Emmanuel Terrée : Un spectre hante l’Europe des intellectuels : le spectre du totalitarisme. Il en découle un repli frileux sur soi entre Européens possédant une expérience démocratique que l’on oppose à un Tiers Monde longtemps porteur d’espoir et aujourd’hui suspect de toutes les tentations et déviations totalitaires ; puis, à l’intellectuel engagé, plein de certitudes mais aussi parfois de générosité, succède un intellectuel plus réservé mais aussi plus soucieux d’éthique. Que pensez-vous de ce double mouvement de repli ?
Cornelius Castoriadis : Il n’y a pas de repli possible sur l’Europe. C’est une illusion, c’est la politique de l’autruche. Ce n’est pas le « repli » de quelques intellectuels qui changera quoi que ce soit à la réalité contemporaine, essentiellement mondiale. C’est aussi une attitude tout à fait « anti-européenne ». Il y a une et une seule singularité qualitative de l’Europe, du monde gréco-occidental, qui compte pour nous, c’est la création de l’universalité, l’ouverture, la mise en question critique de soi-même et de sa propre tradition.
Les « intellectuels de gauche » ont depuis longtemps essayé d’esquiver le problème politique véritable. Ils ont constamment cherché quelque part une « entité réelle » , qui jouerait le rôle de sauveur de l’humanité et de rédempteur de l’histoire. Ils ont cru d’abord la trouver dans un prolétariat idéal et idéalisé, puis dans le Parti communiste qui le « représenterait ». Ensuite, sans faire une analyse des raisons de l’échec, provisoire ou définitif peu importe, du mouvement ouvrier révolutionnaire dans les pays capitalistes, ils ont biffé ces pays et ont reporté leur croyance sur les pays du Tiers Monde. Gardant le schéma de Marx dans ses aspects. les plus mécaniques, ils ont voulu mettre les paysans africains ou vietnamiens à la place du prolétariat industriel, et leur y faire jouer le même rôle. Maintenant certains, dans ce mouvement pendulaire de oui à non qui masque leur absence de pensée, crachent sur le Tiers Monde pour des raisons aussi stupides que celles qui les faisaient l’adorer. Ils expliquaient que la démocratie, la liberté, etc., étaient des mystifications occidentales et bourgeoises dont les Chinois n’auraient pas besoin ; à présent, ils laissent entendre que ces barbares ne sont pas encore mûrs pour ces biens trop précieux. Mais il a suffi d’une petite ouverture dans la trappe totalitaire à Pékin il y a quelques mois pour voir, ô miracle, que malgré Peyrefitte, Sollers et Kristeva, les Chinois n’étaient pas tellement différents de nous à cet égard et qu’ils revendiquaient des droits démocratiques dès qu’ils avaient la possibilité de le faire.
E. T. : Il semble que les intellectuels ont rompu avec l’engagement et se préoccupent plus d’éthique. Comment pensez-vous que les intellectuels peuvent établir un lien entre eux-mêmes et le mouvement de la société ?
C. C. : Le « repli sur l’éthique » est, au mieux, une « fausse conclusion » tirée de l’expérience du totalitarisme, et joue actuellement comme une mystification. Que montre – que montrait, depuis longtemps – l’expérience des pays du Tiers Monde ? Que des révoltes populaires qui, dans ces pays, provoquent ou accompagnent l’effondrement des sociétés traditionnelles ont toujours été, jusqu’ici, canalisées et récupérées par une bureaucratie (le plus souvent, de type « marxiste-léniniste » , bien que maintenant l’on puisse espérer qu’il y aura aussi des bureaucraties monothéistes), qui en profite pour accéder au pouvoir et installer un régime totalitaire. Or cela pose le problème politique du totalitarisme – de même que ce problème a été posé en Europe à partir d’autres évolutions. Bien évidemment, devant ce problème toutes les conceptions héritées, le marxisme comme le libéralisme, se trouvent en faillite totale, là-bas comme ici. C’est ce problème que nous devons affronter, au plan théorique comme au plan pratique. Le « repli sur l’éthique » est à cet égard une esquive, et une dérision de l’éthique elle-même. Il n’y a pas d’éthique qui s’arrête à la vie de l’individu. À partir du moment où la question sociale et politique est posée, l’éthique communique avec la politique. Le « ce que je dois faire » ne concerne pas et ne peut pas concerner seulement mon existence individuelle, mais mon existence en tant qu’individu qui participe à une société dans laquelle il n’y a pas de tranquillité historique, mais où le problème de son organisation, de son institution, est ouvertement posé. Et il est posé aussi bien dans les pays « démocratiques » que dans les pays totalitaires. C’est l’expérience même du totalitarisme, et sa possibilité toujours présente, qui montre l’urgence du problème politique en tant que problème de l’institution d’ensemble de la société. Dissoudre ce problème dans des attitudes prétendument « éthiques » équivaut, en fait, à une mystification.
Maintenant, lorsque l’on parle du rôle et de la fonction des intellectuels dans la société contemporaine, il faut établir des distinctions et éviter les simplifications et les superficialités qui commencent à se propager. On tend actuellement à faire des intellectuels une « classe » à part, et même à prétendre qu’ils sont en train d’accéder au pouvoir. On reprend, une fois de plus, le même schéma marxiste éculé, et on le rafistole en y plaçant les « intellectuels » comme « classe montante ». C’est une variante de la même platitude que la « technocratie » ou la « technostructure ». Dans les deux cas, on évacue en fait la spécificité du fait moderne par excellence à cet égard : l’émergence et la domination de l’Appareil bureaucratique, qui invoque la « technicité » ou la « théorie » comme voile de son pouvoir, mais n’a rien à voir ni avec l’une ni avec l’autre.
On peut le voir très clairement dans les pays occidentaux : ce ne sont pas les techniciens qui dirigent la Maison-Blanche, ou l’Élysée, ou les grandes firmes capitalistes, ou les États. Lorsqu’ils montent à des positions de pouvoir, ce n’est pas moyennant leurs capacités de technicien, mais leurs capacités de combine et d’intrigue (Giscard est nul en tant qu’ « économiste » , mais plus qu’astucieux quand il s’agit de crocs-en-jambe « politiques » ).
On peut le voir aussi dans tous les partis et les pays de la mouvance « marxiste » ou « marxiste-léniniste ». Une des farces à multiples tiroirs de l’histoire – qui montre combien il est ridicule de remplacer l’analyse sociale et historique par de simples recherches sur la filiation des idées – c’est l’affaire des rapports de la « théorie » et du mouvement effectif de la classe ouvrière. On connaît la conception de Kautsky-Lénine, selon laquelle ce sont les intellectuels petits-bourgeois qui introduisent, de l’extérieur, le socialisme dans la classe ouvrière. On a à juste titre critiqué cette théorie, moi aussi entre autres ; Mais il faut voir qu’elle est à la fois, paradoxalement, fausse et vraie. Fausse, parce que ce qu’il y a eu comme socialisme, c’est le prolétariat qui l’a produit, et non pas une « théorie » quelconque, et que, si les conceptions socialistes devaient être « introduites de l’extérieur » dans le prolétariat, elles cesseraient, de ce fait même, d’avoir quelque rapport que ce soit avec le socialisme. Mais « vraie » aussi, si par « socialisme » on entend le marxisme, car celui-ci, il a bel et bien fallu l’inoculer, l’introduire de l’extérieur, l’imposer finalement presque de force au prolétariat. Maintenant – autre tiroir – au nom de cette conception, les partis marxistes ont toujours prétendu être les partis de la classe ouvrière, la représentant « essentiellement » ou « exclusivement », mais au nom de leur possession d’une théorie, laquelle, en tant que théorie, ne peut être qu’en la possession des intellectuels. C’est déjà assez drôle. Mais le meilleur c’est que dans ces partis ce n’étaient en fait ni les ouvriers, ni les intellectuels comme tels qui dominaient et dominent. Cela a été un genre d’homme nouveau, l’apparatchik politique, qui n’était pas un intellectuel mais un demi-analphabète – comme Thorez en France ou Zachariadis en Grèce. Il existait dans la IIIe Internationale à peu près un seul intellectuel que l’on puisse lire encore aujourd’hui : c’était Lukacs. Il n’y était rien. Staline, qui écrivait des choses infantiles et illisibles, y était tout. Voilà les rapports effectifs entre la théorie et la pratique à travers les multiples inversions qu’ils subissent dans la camera obscura de l’histoire.
Dans la société contemporaine, où certes la « production » et l’utilisation du « savoir » ont pris une place énorme, il y a prolifération d ’ « intellectuels » ; mais, en tant que participants à cette production et utilisation, ces intellectuels n’ont qu’une spécificité très restreinte ; dans leur grande majorité, ils s’intègrent dans les structures de travail et de rémunération existantes, la plupart du temps dans les structures bureaucratiques-hiérarchiques. Et, par là même, ils cessent d’avoir, que ce soit en fait ou en droit, une position, une fonction, une vocation spécifiques. Ce n’est pas parce que quelqu’un est informaticien, spécialiste de telle branche de la biologie, de la topologie algébrique ou de l’histoire des Incas qu’il a quelque chose de particulier à dire sur la société.
La confusion se fait parce qu’il y a une autre catégorie de gens, numériquement très restreinte, qui ont affaire, fût-ce à partir d’une spécialisation, avec les « idées générales » et à partir de là revendiquent ou peuvent revendiquer une autre fonction – une fonction « universelle ». C’est là une tradition vivace, du moins sur le continent. Évidemment, elle commence déjà dans l’Antiquité, lorsque le philosophe cesse d’être philosophe-citoyen (Socrate) et, « s’extrayant » de sa société, parle sur elle (Platon). On sait comment elle est reprise en Occident, et l’apogée qu’elle atteint pendant le siècle des Lumières (mais aussi après : Marx). En France, c’est devenu une sorte de péché mignon national, avec des formes risibles : tout normalien ou agrégatif de philo part dans la vie avec l’idée qu’il a un bâton de Voltaire ou de Rousseau dans son cartable. Les trente-cinq dernières années en fournissent une liste plus qu’hilarante d’exemples.
Cela dit, il est évident que le problème de la société et de l’histoire – et de la politique – ne peut pas être dissous entre une liste de spécialistes, que donc quelques-uns, à partir ou non d’une spécialisation, en font l’objet de leur préoccupation et de leur travail. Si nous parlons de ceux-là, nous devons comprendre le rapport étrange, ambigu, contradictoire qu’ils entretiennent avec la réalité sociale et historique qui est par ailleurs leur objet privilégié. Ce qui caractérise ce rapport, c’est évidemment la distance qu’ils ont nécessairement vis-à-vis du mouvement effectif de la société. Cette distance leur permet de ne pas être noyés dans les choses, de pouvoir essayer de dégager des grandes lignes, des tendances. Mais en même temps elle les rend plus ou moins étrangers à ce qui se passe effectivement. Et jusqu’ici, dans ce rapport ambigu, contradictoire, aux deux termes antinomiques, un des termes a été surchargé, en·fonction de tout l’héritage théoriciste qui commence avec Platon, qui a été transmis à travers les siècles et dont Marx lui-même a hérité, malgré quelques tentatives de s’en dégager. L’intellectuel qui s’occupe d’idées générales est porté par toute sa tradition et tout son apprentissage à privilégier sa propre élaboration théorique. Il pense qu’il peut trouver la vérité sur la société et l’histoire dans la Raison ou dans la théorie – non pas dans le mouvement effectif de l’histoire, elle-même, et dans l’activité vivante des humains. Il occulte d’avance le mouvement historique comme création. Par là, il peut être extrêmement dangereux pour lui-même et pour les autres. Mais je ne pense pas qu’il y a là une impasse absolue. Car il peut aussi participer à ce mouvement, à condition de comprendre ce que cela veut dire : non pas s’inscrire à un parti pour en suivre docilement les ordres, ni simplement signer des pétitions. Mais agir en tant que citoyen.
E. T. : Vous aviez dit à Esprit en février 1977 : il ne peut pas y avoir de savoir rigoureux sur la société [1]. On assiste depuis à une hécatombe des savoirs globalisants (le marxisme, la psychanalyse, la philosophie du désir), ce qui confirme votre affirmation. Reste la question de penser le présent. Ce présent est tissé de crises. Est-il possible de penser ces crises de manière non globalisante, mais tout de même satisfaisante ? Ou faut-il accepter de penser en crise, mais alors, de quelle façon ?
C. C. : Évitons les malentendus. Qu’il n’y ait pas de savoir rigoureux sur la société ne veut pas dire qu’il n’y a aucun savoir de la société, que l’on puisse dire n’importe quoi, que tout se vaut. Il existe une série de savoirs partiels et « inexacts » (au sens où cela s’oppose à « exacts » ), mais qui sont loin d’être négligeables quant à l’apport qu’ils peuvent fournir à notre tentative d’élucider le monde social-historique.
Autre risque de malentendu : vous utilisez le terme « globalisant » visiblement avec une connotation critique ou péjorative. Nous sommes d’accord pour condamner l’idée d’un savoir globalisant au sens d’un savoir total ou absolu ; cela dit, lorsque nous pensons la société (je ne parle plus de savoir, mais de pensée), ce mouvement de pensée vise quand même le tout de la société.
La situation n’est pas différente en philosophie. Une pensée philosophique est une pensée qui nécessairement vise le tout dans son objet. Renoncer à l’illusion du « système » ne signifie pas renoncer à penser l’être, ou la connaissance par exemple. Or ici l’idée d’une « division du travail » est visiblement absurde. Voit-on des philosophes décidant : toi, tu vas penser tel aspect de l’être et moi tel autre ? Voit-on un psychanalyste disant à un patient : vous me parlerez de vos problèmes relatifs à l’analité – quant à l’ oralité, je vous adresserai à mon collègue X ? Il en va de même pour ce qui est de la société et de l’histoire : une totalité effective est là, déjà d’elle-même, et c’est elle qui est visée. La question première de la pensée du social – comme je la formulais dans L’Institution imaginaire de la société – est : qu’est-ce qui tient une société ensemble, qu’est-ce qui fait qu’il y a une société, et non pas éparpillement ou dispersion ? Même quand il y a éparpillement ou dispersion, c’est encore un éparpillement, une dispersion sociaux, non pas celle des molécules d’un gaz contenu dans un récipient que l’on aurait percé.
La visée du tout lorsque l’on pense la société est inévitable ; elle est constitutive de cette pensée. Et elle l’est tout autant lorsque l’on pense la société non pas dans une perspective théorique, mais dans une perspective politique. Le problème politique est celui de l’institution globale de la société. Si l’on se situe à ce niveau-là, et non à celui des élections européennes par exemple, on est obligé de se poser les questions de l’institution, de la société instituante et de la société instituée, du rapport de l’une à l’autre, de la concrétisation de tout cela dans la phase actuelle. Il faut dépasser l’opposition entre l’illusion d’un savoir global sur la société et l’illusion que l’on pourrait se rabattre sur une série de disciplines spécialisées et fragmentaires. C’est le terrain même sur lequel cette opposition existe qui doit être détruit.
Penser la crise, ou pensée en crise : certes, nous avons à penser la crise de la société et, certes, notre pensée n’étant pas extérieure à cette société, étant enracinée -si elle vaut quelque chose – dans ce monde social-historique, cette pensée ne peut être elle-même qu’en crise. C’est à nous d’en faire quelque chose.
E. T. : Et la société française ? C’est elle qui nous préoccupe. Selon vous, il existe un projet révolutionnaire vieux de deux siècles ; et il y a homologie de significations entre toutes les révoltes qui renvoient à ce projet. Qu’en est-il aujourd’hui des révoltes ? On donne toujours en exemple la lutte des femmes, les immigrés, l’expérimentation sociale, les luttes antinucléaires. Mais ces lieux de tension, ces terrains d’affrontement ne correspondent-ils pas à des déficiences du système social susceptibles de régulation et même d’annihilation à terme ?
C. C. : Je commencerai par une remarque plus générale. La leçon principale que nous pouvons tirer de l’expérience du siècle dernier, du destin du marxisme, de l’évolution du mouvement ouvrier – qui n’est, du reste, nullement originale-, est que l’histoire est le domaine du risque et de la tragédie. Les gens ont l’illusion de pouvoir en sortir, et l’expriment par cette demande : produisez-moi un système institutionnel qui garantira que cela ne tournera jamais mal ; démontrez-moi qu’une révolution ne dégénérera jamais, ou que tel mouvement ne sera jamais récupéré par le régime existant. Mais formuler cette exigence, c’est rester dans la mystification la plus complète. C’est croire qu’il pourrait y avoir des dispositions sur le papier qui pourraient, indépendamment de l’activité effective des hommes et des femmes dans la société, assurer un avenir paisible, ou la liberté et la justice. C’est la même chose lorsque l’on cherche – c’est l’illusion marxienne – dans l’histoire un facteur qui serait positif et rien que positif ; c’est-à-dire, dans la dialectique marxienne, négatif et rien que négatif, donc jamais récupérable, jamais positivisable par le système institué. Cette position, assignée par Marx au prolétariat, continue souvent à dominer l’esprit des gens, soit positivement (ainsi certaines féministes semblent dire qu’il y a dans le mouvement des femmes une radicalité inentamable et incorruptible) ; soit négativement, lorsque l’on dit : pour croire dans tel mouvement, il faudrait nous montrer qu’il est par nature irrécupérable.
Non seulement de tels mouvements n’existent pas, mais il y a beaucoup plus. Tout mouvement partiel non seulement peut être récupéré par le système mais, aussi longtemps que le système n’est pas aboli, contribue quelque part à la continuation du fonctionnement de celui-ci. J’ai pu le montrer, depuis longtemps, sur l’exemple des luttes ouvrières [2]. À son corps défendant, le capitalisme a pu fonctionner non pas malgré les luttes ouvrières, mais grâce à celles-ci. Mais on ne peut pas s’arrêter à cette constatation ; sans ces luttes, nous ne vivrions pas dans la société où nous vivons, mais dans une société fondée sur le travail d’esclaves industriels. Et ces luttes ont mis en question des significations imaginaires centrales du capitalisme : propriété, hiérarchie, etc.
On peut en dire autant du mouvement des femmes, du mouvement des jeunes et, malgré sa confusion extrême, du mouvement écologique. Ils mettent en cause des significations imaginaires centrales de la société instituée et, en même temps, ils créent quelque chose. Le mouvement des femmes tend à détruire l’idée d’un rapport hiérarchique entre les sexes ; il exprime la lutte des individus de sexe féminin pour leur autonomie ; comme les rapports entre les sexes sont nucléaires dans toute société, il affecte toute la vie sociale et ses répercussions restent incalculables. De même, pour ce qui est du changement des rapports entre générations. Et, en même temps, femmes et jeunes (et par là aussi, hommes et parents) sont obligés de continuer de vivre, donc de vivre autrement, de faire, de chercher, de créer quelque chose. Certes, ce qu’ils font reste nécessairement intégré dans le système, aussi longtemps que le système existe : c’est une tautologie. (L’industrie pharmaceutique fait des profits sur les contraceptifs ; et alors ?) Mais, en même temps, le système est miné dans ses points essentiels de soutènement : dans les formes concrètes de la domination, et dans l’idée même de domination.
Je reviens maintenant au premier volet de votre question : ces mouvements peuvent-ils être unifiés ? C’est évident, au niveau abstrait, qu’ils doivent être unifiés. Et le fait, très important, est qu’ils ne le sont pas. Et cela n’est pas un hasard. Si le mouvement des femmes, ou le mouvement écologique, se rebiffent tellement devant ce qu’ils appelleraient probablement leur politisation, c’est qu’il y a, dans la société contemporaine, une expérience de la dégénérescence des organisations politiques qui va très loin. Il ne s’agit pas seulement de leur dégénérescence organisationnelle, de leur bureaucratisation ; mais aussi de leur pratique, de ce que les organisations « politiques » n’ont plus rien à voir avec la vraie politique, que leur seule préoccupation est la pénétration ou la conquête de l’appareil d’État. L’impossibilité actuelle d’unification de ces divers mouvements traduit un problème infiniment plus général et plus lourd : celui de l’activité politique dans la société contemporaine et de son organisation.
Guillaume Malaurie : On peut le voir avec ce qui se passe dans l’extrême gauche française, ou avec les écologistes qui hésitent à se constituer comme un parti…
C. C. : On ne demande pas aux écologistes de se constituer comme un parti ; on leur demande de voir clairement que leurs positions mettent en cause, à juste titre, l’ensemble de la civilisation contemporaine et que ce qui leur tient à cœur n’est possible qu’au prix d’une transformation radicale de la société. Le voient-ils ou non ? S’ils le voient, et qu’ils disent : pour l’instant, tout ce que l’on peut faire c’est se battre contre la construction de telle centrale nucléaire, c’est une autre affaire. Mais, très souvent, on a l’impression qu’ils ne le voient pas. Du reste, même s’il s’agit d’une centrale nucléaire, le problème général apparaît immédiatement. Ou bien il faut dire aussi qu’on est contre l’électricité ; ou bien il faut mettre en avant une autre politique énergétique, et cela met en cause toute l’économie, et toute la culture. Le gaspillage constamment accru d’énergie est du reste organiquement incorporé dans le capitalisme contemporain, dans son économie, jusques et y compris dans le psychisme des individus. Je connais des écologistes qui n’éteignent pas la lumière en sortant d’une pièce…
E. T. : Vous avez écrit que la société moderne est celle de la privatisation croissante des individus, non plus solidaires, mais atomisés. Privatisation et passage d’un social fécond, vivant, à un social atone ne vont-ils pas de pair ?
G. M. : La société française n’a-t-elle pas trop profondément changé pour qu’un bouleversement global y reste possible ?
C. C. : Dire qu’un social atone a pris la place d’un social fécond, que tout changement radical est désormais inconcevable, voudrait dire que toute une phase de l’histoire, commencée, peut-être, au XIIIe siècle, est en train de s’achever, qu’on entre dans je ne sais quel nouveau Moyen Âge, caractérisé soit par la tranquillité historique (au vu des faits, l’idée semble comique), soit par des conflits violents et des désintégrations mais sans aucune productivité historique : en somme, une société fermée qui stagne, ou ne sait que se déchirer sans rien créer. (Soit dit par parenthèse, c’est là le sens que j’ai toujours donné au terme « barbarie » , dans l’expression : socialisme ou barbarie.)
Il ne s’agit pas de faire des prophéties. Mais je ne pense absolument pas que nous vivons dans une société où il ne se passe plus rien. D’abord, il faut voir le caractère profondément antinomique du processus. Le régime pousse les individus vers la privatisation, la favorise, la subventionne, l’assiste. Les individus eux-mêmes, dans la mesure où ils ne voient pas d’activité collective qui leur offre une issue ou qui simplement garde un sens, se retirent dans une sphère « privée ». Mais aussi, c’est le système lui-même qui, au-delà d’une certaine limite, ne peut plus tolérer cette privatisation, car la molécularisation complète de la société aboutirait à l’effondrement ; ainsi on le voit se livrer périodiquement à des tentatives d’attirer à nouveau les gens vers des activités collectives et sociales. Et les individus eux mêmes, chaque fois qu’ils veulent lutter, se « collectivisent » à nouveau.
Ensuite, on ne peut pas juger des questions de cet ordre sur une perspective courte. J’ai formulé pour la première fois cette analyse, sur la privatisation et l’antinomie dont nous venons de parler, en 1959 [3]. Plusieurs « marxistes » , à l’époque et depuis, n’y ont vu que l’idée de privatisation, et se sont empressés de déclarer que je liquidais les positions révolutionnaires, puis que mon analyse avait été réfutée par les événements des années soixante. Bien entendu, ces événements confirmaient ces analyses, aussi bien par leur contenu (et leurs porteurs) « non classique » que par le fait qu’ils ont achoppé précisément sur le problème politique global. Et les années soixante-dix – malgré les grandes secousses subies par le régime – ont, de nouveau, été des années de repli des gens sur leur sphère « privée ».
G. M. : Vous définissez l’auto-institution à réaliser comme désacralisée. C’est un corpus provisoire que la société peut redéfinir et transformer toujours à sa guise.
En fait, la plupart des grandes civilisations comme des grandes révoltes violentent l’histoire à partir d’un mythe réconciliateur des contradictions. Les peuples semblent devenir des forces réelles et efficaces lorsqu’une perspective eschatologique se dessine. Cela semble rendre particulièrement aléatoire le recours à l’énergie critique. Peut-on mobiliser les hommes sur un imaginaire institué provisoire et friable ? Peut-on fonder un rapport à l’institution uniquement sur la raison ?
C. C. : La désacralisation de l’institution est déjà réalisée par le capitalisme dès le XIXe siècle. Le capitalisme est un régime qui coupe virtuellement toute relation de l’instiution à une instance extra-sociale. La seule instance qu’il invoque, c’est la Raison, à laquelle il donne un contenu bien particulier. De ce point de vue, il y a une ambiguïté considérable des révolutions du XVIIIe et du XIXe siècles : la loi sociale est posée comme œuvre de la société, et en même temps elle est prétendument fondée sur une « nature » rationnelle ou une « raison » naturelle ou transhistorique. Cela reste finalement aussi l’illusion de Marx. Illusion qui est encore un des masques et une des formes de l’hétéronomie : que la loi nous soit dictée par Dieu, par la nature ou par les « lois de l’histoire » , elle nous est toujours dictée.
L’idée qu’il y a une source et un fondement extra-social de la loi est une illusion. La loi, l’institution est création de la société ; toute société est auto-instituée, mais jusqu’ici elle a garanti son institution en instituant une source extra-sociale d’elle-même et de son institution. Ce que j’appelle l’auto-institution explicite-la reconnaissance par la société de ce que l’institution est son œuvre -n’implique nullement un caractère « friable » de l’institution ou des significations que celle-ci incarne. Que je reconnaisse dans L’Art de la fugue ou les Élégies de Duino des œuvres humaines, des créations social-historiques, ne me conduit pas à les considérer comme « friables ». Œuvres humaines ; simplement humaines ? Toute la question est de savoir ce qu’on entend par là. Est-ce que l’homme est « simplement humain » ? S’il l’était, il ne serait pas homme, il ne serait rien. Chacun de nous est un puits sans fond, et ce sans-fond est, de toute évidence, ouvert sur le sans-fond du monde. En temps normal, nous nous agrippons à la margelle du puits, sur laquelle nous passons la plus grande partie de notre vie. Mais Le Banquet, le Requiem, Le Château viennent de ce sans-fond et nous le font voir. Je n’ai pas besoin d’un mythe particulier pour reconnaître ce fait ; les mythes eux-mêmes, comme les religions, à la fois ont affaire avec ce sans-fond et visent à le masquer : ils lui donnent une figure déterminée et précise, qui en même temps reconnaît le sans-fond et, en vérité, tend à l’occulter en le fixant. Le sacré, c’est le simulacre institué, du sans-fond. Je n’ai pas besoin de simulacres, et ma modestie me fait penser que, ce que je peux à cet égard, tous le peuvent. Or, derrière vos questions, il y a l’idée que seul un mythe pourrait fonder l’adhésion de la société à ses institutions. Vous savez que c’était déjà l’idée de Platon : le « noble mensonge ». Mais l’affaire est simple. Dès que l’on a parlé de « noble mensonge » , le mensonge est devenu mensonge et le qualificatif de « noble » n’y change rien.
On le voit aujourd’hui avec les grotesques gesticulations de ceux qui veulent fabriquer, sur commande, une renaissance de la religiosité pour de prétendues raisons « politiques ». Je présume que ces tentatives mercantiles doivent provoquer la nausée de ceux qui restent vraiment croyants. Des camelots veulent placer cette profonde philosophie de préfet de police libertin : moi je sais que le Ciel est vide, mais les gens doivent croire qu’il est plein, autrement ils n’obéiront pas à la loi. Quelle misère ! Lorsqu’elle existait, lorsqu’elle pouvait exister, la religion était une autre affaire. Je n’ai jamais été croyant ; mais, encore aujourd’hui, je ne peux pas écouter La Passion selon saint Matthieu en restant dans mon état normal. Faire renaître ce moyennant quoi La Passion selon saint Matthieu est venue au monde dépasse les pouvoirs de la maison Grasset et du trust Hachette. Je pense que croyants et non-croyants seront d’accord pour ajouter : heureusement.
G. M. : Mais à part le cas grec, que vous prenez souvent comme exemple, il est vrai que, dans l’histoire, des mythes ont souvent fondé l’adhésion de la société à ses institutions.
C. C. : C’est certain ; et non pas souvent, mais presque toujours. Si je mets en avant le cas grec, c’est qu’il a été la première, que je sache, rupture de cet état de choses, qui reste exemplaire et n’a été reprise en Occident qu’au XVIIIe siècle, avec les Lumières et la Révolution.
L’important dans la Grèce ancienne est le mouvement effectif d’instauration de la démocratie, qui est en même temps une philosophie en acte, et qui va de pair avec la naissance de la philosophie au sens strict. Lorsque le dèmos instaure la démocratie, il fait de la philosophie : il ouvre la question de l’origine et du fondement de la loi. Et il ouvre un espace public, social et historique, de pensée, dans lequel il y a des philosophes, qui pendant longtemps (jusques et y compris Socrate) restent des citoyens. Et c’est à partir de l’échec de la démocratie, de la démocratie athénienne, que Platon élabore le premier une « philosophie politique » , qui est tout entière fondée sur la méconnaissance et l’occultation de la créativité historique de la collectivité (que l’Épitaphe de Périclès dans Thucydide exprime avec une profondeur indépassable), et qui n’est plus déjà – comme toutes les « philosophies politiques » qui la suivront – qu’une philosophie sur la politique, extérieure à la politique, à l’activité instituante de la collectivité.
Au XVIIIe siècle, il y a certes le mouvement de la collectivité, qui prend des proportions fantastiques dans la Révolution française. Et il y a la renaissance d’une philosophie politique, laquelle est ambiguë : d’une part elle est, comme on sait, profondément critique et libératrice. Mais en même temps elle reste, dans l’ensemble, sous l’emprise d’une métaphysique rationaliste, à la fois quant à ses thèses sur ce qui est et quant au fondement de la norme de ce qui doit être. Elle pose, généralement, un « individu substantiel » aux déterminations fixes, dont elle veut dériver le social ; et elle invoque une raison, la Raison (peu importe si elle la nomme par moments nature ou Dieu), comme fondement dernier, et extra-social, de la loi sociale.
La poursuite du mouvement radicalement critique, démocratique, révolutionnaire, par les Révolutions du XVIIIe et les Lumières d’abord, par le mouvement ouvrier socialiste ensuite, présente des « plus » et des « moins » considérables relativement à la Grèce du VIe et du Ve siècle. Les « plus » sont évidents : la contestation de l’imaginaire social institué par le mouvement ouvrier va beaucoup plus loin, met en cause les conditions instituées effectives de l’existence sociale – économie, travail, etc. –, s’universalise en visant, en droit, toutes les sociétés et tous les peuples. Mais on ne peut pas négliger les « moins » : les moments où le mouvement parvient à se dégager pleinement de l’emprise de la société instituée sont rares et, surtout, à partir d’un moment, le mouvement tombe, en tant que mouvement organisé, sous l’influence, exclusive ou prépondérante même lorsqu’elle est indirecte, du marxisme. Or celui-ci, dans ses couches les plus profondes, ne fait que reprendre et porter à la limite les significations imaginaires sociales instituées par le capitalisme : centralité de la production et de l’économie, religion plate du « progrès » , phantasme social de l’expansion illimitée de la maîtrise « rationnelle ». Ces significations et les modèles d’organisation correspondants sont ré-introduits dans le mouvement ouvrier moyennant le marxisme. Et, derrière tout cela, il y a toujours l’illusion spéculative-théoriciste : toute l’analyse et toute la perspective fait appel à des « lois de l’histoire » que la théorie prétend avoir découvertes une fois pour toutes.
Mais il est temps de parler aussi « positivement ». Le prolongement des mouvements émancipateurs que nous connaissons -ouvriers, femmes, jeunes, minorités de toutes sortes -sous-tend le projet de l’instauration d’une société autonome : autogérée, auto-organisée, autogouvernée, autoinstituée. Ce que j’exprime ainsi au plan de l’institution et du mode de s’instituer, je peux aussi l’exprimer quant aux significations imaginaires sociales que cette institution incarnera. Autonomie sociale et individuelle ; à savoir liberté, égalité, justice. Peut-on appeler ces idées des « mythes » ? Non. Ce ne sont pas des formes ou des figures déterminées et déterminables une fois pour toutes ; elles ne ferment pas l’interrogation, au contraire elles l’ouvrent. Elles ne visent pas à boucher le puits dont je parlais tout à l’heure, en en conservant au mieux une étroite cheminée ; elles rappellent avec insistance à la société le sans-fond interminable qui est son fond. Considérons, par exemple, l’idée de justice. Il n’y a pas, et il n’y aura jamais, une société qui soit juste une fois pour toutes. Une société juste est une société où la question effective de la justice effective est toujours effectivement ouverte. Il n’y a pas, il n’y aura jamais, de « loi » qui règle la question de la justice une fois pour toutes, qui soit à jamais juste. Il peut y avoir une société qui s’aliène à sa loi une fois posée ; et il peut y avoir une société qui, reconnaissant l’écart constamment re-créé entre ses « lois » et l’exigence de justice, sait qu’elle ne peut pas vivre sans lois, mais aussi que ces lois sont sa propre création et qu’elle peut toujours les reprendre. On peut en dire autant de l’exigence d’égalité (strictement équivalente à celle de liberté, une fois qu’elle est universalisée). Dès que je sors du domaine purement « juridique » , que je m’intéresse à l’égalité effective, à la liberté effective, je suis obligé de constater qu’elles dépendent de toute l’institution de la société. Comment peut-on être libre, s’il y a inégalité de participation effective au pouvoir ? Et, une fois cela reconnu, comment laisser de côté toutes les dimensions de l’institution de la société où s’enracinent et se produisent les différences quant au pouvoir ? C’est pourquoi, soit dit par parenthèse, la « lutte pour les droits de l’homme » , pour importante qu’elle soit, non seulement n’est pas une politique, mais risque, si elle reste cela, d’être un travail de Sisyphe, un tonneau des Danaïdes, un tissu de Pénélope [4],
Liberté, égalité, justice ne sont pas des mythes. Elles ne sont pas non plus des « idées kantiennes » , des étoiles polaires qui guident notre navigation mais dont il ne serait pas, par principe, question de s’approcher. Elles peuvent se réaliser effectivement dans l’histoire ; elles l’ont été. Il y a une différence radicale et réelle entre le citoyen athénien et le sujet d’un monarque asiatique. Dire qu’elles n’ont pas été réalisées « intégralement » et qu’elles ne pourraient jamais l’être, c’est montrer que l’on ne comprend pas comment la question se pose, et cela parce que l’on reste toujours prisonnier de la philosophie et de l’ontologie héritée, c’est-à-dire du platonisme (en fait, il n’y en a jamais eu d’autre). Est-ce qu’il y a jamais de « vérité intégrale » ? Non. Est-ce que cela veut dire qu’il n’y a jamais de vérité effective dans l’histoire, est-ce que cela abolit la distinction entre le vrai et le faux ? Est-ce que la misère de la démocratie occidentale abolit la différence entre la situation effective d’un citoyen français, anglais, américain – et la situation effective d’un serf sous les tsars, d’un Allemand sous Hitler, d’un Russe ou d’un Chinois sous le totalitarisme communiste ?
Pourquoi liberté, égalité, justice ne sont pas des idées kantiennes et donc par principe irréalisables ? Lorsque l’on a compris de quoi il s’agit philosophiquement, la réponse est évidente et immédiate : ces idées ne peuvent pas être « ailleurs », « extérieures » à l’histoire – parce que ce sont des créations social-historiques. Parallèle illustratif : Le Clavier bien tempéré n’est pas une approximation phénoménale et imparfaite d’une « idée de la musique ». Il est de la musique, autant que quoi que ce soit puisse l’être. Et la musique est une création social-historique. Parallèle approximatif, certes : l’art réalise effectivement, dans le chef-d’œuvre, ce à quoi il ne manque rien et qui, en un sens, repose en soi. Il n’en va pas de même de notre existence, individuelle ou collective. Mais le parallèle est valide dans l’essentiel : l’exigence de vérité, ou de justice, c’est notre création, la reconnaissance de l’écart entre cette exigence et ce que nous sommes l’est aussi. Or de cet écart nous n’aurions aucune perception – nous serions des coraux – si nous n’étions aussi capables de répondre effectivement à cette exigence que nous avons fait surgir.
Pas davantage, il ne peut être question de « fonder rationnellement » ces idées — et cela à peu près pour la même raison qu’il ne peut être question de « fonder rationnellement » l’idée de vérité : elle est déjà présupposée dans toute tentative de la « fonder ». Et, encore plus important, sont présupposées non seulement l’idée de vérité, mais une attitude à l’égard de la vérité. Pas plus que vous ne pouvez jamais, face à un sophiste, à un menteur, à un imposteur ; le « forcer d’admettre » la vérité (à chaque argument, il répondra par dix nouveaux sophismes, mensonges et impostures) ; pas plus vous ne pouvez « démontrer » à un nazi ou un stalinien l’excellence de la liberté, de l’égalité, de la justice. Le lien entre les deux peut apparaître subtil, mais il est solide ; et il est tout autre que celui que supposent les kantiano-marxistes qui réapparaissent actuellement. On ne peut pas « déduire » le socialisme de l’exigence de vérité – ou de la « situation de communication idéale » –, non seulement parce que ceux qui combattent la liberté et l’égalité se moquent totalement de la vérité ou de la « situation de communication idéale » , mais parce que ces deux exigences, de la vérité, de l’interrogation ouverte d’une part, de la liberté et de l’égalité d’autre part, vont de pair, naissent – sont créées – ensemble et n’ont de sens, finalement, qu’ensemble. Ce sens n’existe que pour nous, qui sommes en aval de la première création de cette exigence et voulons la porter à un autre niveau. Il n’existe que dans une tradition qui est la nôtre — et qui est devenue, maintenant, plus ou moins universelle – qui a créé ces significations, ces matrices de signification en même temps du reste que les significations opposées. Et là apparaît tout le problème de notre relation à la tradition -totalement occulté aujourd’hui, malgré les apparences – , relation que nous avons à re-créer presque intégralement : dans cette tradition nous choisissons, mais nous ne faisons pas que cela. Nous interrogeons la tradition, et nous nous laissons interroger par elle (ce qui n’est nullement une attitude passive : se laisser interroger par la tradition et la subir sont deux choses diamétralement opposées). Nous choisissons pour le dèmos et contre les tyrans ou les oligoi, pour les ouvriers regroupés en comités de fabrique et contre le parti bolchevique, pour le peuple chinois et contre la bureaucratie du PCC.
Maintenant, vous me demandez : est-ce que ces significations, et les institutions qui les portent, peuvent être investies par les humains ? Question importante et profonde, qui rejoint celle que me posait, dans une discussion analogue il y a deux ans, Paul Thibaud : une société aime ses institutions ou les déteste [5]. En somme : est-ce que les hommes et les femmes peuvent être passionnés par les idées de liberté, d’égalité, de justice – d’autonomie ? On pourrait dire qu’aujourd’hui ils ne le sont pas tellement. Mais aussi il est incontestable qu’ils l’ont souvent été dans l’histoire, et au point de leur sacrifier leur vie. Pourtant, j’aimerais profiter de notre discussion pour approfondir quelque peu le problème.
Si la vérité, la liberté, l’égalité, la justice ne pouvaient pas être objet d’ « investissement » , elles ne seraient pas apparues (ou n’auraient pas survécu dans l’histoire). Mais le fait est qu’elles ont toujours été liées aussi à autre chose : à l’idée d’une « bonne vie » (le eu zèn d’Aristote) qui ne s’épuise pas en et par elles. Pour le dire autrement : une société autonome, une société qui s’auto-institue explicitement, oui ; mais pour quoi faire ? Pour l’autonomie de la société et des individus, certes ; parce que je veux mon autonomie et qu’il n’y a de vie autonome que dans une société autonome (c’est là une proposition très facile à élucider). Mais je veux mon autonomie à la fois pour elle-même et pour faire (et en faire) quelque chose. Nous voulons une société autonome parce que nous voulons des individus autonomes et nous nous voulons comme individus autonomes. Mais, si nous en restons simplement là, nous risquons de dériver vers un formalisme cette fois-ci vraiment kantien : ni un individu ni une société ne peuvent vivre simplement en cultivant leur autonomie pour elle-même. Autrement dit, il y a la question des « valeurs matérielles », des « valeurs substantives » d’une nouvelle société : autant dire, d’une nouvelle création culturelle. Ce n’est évidemment pas à nous de la résoudre ; mais quelques réflexions là-dessus ne me semblent pas inutiles.
Si une société traditionnelle – disons, la société judaïque, ou la société chrétienne – est hétéronome, elle ne se pose pas elle-même comme hétéronome pour être hétéronome ; son hétéronomie – qu’elle ne pense pas, évidemment, comme telle, en tout cas pas comme nous – est là pour autre chose, elle n’est, dans son imaginaire, que comme un aspect de sa « valeur matérielle » centrale (et de sa signification imaginaire centrale), Dieu. Elle est et se veut esclave de Dieu par la grâce et pour le service de qui elle se pense exister, parce qu’elle « valorise » sans limites ce point projectif « externe » d’elle-même qu’elle a créé comme la signification : Dieu. Ou : lorsque la démocratie apparaît dans les cités grecques, les idées de liberté et d’égalité sont indissociables d’un ensemble de « valeurs substantives » que sont le « bon et beau » citoyen (kalos kagathos), la renommée (kudos et kleos) et surtout la vertu (aretè).
Plus près de nous, lorsque l’on observe la longue émergence et montée de la bourgeoisie en Occident, on constate qu’elle n’a pas seulement institué un nouveau régime économique et politique. Longtemps avant qu’elle ne parvienne à la domination sur la société, la bourgeoisie a été porteuse d’une création culturelle immense. Notons en passant un des points sur lesquels Marx reste le plus paradoxalement aveugle : il adresse des hymnes à la bourgeoisie parce qu’elle développe les forces productives, et ne s’arrête pas une seconde pour voir que tout le monde culturel où il vit, les idées, les méthodes de pensée, les monuments, les tableaux, la musique, les livres, tout cela, à l’exception de quelques auteurs grecs et latins, est exclusivement une création de la bourgeoisie occidentale (et les quelques indications qu’il donne font penser qu’il ne voit la « société communiste » que comme l’extension et l’élargissement de cette même culture). La « bourgeoisie » – cette société décisivement co-déterminée par l’émergence, l’activité, la montée de la bourgeoisie, depuis le XIIe siècle – a créé à la fois un « mode de production », le capital, la science moderne, le contrepoint, la peinture à perspective, le roman, le théâtre profane, etc. L’Ancien Régime n’était pas seulement gros d’un « nouveau mode de production » ; il était aussi gros, et plus que gros – la bourgeoisie en avait déjà accouché – , d’un immense univers culturel.
C’est à cet égard qu’il faut convenir, à mon avis, que les choses ont été, et restent, différentes depuis cent cinquante ans. Pas de nouvelle culture, et pas de culture populaire véritable, s’opposant à la culture officielle -laquelle semble entraîner tout dans sa décomposition. Il y a, certes, des choses qui se passent ; mais elles sont ténues. Il y a d’énormes possibilités ; elles s’actualisent très peu. La « contre-culture » n’est qu’un mot. À mes yeux, l’interrogation là-dessus est tout autant critique que celle concernant la volonté et la capacité des humains d’instaurer une société autonome. Au fond, c’est, en un sens, la même interrogation [6].
Cela dit, ce qui est en cours dans la société contemporaine, à la fois « positivement » et « négativement » – la recherche de nouveaux rapports humains, le heurt contre le mur de la finitude du « monde disponible » – me semble fournir un support à ce que j’ai toujours pensé quant à la « valeur » et à la visée centrale d’une nouvelle société. Il faut en finir avec les « transformations du monde » et les œuvres extérieures, il faut envisager comme finalité essentielle notre propre transformation. Nous pouvons envisager une société qui ne se donne comme finalité ni la construction de Pyramides, ni l’adoration de Dieu, ni la maîtrise et la possession de la nature, mais l’être humain lui-même (au sens, certes, où je disais plus haut que l’humain ne serait pas humain s’il n’était pas plus qu’humain).
G. M. : Pouvez-vous préciser ?
C. C. : Je suis convaincu que l’être humain a un potentiel immense, qui est resté jusqu’ici monstrueusement confiné. La fabrication sociale de l’individu, dans toutes les sociétés connues, a consisté jusqu’ici en une répression plus que mutilante de l’imagination radicale de la psyché, par l’imposition forcée et violente d’une structure d’ « entendement » elle-même fantastiquement unilatérale et biaisée. Or il n’y a là aucune « nécessité intrinsèque » autre que l’être-ainsi des institutions hétéronomes de la société.
Je parlais dans « Marxisme et théorie révolutionnaire » [7] de l’autonomie au sens individuel comme instauration d’un nouveau rapport entre le conscient et l’inconscient. Ce rapport n’est pas la « domination » du conscient sur l’inconscient. Je reprenais la formule de Freud : « Où était Ça, Je dois devenir » en disant qu’il fallait la compléter par son opposé et symétrique : « Où Je suis, Ça doit surgir ». Cela n’a rien à voir avec les impostures qui ont fait florès depuis : les « philosophies du désir » , le règne de la libido, etc. La socialisation de la psyché – et, tout simplement, sa survie même – exige de lui faire reconnaître et accepter que le désir au sens véritable, le désir originaire, est irréalisable. Or cela a toujours été fait, dans les sociétés hétéronomes, en frappant d’interdit la représentation, en bloquant le flux représentatif, l’imagination radicale. En somme, la société a appliqué à l’envers le schème même de fonctionnement de l’inconscient originaire : à la « toute-puissance de la pensée » (inconsciente), elle a répondu en essayant de réaliser l’impuissance de cette pensée, donc de la pensée, comme seul moyen de limiter les actes. Cela va beaucoup plus loin que le « surmoi sévère et cruel » de Freud ; cela a toujours été fait par une mutilation de l’imagination radicale de la psyché. Je suis certain que, de ce point de vue, des modifications très importantes peuvent être cherchées et réalisées. Il y a, à notre portée, infiniment plus de spontanéité, et infiniment plus de lucidité à atteindre, que nous n’en sommes actuellement capables. Et les deux choses non seulement ne sont pas incompatibles, elles s’exigent réciproquement.
G. M. : Vous parlez en tant que psychanalyste, ou à partir de considérations sociologiques et historiques ?
C. C. : Les deux. Du reste, c’est indissociable. Mais ce que je vois dans mon expérience d’analyste me pousse de plus en plus dans cette direction. Je suis immensément frappé de voir combien peu nous faisons de ce que nous sommes ; comme aussi d’observer, dans une psychanalyse qui se fait vraiment, le prisonnier détendant graduellement les liens où il s’était pris pour finalement s’en dégager.
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