Demain, l’empire ?

David Engels
vendredi 5 novembre 2021
par  LieuxCommuns

Postscriptum du livre de David Engels « Le déclin. La crise de l’Union Européenne et la chute de la république romaine – quelques analogies historiques » [2013], l’Artilleur 2021.

[Parmi la presque quarantaine de notes du texte original, essentiellement des renvois bibliographiques, n’ont été retenues que celles qui paraissaient substantielles]


Quelles seront les conséquences de la grave crise identitaire dans laquelle se trouvent aujourd’hui les Européens ? Ceux qui ont suivi jusqu’ici mes arguments auront compris que l’importance des analogies esquissées dans les pages précédentes est loin d’être abstraite. Je me doute qu’une partie d’entre eux, notamment dans le rang de mes collègues historiens ou dans ceux des politiciens pragmatiques, ne sera pas d’accord avec les prévisions suggérées ici. Sans doute argumenteront-ils que la chute de la République romaine n’était pas structurellement inévitable [1], ou que les similarités historiques mises en évidence n’impliquent nullement une continuité. C’est là, certainement, la position scientifique la plus commode : personne n’apprécie de voir ses rêves (ou ses intérêts) enfermés dans un déterminisme historique.

C’est donc à l’autre partie de mes lecteurs que je m’adresse en les invitant à me suivre dans ce postscriptum, où la rigueur des comparaisons diachroniques fera place à la spéculation historique. Car la symétrie entre le passé romain du Ier siècle av. J.-C. et notre situation contemporaine semblant d’une rigueur accablante, comment pourrait-on supposer que la suite de l’histoire européenne sera fondamentalement différente du cours qu’a pris le monde romain après la crise de la République ? Et même si les parallèles entre le XXI’ siècle européen et la fin de la République romaine n’étaient que le résultat d’un hasard de l’histoire, une analyse des similarités possibles entre l’Union européenne du futur et l’histoire romaine post-républicaine n’est pas dénuée d’intérêt, ne serait-ce qu’en tant qu’exempte des facteurs qui ont poussé la République romaine à devenir l’Empire.

Comme tout un chacun le sait, l’Empire des Césars succéda à la République romaine. Il y a donc fort à parier que l’Union européenne – pour autant que les analogies esquissées dans ces pages soient acceptables – n’échappe pas à un destin comparable, du moins d’un point de vue structurel. Mais comment imaginer un avenir impérial et césarien pour l’Union européenne en n· début de XXIe siècle ?

Précisons tout d’abord que la prédiction d’un tel futur pour l’Occident européen n’a, au fond, rien de nouveau. Depuis l’avènement de Napoléon Ier et surtout celui de Napoléon III, dont le règne débuta en présidence de la IIe République, et fut légitimé, jusqu’à la fin, par des plébiscites écrasants, les constitutionnalistes et les philosophes de l’histoire jugèrent opportun de remettre le sort de la république entre les mains d’un élu régulièrement contrôlé par le suffrage universel. Il devait disposer de larges prérogatives exécutives et législatives et d’une durée de mandat quasi indéterminée afin de lui permettre d’établir et de surveiller un développement durable tant au niveau social qu’économique, sans risquer le véto de majorités changeantes et chancelantes.

Si les avantages d’un tel régime sont connus, ses désavantages et ses dérives, depuis la « folie des Césars » qui toucha les Caligula, Néron, Domitien et consorts, sont à juste titre redoutés. Les avantages valent-ils les inconvénients ? L’idéal démocratique contemporain répond à cette question par la négative. Pourtant, il semble qu’à Rome au moins, l’instabilité sociale, politique et économique de l’État chancelant ait poussé les citoyens à abandonner la république et à accepter un régime autocratique afin de profiter de ses bénéfices. Compte tenu du manque d’estime dont souffre aujourd’hui la démocratie moderne et de la menace d’une crise économique et sociale sans précédent depuis les années 1920, est-il si impossible que les Européens du XXIe siècle, eux aussi, soient prêts à faire ce choix-là ?

Les Romains contemporains de la chute de la République accueillirent en tout cas l’établissement du principat comme un véritable bienfait mettant fin aux incertitudes de la guerre civile, et promettant l’établissement d’une société stable où chacun aurait une place.

Ainsi, le règne d’Auguste représenta-t-il, pour les plus humbles, le rétablissement de l’ordre et la garantie d’une aide sociale efficace ; pour les chevaliers, la venue d’une prospérité économique hors du commun ; pour l’élite sénatoriale, le retour aux valeurs traditionnelles et l’affirmation de leur importance dans le fonctionnement de l’État ; pour les Italiques, la fin de guerres civiles incessantes dévastant leurs terres, pour les provinciaux, l’affirmation définitive d’une administration provinciale efficace basée sur la collaboration et non plus sur l’exploitation ; et enfin, pour la Méditerranée en général, la création de la pax Romana,

Bien que la nouvelle monarchie ait été effectivement construite sur la répression politique et le contrôle du libre jeu des intérêts en la personne du prince, peu de contemporains de l’époque avaient le recul et la connaissance historique nécessaires pour comparer la nouvelle Constitution avec celle de la République romaine au moment de son apogée au IIIe et au IIe siècles. N’ayant connu qu’un régime corrompu et affaibli, le principat d’Auguste apparu comme garant d’un progrès politique indéniable en comparaison à l’anarchie dans laquelle les nombreuses contraintes structurelles avaient fait basculer la République tardive.

En conséquence, le principat se présentait à ses citoyens comme une forme de monarchie – une notion politiquement inacceptable pour les Romains à la suite du règne de Tarquin le Superbe, dernier roi de Rome – mais plutôt comme une forme de république « restituée » (res publica restituta), garantie par l’autorité morale et l’exemple personnel de l’un de ses citoyens qui serait ainsi simplement un « premier entre égaux », un primus inter pares. Cette idéologie n’était d’ailleurs pas une invention augutéenne, puisqu’elle avait déjà été développée par Cicéron au milieu des crises que traversa la République tardive. Celui-ci, dans son œuvre De Republica, défendait une république « tempérée », guidée par un rector ou princeps, certes attaché à l’idéal républicain et ne transgressant pas les cadres de la Constitution, mais représentant, par son exemple, l’esprit même de la république, et capable de passer à l’action à tout moment pour rétablir les écarts entre la république concrète et l’esprit qui devait l’animer. D’un point de vue idéologique, le principat romain n’est donc pas synonyme de monarchie, mais apparaît plutôt comme une république dont le bon fonctionnement, du moins au niveau civil, est garanti par l’autorité d’un souverain aux pouvoirs civils et militaires extraordinaires, et constamment légitimés par le suffrage universel. Ainsi Auguste prit-il un soin excessif à démontrer, dans ses comptes rendus, le soutien que lui apportait le peuple. Les historiens ont d’ailleurs retranscrit cette volonté de concorde entre le princeps et ses sujets [2].

Vu sous cet angle, la volonté populaire appelant de plus en plus à l’élection directe d’un président « fort » pour l’Union européenne, et prenant volontairement le risque de voter pour des partis radicaux afin de faire entendre ses souhaits, peut provoquer une situation parallèle à celle de la transition entre la République et l’Empire romain. Peu importe, au fond, la forme constitutionnelle donnée à cette autorité centrale : monarchie « éclairée » augustéenne, dictature dans le style de celles des années 1930, protectorat de la république par un ou plusieurs généraux, présidence sans cesse renouvelée comme dans bon nombre de pays méridionaux, jeu de chaises musicales comme dans la Russie de Poutine et de Medvedev.

Toutes ces solutions ne sont que des apparences qui cachent un même état de fait : la concurrence démocratique entre partis et intérêts politiques est devenue si dangereuse pour la stabilité de l’État et pour son projet de développement durable qu’il paraît inévitable à bon nombre d’Européens de bientôt voir un seul individu opérer un choix entre différentes options politiques et assurer leur réalisation dans la durée – et cela, sans en être empêché par le partage des pouvoirs, les échéances électorales interminables ou la perspective d’une révocation par l’opposition.

Qu’un tel revirement politique puisse sembler (à juste titre) en désaccord flagrant avec les valeurs mêmes qui ont contribué à la formation de l’Union européenne est évident. Mais cette opposition ne doit pas être considérée comme un facteur essentiel pour la stabilité de notre démocratie : le principat, lui aussi, était à l’opposé du système républicain traditionnel et a pourtant su se positionner comme son garant. Et nous avons vu comment les incohérences flagrantes entre les idéaux démocratiques officiels et la réalité d’un pouvoir technocratique échappant à l’électeur sont aujourd’hui devenues le prix à payer pour maintenir un semblant de stabilité politique, sociale et culturelle dans l’Union et les États qui la composent.

Dans cette perspective, nous pourrions dresser un pronostic basé sur l’hypothèse fondamentale que les problèmes structurels et identitaires énumérés au cours de cet ouvrage trouveraient une solution politique concrète analogue aux réformes réalisées par le système impérial d’Auguste et son programme de restauration ou de révolution.

Tout d’abord, la lente dissolution civique et culturelle du corps politique se trouverait neutralisée par l’avènement d’une autocratie charismatique héréditaire ou élective, basée sur la loyauté et la compétence d’une petite élite gouvernementale indépendante du libre jeu des partis politiques, bien que ce dernier puisse éventuellement être maintenu afin de respecter les formes extérieures de « liberté » et de « démocratie ». Ainsi, Rome tomba dans les mains d’une nouvelle noblesse impériale, composée de partisans césariens, d’aristocrates opportunistes et de techniciens spécialisés, dont la légitimité par le suffrage populaire devint de plus en plus une pure formalité. Aujourd’hui déjà, cette élite trouve son pendant embryonnaire dans la bureaucratie européenne, curieux mélange de méritocratie, de technocratie et de népotisme à peine contrôlé par les instances démocratiques. Il est à supposer que cette nouvelle élite s’imposera de plus en plus comme le véritable noyau décisionnel du continent à partir du moment où elle se dotera d’un pouvoir central fort.

Passons donc en revue les divers éléments identitaires analysés au fur et à mesure de notre exposé, et imaginons comment la crise actuelle de l’Union européenne pourrait trouver une résolution calquée sur le principat augustéen qui eut raison de la crise identitaire de la République romaine :

Ethnie et cosmopolitisme. – La nouvelle élite gouvernementale, solidement appuyée par les « marchés » désirant avant tout la stabilité et la croissance, aurait la capacité de faire face à une situation ethnique de plus en plus préoccupante. Les grandes directives culturelles et identitaires émanant d’un personnage central fort, les modalités précises de l’intégration des étrangers dans le corps civique et dans l’élite traditionnelle ne seraient plus sujettes au débat public. Les incitations à l’intégration, tout comme la répression de la non-intégration, formeraient ainsi un ensemble cohérent, organisé autour de la prééminence officielle incontestée des valeurs culturelles traditionnelles dont le prince serait à la fois le garant et l’exemple. Ainsi, la nouvelle élite pourrait s’ouvrir lentement à l’influence de nouveaux membres d’origine étrangère soucieux d’intégration, parce que la prééminence culturelle des couches gouvernementales traditionnelles ne serait pas remise en question. À Rome, tel fut le cas avec l’ascension de provinciaux émanant d’abord des élites grecques, puis d’autochtones barbares romanisés, intégrant, souvent par le biais de l’armée, les rangs de l’administration provinciale, puis de l’ordre équestre, et finalement de l’élite sénatoriale.
En Europe, actuellement, nous observons l’arrivée d’un nombre croissant de politiciens recrutés parmi les élites de l’immigration maghrébine ou turque qui se caractérisent souvent par une assimilation massive des us et coutumes de l’élite traditionnelle. Ils s’intègrent généralement dans les rangs des forces modérées et constituent souvent les piliers idéologiques d’une intégration « douce » des élites étrangères.

Famille et déclin de la population. – En ce qui concerne la démographie, le nouveau système tenterait d’en assurer, parfois par l’incitation financière, le maintien ou même la croissance, bien que l’on puisse douter de l’efficacité de ces mesures, excepté en ce qui concerne la création d’une image de dynamisme, de jeunesse et de moralité traditionnelle. À Rome, les lois Juliennes, les leges Iuliae n’eurent qu’un effet restreint sur la démographie du monde romain. Elles eurent néanmoins le mérite de sensibiliser l’élite à sa possible désintégration matérielle, et de créer une ambiance culturelle où la moralité traditionnelle était à nouveau valorisée. Enfin, elles eurent une influence certaine sur la naissance d’un idéal politique basé sur une réinterprétation stoïcienne de la tradition administrative romaine plutôt que sur l’égoïsme des grandes familles.
En Occident, la chute de la démographie a, jusqu’à maintenant, principalement été contrée par l’instauration d’une immigration destinée à stabiliser la force du travail et de la demande ; néanmoins, face au risque d’une minorisation des Européens au sein de leurs propres pays, de nombreux États occidentaux ont pris des mesures radicales : subsides accordés en Russie, prime de 5.000 $ par enfant en Australie, nombreuses mesures accordées dans les pays de l’Union européenne.

L’égalité : couple et individualisme. – En lien étroit avec le point précédent, le couple et la famille seraient rétablis comme les valeurs sociales fondamentales du nouvel État, et l’étal conjugal favorisé autant que possible. Selon les leges Iuliae dans la Rome des Césars, le mariage était obligatoire pour tous les magistrats, et des amendes importantes devaient être payées pour déroger à cette règle. L’infidélité conjugale était sévèrement punie, et ce jusque dans la maison du souverain – ainsi sa fille, Julie, dut subir la colère du père à cause de sa vie personnelle mouvementée.
Dans le monde occidental, nous constatons, depuis quelques décennies, un revirement similaire : un retour en force des valeurs traditionnelles, comme la « fidélité » et l’abstinence prénuptiale (pensons par exemple aux États-Unis et son mouvement « True Love Waits », de plus en plus influent). Il ne serait pas étonnant que ces tendances soient bientôt de retour dans le débat politique en Europe, qui a déjà connu une législation directement inspirée des leges Iuliae sous les divers régimes fascistes.

Vie sociale et ambition. – l’épanouissement outrageux de l’individu serait officiellement considéré comme contraire à l’abnégation matérielle supposée des grands ancêtres et opposé à l’humilité de la nouvelle élite et de son souverain. Dans la pratique, par contre, l’exil « interne » et la dépolitisation de l’espace public seraient largement favorisés. Ainsi, à Rome, le princeps cumulait les principales vertus républicaines, comme le montre le bouclier doré que le Sénat décerna à Auguste en récompense de ses actions politiques, et qui mentionne sa vertu, sa clémence, sa justice et sa piété envers la patrie et les dieux – vertus éminemment collectives qui prouvent que la valeur d’un homme se mesurait à l’accomplissement de ses devoirs politiques et non à ses qualités intérieures. Néanmoins, ces vertus n’étaient pas ouvertes à tous les citoyens. Elles ne concernaient que le prince qui ne tolérait pas que l’on puisse avoir un avis différent du sien [3], interdisait la publication des comptes rendus du Sénat et envoyait même les membres de sa famille en exil s’ils s’opposaient à sa volonté.
Il n’est pas difficile de prévoir qu’une telle ambiguïté pourrait aussi caractériser l’Union européenne du futur : actuellement, l’écart entre les diverses valeurs universelles professées par l’Union est en contradiction avec le peu de place accordée à fil participation active des citoyens à l’administration de l’Union, si on considère l’exemple représentatif de l’impuissance du Parlement, seule institution démocratique de l’Union, face au Conseil et à la Commission.

Croyance et rationalisme, – La religion traditionnelle serait remise à une place d’honneur parmi les valeurs identitaires. Elle serait de même intégrée dans l’idéologie civique basée sur le service à la communauté et soumise au pouvoir en place. Le prix à payer en serait une sclérose du culte public. Celui-ci serait alors transformé en une religion de loyauté politique et culturelle. L’idéologie augustéenne fut accompagnée d’une alliance intellectuelle entre le stoïcisme politico-philosophique et le traditionalisme religieux, Le nouveau pouvoir prit soin de sauver et de réformer une grande partie de la religion ancestrale. Néanmoins, en tant que pontifex maximus et membre de la plupart des collèges, Auguste contrôla personnellement le fonctionnement administratif de la religion officielle, et favorisa une réinterprétation de nombreux cultes, ce qui lui permit de souligner le rôle de sa propre famille dans l’histoire de Rome et de préparer le terrain vers sa propre divinisation.
Considérant l’évolution culturelle des pays occidentaux, un retour du religieux est tout à fait probable. Pour s’en rendre compte, il n’est qu’à constater la radicalisation de certains milieux ultra-chrétiens directement liés à la dégradation des relations entre les pouvoirs publics européens et l’Islam. L’importance d’un christianisme superficiel et politisé aux États-Unis et la montée d’une idéologie de croisade pourrait préfigurer des mouvements semblables en Europe. Ceci ouvrirait le chemin d’une légitimation religieuse au moins partielle du nouvel État impérial, comparable aux divers concordats et autres liens intenses qui unirent les régimes fascistes – qui revendiquaient pourtant des idéologies anticléricales – aux Églises chrétiennes.

Nation et mondialisation, – Étroitement liés aux idées religieuses par leur histoire partagée, les valeurs culturelles communes et le passé historique seraient de nouveau remis à l’honneur. Ils seraient abondamment fêtés et idéalisés comme sources de légitimation et de solidarité historique, notamment grâce à la propagation d’un nouveau classicisme. Néanmoins, ce retour conscient aux origines – comme chacun des styles « néo- » du XIXe siècle – ne se libérerait pas d’une profonde artificialité. L’art du futur ne serait désormais rien d’autre qu’un pastiche plus ou moins heureux et lourdement réinterprété de l’art du passé, De surcroît, il serait inséparablement lié aux messages idéologiques du nouveau pouvoir en place désireux de légitimité historique. Tel était le cas dans la Rome d’Auguste, entièrement refaçonnée par l’empereur et curieusement parsemée de monuments à la gloire d’un passé républicain pourtant aboli par le nouveau régime.
Tel pourrait donc être le destin de cette Europe qui s’amorce déjà à travers de nombreuses tentatives plus ou moins artificielles comme ces gigantesques constructions érigées partout dans les capitales de l’Union, inspirées, à l’image du quartier européen de Bruxelles, par un néo-classicisme à la symétrie rigide et revisité par l’art des gratte-ciel.

Sécurité et appel à l’ordre. – La sécurité de l’individu et du commerce serait assurée plus intensément que jamais grâce à l’omniprésence et à l’efficacité des forces militaires, policières et judiciaires. Mais la liberté de parole et d’expression de l’individu serait réduite au minimum nécessaire. On garantirait le maintien aussi crédible que possible de la fiction d’une république rétablie et consolidée, tout en idéalisant et rehaussant le rôle personnel du nouveau maître politique. Ce fut le cas dans l’Empire romain des Césars.
De nos jours, les lois antiterroristes limitant les libertés personnelles, la restriction du droit à la grève et les relations de plus en plus difficiles entre manifestants et police témoignent de la montée en force de cette tendance.

Participation politique et apolitisme. – La participation à la politique active serait réduite à des actes plébiscitaires acclamant des décisions déjà prises et popularisées par une efficace propagande d’« information » et donnant aux dirigeants comme aux dirigés l’impression agréable d’un soutien et d’une légitimation mutuels. Même si le nouveau système n’autorisait aucune opposition, il guetterait anxieusement l’avis de ses sujets et tâcherait de surfer sur la vague de l’appui populaire. Cette tendance fut caractéristique du principat romain : les assemblées populaires furent peu à peu manipulées, réduites à des actes d’approbation et finalement dépossédées de leurs pouvoirs, alors que le support populaire n’avait jamais été aussi important pour asseoir la légitimité du souverain.
Dans l’Europe actuelle, les sondages d’opinion permanents exercent une dictature grandissante sur les argumentations politiques, alors que l’abstentionnisme bat des records à chaque élection et que les référendums sont de plus en plus évités.

État et technocratie. – L’État lui-même serait profondément restructuré et transformé en un ensemble efficace, centralisé et technicisé, suivant à la lettre les ordres donnés par l’administration centrale et préparés par des spécialistes technocrates. La République romaine, sorte d’administration municipale souvent très archaïque obligée de gérer un empire dans toute sa complexité – et donc de plus en plus inadéquate à cette tâche énorme –, donna naissance au centralisme impérial, nanti d’une administration abondante et puissante.
Nous voyons aujourd’hui l’influence écrasante des diverses institutions européennes et de leurs régulations sur les aspects les plus infimes de la vie des Européens. Un renforcement politique de l’Union européenne n’irait pas sans un accroissement notable des pouvoirs fédéraux et de leur influence directrice sur les affaires et la constitution des États membres, et ceci en dépit de décisions démocratiques prises par ses États membres.

Liberté et égalité. – La liberté civile individuelle disparaîtrait au profit de la sécurité matérielle et de l’amusement des masses, démontrant le caractère « populaire » du nouveau régime. Étant donné le nombre décroissant de ceux qui en profiteraient, cette disparition ne serait déplorée que par des républicains incorrigibles. Qui nierait que cette société de désinvestissement politique et de panem et circenses, « pain et jeux de cirque », si caractéristique de la vie publique de l’Empire romain, s’est déjà installée depuis des décennies dans les pays occidentaux et leur culture de loisir ?

Coexistence paisible et domination. – Finalement, le nouvel État prendrait soin d’assurer sa stabilité à l’extérieur. Pour ce faire, il mènerait une politique d’expansion économique et militaire raisonnable mais suffisamment efficace pour justifier une propagande de « victoire » visant à atteindre des frontières facilement défendables et permettant de proclamer la réalisation de la paix universelle, du moins en ce qui concerne l’intérieur de son territoire impérial. C’est ainsi que naquit l’Empire romain des Césars, conservant durant presque cinq siècles les frontières acquises sous Auguste sans les étendre plus loin.
Il y a fort à parier que la naissance d’une Europe impériale aille de pair avec une phase d’expansion territoriale permettant de créer une zone de sécurité en Méditerranée et en Asie Centrale, par la création d’États clients ou même de membres de second rang, avant l’établissement d’une pax Europaea

Fédération et empire. – L’espace impérial, caractérisé jusqu’à présent par la coexistence de divers modèles d’association au pouvoir, subirait une centralisation notable. Cette centralisation aurait pour effet une suppression des droits nationaux, vu la dissolution d’institutions régionales traditionnelles et leur remplacement par un nouveau pouvoir émanant de l’institution centrale. Néanmoins, le poids politique et économique des régions, l’homogénéité et la transparence croissante de leur administration, et finalement l’intégration des élites locales dans l’élite impériale permettraient une identification des populations au pouvoir central et la création d’un espace administratif cohérent et efficace. À Rome, on remplaça un système trop tributaire de l’approche multi-étatique impériale par le système des provinces et la dépolitisation de l’administration. Ceci permit d’établir un empire fort et généralement perçu comme salutaire par les habitants des provinces.
En Europe, un tournant similaire serait également dans l’ordre des choses. Non seulement les directives de l’Union empiètent sur les droits nationaux et préfigurent un temps où les nations seraient réduites à l’administration culturelle, mais des nations entières – la Grèce, par exemple – peuvent tomber dans un état de semi-provincialisation et voir leur indépendance fortement diminuée au profit d’une gestion par des représentants de l’Union.

Tel pourrait être notre avenir proche, si la dynamique culturelle qui semble pour le moment animer l’Union européenne continue à dicter son évolution et à la mener dans la même direction que la République romaine. Évidemment, les perspectives d’une future Europe impériale et autoritaire n’ont rien d’enchanteur, car ces « solutions » impériales ne feraient que remplacer l’effondrement graduel par l’apparente stabilité d’un immobilisme peut-être bien organisé et aere perennius (« plus fort que le bronze »), mais d’abord fondé sur la répression de la liberté : ce n’est pas par hasard si le fascisme s’est reconnu dans la personne d’Auguste et en a fait la figure de proue de sa « révolution ». Au vu de ce qui a été dit, pouvons-nous vraiment prétendre que ces perspectives sont si improbables que cela ? Car ne se sont-elles pas déjà partiellement réalisées, créant ainsi une dynamique complexe de laquelle il sera de plus en plus difficile de s’échapper ?

Dans notre monde contemporain, si rationnel et moderne en surface, la naissance d’une société impériale et autoritaire n’est pas impossible. En effet, comme nous l’avons vu tout au long de notre investigation, les fondations d’une future révolution conservatrice sont déjà bien établies. Au fur et à mesure que s’affirme le rejet d’une identité politique émotionnellement insatisfaisante, d’un matérialisme attisé par la société de consommation, d’une démocratie de plus en plus éloignée du citoyen, et que s’accroît la revendication d’un retour aux valeurs traditionnelles, d’une protection accrue contre l’insécurité et d’une politique extérieure forte, les mouvements politiques éloignés du consensus démocratique gagnent du terrain.

Ceci ne concerne pas seulement les radicaux extrémistes, si décriés, mais plus ou moins marginaux. Cela concerne surtout les nouveaux partis populistes, charismatiques, capables d’user d’un langage politiquement correct en apparence, et rencontrant par leur diction, leur vocabulaire et, surtout, leurs prétentions impérialistes, le désir d’autorité de l’électorat – comme c’est le cas, par exemple, des néo-conservateurs américains.

Compte tenu du fait que le seul vote des abstentionnistes suffirait à créer un poids décisif pour les partis qui réussiraient à l’activer, le potentiel électoral n’a jamais été aussi énorme. De plus, la volonté d’une réforme autoritaire ne se réduit plus à des citoyens peu informés des bénéfices de la démocratie. Elle trouve de plus en plus de partisans au sein même des grandes administrations, ainsi que dans le monde de l’économie [4].

On peut donc douter du fait que le futur réserve à l’Union européenne le privilège d’échapper à ce destin, en apparence déjà tout tracé, que lui imposerait le paradigme morphologique de la République romaine tardive. D’autant plus qu’à ce point de notre évolution, il semble qu’il n’y ait qu’une seule alternative possible à l’empire européen du futur, guère attrayante : un retour au nationalisme ou, pire, au régionalisme.

Un tel retour à l’idéal traditionnel d’homogénéité culturelle et de démocratie nationale peut sembler une issue de secours très attrayante pour tous ceux qui sont déçus des nombreux défauts des institutions européennes actuelles. Néanmoins, ceci équivaudrait à une dissolution implicite de l’Union en tant que force politique et à son départ définitif de la scène internationale – et on peut douter que même des grands États comme la France ou l’Allemagne puissent développer à eux seuls un poids politique international comparable à celui de l’Union des 27.

De surcroît, un tel retour à l’État-nation ne pourrait, de fait, être garanti que par un isolationnisme et donc un appauvrissement économique inévitable, ou bien par la protection politique des nouveaux États par un pouvoir hégémonique extérieur comme les États-Unis, la Russie ou la Chine, ce qui réduirait les pays européens au rang de provinces ou de protectorats.

Mais même dans ce dernier cas, il serait naïf de croire que l’on pourrait éviter le modèle de l’ancien monde romain et se lancer dans un renouveau sans analogie historique. Au contraire, si les Européens choisissent d’abandonner l’union et de revenir à l’État-nation, ils ne réaliseront qu’une autre facette du modèle tardo-républicain présenté dans ces pages, et échangeront ainsi la position du dominant – Rome et l’Italie – par celle du dominé : les États grecs.

Celui qui lirait superficiellement ces pages me reprochera probablement mon incohérence : j’aurais tâché, dans ces pages, de démontrer comme inévitable la similitude entre l’Union européenne et la République romaine, et maintenant, voici que j’accepterais la possibilité d’une analogie avec les États grecs. Mais cette contradiction n’est qu’apparente. Rome et la Grèce ne doivent pas être considérées comme des sociétés ou des modèles opposés, mais plutôt comme deux facettes d’un même monde. Ou, pour être plus exact, Rome, profondément hellénisée depuis ses origines, doit être vue comme une cité parmi d’autres en dépit de son originalité culturelle. En effet, comme nous le montre l’histoire, son évolution politique et sociale correspond à celle qui caractérisa la plupart des cités grecques comparables.

Certes, à l’époque concernée, Rome étant devenue la maîtresse du monde méditerranéen et le centre structurel d’un ensemble impérial, son destin s’est différencié de celui des autres cités grecques ou italiques, dont les positions politiques devenaient de moins en moins enviables. Mais cela ne change en rien le fait que, en dehors des problèmes liés à la gestion de l’empire, les grandes questions identitaires (démographie, famille, syncrétisme, déficit démocratique, etc.) y furent autant à l’ordre du jour que dans n’importe quelle autre cité du monde gréco-romain. Pour prendre un exemple récent : ce n’est pas parce que la Suisse, la Norvège ou même les États-Unis ne font pas partie de l’Union européenne qu’ils ne participent pas à la plupart des problèmes sociaux, culturels, politiques ou économiques qui accablent les nations de l’Union et qui résultent de l’histoire culturelle de l’Occident, partagée depuis tant de siècles. Et si les États qui forment aujourd’hui l’Union européenne venaient à s’écarter du paradigme romain en ce qui concerne leurs ambitions fédératrices et choisissaient de se séparer, il est fort à parier qu’ils tomberaient dans le giron d’un ou de plusieurs autres États impériaux – la Chine et les États-Unis. Ainsi subiraient-ils le sort des peuples dominés au lieu de celui des dominants.

Cette évolution serait la même que celle de nombreuses cités-États et petites fédérations de la Grèce continentale, insulaire et asiatique : soucieux d’accéder par tous les moyens à l’indépendance face au pouvoir macédonien durant le IIIe siècle, ces entités politiques ne purent devenir des acteurs crédibles et efficaces au milieu des tourments du monde hellénistique et tombèrent une à une dans le giron du pouvoir romain, tantôt comme client, tantôt comme sujet. Le pouvoir romain, quant à lui, se garda d’abord, selon la vieille devise divide et impera [diviser pour régner], de toucher aux autonomies locales. Alors que Rome s’apprêtait à asseoir sa domination sur la Méditerranée en détruisant tour à tour le pouvoir de Carthage, de la Macédoine et des Séleucides, elle favorisa le morcellement politique de la Grèce en proclamant en 196 la « liberté des cités grecques » dont elle seule serait le garant.

Ainsi, pendant que l’avenir de la Méditerranée se jouait à Rome, où le Sénat tranchait le destin du monde antique et dont les magistrats étaient envoyés dans des provinces pour y succéder aux anciens rois, les cités grecques se déchiraient entre elles dans des conflits territoriaux dérisoires. Cela permit à Rome de jouer d’abord à l’arbitre de cette nouvelle Grèce « libre » et « autonome », puis de présenter la transformation en province dès 146 comme seule solution viable à long terme. Certes, une centaine d’années plus tard, la diminution des privilèges de l’Italie dans le système impérial romain et l’accession des élites grecques au pouvoir régional et impérial rendit cette domination plus que tolérable. Néanmoins, le destin du monde se décidait désormais à Rome et non en Grèce. Et ce furent surtout les élites romaines et la population de la capitale qui bénéficièrent largement de la manne de l’Empire, non les habitants de Sparte, d’Athènes ou de Corinthe…

Le régionalisme politique ne bénéficia donc pas aux Grecs, et leur destin interne ne fut guère plus agréable. Les pouvoirs monarchiques apparurent aux Romains trop importants et potentiellement dangereux. Un gouvernement populaire était difficile à contrôler à cause de ses violentes réactions patriotiques et de ses nombreux revirements. Les Romains soutinrent donc des systèmes oligarchiques dans les différents États clients. D’un côté, parce que c’était ce même système qui gouvernait Rome ; ils en connaissaient donc le fonctionnement. D’un autre, parce qu’il était le plus propice à conserver une certaine loyauté politique à l’égard des Romains, garants de la « paix » et donc de la prospérité économique – cette prospérité dont les masses populaires ne bénéficiaient guère, si on considère les nombreuses révoltes sociales qui ébranlèrent le monde grec au IIe et au Ier siècle. Une fois de plus, l’oligarchie telle qu’elle était exercée dans les cités grecques ressemblait beaucoup à celle qui gouverna Rome. Mais, alors que l’accession à cette dernière permit à des hommes politiques comme Cicéron, un homo novus, d’influencer le destin de la Méditerranée, les élites des cités grecques étaient, elles, réduites aux activités édilitaires et culturelles de leurs petites cités.

La crainte de voir l’Union européenne tomber dans le piège du régionalisme politique et de l’économie oligarchique comme la Grèce au IIe siècle, et laisser la palme de l’empire à l’une des autres grandes forces politiques contemporaines comme les États-Unis, la Russie ou la Chine, est donc bien fondée. D’une part, en effet, de nombreux États de l’Union (la Pologne, l’Espagne ou l’Angleterre) jouent régulièrement avec le destin de toute l’institution à des fins égoïstes. Ils se distancient du consensus européen et, lors de situations politiques critiques, ils apportent leur appui à des pouvoirs extérieurs comme les États-Unis, sans doute pour forcer l’Union à racheter leur loyauté chancelante par la promesse de compensations financières, économiques ou politiques dans des domaines jusque-là litigieux. D’autre part, la pression exercée par les « agences de notation » – toutes basées en dehors de l’Union – sur le mode de fonctionnement politique interne de nombreux États européens (l’Italie, la Grèce ou d’autres) laisse pressentir ce qui pourrait arriver si l’Union européenne venait à se dissoudre. Tôt ou tard, la dictature de la « stabilité politique » et de la « croissance régulière » risque de faire disparaître toute forme d’expression politique démocratique non tempérée par des instances oligarchiques, et donc considérée comme trop « changeante », « instable » et nocive à la « croissance ».

On se demandera donc si le morcellement régional et l’asservissement économique que subirent les Grecs de l’Antiquité sont vraiment préférables au destin impérial que vécurent les Romains sous les Césars. À choisir entre un avenir politique et économique exclusivement dominé par des forces extérieures à l’Europe, et un destin dont les lignes directrices seraient au moins tracées par l’autorité d’une Union européenne forte, peu seront ceux qui préféreront la première variante, et ce sans pour autant saluer de plein cœur la deuxième.

Ce qui a animé l’Europe depuis la Révolution française, l’espoir en la liberté et la démocratie, disparaîtrait de toute manière dans les deux cas au profit d’un système antidémocratique. Mais pour autant que le destin politique de l’Europe se joue en Europe et non ailleurs, et que nous réalisions vers quel destin notre dynamique culturelle nous porte inexorablement, les Européens garderaient au moins la possibilité de façonner un avenir en adéquation avec leur passé culturel et leur dignité civique – sans devenir les citoyens d’une multitude de petits États-clients d’un futur empire chinois ou nord-américain. Le risque d’une telle évolution est bien réel, si les intérêts nationaux devaient l’emporter sur ceux du continent, mais il n’est pas – encore – trop tard…

Ainsi, par une prise de conscience collective des diverses voies que nous réserve le futur selon l’analogie avec la chute de la République romaine, le pire – la guerre civile, comme la connut Rome pendant presqu’un siècle, ou la désintégration, comme ce fut le destin du monde grec – pourrait-il être évité. Acceptons donc comme inévitable le renforcement du pouvoir central de l’Union européenne et favorisons la refonte de sa structure institutionnelle au détriment du régionalisme et du nationalisme. Les dangers d’une domination du politique par les « marchés », d’une révolution autoritaire ou d’une guerre interethnique qui se profilent pourraient être évités, ou au moins atténués. Se préparerait ainsi la genèse pacifique d’une Europe impériale modérée, loin de l’étroitesse chauviniste de l’État national anachronique, et des dangers réels de l’aliénation de la liberté. Certes, cela n’irait pas sans un abandon de l’idéal universaliste et sans un retour aux valeurs traditionnelles des Européens. Elle se caractériserait par l’introduction d’un gouvernement central fort, porté par les citoyens et non par les gouvernements nationaux et par l’adoption d’une politique extérieure claire et indépendante de celle des autres pouvoirs. Enfin, surtout, par une réduction de l’influence des États nationaux dans les prises de décision en matière de politique extérieure et intérieure.

Faut-il pour autant saluer le revirement autoritaire qui semble de plus en plus inévitable et risque de renverser le processus d’émancipation de l’individu ? Non. Mais ce n’est pas une raison pour fermer les yeux devant la réalité d’une crise identitaire qui est en train de changer la face du continent à tout jamais. « Mourir pour Dantzig ? » – telle était la parole défaitiste de ceux qui refusaient d’accepter qu’une guerre mondiale venait d’éclater. Nous connaissons tous la suite de l’histoire. Aujourd’hui, presqu’un siècle plus tard, en plein milieu d’une crise sans précédent du système universaliste et au milieu de la ruine économique de tout un continent, qui voudra encore « Mourir pour la démocratie ? »,si d’autres systèmes politiques pouvaient garantir la stabilité politique et la survie matérielle qui nous échappent de plus en plus ?

Si les analogies discutées dans cet ouvrage s’avèrent exactes, ce n’est probablement qu’à ce prix que serait assurée une transition équilibrée vers l’élaboration d’une identité européenne à la fois ancrée dans le patrimoine culturel et moral et dans les exigences politiques du monde moderne – un genre de transition calme et ordonnée vers les bienfaits que connut la Méditerranée sous le règne des empereurs du IIe siècle apr. J.-C. qui, en dépit de l’abandon de l’idéal démocratique, était qualifié par Edward Gibbon de « plus heureuse et plus productive période de l’histoire humaine ». Est-ce là du pessimisme ? Sans doute. Mais il y a des époques dans l’histoire humaine où tout « optimisme » n’est que lâcheté et aveuglement irresponsable, alors que le « pessimisme » permet de faire face – honorablement – à l’inévitable…


[1Le lecteur aura deviné que l’auteur de ces pages est persuadé que la chute de la République romaine et sa transformation en un système autoritaire était inévitable ; néanmoins, signalons simplement que la controverse à ce sujet fait (et fera toujours) rage parmi les historiens et se cristallise surtout dans la discussion sur la personnalité de César. Certains, comme Christian Meier, estiment que César était un acteur politique soumis, au fond, au contexte contemporain d’une République dont la chute aurait été inévitable ; d’autres, comme Werner Dahlheim ou Klaus Martin Girardet, voient dans César un des facteurs importants sans lesquels la République aurait pu survivre ; d’autres encore, comme M. Gelzer, Caesar. Der Politiker und Siaatsmann, Wiesbaden, 1960 (6e éd. corr.) dans la suite de Mommsen, attribuent à César une vision souveraine de l’histoire et le considèrent comme celui qui aurait balayé une République romaine inefficace et corrompue pour la transformer en un système monarchique performant.

[2Suétone, Vita Diui Augusti, 58. « Le surnom de Père de la patrie lui fut donné d’un consentement soudain et universel. Les plébéiens lui envoyèrent à ce sujet une députation à Antium. Malgré son refus, une foule nombreuse et couronnée de lauriers lui offrit encore cette distinction à Rome, au moment où il entrait au spectacle ; et le Sénat la confirma bientôt, non par un décret ni par acclamation, mais par l’organe de Valérius Messala, (2) qui, portant la parole pour tous, lui dit : ’César Auguste, en te souhaitant à toi et à ta maison ce qui peut tourner à ton bonheur et à son avantage, nous confondons ensemble l’éternelle félicité de la République et la prospérité de ta famille. Le Sénat, d’accord avec le peuple romain, te salue Père de la patrie.’ (3) Auguste, les larmes aux yeux, répondit en ces termes que j’ai conservés ainsi que ceux de Messala : ’Sénateurs, mes vœux sont accomplis. Que pourrai-je encore demander aux dieux immortels, sinon qu’ils vous maintiennent dans de tels sentiments pour moi jusqu’à la fin de ma vie ?’ »

[3Outre les cas bien plus graves des relations difficiles entre Tibère, Caligula ou Néron avec le Sénat, on pensera ici également à l’anecdote selon laquelle Auguste se voyait régulièrement contraint de quitter le Sénat au milieu des discussions pour contrôler sa colère quand on le contredisait : Suét., Aug. 54.

[4Cf. p. ex. H. Münkler, « Lahme Dame Demokratie », Internationale Politik 3, Mai/Juni 2010, S. 10 - 17 : « Outre la volonté populiste ’d’un petit peu de dictature’, il y a le souhait administratif de ’solutions bonapartistes’ qui émerge toujours de l’auto-blocage de l’État de droit démocratique, quand la réalisation concrète des décisions est toujours boycottée avec d’autres moyens juridiques, ou quand le groupe d’intérêt opposé possède la même force, provoquant ainsi la non-solution systématique des problèmes. […] Cette conception d’une action bureaucratique dépolitisée, purement orientée vers les choses, est le souhait de tous ceux qui croient avoir de l’influence sur l’administration ou qui partagent ses intérêts. Ainsi, les supporteurs des pleins pouvoirs dictatoriaux se recrutent parmi ceux qui espèrent pouvoir en profiter. Si des managers et des industriels parlent de la Chine avec des yeux luisants, ils ne le font pas parce qu’ils seraient devenus des communistes ou parce qu’ils admireraient la sagesse d’un parti unique dans la gestion de l’État, mais parce qu’ils croient pouvoir accéder eux-mêmes plus vite au pouvoir. »


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