L’homme arabo-musulman (1/3)

Hichem Djaït
mardi 25 janvier 2022
par  LieuxCommuns

Chapitre V. éponyme du livre de Hichem Djaït « La personnalité et le devenir Arabo-Islamique » (Seuil 1974), pp. 183 - 228.


L’extrait ci-dessous présente deux intérêts majeurs.
Il s’agit d’abord d’une très belle utilisation de la notion de « personnalité de base » ou type anthropologique propre à une culture, une société, une époque et/ou à une classe sociale, posée par A. Kardiner ou R. Linton, et amplement discutée notamment par Cl. Lefort. Évidente dans l’après-guerre, elle a progressivement été proprement oubliée au cours des années 1970-80 au profit de la vulgate démagogique et libéral d’un « individu » sans ancrage, déterminisme, culture ou origine y compris chez les prétendus « anthropologues ». Cette fiction se brise aujourd’hui sur le retour bruyant de la « race », revendiquée par ceux-là même qui éprouvent au quotidien ce profond décalage avec un pays d’accueil qui les a privés de tout moyen de donner sens à une différence qui s’approfondit en retour. Puisse ce texte participer, en résonance avec les très rares tentatives contemporaines comme celle de H. Lagrange, à réhabiliter une approche anthropologique de l’individu échappant à l’alternative infernale entre indifférenciation et racialisme.
Ensuite l’objet de l’étude – l’individu arabo-musulman des années 1950-1960 – en fait un magnifique exemple d’auto-critique extra-occidentale – l’auteur étant tunisien – à rebours de toute la gauche (dé)coloniale qui travaille avec acharnement à enfermer les Maghrébins dans leurs déterminismes socio-anthropologiques. L’analyse est multiplement comparative et mériterait amplement des prolongements, ayant été opérée avant la résurgence islamique. On en trouvera quelques éléments, mais d’un point de vue uniquement socio-psychanalytique chez F. Benslama.
Inutile de lister les réserves d’usage quant à certaines positions exposées par l’auteur en 1974 et notamment, sur le plan idéologique, une certaine tonalité marxiste-léninisme dont le fondement religieux aura préparé la grande régression musulmane des décennies suivantes.


Sommaire


I. Autocritiques et auto-dépréciations

1 – La dépréciation coloniale de la personnalité psychique au Maghreb

2 – Diverses démarches de la critique de soi

II – La personnalité de base

1 – Le cas tunisien : institutions primaires

2 – La personnalité tunisienne à la fin de l’ère coloniale

3 – Modifications actuelle [de la personnalité tunisienne, vers 1965]

4 – Extension à toute l’aire arabe

I. Autocritiques et auto-dépréciations

Il est deux voies possibles, disait Iqbâl, pour guider les hommes vers le progrès : l’action par l’organisation et l’action sur les consciences individuelles. Dans le passé, la réussite de la religion provient de ce qu’elle a cumulé ces deux types d’action et que dans le même temps qu’elle enserrait les hommes, se liait à l’État, imposait ses dogmes, elle pénétrait le plus intime de l’être et l’accompagnait du berceau à la tombe. La religion était à la fois idéologique et individuelle.

Aujourd’hui, la notion d’organisation peut signifier l’État ou une idéologie séculière systématique ou d’une manière générale tout effort visant les structures objectives, toute action sur le réel humain par l’extérieur. C’est important et le monde arabe, autant ou plus que d’autres sociétés, a besoin qu’on explicite ses buts de vie, qu’on organise son effort vers le mieux-être et l’épanouissement de son humanité. Nous verrons dans le chapitre qui suivra comment répondre à cet appel.

Examinons d’abord l’action sur la conscience et l’individu, non moins capitale. Dans le cas arabe, en effet, il faut la conjonction d’un effort par l’organisation et d’une éducation de la conscience individuelle. Seule, la première action, efficace, rapide, resterait superficielle et partielle. Seule, la deuxième aboutirait à l’exaltation de l’individu et de son égoïsme, elle est en outre utopique, anarchique, trop lente. Unies, elles pourraient produire des miracles.

Il est évident, par exemple, que la révolution, au sens classique du terme, ne ferait qu’illusion dans un temps plus ou moins long et camouflerait les besoins fondamentaux de l’homme et de la société arabes, en particulier ce besoin si manifeste d’une restructuration du moi, du développement du sujet comme être pensant, responsable, rationnel. Il y aurait des aberrations au niveau du pouvoir comme au niveau des exécutants, l’on découvrirait le culte de la personnalité (qui en Russie prenait racine dans une certaine personnalité de base comme dans un milieu social frustré, habitué à la passivité, déficient du point de vue de l’intelligence critique), les haines, et les jalousies interpersonnelles, bref les insuffisances de la personnalité profonde. Mais, d’un autre côté, stagner dans l’inaction, l’inertie improductive, les injustices sociales criantes sous prétexte qu’il faut d’abord changer les mentalités, est absolument inacceptable.

Sans perdre de vue la nécessité d’introduire des institutions de progrès, de changer les structures objectives, politiques, économiques et sociales, autant donc miser tout de suite sur une éducation de l’individu. Toute idéologie, tout effort d’organisation, toute révolution, doivent passer par le filtre d’une mutation dans l’âme, par l’affirmation de nouvelles valeurs dans l’individu et la société, à un niveau bien plus profond que celui que pourrait toucher aucune action institutionnelle. Sans quoi, tout serait neutralisé par un esprit de routine et d’irrationalité presque indéracinables, sans quoi aussi l’homme resterait mineur ou serait écrasé par l’organisation. l’homme, c’est-à-dire la réalité véritablement concrète de l’histoire.

Laisser se développer des individus conscients et rationnels, c’est faire en sorte que chacun soit un foyer rayonnant d’initiative plutôt que d’être porté comme un poids inerte par une organisation au demeurant faite d’hommes. Chacun deviendrait alors une valeur autant métaphysique qu’humaine et sociale, chacun s’appréhenderait lui-même comme monde organisé et valable. Ainsi, dans tout projet de progrès et de développement, interviendrait, à côté de l’équation du nombre et de la quantité, parallèlement à toute ambition de maîtriser l’instrument et l’objet, une tonalité qualitative qui vise l’enrichissement du monde des relations humaines et aurait, pour effet récurrent ou concomitant, précisément une plus grande maîtrise de l’objet. Alors dans la balance, se ferait sentir tout le poids de l’intelligence, de la civilisation, de la beauté, en même temps que du savoir-faire et du travail efficient.

1 – La dépréciation coloniale de la personnalité psychique au Maghreb

Ce ne serait certes pas faire montre de malveillance que de considérer, partout présente, l’incapacité dans nos sociétés. Le paysan ne sait pas plus travailler sa terre que le gros propriétaire son domaine, que l’industriel organiser rationnellement son entreprise, que l’intellectuel penser ou créer. À niveau de qualification formellement similaire, dans une situation à peu près égale, l’homme occidental fait preuve de bien plus d’ingéniosité, d’adresse, de compétence. Dans l’ordre des relations sociales et humaines, beaucoup ont le sentiment que les choses vont à l’encontre de leurs aspirations : dans la sphère professionnelle, le favoritisme prime sur la valeur personnelle, l’arbitraire règne en maître dans l’entreprise, la ferme ou le bureau ; la dureté des rapports humains et hiérarchiques est bien plus palpable que telle « gentillesse » – vraie ou fausse – native dans les sociétés traditionnelles, expression d’une naïveté originelle, et surtout d’une humilité ou d’une passivité devant la puissance et le rayonnement civilisateur. Il y a certainement une trop grande pression sociale sur l’individu, un manque de maturité du moi, une carence des facultés de raisonnement et de logique, etc., tous traits dont l’observateur extérieur prend conscience assez rapidement, que l’observateur intérieur ressent confusément dans sa simple révolte d’homme. Mais ces traits doivent être replacés dans une vision d’ensemble de la personnalité, expliqués en fonction de l’héritage culturel et mental autant que de la situation objective, avec la certitude que certains éléments sont constants, d’autres évolutifs et qu’il suffit de peu de chose pour que le même homme ou la même société se comportent différemment dans des situations différentes. Si l’on ne prenait garde à cela, on se heurterait immanquablement à l’écueil de la dépréciation – qui peut se muer en racisme – ou de l’auto-dépréciation.

De l’existence de ces deux phénomènes dans la société maghrébine, pour prendre un exemple, on ne saurait douter. En période coloniale, l’Arabe – entendons par là Le Maghrébin – était le siège de défauts capitaux : paresse, culte de la force, saLeté, manque de tendresse… Des éléments, isolés de la structure psychique générale où ils ont une fonction et sont compensés par d’autres éléments, ou bien détachés de leur contexte économique et social, frappent l’esprit du colonial et sécrètent immédiatement une image partielle et faussée de la réalité. Mais il n’y a pas que cela. Une brève psychanalyse du colonial moyen montrerait que la confrontation avec des civilisations jugées inférieures, dans une situation de force, débloque une image archaïque et infantile du moi et facilite les compensations au sentiment d’infériorité qui gît en chacun de nous. Le même paysan lorrain ou aquitain – ou portugais ou autre –, si représentatif d’une tradition de travail et de tranquille modestie, se mue en un mégalomane fermé à autrui et étroitement égoïste. Mais c’est que la supériorité sociale et politique du colonial lui impose presque de vivre selon le mode de la vanité et de la fausse grandeur Bientôt accroché à la fiction de sa supériorité, il ne sait plus s’en passer, la portant comme une croix, comme une aliénation permanente, et c’est ce qui explique la profonde souffrance de grand nombre de coloniaux quand la décolonisation menaçait. Fait capital : ils défendaient beaucoup moins leurs privilèges économiques ou politiques que des privilèges psychiques. Aussi a-t-on vu la résistance se faire beaucoup plus aiguë du côté des petits que du côté des grands intérêts.

Le colonial était lui-même un être affectivement fragile et à faible maturité. Il a introjecté le sensualisme musulman sans ses restrictions, le virilisme maghrébo-méditerranéen sans ses défenses. En somme, il représentait une synthèse caricaturale de l’Oriental et de l’Occidental, c’est-à-dire un étiolement ou au contraire une exaltation de chacune des deux structures détachée de sa base. La sexualité était généralement hétéronome mais la répression et la régulation médiocres, d’où le caractère anarchique, plus physique que psychique de cette sexualité. L’agressivité, faiblement réprimée, pouvait se faire, sur le modèle populaire arabe-maghrébin de ce temps, franche et incontrôlée. Le colonial redoutait la violence arabo-berbère individuelle qui, dans les couches populaires, tirait son origine d’une certaine méconnaissance de la valeur de la vie, d’une frustration profonde et, comme nous le verrons, de systèmes de valeurs et de représentations historiques hérités. Le colonisé méprisait en effet du point de vue de l’archétype viriliste agressif, le colonial ; pénétré du mythe de sa gloire et de sa super-puissance sexuelles, de celui de sa capacité de mettre facilement en jeu sa propre existence, il ne respectait pas le colonial, sur ces deux plans, en tant qu’individu mais en tant que rouage d’une organisation collective de la force. A son tour, le colonial méprisait le métropolitain pour sa « mollesse » et l’assimilait à une femme.

À ce niveau existentiel où nous nous plaçons, l’adaptation recriproque entre coloniaux et colonisés au Maghreb a simultanément enrichi et appauvri les deux protagonistes. Le colonial a été très peu influencé par l’Islam aristocratique, bourgeois ou savant parce qu’il ne le connaissait pas et ne voulait pas le connaître : tout ce sur quoi il a bâti la fiction de sa supériorité et la légitimité de sa suprématie risquerait en effet de s’écrouler dans une telle confrontation. À l’inverse, il a largement intériorisé des éléments de la mentalité des couches socialement et intellectuellement subalternes, qui le rassuraient sur l’image qu’il se faisait de lui-même. Quand le subalterne se tenait à sa juste place, le colonial était capable de se montrer généreux, équitable, humain, bien plus que ne l’était à l’égard de ses congénères le propriétaire « indigène » ou ne l’est quelquefois le bureaucrate actuel. Société neuve, société multiraciale, société qui aiguisait les appétits, la société coloniale maghrébine était celle de parvenus. D’où son esprit pseudo-bourgeois, ce manque de goût dans les constructions, cet amour de l’étalage de la prospérité. Dans ce domaine, colonial et colonisé se ressemblent étrangement : nulle simplicité, aucun projet spirituel, mais par contre un robuste sens vital, tout cela les unit dans leur vision du monde. C’est ainsi qu’il faut interpréter la décolonisation comme une libération générale : elle a certes permis de libérer le colonisé mais aussi le colonial, en le réinsérant, par la force des choses, dans un monde plus normal et plus équilibré.

Au-dessus et au-delà des représentations diffuses du sens commun, s’est élaborée en Algérie, à l’apogée de la colonisation, une vision cohérente et qui se voulait scientifique de la structure du comportement de l’Algérien. Dans un excellent chapitre des Damnés de la terre, intitulé « de l’impulsivité criminelle du Nord-Africain à la guerre de libération nationale », Frantz Fanon analyse et démolit les théories de l’école psychiatrique d’Alger, animée par le professeur Porot. « Avant 1954, dit-il, les magistrats, les policiers, les avocats, les journalistes, les médecins légistes convenaient de façon unanime que la criminalité de l’Algérien faisait problème. » On aurait constaté que l’Algérien « tuait fréquemment, tuait sauvagement, tuait pour rien » ou pour peu de chose. Cette agressivité massive et extériorisée sous les formes les plus extrêmes, cette impulsivité permanente et souvent homicide, on l’a expliquée d’abord par une certaine structure de la personnalité : le Nord-Africain est un violent, héréditairement violent, il ne connaît pas de vie intérieure, son émotivité est nulle, il est crédule, entêté, puéril et hautement déficient sur le plan intellectuel. Plus tard, on a systématisé encore davantage ces conclusions en avançant comme base explicative la notion de primitivisme à soubassement biologique. Le comportement impulsif et irrationnel de l’Algérien, plus généralement encore celui du Maghrébin ou même de l’Africain, serait au fond cohérent et déterminé par certaines possibilités biologiques : la vie mentale serait gouvernée non par le cortex mais par le diencéphale, élément archaïque de l’encéphale et siège de l’instinct pur.

Nous ne nous attarderons pas à réfuter ces théories qui se condamnent elles-mêmes par leur excès et plus encore par leur faible valeur scientifique. Nous retiendrons par contre la remarquable argumentation de Fanon concernant les origines de cette criminalité, ramenée au préalable à ses justes proportions. Pour Fanon, la situation coloniale, aliénante, frustrante, exaltait l’agressivité et la faisait se retourner contre le frère, non contre l’ennemi historique et objectif. Chaque Algérien faisait écran entre son frère et le colonisateur et lui masquait la véritable situation. D’où l’effet immédiatement désaliénant de la révolution : le même homme qui levait le couteau parce qu’on lui avait chapardé un kilo de semoule, prête sa maison et son âne aux combattants et accepte avec le sourire la perte de tous ses biens. Et qu’on ne dise pas que cette transformation du comportement soit uniquement due à l’effet de défoulement que suscitent toute guerre et toute période agitée. Partout dans les pays libérés, après la cessation des hostilités, l’agressivité populaire anarchique s’est résorbée comme par miracle. Cela est dû à ce que la dignité, la normalité, la rationalité et l’humanité du comportement ne sont possibles que dans une société nationale homogène. Nous ajouterons que l’ère de l’indépendance a projeté concrètement le Maghrébin sur un destin humain en l’arrimant à un État, en lui infusant un idéal collectif, en l’intégrant dans une communauté qui est sienne et qui a repris possession de son âme, en le faisant encadrer par des hommes issus du sol et pourquoi pas ? en le faisant accéder à l’avoir, à l’espoir, à un monde de possibles. Ainsi l’individu n’est plus perdu dans un rien, il se projette dans un champ de valeurs, se désaliène, se retrouve, retrouve le lien communautaire et humain, reprend conscience de lui-même comme centre de responsabilité ! L’agressivité intrasociale absurde se dissout donc d’elle-même avec la reconquête de l’historicité, c’est un fait incontestable. Est-ce à dire cependant que notre personnalité soit totalement libérée de ses phantasmes ? « La libération totale, dit Fanon, est celle qui concerne tous les secteurs de la personnalité. » S’il est vrai que le contexte de domination coloniale explique beaucoup de choses, que l’agressivité maghrébine à cette époque, réelle quoique exagérée, se trouve normalisée aujourd’hui, il est non moins vrai qu’il y a encore de l’irrationnel, de l’impulsivité, une carence intellectuelle dans notre personnalité, tous éléments de faiblesse dont il faut rechercher la cause en nous-mêmes, dans notre manque d’expérience historique, dans certaines représentations fausses des valeurs, dans la fragilité de l’éducation, dont il urge de prendre conscience et auxquels il faut tenter de remédier.

Il ne s’agit pas ici d’auto-dépréciation, mais d’une conscience lucide orientée vers la connaissance de soi, point de départ de tout changement.

Cependant, cette auto-dépréciation existe et a existé dans la conscience collective. Déjà Fanon a attiré l’attention sur l’intériorisation du regard colonial : « Nous sommes coléreux, bagarreurs, mauvais … c’est comme cela ! » La dynamique de la révolution dissoudra, pensait-il, ces aliénations, mais il y faut aussi la prise de conscience, l’analyse, le discours. Ce qui nous a toujours frappé dans la conscience maghrébine, coloniale autant que post-coloniale, c’est la juxtaposition du narcissisme ou de l’ethnocentrisme et de l’auto-dépréciation, sauf qu’assez souvent les thèmes sur lesquels brodent les deux attitudes diffèrent d’un moment historique à l’autre. Hier, c’était l’affirmation de la table des vieilles vertus arabes et principalement bédouines : générosité, courage, virilité, sens de l’honneur, aujourd’hui ce peut être le dynamisme économique, l’enflure des réalisations, l’exagération de la valeur du combat anti-colonial, l’impression qu’on est le centre du monde. Au niveau de l’individu, dès qu’une valeur quelconque pointe en lui, l’entourage l’exalte et le glorifie, et voilà l’infatuation, le narcissisme, voire la mégalomanie pathologique qui le guettent, le broient et finalement tuent son élan en même temps que son bonheur.

Du point de vue de l’autocritique, l’expression « nous autres Arabes sommes ainsi » revient comme un leitmotiv dans la plainte de l’âme blessée, dans la désillusion de l’individu ou pour exprimer la hargne contre l’entourage. Le nous arabe serait le foyer de défauts capitaux : manque d’union, aucune tendresse des uns envers les autres, déloyauté, orgueil, duplicité. Chaque fois que le jeu des relations humaines, avec son cortège de duretés, d’injustices, d’insatisfactions, égratigne le moi, celui-ci dresse son réquisitoire contre le caractère arabe, comme s’il était frappé du dedans de quelque maléfice. Déformation subjective certes, mais cette critique reste une autocritique de circonstance qui s’enlève sur un fond de fidélité à la personnalité arabe. Par-delà cet aspect dissolvant, mais ludique et presque routinier, se profile constamment une vision comparative avec le moi européen et peut-être le pressentiment d’autres modes possibles de relations humaines. Au niveau populaire, il peut y avoir une véritable fuite du moi, il existe, sans nul doute, de multiples cas de déviances. Dans les milieux évolués anciennement francisés, l’identification avec le colonial s’est toujours assortie dans le passé d’un complexe de culpabilité et de trahison. L’indépendance a renationatisé ces éléments, mais, si la scission intérieure s’est refermée, un sentiment pénible de régression psychique et culturelle a pris sa place.

La conscience du clerc, elle, se trouvait déchirée entre la fidélité envers l’idéal des vertus islamiques et le sentiment profond que le réel ambiant était malsain, grossier, désordonné, impuissant. C’est donc que les vertus islamiques se sont incarnées dans l’Européen, qui, par l’ordre de sa vie, sa raison, son humanité, applique les préceptes de l’Islam que nous avons trahis, est le vrai musulman, le musulman objectif. L’intellectuel super-occidentalisé d’aujourd’hui n’est pas comparable aux ci-devant naturalisés ou assimilés. Mais, fasciné par un Occident qu’au fond il connaît mal, dont il ne connaît certainement que des aspects partiels, n’entretenant par ailleurs que des rapports ténus avec la grande tradition culturelle islamique parce que petit-bourgeois d’origine, il investit toute sa capacité d’autocritique dans le concept d’Orient, de despotisme oriental, de mentalité orientale… Il a le sentiment d’un retard moral, affectif, intellectuel, et que les Arabes ont une forme de conscience attardée parce que traditionnelle, toute la puissance du bien se fixant dans le modernisme.

On remarquera que dans toutes ces attitudes d’autocritique collective, le groupe qui critique privilégie un élément, l’isole de la totalité (évolution, vertus islamiques, rationalité de type occidental), en prive ses compatriotes mais il est sous-entendu que lui, le groupe ou l’individu en question, possède au plus haut degré ces qualités dont il déplore l’absence ou la perte chez autrui. Si bien que l’on peut se demander si nous avons affaire dans tous les cas à une autocritique, et s’il ne s’agirait pas plutôt d’un moi global fracassé, fractionné, segmenté en une diversité de moi impitoyables les uns pour les autres.

Rien n’illustre davantage l’ambiguïté de cette autocritique, à la fois mauvaise foi et regard lucide, que l’attitude du politique. Car le politique qui a sincèrement aimé son peuple et combattu pour lui en vient presque à le mépriser d’être ce qu’il est. Une conscience suraiguë du retard de civilisation, alimentant à son tour une volonté obsidionale de progrès, où il entre de la pose, débouche sur un pessimisme pernicieux. Le peuple maghrébin n’en est ni au néolithique, ni à l’âge des cavernes : il a une certaine conscience politique, la commune sagesse des nations, le courage de vivre dans des conditions difficiles et, par bien des côtés, il n’est pas aussi attardé qu’on le pense. Or certains dirigeants n’arrêtent pas de fustiger l’anarchisme berbère ou la frénésie bédouine, des bureaucrates irresponsables et vains lui manifestent quotidiennement arrogance et mépris. Et pourtant, ces dirigeants politiques eux-mêmes ne sont pas toujours en avance sur leurs peuples, que ce soit au Machrek ou au Maghreb. Ils le sont sans doute par leurs idées, par le contenu intellectuel de leur conscience, par leurs systèmes appris de théorisation et d’expression, Ils sont aussi de ce peuple, par maints traits de leur mentalité, par leur soif du pouvoir, leur subjectivisme, leur démagogie. Par d’autres aspects, ils sont même en retard sur les aspirations de la société à la tranquillité, à la raison, à l’équilibre, à une vie meilleure ; la preuve en est qu’ils s’appuient sur la lie du peuple pour gouverner le peuple, sur une contre-élite pour juguler une élite qui se représente et intériorise mieux qu’eux les objectifs de la modernité.

L’autocritique vraie doit donc s’enlever sur un fond de sincérité et de sympathie, embrasser de son regard la totalité des éléments, disséquer et dissocier, mais afin de remembrer et d’aller de l’avant. Cependant que les formes d’auto-dépréciation que nous avons vues ne sont que partielles et partiales et seraient plutôt la manifestation, au mieux d’une baisse de l’estime de soi, au pire d’une division profonde du moi collectif agrémentée d’un sentiment d’infériorité. Mais, même dans ce cas, il subsiste un fond de vérité dont il nous faudra tenir compte dans notre analyse.

2 – Diverses démarches de la critique de soi

À vrai dire, l’acuité du regard, la psychologie des peuples appliquée à autrui et à soi-même, c’est là une pratique familière de tout temps aux Arabes. La poésie préislamique est indicative des idéaux arabes anciens, de leur vision d’eux-mêmes et d’autrui. Cependant, ni le fakhr ni le panégyrique ne sont une représentation consciente et objective de soi. Le fakhr est glorification de soi et affirmation en soi de la présence des vertus bédouines de la Muruwwa. Assez souvent [1], le poète qui pratique la jactance est marginal et déviant par rapport à son mode social. Dans l’épreuve de la solitude et du rejet, le moi se dresse, superbe, pour défier le monde, d’où ces accents d’amertume de la Lâmiyya de Shanfarâ, d’orgueil solitaire, d’enflure mégalomaniaque. Mais le moi reste intérieurement amarré au milieu qui l’a rejeté : à l’envers, dans l’imprécation, il y réfère, et c’est quand il croit le défier qu’il en dépend le plus. La constellation psychique qui est à la base de la jactance est donc toujours la compensation, compensation du moi humilié, mitigée avec la conscience d’une coupure du milieu nourricier. Toutefois, la dépendance subsiste, car le moi ne réalise pas son véritable être mais tend simplement à la réalisation de vertus intériorisées qui ont été élaborées à l’extérieur, dans le creuset tribal. Ce genre littéraire, qui est à l’évidence une des expressions les plus fermes du narcissisme arabe, devient ainsi appel à autrui comme spectateur, témoin et admirateur de ce qu’on m’a dénié, que je ne suis peut-être pas mais que je voudrais être. L’âme arabe se mire dans sa poésie y précise et affine ses idéaux et se met à vivre sous son propre, regard et dans le reflet du regard d’autrui.

Plusieurs ouvrages d’Adab ou d’histoire enferment des développements analytiques sur les vertus et défauts comparés des peuples. Les matériaux employés datent du IIe siècle de l’Hégire, c’est-à-dire d’un moment historique où les Arabes, perdant leur suprématie exclusive, commencent à douter d’eux-mêmes. Au 1er siècle, la domination arabe sur une vaste partie de l’Ancien Monde a certes permis l’éclosion d’un orgueil de race qui n’avait peut-être pas existé auparavant, mais cet orgueil était diffus, simplement actif et non pas formulé. C’est donc à partir de l’époque abbasside et devant la naissance de la Shu’ûbiyya ou sentiment national et anti-arabe perse que, la compensation jouant, émerge, dans la foule d’une réaction défensive, une nette formulation de l’orgueil arabe, couplée avec une apparition consciente d’une image de soi et des autres. Mais si, dans ces ouvrages, l’exigence est neuve, si par ail leurs bien des représentations actuelles sont projetées sur l’époque archaïque, il subsiste, à n’en pas douter, des éléments anciens, des figures authentiquement vraies du passé, des souvenirs vifs et suffisamment précis.

Dans le Iqd [2], Khosroès est censé parler des différents peuples. Byzantins, Hindous, Chinois, Turcs sont, chacun dans sa demeure, rassemblés sous la houlette d’un pouvoir unifié et les trois premiers sont civilisés. Quant aux Arabes, « je ne vois pas, dit-il, qu’ils possèdent rien de ces qualités ni en religion ni dans la vie… Leur existence est une existence d’humilité, de pénurie, de misère, et malgré cela, ils se glorifient. » À ce tableau dépréciatif mais vraisemblable de ce que l’Islam appellera la Djâhiliyya ou âge de l’anarchie et presque de la barbarie, le roi arabe Nu’mân aurait opposé l’autre face des choses. Il énumère chez ses compatriotes « leur dignité, leur invulnérabilité, la finesse de leurs visages, leur courage dans la guerre, leur générosité, la sagesse de leurs paroles, l’acuité de leur esprit et leur fierté ». Les Arabes sont un peuple libre et indépendant par vocation, ajoute-t-il. Ils n’ont jamais connu la servitude, cultivent le bon renom et chacun d’eux veut être son propre roi.

Peu avant la destruction par les Perses du royaume de Hîra, une délégation se fait recevoir par le Roi des rois, qui aurait compris des sages et des orateurs de différentes tribus, la menace contre le petit royaume lakhmide étant présentée par les sources comme une menace générale d’assujettissement des Arabes. Les orateurs font alterner l’avertissement et le plaidoyer pro domo : « Les Arabes sont une nation … qui a toujours su défendre sa demeure … Nos lances sont longues et notre vie courte… Mais si tu connais leur mérite, ils serviront ta gloire, si tu les appelles, ils te soutiendront. » À quoi Khosroès rétorque qu’on lui a manqué de loyauté et dans ses propos, revient souvent cette idée que les Arabes sont un peuple de fourbes et de filous.

Sans doute dans cette vision ambivalente du monde arabe ancien peut-on déceler le grand débat sous-jacent entre Arabes et Persans du IIe siècle, mais il est remarquable que la conscience arabe ait fait siennes les critiques que d’autres ont pu lui adresser et qu’elle a pu reconnaître en elle-même. Ainsi le regard critique se conjugue-t-il avec le narcissisme. Ce regard, on le voit à l’œuvre dans le Coran où il se fait admonestation véhémente de la fourberie bédouine. Mais dans le Coran, nulle complaisance pour les vertus dionysiennes de l’arabisrne qui vienne le contrebalancer. En fondant un nouveau monde de relations humaines orienté sur une tout autre optique, il rompt radicalement avec le passé et c’est lui qui, en particulier, forge le concept de Djâhiliyya. Pourtant cet âge de l’ignorance ou de la Violence avait, à côté de ses fureurs, ses prestiges et sa beauté que les Arabes ont continué à cultiver au Ier siècle. Ainsi, par-delà l’Islam, les idéaux de l’Anté-Islam persistent et les modèles humains qui en sont le support animent les compilations littéraires et les florilèges poétiques. Devant la montée de la Shu’ûbiyya, Djâhiz prend la défense des Arabes. Pesant lui aussi les mérites respectifs des nations, il avance que les Hindous ont composé des livres anonymes, que les Grecs sont passés maîtres en philosophie et dans l’art de la logique, que les Perses sont des orateurs, mais que leur expression tire sa force de la délibération et de la réflexion préalables [3]. Les Arabes, eux, ont en partage le génie du verbe mais dans la spontanéité, l’inspiration, dans l’absence de tout effort. Leur langue est la plus belle de la terre et le plus bel idiome arabe est celui des Bédouins [4].

Géographes et érudits ont multiplié les observations sur la psychologie des peuples. L’orgueil de la langue et de la religion ne les obnubile pas toujours, bien loin de là. Les Arabes se distinguent par leur jalousie envieuse, les Berbères par leur irrationalité et leur sauvagerie, les Noirs par une puérilité à nulle autre égale…

Il semble bien, en vérité, que les Arabes aient toujours plus ou moins clairement senti que les vertus bédouines étaient ambivalentes. Ce qui explique la permanence d’un jugement ambigu sur le monde bédouin, tantôt dépréciatif, tantôt laudatif. Nul doute que la personnalité de base originelle n’ait été bâtie sur une constellation agressive, sur la peur de l’humiliation, sur tout ce fameux « code de l’honneur » que divers auteurs ont analysé, bref qu’elle ait reposé sur une structure dionysienne. Et cette personnalité archaïque s’expliquerait par un certain nombre « d’institutions primaires » dont la structure tribale est la plus décisive.

Certes, le Coran s’en est détourné tout en en restant tributaire par certaines de ses composantes. Mais hors même de l’espace psychique coranique, en dehors du milieu qurayshite qui était déjà converti à un système plus réglé de comportement, le monde douin lui-même a toujours présenté l’autre face des choses, c’est-à dire l’aspiration vers le hilm (la maîtrise de soi), la raison et le par don de l’offense. Une des figures les plus fascinantes de ce monde, à l’époque primitive islamique, était al-Ahnaf b-Oays, chef de la puissante tribu de Tamîm, homme de raison s’il en fut et de modération. Maîtriser sa colère, manifester une humeur égale, était l’axe de son comportement. Sa vie fut la personnification de ce que pouvait donner la répression de l’instinct d’agression, une victoire sur le moi et plus encore que sur le moi, sur la contrainte du système extérieur, puisqu’il y avait dépassement de l’idée d’honneur. Il est certain que son comportement représentait l’opposé du comportement arabe moyen ; mais, s’il était, avec d’autres, admiré, c’est que l’aspiration a la maîtrise de soi coexistait avec les aspirations contraires dans la conscience collective. Inversement, si la rudesse d’Omar Ier était ressentie comme telle, c’est que, pour être la norme, elle n’était pas l’idéal. Ainsi le monde bédouin recélait-il, au plus profond de lui-même, au-delà de sa sphère ordinaire d’idéaux, une autre sphère, vacillante et étroite, d’idéaux bien plus larges et plus humains, qui était le lot des hommes supérieurs, qu’on admettait pour eux mais non pour tous. Le Prophète lui-même était le Surmoi splendide du peuple arabe, qui définissait la moralité vraie, mais au nom de Dieu. Al-Ahnaf, Mu’âwiya étaient des Surmoi profanes qui étaient comme la conscience qu’avait le peuple arabe de son impulsivité et de ses infirmités. Il les admirait, mais comme pour s’en étonner, pour revenir par après à lui-même.

Il faut croire cependant que la personnalité de base arabo-bédouine était suffisamment ferme, attractive et résistante pour s’être de tout temps imposée, par pans entiers ou par petits morceaux, aux divers mondes sédentaire, urbain ou villageois, aristocratique ou populaire. Les idéaux bédouins avaient pénétré profondément les cours califales et dans les mêmes ouvrages littéraires où était déversé le moins pudique des mépris sur les « rustres A’râb », étaient exaltées et cultivées leurs valeurs. Ibn Khaldûn s’offusquait de leurs instincts prédateurs, foncièrement hostiles à la civilisation, mais admirait leur vocation impériale, la force de cette solidarité consanguine qui savait arracher le pouvoir sur les hommes. Le monde citadin du Maghreb, dans ses couches élevées, refoulait, à l’époque coloniale, le monde bédouin dans les horizons de la barbarie et de la pénurie, mais sa personnalité de base était marquée, de l’intérieur, par mille traits de ce monde. Si bien que toute étude de la personnalité de base dans l’aire culturelle arabe se trouve obligatoirement confrontée à ce problème de la persistance des systèmes bédouins, de leurs gauchissements, de leurs invasions ou de leurs reculs.

II – La personnalité de base

Le concept de personnalité de base, élaboré par Kardiner et son école [5], pour contestable qu’il soit, est un instrument commode d’analyse. La critique que développe Kardiner de la théorie psychanalytique de Freud sous son double aspect de dynamique de la personnalité et de psychologie sociale est tout à fait remarquable, encore qu’elle ne nous semble pas devoir entamer la validité de la trichotomie freudienne du ça, du moi et du surmoi, essentiellement perceptible dans le pathologique, mais sans doute présente dans la personnalité normalement intégrée. Ce qui est intéressant dans la vision de Kardiner est qu’il dépasse toutes les notions du sens commun sur le caractère national et la psychologie des peuples. « La personnalité de base c’est la configuration commune à tous les membres d’une culture », dit Dufrenne, ce dernier mot étant pris dans son sens anthropologique. C’est donc ce qui, dans le comportement de chacun, est un dénominateur commun à tous les membres du groupe. Mais la personnalité de base, comme l’observe encore Mikel Dufrenne, n’est qu’une des composantes de la personnalité totale de l’homme, dont elle est le résultat de l’action sur lui des institutions sociales. À côté d’elle, chacun est doté d’une nature humaine qui le rattache à la destinée universelle, il l’est aussi d’un caractère individuel qui en fait un spécimen unique.

L’on sait que, pour Kardiner, cette instance partielle de l’être qu’est donc la personnalité de base est conditionnée par ce qu’il appelle « institutions primaires », où entrent en jeu les disciplines de base, les motivations économiques, l’orientation générale de l’activité du groupe. À son tour, elle sécrète des institutions secondaires comme les techniques magiques ou les systèmes religieux.

L’écueil primordial que pourrait rencontrer une tentative d’exploration de la personnalité de base arabe est que nous avons affaire ici à une société historique et complexe. Historique, parce que le poids du passé est important, où l’on peut deviner des éléments intégrés, d’autres non adaptés au présent, d’autres encore morts, et que la réminiscence consciente ou les reviviscences provoquées jouent leur rôle. Complexe, du fait que les conditions socio-économiques sont variées dans cette immense aire culturelle, que les secteurs sociaux diffèrent aussi au sein d’une même société, que les degrés d’influence de l’extérieur, très vivaces, se laissent difficilement cerner. Quelle différence sans doute entre l’Arabe bédouin sédentarisé de Kûfa au Ier siècle de l’Hégire et le même Bédouin irakien du XVIIIe siècle, mais aussi quelle différence entre le Bédouin tunisien de 1930 et le bourgeois citadin de Tunis à la même époque ! Quels points communs y a-t-il, d’un autre côté, entre un montagnard kabyle et un artisan de Fès ou de Damas ? C’est que, dans la culture arabo-islamique prémoderne unifiante, se juxtaposaient les multiples cultures anthropologiques selon les déterminismes socio-géographiques. Or l’inconscient est beaucoup plus tributaire des réalités inférieures que de la haute conscience culturelle. À la rigueur, pourrait-on, comme l’a fait Berque [6] pour le Maghreb colonial, opérer une coupe à travers le « système maghrébin », où apparaîtraient quatre personnalités de base accrochées à quatre milieux humains globaux : sédentaires montagnards berbérophones, bédouins arabo-phones, cités islamiques traditionnelles, faubourgs ouvriers, avec cependant des chevauchements et des apparentements entre tel pôle et tel autre pôle. Mais si déjà la domination coloniale a disloqué certaines de ces zones, que dire de la période de l’après-indépendance où tous ces secteurs se sont trouvés happés, malaxés, projetés dans le creuset d’une modernité nationale à la fois destructrice et unifiante.

Il est évidemment difficile d’appliquer actuellement tel quel le schéma kardinérien au Maghreb et a fortiori à l’ensemble du monde arabe. Toutefois, le même Kardiner qui a surtout appliqué sa méthode à des peuplades primitives telles que Marquisiens, Alorais, Comanches, l’a tentée sur une ville des États-Unis, Plainville, et en a envisagé l’extension à l’Occident, considéré à un certain niveau comme une culture particulière. D’autres auteurs, comme Fromm [7], dans une tout autre perspective que celle d’une psychologie du Moi, utilisèrent la concordance déjà établie par Abraham entre la fixation sur le stade anal et la tendance à thésauriser, pour faire ressortir un type humain épargnant, individualiste et ordonné, représenté par le bourgeois occidental entre le XVe et le XIXe siècle et continué par le petit-bourgeois d’aujourd’hui.

C’est dire qu’en dépit de toutes les réserves précédentes, l’esquisse d’une personnalité de base dans un vaste champ culturel, à condition d’être souple, est possible : on peut l’envisager pour des unités telles que le monde arabe (avec ses variantes Macheck et Maghreb), l’Afrique Noire, l’Amérique du Sud, ou bien pour cet ensemble géographique et humain qu’est le monde méditerranéen. Mais, à ce niveau d’extension, bien évidemment, il faut renoncer à toute rigueur descriptive ou explicative. Aussi bien allons-nous tenter l’application du concept de personnalité de base, conçu de manière non orthodoxe et enrichi par des considérations historiques et politiques, au cas d’une aire restreinte, la Tunisie.

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Deuxième partie disponible ici


[1Mais pas toujours, puisque le poète est aussi le défenseur, le porte-parole et le propagandiste de sa tribu. Nous nous intéressons ici au fakhr personnel et aux poètes déviants.

[2I, 166-167.

[3Bayân, III, 14 suiv.

[4Ibid., I, 110.

[5Kardiner, The lndividual and his Society, traduit en français sous le titre de l’individu dans sa société  ; The Psychological frontiers of society ; Voir aussi Mikel Dufrenne, La personnalité de base, et Roger Bastide, Sociologie et Psychanalyse.

[6« Le Maghreb d’hier à demain » in : Cahiers internationaux de Sociologie, 1964. Encore que le point de vue de Berque soit celui de la sociologie descriptive, et non de la sociologie psychanalytique.

[7La Crise de la psychanalyse, éditions Anthropos.


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