L’écologisme empêche l’émergence d’une écologie politique

mardi 5 avril 2022
par  LieuxCommuns

Reprise d’une présentation, raccourcie faute de temps et ici complétée, du livre « Éléments d’écologie politique – Pour une refondation » lors d’une rencontre de l’association Technologos le jeudi 10 février 2022.
(Texte repris par Les Amis de Bartleby).


Ce texte fait partie de la brochure n°28 :

Repenser l’Occident

Retours sur ce qui fait et défait la singularité occidentale (Mars 2024)

Elle sera bientôt en vente pour 3 € dans nos librairies. Les achats permettent notre auto-financement et constitue un soutien aux librairies indépendantes (vous pouvez également nous aider à la diffusion).

Elle est intégralement téléchargeable dans la rubrique brochures



L’objectif du livre est double : d’une part tenter de s’opposer aux idéologies, aux mythes, aux éléments religieux qui polluent les courants de l’écologie politique et empêchent toute réflexion. Il s’agit donc d’une auto-critique car derrière les dérives actuelles les plus visibles et risibles aujourd’hui de « notre camp », doivent aussi être remis en cause certains fondements intellectuels et politiques peu discutés, et notamment un indécrottable ancrage « à gauche » sinon l’extrême-gauche. Second objectif : avancer des notions connues mais délaissées, esquisser quelques pistes là encore déjà entrevues mais trop peu considérées et bien sûr ouvrir des questions, pas forcément nouvelles, mais primordiales. Enfin, on peut aussi voir cet ensemble de textes comme une tentative d’aborder la question de l’écologie politique à partir de l’œuvre de C. Castoriadis, et qui pourrait la renouveler.
L’abord de l’ensemble peut être déroutant parce que le ton n’est pas du tout polémique : il n’y a pas de réfutation à proprement parler, il y a une sorte de réfutation par le fait, en posant immédiatement d’autres repères. Ensuite, comme il s’agit d’une synthèse pluridisciplinaire, cela peut paraître un peu dépaysant, d’autant que le style est plutôt abordable pour un propos plutôt dense.

Une espèce humaine particulièrement destructrice
Le point de départ est un survol ethno-historique des rapports qu’ont entretenu les sociétés humaines avec la biosphère. Impossible d’être exhaustif, mais cela permet au moins de dégager deux aspects assez évidents. Le premier : l’être humain a été particulièrement destructeur, et ce depuis des milliers d’années : il y a la fameuse « extinction du Pléistocène », ces massacres d’une grande partie de la méga-faune sur le continent Américain dès que les premiers humains y ont posé le pied il y a 14 000 ans, et qui avait connu un précédent lors de l’arrivée de notre espèce au Australie 30 000 ans auparavant puis toutes les îles connues. Il y a également les déforestations massives lors du néolithique, dont vous connaissez le cycle, qui ont abouti à une érosion massive, par exemple en Afrique. Et tout cela a entraîné des répercussions sur le climat à l’échelle régionale et continentale mais peut-être même aussi mondiale. Rappelons enfin que nous sommes aussi les derniers représentants du genre Homo, la quelque dizaine d’autres branches ayant disparu alors que nous étions en contact, voire nous être reproduit avec (Néandertal et Denisoviens) – on peut croire au mythe contemporain du multiculturalisme heureux et du vivre-ensemble festif, mais il est possible aussi que les choses aient été moins iréniques.

Une humanité créatrice de natures
Mais à tout cela s’oppose, deuxième élément, une réalité tout aussi tangible, et sinon nous ne serions pas là pour en parler : partout sur la planète nous trouvons trace ou sommes témoins d’établissement de relations bien plus équilibrées avec le monde vivant, des rapports d’intimités tissées pendant des siècles par les sociétés traditionnelles où règnent la mesure et l’ingéniosité, l’intelligence et la sensibilité des chasseurs, pêcheurs, cueilleurs, ou éleveurs, cultivateurs, arboriculteurs, etc. Bref, où se sont inventés des interpénétrations profondes entre les mondes humains et les mondes naturels, avec une coévolution, une création de nouvelles espèces, espèces parasites, espèces domestiques, espèces semi-domestiques, mais aussi espèces « sauvages » ayant subi nos effets indirects de mille manières, tout comme sont apparus de nouveaux milieux et des écosystèmes inédits, le tout intégré dans un fonctionnement global – du bocage normand aux oasis, des cultures en terrasse aux forêts cultivées, des vallées aménagées aux marais, etc.

Une planète anthropisée
Tout cela montre que la planète que nous habitons est une planète très largement anthropisée, modelée par l’espèce humaine depuis des millénaires, soit « négativement » soit « positivement ». Voilà qui relativise grandement la pertinence de la notion d’« Anthropocène » : subsumer les « questions écologiques » au seul Occident, à la seule Modernité, à la seule Technoscience, au Capitalisme ou au Colonialisme revient à ne pas comprendre le cœur du problème. Il ne s’agit pas d’exonérer la civilisation industrielle ni de minimiser les dévastations en cours – nous savons tous ici à quoi nous en tenir – mais si l’on ramène les choses dans leurs justes proportions, notre vision globale change : rien que les extinctions massives d’espèces durant la préhistoire, l’épuisement des sols du Croissant Fertile, les déboisements massifs en Afrique ou en Chine ou les impacts climatiques consécutifs ont été dus à des sociétés humaines comptant quelques dizaines ou centaines de milliers d’individus – nous sommes aujourd’hui huit milliards et à ce compte, il ne devrait plus y avoir que des bactéries autour de nous… Dans tous les cas, ce bref survol montre une « tête de Janus », un être humain tantôt dévastateur de la biosphère et tantôt créateur lui-même de formes de vies organiques inexistantes avant lui : le mythe de l’Homme intrinsèquement destructeur comme celui du bon sauvage s’effondrent l’un l’autre. La réalité semble montrer que l’humain entretien des rapports autrement plus complexes avec son environnement, le vivant, la planète et ce la pose la question de son essence, de la nature, précisément, de cet animal si atypique.

Homo sapiens biologiquement inadapté
La question de la nature humaine est aujourd’hui passée de mode, voire ringarde – elle est évidemment omniprésente et capitale. Il est par contre impossible de la traiter simplement car elle présente au moins trois strates irréductibles les unes aux autres : biologique, psychique et anthropologique ou culturelle. Les trois peuvent être rattachés à la théorie de la néoténie qui, brièvement parlant, décrit Homo sapiens comme un primate au développement ralenti, c’est-à-dire naissant inachevé et conservant des caractères juvéniles voie fœtaux (faiblesse de la pilosité, hypertrophie du crâne, puberté tardive, etc) obligeant à une très longue maturation post-natale. Biologiquement, nous ne sommes donc rattachables à aucun écosystème particulier : nous sommes foncièrement inadaptés, notre espèce ne devant sa survie qu’à l’invention de techniques, de modes d’organisation, de langages, bref de cultures où surnagent des débris d’instinct. De ce point de vue, il est inepte de chercher une quelconque « place de l’Homme dans la Nature » qu’il faudrait trouver ou retrouver et l’on comprend mieux les données éco-historiques : l’être humain n’a pas de niche écologique donnée, il doit la chercher, à tâtons, la façonner, la créer et la réinstituer à tout changement « intérieur » ou « extérieur ».

Un animal psychique monstrueux
Sur le versant psychique on se trouve dans une situation similaire : impossible de développer ici mais les investigations psychologiques concordent pour parler d’une « monade psychique », cette toute-puissance qui habite le petit humain à la naissance, cet état de fusion où extérieur et intérieur se confondent, où il n’y a pas de distinction entre désir et réalisation, fantasme et réalité, soi et non-soi, etc. Nous naissons donc fous, délirants, hallucinant perpétuellement, sans contact avec le réel, et notre raison ne vient qu’après-coup : nous sommes fondamentalement démesure et rêve, chaos, hubris. Cette totalité existentielle va se briser évidemment au fil des frustrations des souffrances, et à ce prix, mais sa nostalgie nous hantera à jamais et nous projetons d’ailleurs cette puissance passée sur les figures du Père, du Chef, de l’État, de la Technique, etc. mais aussi celles de la Mère, de la Tribu, de la Nature, etc. C’est la figure mythique, voire divine, de la « Mère-Nature », que l’on aimerait aimante et englobante, avec laquelle nous voudrions retrouver cet état fusionnel, et on parle alors d’« harmonie » avec la nature, d’« osmose », etc. que l’on a vu chimérique. Et il n’est pas moins chimérique de parler de nature à maîtriser, à exploiter, à gérer, etc.

Une seconde nature culturelle
Cela introduit à la dimension anthropologique ou culturelle : articulé de fait avec la strate biologique et psychique, mais non déductible ni cohérente, la culture est pour Homo sapiens une seconde nature, nous ne naissons vraiment à l’humanité qu’à travers ce que nos parents, notre famille, voisins, quidams, mais aussi ce que langages, religions et techniques font de nous, nous font être. Ces multiples déterminations, inscrites bien plus profondément que nous ne le voudrions, dictent a priori nos rapports à la nature, qui sont aussi nombreux qu’il existe et a existé des sociétés humaines – il reste à peu près 5 000 langues vivantes aujourd’hui, il y a sans doute autant de société donc de représentations de la nature, socio-diversité indissociable de la biodiversité. Quoi qu’il en soit, cette culture que nous incorporons, que nous sommes, est une création humaine au sens le plus radical, et sans cette conception il n’y a pas de politique qui tienne. Création, donc indétermination dernière : que ce soit sur le plan biologique, psychique ou anthropologique, l’être humain est une crise sur patte, c’est un être crisique, ontologiquement crisique. Crise avec la nature, qui interdit toute idée de « Solution » écologique, mais crise avec ses semblables, interdisant toute fable sur la « Fin de l’Histoire » ou de la politique, et crise avec lui-même, loin de la fuite contemporaine dans la recherche de bonheur, de sérénité, de paix intérieure, etc. Bref : nous fuyons cette réalité en la recouvrant d’idéologies, de mythes, de religions, c’est-à-dire l’hétéronomie. J’appartiens à ceux, de moins en moins nombreux, qui pensent que l’être humain n’en est qu’à son commencement et qu’il est capable de s’affronter à sa propre singularité. C’est sur cette base qu’il est possible de parler d’écologie, de politique et d’écologie politique.

De multiples représentations de la nature
J’ai parlé de « représentations de la nature » : elles sont au centre de ce que l’on appelle « l’écologie ». Elles sont innombrables et changeantes, mais il est possible et intéressant de tenter de les regrouper en catégories et même d’en faire l’histoire. Ethnologie et histoire enseignent que la distinction même entre humain et non-humain, culture et nature, société et biosphère ou système sociaux et systèmes bio-physiques n’a pas existé pour l’immense majorité de l’humanité. Ph. Descola a popularisé ces conceptions, les classant en animisme (la société étendue à tout l’existant), totémisme (humains et non-humains apparentés autour de figures centrales) et analogisme (découpage du tout selon des associations transversales) – bien sûr sans qu’aucun n’offre de « solution écologique », on l’a vu. Le dualisme Homme – Nature, loin d’être propre à l’Occident, semble être apparu dès le néolithique puis aurait suivi, au moins, deux chemins : celui des grands empires où la nature est dominée comme le sont les populations, conception qui aurait sédimenté dans la mythologie hébraïque, que l’on retrouve ensuite dans notre judéo-christianisme avec une nature conçue comme une Création Divine à disposition de l’Homme témoin de Dieu sur Terre. Autre configuration, sans doute propre aux civilisations plus polycentriques, celle d’une nature distincte de l’humanité comme en Grèce Antique et marquée par des conceptions plus complexes qu’il faut interroger : naissance conjointe de la science comme questionnement sur la nature et de la politique comme interrogation sur l’organisation sociale – et de la philosophie comme remise en cause illimitée et continue des catégories même de la pensée.

Double ontologie occidentale
Ces deux branches n’offrent aucun « modèle écologique » à suivre, mais l’une, la seconde, porte en elle une reconnaissance de l’ouverture à la nature, une possibilité d’auto-interrogation, d’auto-institution, de création explicite. Ces deux branches ou plutôt ces deux pôles, se sont retrouvé en Occident, et l’on peut suivre leur entrelacement au fil des siècles, comme une hélice à double brin, du XI-XIIIe siècle où naissent les premières communes libres s’affranchissant des tutelles seigneuriales, à la Renaissance, les Lumières, les révolutions classiques, les mouvements ouvriers, puis de décolonisation, féministes ou écologistes jusqu’à aujourd’hui. Donc un pôle où la nature va être rationalisée, mécanisée, « technicisée », dominée, exploitée, l’autre où elle sera interrogée, considérée, admirée, copiée, source d’esthétique et de création – deux pôles interpénétrés, enchevêtrés, se contaminant l’un l’autre, mais malgré tout projets distincts que l’on peut, que l’on doit, discriminer. Sur le plan politique, qui recoupe celui de la nature, c’est le projet impérial d’un côté, démocratique de l’autre, et les incessants compromis, ou mieux : va-et-vient, entre les deux qui constituent notre histoire. L’Occident est donc loin d’être monolithique et si la tendance lourde aujourd’hui est de le condamner sans appel, l’écologie politique en est une émanation pleine et entière, à la fois en tant qu’écologie, la science, et en tant que politique comme prise collective des êtres humains sur un destin commun échappant aux Dieux, à la Tradition ou… à la Nature.

Aux sources de l’écologie politique
De ce bouillonnement civilisationnel, à la fois contradictoire et complémentaire, va émerger au moins à partir du XIXe siècle ce que nous appelons l’écologie politique, aux sources multiples mais rarement répertoriées. Je les ai regroupées en trois grands groupes : d’abord les sources culturelles-religieuses, où se trouvent la religion chrétienne ou plutôt ses courants hérétiques millénaristes, le mouvement romantique bien entendu et tous ses prolongements et la féminité – l’histoire de la féminité en Occident semble être liée, d’une manière ou d’une autre, à la relation à la nature. Ensuite les sources socio-politiques où les mouvements ouvriers ont joué un grand rôle, dans lequel on peut distinguer les courants anti-industriels, naturistes et bien sûr utopistes ; et enfin les sources sientifico-médicales avec bien sûr l’écologie proprement dite, l’hygiénisme (remis au goût du jour avec la pandémie de Covid-19) et l’économie des ressources, c’est-à-dire la gestion pragmatique des biens matériels disponible dans l’environnement. Nébuleuse énorme, racines profondes et étendues, énormes richesses intellectuelles, culturelles, sociales et pratiques, mais aussi ensemble hétéroclite, ambivalent et contradictoire – telles sont les sources de l’écologie politique. Il est évident que ce foisonnement contredit frontalement le roman d’une écologie née dans les années 60, humaniste, de gauche, révolutionnaire : si beaucoup de choses se sont formalisées dès l’après-guerre, on a aussi assisté à une mutilation monumentale de tout ce dont il est question ici, et qui a donné naissance à un corpus doctrinal très idéologisé qu’il faut bien appeler l’écologisme.

L’écologisme ou l’enfermement idéologique
Ce terme désignerait une idéologie qui s’est progressivement constituée, à peu de choses près, en reprenant le pire de toutes les sources historiques : ancrée dans un gauchisme héritier des pires totalitarismes et donc hantée par les tropismes millénaristes et apocalyptiques, elle fait, au fond, du discours scientifique celui de la vérité, ouvrant les portes du techno-scientisme gestionnaire. Comme tout système, cet écologisme peut se définir par ce qu’il a peu à peu exclu : d’abord les classes populaires, diabolisées et culpabilisées à l’envi, au diapason du gauchisme culturel ; ensuite et plus spécifiquement les travailleurs de la nature, les paysans, bergers, chasseurs, éleveurs, marins-pêcheurs, forestiers, etc. dépositaires profanes de millénaires de savoirs et de pratiques écologiques ; et enfin, sur le plan idéologique, le conservatisme lui-même. Ce dernier point semble incroyable, et « la Droite » en fait les gorges chaudes, mais l’écologisme s’affirme d’un progressisme inquestionnable alors qu’il ne peut qu’être question, à propos d’écologie, de conservation, de sauvegarde, de restauration, de protection, d’héritage, etc. – étrange écologie politique qui veut une société s’arrachant sans cesse à son passé et une nature immobile voire rétablie dans son prétendu ordre immuable et harmonieux. Nous sommes tous, à des degrés divers, porteur de cet écologisme qui semble exister pour éviter l’émergence d’une écologie politique. Car en réalité cet écologisme ne fait qu’éloigner plus encore de la nature – qui n’existe qu’à travers le discours des scientifiques –, de la politique – une avant-garde éclairée devrait éduquer les masses abruties – tout autant que de l’intelligence critique – le monde à venir exigerait contritions et pénitences.

Vers une écocratie ?
La prolifération grandissante de cet écologisme au rythme des dévastations de la biosphère dessine des perspectives qu’il est peut-être possible d’anticiper et envisageable de contrer. Pour le dire rapidement, nous avons devant nous la menace d’une planète où l’attrition des ressources et les dégradations des conditions de vie rendront légitime l’instauration d’un régime autoritaire. C’est le spectre d’une « dictature verte » que j’appellerais écocratie, et que les mesures gouvernementales prises à l’occasion de la pandémie de Covid-19 rendent très concrètes puisqu’on peut dire qu’il s’agit de la première crise écologique mondiale véritable. Cela a été très bien entrevu, et depuis longtemps, par nombres d’écologistes souvent sous le vocable impropre d’« écofascisme », ce qui entretient le mythe d’une extrême-droite menaçante très commode comme exutoire, corset idéologique et bouc-émissaire. En réalité, le terme précis serait celui de totalitarisme, qui a l’insigne avantage de rappeler qu’il est une invention de gauche et même d’extrême-gauche qui l’a exercé à un point absolument inégalé – le caractère faussement scandaleux de cette banalité historique montre à quel point aucun bilan n’en a été tiré, donc que le ver, si j’ose dire, est toujours dans le fruit.

Techno-science, gauchisme et millénarisme
Il l’est d’autant plus lorsque l’on voit les militants de l’écologisme accompagner voire devancer les mouvements les plus totalitaires de notre époque présente : j’ai nommé l’islamisme, bien entendu, qui impose son ordre théocratique sur quatre continents sur cinq, mais aussi, à un degré moindre en étendue mais pas en intensité, le racialisme, avec lesquels convergent les différents ingrédients de la bouillie « woke », néo-féminisme, idéologues végans, décoloniaux et indigénistes, sans-frontiéristes, pseudo-universitaires, émeutiers, etc. Le liant de tout cela est évidemment le millénarisme gauchisme qui imbibe, on l’a vu, l’écologisme qui décuple la culpabilisation des petites gens – qui est le contraire, rappelons-le de la responsabilisation – à travers le discours catastrophiste, apocalyptique, qui prend l’esprit en étau. Autre versant tout aussi inquiétant et apparemment contradictoire de cet écologisme, c’est bien sûr la techno-science cette alliance entre scientisme et technolâtrie. Pas besoin de s’étendre, mais simplement un point central : tous les totalitarismes jusqu’ici se sont réclamés de la science, science historique pour le marxisme-léninisme stalinien, maoïste et leurs dérivés, science biologique pour le national-socialisme. Le principe est exactement celui de l’hétéronomie : aliéner les sociétés à un ordre transcendant, extra-social, inaccessible, ici ancré dans la nature à travers le discours de pseudo-scientifique. On retrouve ici, et ce n’est pas un hasard, ce refus d’une séparation entre le monde naturel et le monde humain : le totalitarisme est en réalité une tentative d’en finir avec la modernité, de renouer avec une pré-modernité au nom d’une post-modernité, bref, de sortir de l’Occident et sa complexité en supprimant à la fois la science comme interrogation ouverte et rationnelle et la politique comme auto-détermination des peuples.

Pseudo-totalitarisme et effondrement
Car en réalité, cette écocratie ne serait bien sûr en rien scientifique : que l’on pense au lyssenkisme, l’aliénation de la recherche scientifique aux idéologies au pouvoir. C’est ce que l’on voit se mettre en place aujourd’hui avec le réchauffement climatique, mis à toutes les sauces et devenu quasiment indiscutable, monopolisé par une petite clique de « spécialistes » et qui tend à devenir l’alpha et l’oméga de toutes questions écologiques. Dans les faits, une écocratie n’aurait rien d’« écologique » et malgré les pénuries imposées sous couvert de « sobriété » au profit des nababs au pouvoir, les sociétés dominées n’échapperaient en rien aux effondrements qui ont été le lot de toutes les cultures historiques qui n’ont pas su en percevoir l’imminence et prendre les mesures à temps. La perspective à long terme ne serait donc pas tellement le totalitarisme, mais peut-être une forme aujourd’hui oubliée mais plus pertinent, qui est celle de l’empire. Reprenant Ibn Khladoun, G. Martinez-Gros en a très bien décrit la dynamique : un cycle entre le cœur impérial pacifiant et déclinant s’acheminant vers l’effondrement et des marges violentes qui l’assaillent puis finissent par le revitaliser par l’invasion. On voit comment pourraient s’articuler les grandes tendances actuelles qui ne sont jamais pensées ensembles alors que les signes de ce retour des logiques impériales s’accumulent dans tous les domaines, rendant la sortie de l’Occident vraiment manifeste.

Consumérisme, décroissance et scientisme
Comment s’y opposer ? Il n’y a pas à « sauver l’Occident », même si cela avait un sens, mais sans doute à remonter à ses sources : ce qui le caractérise n’est pas ce que nous en combattons – la recherche éperdue de puissance et de maîtrise étant bien plus des caractéristiques impériales – mais bien la capacité d’auto-transformation, d’autonomie collective qui s’est disséminée un peu partout dans le monde. Celle-ci peut être formulée comme un projet de démocratie directe qui me semble être consubstantiel à toute écologie politique conséquente. Plutôt que développer cette idée, largement partagée ici, je vais en montrer les exigences. Cela exigerait d’abord un renoncement à la société de consommation de la part des gens : cela n’a rien d’impossible, celle-ci étant, depuis maintenant presque un siècle, la petite monnaie de la passivité politique. Les mouvements ouvriers exigeaient la justice sociale, ils ont été achetés par la hausse de leur niveau de vie, et cela continué durant tout le XXe siècle où la population a été amenée à accepter toutes les transformations du monde en échange d’une « ascension sociale », c’est-à-dire de l’espoir de pouvoir y échapper. Il est possible que nous arrivions, par force, à la fin de ce cycle, et on peut imaginer qu’une remise à plat de l’organisation de la société et des grands choix faits depuis des décennies aboutisse à un choix de relative sobriété égalitaire. D’un autre côté le consumérisme est devenu un mythe mondial entré en résonance avec les images de Paradis, de Corne d’Abondance, de Jardin d’Éden où coulent des rivières de lait et de miel. Pas sûr que l’humanité soit prête, volontairement et explicitement, à renoncer à un tel horizon, qui appartient pourtant déjà au passé. Autre élément dérangeant : toute baisse de potentiel de croissance et de puissance désigne la proie aux autres – c’est ce que l’on a vu pour la Grèce ou l’Italie qui se vendent à la Chine, la France au Qatar, etc. Là aussi, pure illusion que de croire que cela n’est propre qu’au capitalisme ou aux Temps Modernes – et l’absence de « solution » toute faite ne doit pas pousser à taire de telles considérations. Dernier aspect que je ne fais qu’évoquer : il nous faudrait une écologie, une science écologique véritable, ce qui ne peut se faire qu’en émancipant, autant que faire se peut, le monde de la recherche des bureaucraties, des lobbys, des idéologies – ce qui veut dire rien de moins qu’une ré-institution, une réinvention de celle-ci. On voit l’ampleur du chantier.

Pas d’écologie politique sans projet de société populaire
Mais, tout aussi profondément et en amont, cela demanderait également une reprise de la question politique proprement dite car l’écologie ne peut pas tenir lieu de politique : elle ne peut pas nous dire ce que nous devrions faire de la nature. Cela, c’est au peuple auto-organisé de le dire : veut-il conserver la nature comme elle aujourd’hui ou comme elle était il y a 50 ans, 100 ans, 10 000 ans ? L’entretenir pour son loisir, et lequel ? L’exploiter durablement pour un minimum de confort – mais quel confort, selon quels besoins, et pour qui ? Qui décide de cela et comment ? Selon quels principes, quels savoirs, quels projets ? etc. Autrement dit : il n’y a pas de pratiques écologiques s’il n’y a pas de projet de société au sens le plus anthropologique du terme et tant que celui-ci manquera il n’y aura pas d’écologie pratique. Enfin, la science écologique étudie la nature, mais une nature anthropisée depuis des millénaires : elle doit donc inclure les sociétés humaines dans son travail, s’ouvrir, donc, non seulement aux « sciences humaines », mais aussi à l’implication des premiers concernés dans son processus de recherche, ce qui pose une multitude de questions épistémologique, c’est-à-dire philosophiques et cela rejoint le point précédent. Bref : la question n’est certainement pas le « que faire ? » léniniste et que reprennent facilement les écologistes, mais bien celle, autrement plus profonde : « que voulons-nous ? ».

Ne pas en finir avec le « Grand Partage »
Quelques remarques finales sur les chantiers philosophiques qu’ouvre l’écologie politique. La grande mode est aujourd’hui de prétendre vouloir en finir avec le clivage Homme / Nature, ce « Grand Partage » imputé à l’Occident et que l’on rend responsable de tous les maux de la Terre. On a vu non seulement la fausseté de ce fatras, mais surtout sa dangerosité : le point de vue ici défendu est exactement contraire : je pense qu’il faut approfondir la séparation Culture / Nature, Humains / Biosphère, systèmes sociaux / systèmes naturels ou en termes philosophiques nomos / physis. C’est lui qui nous permet, on l’a vu, à la fois l’interrogation libre sur la nature et l’auto-organisation de la société, désaliénant l’une à l’autre et, plus profondément, la reconnaissance de la nature comme une altérité à considérer comme telle. Non pas une simple altérité, mais peut-être une altérité au carré, c’est-à-dire une altérité à la fois intérieure – impossible de s’en exclure –, étrange – impossible de la définir –, à la fois changeante et immuable, répétitive et incontrôlable, etc. C’est semblable au rapport que nous avons avec notre corps, par exemple, ou notre inconscient ou encore la société dans laquelle nous sommes et que nous sommes. Reconnaître la nature comme telle, c’est s’ouvrir perpétuellement à son indétermination et conséquemment, porter l’interrogation au cœur de nous-même, c’est-à-dire rompre la clôture d’évidences dans laquelle nous tendons à nous enfermer, en tant qu’individu comme en tant que société, en tant que culture comme en tant que psychisme, mais aussi en tant que vivant ou même en tant qu’existant.

Rompre la clôture existentielle
Plus concrètement, et c’est la vérité du discours écologique, l’effondrement contemporain en cours des sociétés historiques – C.Castoriadis parlait du délabrement – révèle une impossibilité de changer de pratiques, de perception, de comportement, de grilles de lecture, etc. soit la fin de l’Occident comme porteur d’auto-interrogation et d’auto-transformation inédites dans l’histoire. Mais ici encore, il faut replacer en perspective : toutes les sociétés ont tendu à recouvrir la nature, à lui donner une place donnée et fixe, quelle qu’elle soit. C’est le cas des conceptions traditionnelles que j’ai évoquées qui vont de pair avec un conservatisme absolu. La rupture de la modernité, est précisément la possibilité explicite de s’extraire des conceptions héritées – quelle qu’elles soient – au nom de la raison, avec l’efficacité qu’on lui connaît. Mais il est clair que la vision positiviste / capitaliste de la nature – l’animal-machine de Descartes, par exemple – s’est également close sur elle-même, recouvrant, là encore, l’altérité naturelle. L’écologie et a fortiori l’écologie politique offre à nouveau la possibilité de rompre avec ces fausses évidences modernistes : c’est un versant authentiquement révolutionnaire et précieux.

Briser le naturomorphisme
Mais c’est exactement cela que vient empêcher l’écologisme : il poursuit la chimère rationalisatrice / productrice tout en la doublant d’une sorte de re-sacralisation païenne de la nature, comme supplément d’âme, qui n’est qu’une simple inversion du signe attribuée à la nature, à dominer pendant des siècles, aujourd’hui à diviniser – il s’agit d’un ciseau idéologique, c’est la magie de la doublepensée orwellienne contemporaine. Tout cela est normal, si j’ose dire : une culture ne peut que projeter ses catégories sur la nature, et établir un rapport circulaire avec elle en se légitimant d’après ce qu’elle y voit. Lévi-Strauss parle de physiomorphisme mais le terme de naturomorphisme est plus parlant : suivant un mécanisme de mimétisme, la société va se modeler d’après ce qu’elle croit voir dans la nature, et elle y voit ce qui renforce sa propre institution – circularité évidente qui ne peut qu’aboutir à la clôture sur elle-même de toute culture, comme de tout psychisme. C’est assez clair concernant la technique : cela fait longtemps que nous essayons de copier la nature, de la reproduire, de la recréer à travers nos mécanismes, nos machines, nos appareils, nos algorithmes, notre « intelligence artificielle », etc. On peut aussi se demander, par exemple, si la société de consommation n’est pas la volonté de reproduire le foisonnement et l’abondance qu’offre la biosphère, ou si l’État-providence n’est pas, au fond, le fantasme de re-créer une nature qui aurait été bienfaitrice, protectrice, maternante… De plus en plus foisonnent dans nos discours et nos images, cette idée d’une nature qui serait un modèle à suivre.

Reprise du projet d’autonomie
Rompre avec un tel cercle mimétique, c’est rompre avec la nature telle que nous la percevons, se risquer à de nouvelles appréhensions, comme l’ont fait, en leurs temps, par exemple, le néolithique, le monothéisme ou la modernité. Cela voudrait dire reprendre la réflexion, réveiller la curiosité à l’endroit du réel. Impossible ici de traiter de la question, je ne peux que conclure sur le fait que cette question renvoie à l’institution entière de la société et de son principe d’organisation. Les sociétés hétéronomes se verrouillent en posant une instance extra-sociale comme garante de leurs normes et de leurs valeurs, instance toujours dérivée de la nature, de la physis, comme le sont les Dieux. Le principe qui a été systématisé en Occident, reprenant le germe grec après deux millénaires, est celui de l’autonomie : cette capacité, individuelle et collective, à faire retour sur soi, à remettre en question ce qui est admis comme « normal » et à inventer de nouvelles façons de ressentir, de penser, d’agir, de s’organiser, d’exister. C’est évidemment ce genre de société qui peut questionner la nature et se questionner dans le même mouvement, en se rendant poreux à la réalité et ses changements, qu’elle provienne de la nature, de la société ou de l’individu, et c’est évidemment cela qui est requis, expressément requis, par l’écologie politique, qu’il est alors possible de replacer dans la continuité du projet d’autonomie gréco-occidental pour reprendre les termes de C. Castoriadis. Ce n’est pas la pente qui entraîne nos sociétés, qui versent dans une anomie de plus en plus généralisée et profonde, atteignant la strate législative comme psychique, langagière comme identitaire, intellectuelle comme sociale. Cette anomie, à laquelle l’écologisme participe à plein, est évidemment un prélude au rétablissement d’une hétéronomie que l’on voit déjà poindre un peu partout en ordre dispersé et que l’écologisme, là encore, pourrait bien unifier dans une perspective impériale. C’est dire à quel point refonder une écologie politique digne de ce nom est crucial – j’allais dire urgent, mais c’est précisément le chantage à l’urgence qui constitue la clef de voûte de l’écologisme et dont il s’agit de s’extraire.


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