauf dans le Nord, était pratiquement autonome. Organisé en tribus, elles-mêmes politiquement antagonistes, il vivait sous le régime de la propriété collective. Mais la solidarité horizontale, qui agglomérait entre eux les membres d’une même tribu face à la totalité du monde extérieur, s’accompagnait, dans un sens contraire, d’une stratification intérieure différenciant le contribule anonyme et sans biens personnels de l’aristocrate bédouin riche et puissant, selon une dialectique purement sociale.
Le monde populaire, qu’il fût urbain ou rural, vivait à la fin du XIXe siècle et continuera à vivre sous le Protectorat et même dans la phase de l’après-indépendance, avec cependant quelques améliorations sensibles de son sort, sous le signe de la pénurie. L’homme était et reste si proche de la mort, de la souffrance, des influences de la nature (froid, chaleur. … ) que son édifice mental en est certainement marqué. La vie était et est une lutte de tous les instants, contre la nature ou contre autrui. À quoi il faut ajouter la vigueur des représentations tribales où, à côté d’un certain sens de l’honneur, se marque une tendance à la rapine et au mépris des engagements. Sur le plan religieux, remarquons l’importance de la dévotion maraboutique tout autant que des croyances de type magique.
Le Protectorat français, tout en accaparant à partir de 1907 l’essentiel du pouvoir, en laissant également se disloquer l’économie pastorale et artisanale traditionnelle, ne toucha pas consciemment aux structures sociales non plus qu’aux superstructures coutumières et religieuses. La propriété privée, melk, se consolide au détriment des biens habous et des terres collectives, ce dont profite l’aristocratie urbaine. On assiste également à la fusion des divers secteurs de l’ancienne classe dirigeante. Si la caste des Mamelûks s’effondre avec l’effondrement de son pouvoir et la fin de l’esclavage, par contre les secteurs autochtones de l’aristocratie gouvernementale s’allient à l’aristocratie religieuse (couche supérieure de la vaste bourgeoisie des baldîyya), dont l’antique scission en deux pôles, arabe et turc, perd toute véritable signification. Familles ministérielles et familles cléricales se partagent la direction de la société, unifient, sauf sur quelques détails, leur genre de vie, et participent de la même conscience de classe. Elles maintiennent leur suprématie par l’exercice des fonctions administratives et religieuses qui sont attribuées à leurs membres mais aussi par l’affermage de leur patrimoine foncier. L’aristocratie bédouine, quant à elle, perd du terrain mais a le soutien du pouvoir français, cependant que la masse des Bédouins, dépossédée, connaît l’exode vers les villes et la paupérisation.
De nouvelles couches surgissent. Une bourgeoisie d’origine provinciale, algérienne, quelquefois turque et qui, pratiquant les professions libérales, jouissant d’une indépendance économique et intellectuelle (par rapport aux impératifs religieux diffusés par la Grande Mosquée), adopte des idéaux occidentaux et particulièrement français : c’est ce qu’on appellera la bourgeoisie évoluée. Surtout, l’instruction française, dans le cadre des lycées et collèges, bien que parcimonieusement dispensée aux autochtones, sera à la base de la naissance d’une intelligentsia ayant son assise sociale dans la petite-bourgeoisie provinciale, mi-urbaine, mi-rurale. Cette nouvelle intelligentsia, exclue de l’Establishment, animée de puissants sentiments revendicatifs et de classe contre l’aristocratie dirigeante (mais ce n’était pas là son privilège puisqu’au sein de la Grande Mosquée, la même opposition se manifestait) et, d’une manière générale, contre le pouvoir établi, donc contre le colonisateur, saura organiser des masses de plus en plus mécontentes du statut colonial, pour arracher l’indépendance. En fait, en dehors des éléments nettement liés avec le pouvoir colonial, l’unanimité des catégories sociales était pour le recouvrement de l’indépendance. Cet unanimisme a refoulé l’expression franche des antagonismes intra-sociaux sans pour autant empêcher leur cheminement profond, si bien que, l’indépendance acquise, c’est bien la petite-bourgeoisie quasi rurale qui se retrouve au pouvoir, par l’intermédiaire de ses enfants, intellectuels nationalistes formés à l’occidentale.
Ce tableau de sociologie historique revêt une singulière importance pour la mise en évidence des institutions primaires : économie agricole, pastorale et marchande, existence de groupes, classes, milieux sociaux qui ont bâti leur influence sur la conjonction d’une assiette foncière et de fonctions de coercition ou de prestige, opposition ville-campagne, à la fois stabilité et changement dans les classes sociales, fluidité du monde populaire, importance du rôle de l’État central, despotique mais inefficient, non moins grande importance de l’extérieur (Empire ottoman, Occident) dans la trajectoire de la vie du pays.
Mais les structures économico-sociales ne constituent qu’une partie des institutions primaires et elles sont en outre ambivalentes, en ce sens qu’elles désignent un cadre global aux adaptations du Moi en même temps qu’elles en indiquent l’hétérogénéité. La religion et le droit islamiques jouent aussi un rôle capital dans la détermination de la personnalité de base, cependant que le culte des saints devrait être interprété comme institution secondaire [3]. Le poids des idéaux arabes anciens, même s’ils sont considérablement remaniés, n’est pas non plus à négliger : certains de ces idéaux se maintiennent, vivants, dans la psyché bédouine, d’autres sont diffusés par l’éducation dans les couches citadines supérieures. Au compte de l’Islam, on devrait inscrire, non seulement le noyau originel de croyances et d’institutions, mais aussi tout ce qui s’est élaboré au cours des siècles, en particulier au Moyen Âge et dans le contexte oriental, dans une interaction avec le milieu social ambiant et qui, hérité, se maintient avec ou sans son support social originel. Il y a ainsi le monothéisme ; la morale islamique, le rituel, la législation matrimoniale et sur l’héritage, mais aussi la claustration de la femme, la ségrégation des sexes, les coutumes dérivées, la toute-puissance du mâle et du père.
Ce dernier point est à la fois islamique, arabe, méditerranéen et oriental. Il nous introduit dans une autre série causale, celle des structures de la parenté, où l’on remarque tout de suite la prépondérance de la famille agnatique, particulièrement en milieu urbain et bourgeois. L’enfant vit dans une cellule élargie aux oncles paternels, aux grands-parents, aux cousins et ne perçoit pas facilement, dans ce milieu vaste, sa propre famille nucléaire. Les mariages entre cousins germains sont très fréquents et permettent de préserver le patrimoine cependant que les relations avec la parentèle maternelle restent assez distendues.
Les disciplines de base que subit l’enfant sont imprégnées de ce contexte sociologique, religieux, culturel. L’application du test de Louisa Düss a des enfants tunisiens de condition sociale moyenne et, parallèlement, à des enfants européens vivant en Tunisie, de condition modeste, a donné des résultats particulièrement intéressants [4]. Selon l’auteur, « les deux types d’éducation, dans ce pays du moins, ne sont pas fondamentalement différents : incluant des valeurs issues d’un même monothéisme spiritualiste de base, ils sont dispensés dans des familles où le père est la valeur dominante ; où les ascendants et collatéraux occupent une place importante, où d’une façon générale, la texture patriarcale demeure perceptible ; la différence étant que ce qui est explicitement institutionnel chez les Tunisiens est seulement « moral » chez les Européens. Les soins aux petits sont bons, la limite ne se trouvant ici que dans les possibilités matérielles ; l’alimentation affective est abondante, la mère tendant à se faire la chose de ses enfants, puis à servir de tampon entre eux et le père. Celui-ci devient le pôle répressif, craint et respecté, à mesure que grandit sa progéniture et use de la correction physique. La répression de la sexualité, en particulier, est puissante. Le cadre éducatif de base est donc incontestablement commun. »
Précisons que le sevrage de l’enfant tunisien est tardif (dix mois à deux ans) ainsi que la propreté anale. On peut donc parler de discipline lâche à ce sujet et, du reste, les tests confirment cette appréciation en faisant état de frustrations relatives au sevrage et de conflits chez les Européens, cependant que le groupe tunisien est adapté. Les Européens témoignent également d’une fixation anale plus grande. « On peut l’attribuer, dit Carnilléri, au fait que le dressage et la répression sphinctériels sont plus précoces et plus rigoureux dans les familles européennes. » Toutefois, l’on constate un net accroissement de la possessivité au fur et à mesure que l’on approche de l’âge de la pré-adolescence et qui serait lié au contexte économique, les Tunisiens se sensibilisant avec l’âge aux « frustrations d’objets provenant de leur bas niveau économique ».
Voilà donc de radicales différences entre l’éducation du Tunisien et celle de l’Européen, en dépit de conditions sociales et matérielles similaires. Mais ces conditions sont plus médiocres en milieu tunisien, ce qui crée des frustrations plus marquées qui donnent à leur tour un sens « réaliste » aux angoisses infantiles du Tunisien et comme une carence imaginative. De la même façon, les particularités de la famille quasi patriarcale tunisienne, constituant un monde clos sur lui-même, réfrènent l’initiative de l’enfant et occasionnent une intense fixation familiale, une propension à compter passivement sur les parents. La forte autorité dont est investi le père attise l’agressivité et l’anxiété de l’enfant, en particulier de l’aîné qui, par ailleurs, jouit d’un statut de supériorité sur ses cadets et est entouré de respect. Cette anxiété se traduit, croyons-nous, par la fréquence de l’énurésie, particulièrement en milieu bourgeois citadin où elle a d’autres causes que la peur du père. Si, généralement, la mère populaire représente le pôle de la tendresse, il peut se faire que, dans la bourgeoisie, elle ne l’extériorise pas, soit par l’effet d’une pudeur qui fréquemment réprime les élans de tendresse, soit parce qu’objet sexuel et s’appréhendant comme tel, elle livre son enfant aux soins des domestiques, soit parce que, se sentant noyée et infériorisée dans la famille du mari, elle prolonge et maintient ses liens avec sa propre famille. Ce statut d’hôte de la femme bourgeoise dans la famille de son mari est peut-être un phénomène transitoire dont l’apogée se situerait entre 1930 et 1950, à un moment-charnière où la femme, ayant acquis une relative liberté de circulation, a pu concrétiser ses liens avec sa famille d’origine, beaucoup plus que n’aurait pu le faire sa mère ou sa grand-mère. Aujourd’hui, ces liens sont plus forts que jamais du fait de la libération massive de la femme mais ils sont compensés par la naissance d’un sentiment de solidarité et de responsabilité de la femme dans son foyer, lui-même en rapport étroit avec les progrès de la famille nucléaire.
L’enquête de Carnilléri fait état de la faible fréquence dans les deux groupes de l’expression du complexe d’Œdipe, mais il est significatif qu’il apparaisse quatre fois plus chez les Européens que chez les Tunisiens, ce qui s’expliquerait aisément par la plus nette affirmation chez les premiers du couple conjugal comme cadre familial. D’un autre côté, l’extériorisation des marques de tendresse et d’amour dans les relations du couple est autorisée dans le premier cas et fortement réprimée dans le second : « La valorisation du père dans la famille ne suffit pas à conditionner le complexe d’Œdipe. Il faut de plus qu’elle soit un groupe affectif comme dans le type conjugal. » Toutefois, cette enquête est limitée sociologiquement au monde citadin quasi populaire et il y a, en outre, d’autres biais par où s’introduit le complexe d’Œdipe. L’identification au père, très forte chez le Tunisien, conjuguée avec l’intériorisation des valeurs culturelles de l’honneur et de la virilité (la femme étant un objet menacé par le désir de l’homme et qu’on doit défendre), suscite la jalousie du fils au sujet de sa mère et comme par procuration pour son père. La vigueur des liens affectifs que garde la mère avec sa famille d’origine surtout, comme nous l’avons vu, en milieu aristocratique ou bourgeois, peut susciter chez l’enfant une violente hostilité à l’égard du grand-père maternel ou de l’oncle. Ce dernier, le mâle de la famille, a été choyé et admiré par ses sœurs qui, à l’occasion, ont pu projeter secrètement sur lui une libido frustrée par des mariages arrangés. La mère peut donc être perçue comme aimant son frère, le complexe d’Œdipe se fixant dès lors sur l’oncle maternel.
Le test de Louisa Düss, appliqué à des pré-adolescents de douze à quatorze ans, révèle la « dégradation » des réactions : accroissement des attitudes de désadaptation, des réponses pessimistes, de la jalousie fraternelle, de la crainte des parents, de l’anxiété envers la sexualité autant que de l’agressivité à l’égard du père. Ces changements sont imputables aux particularités de cet âge pré-adolescent où la personnalité entre en crise, mais ils pourraient signifier un décalage dans les méthodes d’éducation. À cet égard, ce tableau serait plus représentatif de l’époque où nous nous plaçons pour l’instant, c’est-à-dire celle des années 50.
L’éducation de l’enfant et du pré-adolescent montre un laisser-aller parental dans les catégories populaires. L’intervention violente du père n’était qu’épisodique et, faute d’une scolarisation suffisamment étendue, bien souvent l’éducation de l’enfant se faisait dans la rue. La fréquence du divorce ou du décès de l’homme, livrant l’enfant à une mère tendre mais faible, en faisait un enfant gâté, contrôlant mal ses pulsions, rétif devant l’effort, au surmoi fragile. On peut dire avec certitude que le type humain du voyou urbain (Zoufri) correspondait à ce schéma d’éducation. Cependant, dans la bourgeoisie, la répression était continue et importante, l’éducation sévère, mais l’enfant pouvait rester coupé du monde extérieur, incapable de se défendre plus tard contre les agressions.
La propagation de l’instruction scolaire, dans la dernière phase du protectorat, a opéré un brassage social suscitant à son tour une confrontation des valeurs spécifiques des diverses catégories sociales. Elle est un instrument efficace de modernisation et de rationalisation mais, en porte-à-faux avec le milieu familial, son action ne joue qu’à retardement, c’est-à-dire à l’âge adulte. Notons que la majorité du peuple tunisien était, vers 1950, analphabète, ce qui est d’une importance capitale dans l’appréciation des systèmes de pensée et des techniques intellectuelles d’adaptation dans l’économie générale de la personnalité.
2 – La personnalité tunisienne à la fin de l’ère coloniale
Cette personnalité, étant donné la complexité des institutions primaires, doit être, on s’en doute, fort complexe, diversifiée selon les classes d’âge et les classes sociales. Nous allons en dégager les traits généraux pour une période qui se situe entre l’après-guerre et la fin du Protectorat (1945-1954).
1. Il y a d’abord une constellation idéelle et affective tournant autour de la valorisation de la virilité. On peut y ranger côte à côte l’identification au père, le culte du héros, de la force, du pouvoir, de ce qui domine, le mépris du faible, la peur et le mépris de la femme, la jalousie masculine, la grande fréquence de l’homosexualité, des systèmes d’agression franche et ouverte. La structure de la sexualité la traduit tout en étant surdéterminée par l’ensemble des institutions primaires. Le test de Louisa Düss montre que les Tunisiens « réagissent vivement à la manifestation sociale de l’érotisme … Mais vis-à-vis de la fonction sexuelle en tant que telle leurs inhibitions sont moins intenses que celles des Européens ». Autrement dit, pas de refoulement de la libido dans son pôle biologique et physique, mais refoulement intense du sentiment de l’amour et de toutes les composantes affectives de la libido. En outre, l’activité sexuelle pure, non refoulée par une intériorisation d’interdits quelconques, est fortement réprimée par les institutions extérieures.
Si la sexualité est défendue, c’est parce que le Tunisien a su lui conserver son caractère mystérieux et privilégié, de même que la jalousie, phénomène historique et culturel, devient phénomène psychique en se faisant projection sur autrui de la vigueur des pulsions du sujet. La représentation alimentaire ou animale de l’agression sexuelle du mâle pare celle-ci d’une puissance vertigineuse d’attrait qui a pour envers un vif sentiment de la pureté : toute cette constellation est antimoderne dans la mesure où la modernité refuse le pur et l’impur, banalise la sexualité, en extirpe les racines irrationnelles, en fait donc quelque chose de simplement fonctionnel.
L’hétérosexualité se fonde sur la distance préalable des partenaires que l’acte réduira au maximum. Inexistante, cette distance détruit le désir ; excessive, elle crée des inhibitions insurmontables. Ce dernier schéma, constitutif de la personnalité tunisienne, mène à la limite à l’homosexualité et crée habituellement une gêne vis-à-vis de la femme, dont l’altérité est démesurément amplifiée.
De son côté, la femme se fait idole et objet rare, son corps étant son capital social. Du point de vue sentimental, la femme représente un cas de refoulement réussi. Sa sexualité ne peut s’épanouir que dans le mariage, mais s’y épanouit-elle effectivement ? Il y a en elle de fortes inhibitions qu’elle compense généralement par l’instinct maternel et une intense sociabilité. Dans le monde populaire, battue et terrorisée, sa sexualité peut se borner à la fonction reproductrice. Dans le monde bourgeois, elle est respectée mais soumise.
Il semble bien que, dans le couple, ce soit l’homme qui souffre le plus du manque d’élan affectif de la femme, qu’il soit le solliciteur pour l’accouplement, et qu’il se laisse aller à exprimer plus franchement sa libido.
Dans ces relations assez glacées, entrent en jeu à partir de 1930 environ et peut-être pour une large part dans ces distorsions, des conflits d’idéaux. Pour l’homme, le féminin en soi est ce qui est clair, blond, tendre ; ce qui est masculin et dévalué comme objet sexuel est le noir, le sombre, le brun, le dur et le noueux. L’attrait sexuel maximal est donc incarné par la femme bourgeoise ou par l’Européenne, qui représentent ce type physique. Car la femme du peuple ne répond pas toujours à ces canons, bien loin de là, et l’homme lui substituera par conséquent l’adolescent d’origine bourgeoise ou autre qui devient, à ses yeux, plus femme que la femme quand il correspond à ce canon esthétique impératif.
Les mêmes représentations esthétiques jouent pour la femme, à quoi il faut ajouter des idéaux moraux. L’homme idéal est l’homme policé de la ville qui respecte la femme, la gâte, qui est l’antithèse de son violent et peu délicat partenaire habituel. Autrement dit, la femme cherche une certaine féminité dans l’homme. Sociologiquement, une mutation des représentations de l’homme idéal a surgi dans l’inconscient féminin sous l’impact de l’Occident. L’homme traditionnel est dévalué, il n’est déjà plus homme mais sous-homme : à sa place, émerge, paré de l’auréole de la modernité et de toute la beauté de l’interdit inaccessible, le type du Tunisien européanisé, même si c’est d’une européanisation superficielle. On ne saurait donc avancer le simple concept de puritanisme islamique pour expliquer un monde de relations aussi fuyant et complexe. Il s’agit de répression de la sexualité et de refoulement de l’amour, mais comment la personnalité sécrète-t-elle des anticorps pour juguler ce qu’il y a d’explosif dans cette structure ? Par l’extraordinaire richesse du langage sexuel, par un comportement très entreprenant de l’homme vis-à-vis de la femme quand il est couvert du voile de l’anonymat, par la légalisation de la prostitution, par une institution telle que le hammam [5], surtout par l’homosexualité.
Mais l’homosexualité est à la fois un élément fondamental de la personnalité de base et une institution secondaire provenant de la réaction de cette personnalité à la répression et à la frustration sexuelles.
Disons tout de suite que si l’homosexualité est très répandue en Tunisie (nous ne disposons malheureusement pas de statistiques en la matière), il ne semble pas qu’il y ait plus qu’ailleurs d’homosexuels purs, entièrement invertis. Reste que la fréquence des tendances homosexuelles chez l’homme est suffisamment importante pour qu’il soit légitime de s’interroger sur ce problème.
Les racines historiques de ce phénomène sont indéniables. Si l’homme arabe primitif était presque uniquement hétérosexuel, la société islamique classique, partie sous l’influence orientale (le rôle des soldats khurâsâniens a été décisif), partie comme réaction à l’effet frustrateur de la législation islamique (polygamie des riches créant dans le peuple une « faim de femmes » , claustration, voile, etc.), a pratiqué à large échelle une homosexualité facilitée par l’apport massif de jeunes esclaves [6]. Pour ce qui est du Maghreb, Ibn Hawqal étale pour nous sa répugnance devant certaines formes primitives d’hospitalité homosexuelle dans certaines tribus berbères. Et en Tunisie proprement dite, R. Brunschvig [7] relève la fréquence de la sodomie à l’époque hafside cependant que Ganiage [8], citant la presse parisienne vers 1880, parle de l’homosexualité comme d’un « vice » courant en Tunisie. Il ne s’agit donc pas seulement d’un phénomène contemporain mais d’une tradition historique et presque d’un modèle culturel. Or si l’historique joue déjà par lui-même, a fortiori est-il déterminant quand son support institutionnel subsiste.
L’instinct ne fournit en effet que le drive, le cadre social se chargeant de lui préciser son but et son contenu. En l’occurrence, la libido infantile étant indéterminée quant à son objet, les modèles culturels entrent alors en jeu. Ces modèles ne sont fournis ni par la famille, ni par la morale officielle – vivement répréhensive à cet égard –, ni par l’instruction, mais par le troisième milieu. Encore faut-il que la structure psychique du sujet s’y prête, ou du moins se prête à une totale absorption de la libido par l’homosexualité. Ici intervient la variété des expériences individuelles, mais il est indéniable que la réalité sociale non institutionnelle agit fortement, quoique subrepticement, en faveur du développement des tendances homosexuelles. La promiscuité intermasculine, la vigueur de la répression de tout jeu inter-sexes, le manque de contrôle des parents sur la vie de leurs enfants, bien plus qu’une structure quelconque du Moi à l’âge de la prime enfance, interviennent dans le sens d’un tel développement. Dans la majorité des cas, cependant, l’adolescent devenant plus mûr et mieux informé, se détourne de cette voie et s’engage dans la direction normale du désir hétérosexuel. De toute manière, il y a nette prépondérance des tendances homosexuelles actives sur les attitudes passives du fait de la vive réprobation et du mépris qui entourent toute féminisation du mâle.
Ces tendances, dans les catégories instruites ou aisées, se résorbent avec le mariage ou à l’âge adulte, âge où se produit une reconquête plus ou moins réussie du désir hétérosexuel, considéré par la société adulte comme la norme. Rien n’illustre peut-être davantage le drame sexuel d’une certaine génération de Tunisiens que l’anxieuse prise de conscience de la nécessité d’une conversion vers des buts plus normaux. Il est rare que la mutation échoue mais il n’est pas rare que subsistent des pulsions homosexuelles dans le sujet et qu’il essaie de les refouler : quand, à l’âge adulte, le sujet rencontre des frustrations violentes dans un domaine quelconque, resurgissent alors, au niveau de la conscience, ces pulsions, avec la vigueur d’un désir infantile réprimé.
Ainsi la structure sexuelle de la personnalité tunisienne révèle-t-elle sa remarquable plasticité, mais la résistance des couches populaires urbaines ou rurales-sédentaires (à Tunis, au Sahel et au Cap Bon) à l’attrait de l’homosexualité active est moins forte que celle des couches bourgeoises ou des individualités évoluées. Marié ou ayant des rapports hétérosexuels, l’homme populaire cède à l’attraction de la pédérastie comme à la promesse d’une jouissance supérieure et pleine, cependant que les rapports normaux, cahotants, seraient comme une concession à la société.
La conscience naïve tunisienne a tendance à croire que l’homosexualité n’est qu’un succédané à la sexualité dite normale, qu’on peut donc la dépasser ou la supprimer aisément, comme si l’on n’avait affaire qu’à une « mauvaise habitude ». Elle ne soupçonne ni la contrainte qu’elle exerce sur la personnalité individuelle, ni ses racines sociales.
2. À côté de la structure de la sexualité, un des éléments les plus essentiels de la personnalité de base est la structure de l’agressivité ou, si l’on veut, la forme des systèmes d’agression. Nous avons déjà évoqué le problème de l’agressivité algérienne avant l’indépendance et, en accord avec Fanon, nous l’avons imputée à la singularité du système politico-économico-social. On peut faire des constatations similaires et avancer la même explication pour le cas de la Tunisie vers 1950. La Tunisie connaissait en effet une très forte agressivité qui, pour être bien moins meurtrière que celle de l’Algérie, n’en colorait pas moins la totalité des rapports humains, en particulier dans la grande ville. Franche, ouverte, se traduisant facilement sur le plan physique, la violence dévorait l’énergie du peuple et dressait le frère contre son frère. Il est évident que la rupture entre la masse et des classes dirigeantes dépossédées de toute exemplarité comme de tout pouvoir, les frustrations et les humiliations nées de la structure coloniale, la démission d’un État contrôlé par l’étranger, le vide psychique, l’absence d’espoir, tout cela joue un rôle déterminant dans cette désadaptation. Mais il faut également la relier à toutes les institutions éducatives de base que nous avons analysées autant sans doute qu’à la structure des idéaux dyonisiens d’affirmation du Moi. Susceptibilité et agressivité s’accordent avec des tendances narcissiques et une trop grande sensibilité à l’image du Moi, mais elles expriment également un manque de régulation dans l’émotivité. L’enfant à l’Ego bafoué devient un adulte ombrageux et susceptible et, dans les couches populaires, il s’y ajoute, comme nous le verrons, une très nette fragilité du Surmoi.
S’il est rare que l’agressivité soit refoulée, elle prend volontiers une forme cauteleuse et sournoise. Dans les catégories bourgeoises, l’agressivité est mieux contrôlée, sans doute par l’effet de modèles culturels efficients, et se trouve contrebalancée par une anxiété plus grande vis-à-vis du danger extérieur. Toutefois, il ne faut pas sous-estimer ici et là le jeu des haines personnelles et la pesanteur redoutable de rancunes inexpiables. Dès que l’on s’imagine qu’un défi est lancé au Moi et à sa valeur, une inimitié se dresse, qui est une des formes les plus irrationnelles de la psyché tunisienne. Ce qu’on appelle le Bountou – à l’origine punto de honor – est en fait l’impuissance rageuse d’un Moi bafoué se muant en haine durable.
L’anxiété est une donnée fondamentale de la psyché de l’élément féminin des couches urbaines, bourgeoises, petites-bourgeoises ou même populaires. Elle l’est également pour la classe bourgeoise traditionnelle dans son ensemble : la peur de la maladie, la vague peur du monde extérieur, l’angoisse devant le danger physique, ont fait que cette classe a été incapable de guider le mouvement national et d’encadrer le combat anticolonial. De cette constellation résulte aussi le bas dynamisme de nombre de ses enfants, leur faible adaptabilité, leur non moins faible combativité.
Les systèmes de sécurité du Moi devant un monde extérieur perçu comme menaçant -mais il faut reconnaître que ce n’était pas là pur phantasme -se fondent essentiellement sur une interprétation et une pratique quasiment magiques de la religion. Dieu est invité à intervenir dans toute situation anxiogène par des suppliques appropriées – du ’âs – dont l’efficacité n’est pas mise en doute. La solidarité familiale agissante, la vigueur de la dépendance mutuelle et à l’égard du père, entrent plus concrètement en jeu pour sécuriser le Moi, qui a tendance à rechercher par ailleurs l’approbation éclatante et explicite de l’entourage. La désapprobation, par contre, suscite une vive souffrance du Moi : elle entraîne soit un surcroît d’anxiété, soit l’agressivité, la révolte et à la limite la paranoïa.
3. Les techniques de pensée enferment des éléments magico-religieux et des éléments rationnels, le dosage différant scion les classes sociales, le niveau culturel, le contenu de cette culture. Ainsi la masse campagnarde est-elle dominée par des schémas magiques auxquels s’adjoint la croyance dans le destin. On peut agir sur la maladie ou l’amour par des techniques magiques qui se présentent comme islamisées, et le monde extérieur n’est pas toujours perçu comme un système d’objets n’obéissant qu’à un déterminisme neutre. La magie noire est pratiquée en cachette – mais rarement, parce que désapprouvée –, pour nuire à un rival ou à un ennemi : elle est redoutée, tout particulièrement des femmes qui la posent à la racine de toute infidélité conjugale. En fait, la pensée magico-animiste est présente dans toutes les couches sociales, à la ville comme à la campagne, par quoi on mesure la circulation intersociale des schèmes mentaux et la profondeur de la rura1isation du monde citadin. Dans la bourgeoisie, elle est l’apanage des femmes, surtout des vieilles femmes ; héritage des âges archaïques, elle ponctue la vie domestique de tabous agraires et champêtres, mais ces interdits et ces pratiques sont marginaux et réprouvés par la conscience religieuse orthodoxe. Cependant, la croyance aux génies, à la malfaisance du sort jeté, aux rêves prémonitoires, à la magie noire découvreuse de trésors ou briseuse de ménages, est presque générale et touche également l’univers masculin. Enfin, il est probable que le système maraboutique, qu’il prenne une forme mystique et islamisée dans les villes ou qu’il se dégrade dans le culte des saints dans les campagnes, devrait être considéré comme une réponse à l’anxiété du Moi, donc comme un système de sécurité, autant que comme une manifestation de la pensée magico-animiste.
La croyance à un destin tracé d’avance par la volonté de Dieu trouve évidemment des fondements plus explicites dans la religion. Mais qu’un élément théologico-métaphysique, important mais non dominant dans l’édifice islamique, soit détaché de son contexte pénètre si profondément l’épaisseur du champ de la conscience, prouve bien que nous avons affaire à un des pôles fondamentaux de la personnalité de base, en partie inhérent à sa structure comme technique de pensée, en partie comme institution secondaire. La croyance au Destin est liée d’une manière primordiale au problème de la mort, fixée d’avance et à son heure : du moment que je ne puis y échapper, à tout moment j’en suis menacé, mais, si l’heure n’est pas venue, aucun danger ne me fera mourir. Si donc elle incite à la résignation, elle incite aussi au courage tranquille et à l’action et joue un rôle remarquable de régulateur de l’anxiété. Mais le destin s’attache à tout : à la maladie, aux accidents, à l’avenir de l’homme sous toutes ses formes. Que serai-je dans dix ans ? Cette forme d’interrogation qui fait de ma vie le point d’insertion de forces extérieures à ma volonté laisse la voie ouverte à l’optimisme comme au pessimisme, mais est l’exacte antithèse du projet individuel qui prend en main son destin et le forge.
Ce n’est pas là ce qu’on a appelé la résignation islamique, mais celle-ci en dérive. La résignation intervient quand l’événement est consommé et nous frappe : elle se fait acceptation de l’inéluctable et prélude à la reprise de la vie. Elle aide à l’équilibre psychique en jugulant la révolte vaine et l’agressivité, qui sont la première tentation du Moi ; bref, elle se donne comme une technique adaptativz de premier ordre.
Pays d’activité agro-comrnerciale, de culture islamique, influencé par les civilisations méditerranéennes, soumis à l’attraction de la culture et du mode de vie français, la Tunisie n’est évidemment pas réductible à un schéma anthropologique simple. C’est ainsi que le fonctionnement de la pensée montre un pôle éminemment rationnel. Le déterminisme instrumental et psychologique, s’appliquant au monde des objets comme au monde humain avec, en plus, la croyance, pour ce dernier, à une marge importante de liberté, surclasse le pôle magique de la pensée tout en le côtoyant. Présents partout et à tous les niveaux, rationalité et esprit de logique croissent à mesure que l’on passe des derniers étages du monde rural vers les niveaux intellectuels les plus élevés. Le problème n’est pas d’en constater l’existence ni même la suprématie – dans les noyaux entraîneurs de la société – sur des formes archaïques de pensée, mais, compte tenu de variables sociologiques considérables, d’en apprécier la qualité par rapport aux impératifs de la pensée rationnelle moderne.
Or non seulement, de ce point de vue, l’aire d’extension de la mentalité logique demeure faible mais sa qualité est médiocre. L’intelligence est souvent naïve, peu rigoureuse, confuse, toujours insuffisamment informée ou entachée de projections subjectives. La rationalité doit être, par ailleurs, charriée par une langue, et le dialecte semble un instrument inefficace d’abstraction. La langue arabe y est plus apte, mais elle était, à cette époque, enrobée dans des formes de pensée médiévales, enfin le français n’est généralement pas suffisamment assimilé. Beaucoup le parlent et l’écrivent, bien peu en ont saisi l’esprit, et l’on peut affirmer que presque personne n’a intériorisé en profondeur les noyaux authentiques de la pensée occidentale. Cela eût en effet exigé une conversion dans les structures du moi, de la pensée, des valeurs, c’est-à-dire l’assimilation, pendant la courte période formative d’un homme, des tonalités intimes et du contenu concret d’une pensée à qui il a fallu trois siècles pour conquérir des niveaux de plus en plus élevés de rationalité. Ce manque de familiarité avec les instruments de la modernité rationnelle se laisse déceler dans les rapports de l’ouvrier avec la machine : c’est à cela, essentiellement, qu’on doit attribuer la carence si évidente de son savoir-faire. Car l’artisan tunisien a su, en son temps et dans son domaine, dans telle structure du rapport à l’objet, à l’entreprise, aux cadences du travail, faire preuve du plus grand savoir-faire. C’est là un problème capital de la solution duquel dépendra toute industrialisation future.
4. Nous allons examiner rapidement, pour terminer, la structure du Surmoi et la constellation de prestige. Nous avons déjà eu, à plusieurs reprises, l’occasion de déceler une certaine faiblesse du Surmoi. Pour assez générale qu’elle soit, cette faiblesse n’est pas universelle et, quand elle existe, elle est compensée par l’influence déterminante des institutions sociales, elles-mêmes pas toujours matérialisées. La plasticité du Surmoi peut paraître insolite dans une société où domine la figure du père. Mais le caractère lâche des disciplines de base et de l’intervention parentale dans l’éducation de l’enfant l’explique largement. Les interdits religieux, dans la mesure même où ils sont accrochés à des instances extérieures, concourraient aussi au blocage de la construction du Surmoi comme instance intérieure. Toutefois, lorsque l’effort d’éducation des parents ou de la famille étendue se fait persistant et conscient, lorsque la moralisation est précoce, quand enfin le sentiment religieux est réellement puissant et marque l’âme de l’enfant – ce qui est le cas de l’aristocratie religieuse et même de la large classe des baldîyya – , émerge une certaine forme de Surmoi qui devient même particulièrement sévère dans les individualités à structure névrotique.
En réalité, nous pressentons que le problème est plus complexe qu’il n’y paraît de prime abord. C’est que le Surmoi a une forme mais aussi des contenus variables. La psychanalyse occidentale bourgeoise a constamment voulu le rattacher, comme un bloc invariant, à la moralité dominante, tournée vers le respect ou l’amour d’autrui. Or le Surmoi peut se relier à une image narcissique du Moi, elle-même reflet de l’approbation sociale : ainsi arrive-t-il, en Tunisie (et ailleurs sans doute), que le sujet se sente coupable de ne pas s’être vengé, de ne pas avoir donné la mort à son rival, de ne pas s’être montré suffisamment violent dans telle circonstance : bien des crimes seront ainsi attribués non à l’instinct d’agression mais à un certain type de Surmoi fixé sur certaines exigences. Mieux encore : le principal motif de culpabilité, dans ce cas, proviendrait de la conscience pour le sujet, non pas de n’avoir pas fait le bien ni d’avoir fait le mal, mais de ne pas s’être conformé à l’image narcissique que le milieu lui renvoie de lui-même, dans laquelle il se complaît, qui devient le fondement de son être et le tissu de son Surmoi. Très nette chez le névrosé, cette structure particulière d’un substitut du Surmoi de type narcissique est probablement décelable un peu partout.
La structure narcissique du Moi, due à ce que la libido se fixe sur le Moi et conjointement à l’exaltation par le milieu social des instincts propres du Moi, est responsable de toute une constellation de prestige qui serait donc à la fois d’origine autistique et le signe d’une très forte dépendance vis-à-vis d’autrui. Dans cette vaste constellation, on pourrait ranger la propension à la vantardise, le goût de l’apparence plutôt que des réalités solides (mais c’est peut-être là aussi un effet des disciplines de base), un esprit de compétition très vif allant dans le sens des valeurs momentanément établies. Il est presque certain que, dans la bourgeoisie, ce type de comportement est directement dicté par l’existence d’un milieu social large et cohérent, par la multiplicité des relations interindividuelles qui font que l’individu vit sous la censure du regard d’autrui et selon des canons contraignants.
Quelles étaient les valeurs dominantes de prestige vers 1950 ? Sans doute faut-il placer aux premières loges les richesses matérielles et tout moyen apte à faire jouir de la vie. Mais la richesse vaut surtout par le prestige qu’elle procure, l’envie qu’elle suscite, le pouvoir qu’elle procure sur autrui. Or le pouvoir réel était aux mains des Français et, quoique l’honneur social se soit à l’origine constitué par l’exercice d’un pouvoir politique ou spirituel, la force des choses obligeait les classes dirigeantes à fonder leur prestige autour d’une « nobilitas » purement sociale, venant réactiver ainsi les vieilles traditions arabes de Majd, de Nasab, de Sharaf. La consolidation par ailleurs du vaste édifice qu’était la Grande Mosquée, la possibilité de gravir l’échelle sociale par les diplômes, faisaient du savoir un élément fondamental de prestige, que ce savoir fût religieux et traditionnel, ou profane et moderne. L’aristocrate makhzen pouvait, comme celui de Proust, se targuer de son ignorance, bien réelle, ce n’était le cas ni de l’aristocrate religieux baldî, ni du bourgeois évolué et quasi assimilé, ni a fortiori celui du petit-bourgeois semi-rural frustré, tout plein d’une passion d’ascension sociale.
Généralement, en milieu baldî, on n’étalait pas les richesses à l’excès, le goût pour l’ostentation étant réservé à l’aristocratie makhzen et bédouine, par contre le rayonnement des valeurs de noblesse, d’ascendance, l’exaltation du patrimoine moral des « grandes familles » , la liaison établie dans l’inconscient collectif entre valeur sociale et valeur de civilisation – la rusticité étant refoulée dans les ténèbres de la barbarie –, tout cela créait dans la petite-bourgeoisie provinciale montante un complexe de frustration et une immense haine larvée. Si elle haïssait l’aristocratie, c’était précisément parce qu’elle croyait à ses valeurs de prestige. Nous verrons que, victorieuse, elle se substituera à elle et tâchera de lui ressembler, mais nous verrons aussi que le changement profond qu’a connu la société tunisienne remaniera considérablement la constellation de prestige et l’amplifiera à un niveau d’exaltation maladive.
Il y aurait beaucoup à ajouter à ce tableau de la personnalité de base tunisienne prise vers le milieu du siècle. La sensibilité, la facilité du contact humain, la noble émotion, la générosité, l’exubérance, sont peut-être des notions empiriques mais y étaient des réalités. D’un point de vue psychanalytique, en les rattacherait sans doute à un certain spontanéisme de l’émotivité ou à une forme sublimée d’Eros, du puissant instinct qui nous pousse vers autrui. Que dire aussi de la remarquable faculté d’adaptation de l’homme tunisien, de son robuste sens vital, qui côtoient le conservatisme des mœurs, la faible propension à l’effort (et pourtant l’effort existe aussi), le manque du sens de l’organisation ? Sans doute serait-il facile de les mettre sous une rubrique quelconque. Est-ce là nécessaire ? Ce ne sont là que traits secondaires, évanescents et changeants. En vérité, la personnalité de base, si contraignant qu’elle soit, laisse de larges latitudes à l’individu qui est homme avant d’être tunisien et qui est une individualité spécifique et irremplaçable. Nous n’avons décrit ici ni la plénitude humaine de l’homme dans ses joies et ses douleurs, dans sa tendresse et sa bonté, ni l’immense variété des individus.
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