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C’est cette dimension de l’institution de la société, ayant trait au pouvoir explicite, soit à l’existence d’instances pouvant émettre des injonctions sanctionnables, qu’il faut appeler la dimension du politique. Il importe peu, à ce niveau, que ces instances soient incarnées par la tribu entière, par les anciens, par les guerriers, par un chef, par le démos, par un Appareil bureaucratique ou par n’importe quoi d’autre.
Trois confusions sont ici à dissiper. La première, c’est l’identification du pouvoir explicite et de l’État. Les « sociétés sans État » ne sont pas des « sociétés sans pouvoir » ; Il y règne non seulement, comme partout, un infra-pouvoir énorme (d’autant plus énorme que le pouvoir explicite est réduit) de l’institution déjà donnée, mais aussi, bel et bien, un pouvoir explicite de la collectivité (ou des mâles, des guerriers, etc.) relatif à la diké et au télos – aux litiges et aux décisions. Le pouvoir explicite n’est pas l’État, terme et notion que nous devons réserver à un eidos spécifique, dont la création historique est presque datable et localisable. L’État est une instance séparée de la collectivité et instituée de manière à assurer constamment cette séparation. L’État est typiquement une institution seconde [1]
Je propose pour ma part que l’on réserve le terme d’État aux cas où celui-ci est institué comme Appareil d’État, ce qui implique une « bureaucratie » séparée, civile, cléricale ou militaire, fût-elle rudimentaire, à savoir une organisation hiérarchique avec délimitation des régions de compétence. Cette définition couvre l’immense majorité des organisations étatiques connues et ne laisse, sur ses frontières, que de rares cas sur lesquels peuvent s’acharner ceux qui oublient que toute définition dans le domaine social-historique ne vaut que ôs epi to polu, pour la grande majorité des cas, comme aurait dit Aristote. En ce sens, la polis démocratique grecque n’est pas un « État », si l’on considère que le pouvoir explicite – la position du nomos, la diké et le télos – appartient à tout le corps des citoyens. Et cela explique entre autres les difficultés d’un esprit aussi puissant que Max Weber devant la polis démocratique, à juste titre soulignées et correctement commentées dans un des derniers textes de M. I. Finley [2], l’impossibilité de faire entrer la démocratie athénienne dans le type idéal de domination « traditionnelle » ou « rationnelle » (n’oublions pas que pour Max Weber« domination rationnelle » et « domination bureaucratique » sont des termes interchangeables !) et ses malheureux efforts d’assimiler les « démagogues » athéniens à des détenteurs d’un pouvoir « charismatique ». Les marxistes et les féministes rétorqueront sans doute que le démos exerçait un pouvoir face aux esclaves et aux femmes, donc, « était l’État ». Dira-t-on alors que les Blancs des États du Sud des États-Unis « étaient l’État » face aux esclaves noirs jusqu’à 1865 ? Ou que les mâles adultes français « étaient l’État » face aux femmes jusqu’à 1945 (et, pourquoi pas, les adultes face aux non-adultes aujourd’hui) ? Ni le pouvoir explicite, ni même la domination ne prennent nécessairement la forme de l’État.
La deuxième, c’est la confusion du politique, dimension du pouvoir explicite, avec l’institution d’ensemble de la société. On sait que le terme « le politique » a été introduit par Carl Schmitt (Der Begrijf des Politischen, 1928) avec un sens étroit et, si l’on accepte ce qui précède, essentiellement défectueux. On assiste aujourd’hui à une tentative inverse, qui prétend dilater le sens du terme jusqu’à lui faire résorber l’institution d’ensemble de la société. La distinction. du politique à l’égard d’autres « phénomènes sociaux » relèverait, semble-t-il, du positivisme (bien entendu, ce dont il s’agit ce ne sont pas des « phénomènes », mais des dimensions inéliminables de l’institution sociale : langage, travail, reproduction sexuée, élevage des nouvelles générations, religion, mœurs, « culture » au sens étroit, etc.). Ce serait ainsi le politique qui porterait la charge de générer les rapports des humains entre eux et avec le monde, la représentation de la nature et du temps, ou le rapport du pouvoir et de la religion. Cela n’est, bien entendu, rien d’autre que ce que j’ai défini depuis 1965 comme l’institution imaginaire de la société et son essentiel dédoublement en instituant et institué [3]. À part les goûts personnels, on ne voit pas ce que l’on gagne à appeler le politique l’institution catholou de la société, et l’on voit clairement ce qu’on y perd. Car de deux choses l’une : ou bien, en appelant « le politique » ce que tout le monde appellerait naturellement l’institution de la société, on opère un changement de vocabulaire qui n’emporte rien quant à la substance, crée une confusion, et se heurte au nomina non sunt praeter necessitatem multiplicanda ; ou bien, on vise à préserver dans cette substitution les connotations que le terme politique a depuis sa création par les Grecs, à savoir ce qui a trait à des décisions explicites et, du moins en partie, conscientes ou réfléchies ; et alors, par un étrange renversement, le langage, l’économie, la religion, la représentation du monde se trouvent relever de décisions politiques d’une manière que ne désavoueraient ni Charles Maurras ni Pol Pot. Tout est politique ou bien ne signifie rien, ou bien signifie : tout doit être politique, relever d’une décision explicite du Souverain.
La racine de la deuxième confusion se trouve, peut-être, dans la troisième. On entend maintenant dire : les Grecs ont inventé le politique [4]. On peut créditer les Grecs de beaucoup de choses – surtout : d’autres choses que celles dont on les crédite d’habitude –, mais certainement pas de l’invention de l’institution de la société, ou même du pouvoir explicite. Les Grecs n’ont pas inventé « le » politique, au Sens de la dimension de pouvoir explicite toujours présente dans toute société ; ils ont inventé ou mieux, créé, la politique, ce qui est tout autre chose. On se dispute parfois pour savoir dans quelle mesure il y a de la politique avant les Grecs. Vaine querelle, termes vagues, pensée confuse.
Avant les Grecs (et après) il y a des intrigues, des conspirations, des trafics d’influence, des luttes sourdes ou ouvertes pour s’emparer du pouvoir explicite, il y a un art (fantastiquement développé en Chine, par exemple) de gérer le pouvoir existant, même de l’« améliorer ». Il y a des changements explicites et décidés de certaines institutions – même des ré-institutions radicales ( « Moïse » ou, en tout cas, Mahomet). Mais dans ces derniers cas, le législateur excipe d’un pouvoir d’instituer qui est de droit divin, qu’il soit Prophète ou Roi. Il invoque ou produit des Livres sacrés. Mais si les Grecs ont pu créer la politique, la démocratie, la philosophie, c’est aussi parce qu’ils n’avaient ni Livre sacré, ni prophètes. Ils avaient des poètes, des philosophes, des législateurs et des politai.
La politique, telle qu’elle a été créée par les Grecs, a été la mise en question explicite de l’institution établie de la société – ce qui présupposait, et cela est clairement affirmé au Ve siècle, qu’au moins de grandes parties de cette institution n’ont rien de « sacré », ni de « naturel », mais qu’elles relèvent du nomos. Le mouvement démocratique, s’attaque à ce que j’ai appelé le pouvoir explicite et vise à le réinstituer. Comme on le sait, il échoue (ou n’arrive même pas à prendre un vrai départ) dans la moitié des poleis. Il n’empêche que son émergence travaille presque toutes les poleis, puisque aussi bien les régimes oligarchiques ou tyranniques doivent, face à lui, se définir comme tels, donc apparaître pour ce qu’ils sont. Mais il ne se borne pas à cela, il vise potentiellement la ré-institution globale de la société et cela s ’actualise par la création de la philosophie. Non plus commentaire ou interprétation de textes traditionnels ou sacrés, la pensée grecque est ipso facto mise en question de la dimension la plus importante de l’institution de la société : des représentations et des normes de la tribu, et de la notion même de vérité. Il y a certes, partout et toujours, « vérité » socialement instituée, équivalant à la conformité canonique des représentations et des énoncés avec ce qui est socialement institué comme l’équivalent d’ « axiomes » et de « procédures de validation ». Il vaut mieux l’appeler simplement correction (Richtigkeit). Mais les Grecs créent la vérité comme mouvement interminable de la pensée mettant constamment à l’épreuve ses bornes et se retournant sur. elle-même (réflexivité), et ils la créent comme philosophie démocratique : penser n’est pas l’affaire de rabbins, de prêtres, de mollahs, de courtisans ou de renonçants – mais de citoyens qui veulent discuter dans un espace public créé par ce même mouvement.
Aussi bien la politique grecque que la politique kata ton orthon lagon peuvent être définies comme l’activité collective explicite se voulant lucide (réfléchie et délibérée), se donnant comme objet l’institution de la société comme telle. Elle est donc une venue au jour, partielle certes, de l’instituant en personne (dramatiquement, mais non exclusivement, illustrée, par les moments de révolution) [5]. La création de la politique a lieu lorsque l’institution donnée de la société est mise en cause comme telle et dans ses différents aspects et dimensions (ce qui en fait découvrir rapidement, expliciter, mais aussi articuler autrement la solidarité), donc, lorsqu’un autre rapport, inédit jusqu’alors, est créé entre l’instituant et l’institué [6].
La politique se situe donc d’emblée, potentiellement, à un niveau à la fois radical et global, de même que son rejeton ; la « philosophie politique » classique. Je dis potentiellement car, on le sait, beaucoup d’institutions explicites, et parmi elles, certaines qui nous choquent particulièrement (esclavage, statut des femmes) en pratique n’ont jamais été mises en cause. Mais cette considération est sans pertinence aucune. La création de la démocratie et de la philosophie est la création du mouvement historique dans son origine, mouvement qui est là du VIIIe au Ve siècle, et qui se termine en fait avec la défaite de 404.
La radicalité de ce mouvement ne saurait être sous-estimée. Sans parler de l’activité des nomothètes, sur laquelle nous avons peu de renseignements fiables (mais sur laquelle beaucoup d’inférences raisonnables, notamment pour les colonies qui commencent dès le VIIIe siècle, restent à formuler), il suffit de rappeler l’audace de la révolution clisthénienne, réorganisant profondément la société athénienne traditionnelle en vue de la participation égale et équilibrée de tous au pouvoir politique. Les discussions et les projets politiques dont les torses mutilés et épars des VIe et Ve siècles témoignent (Solon, Hippodamos, sophistes, Démocrite, Thucydide, Aristophane, etc.) font apparaître cette radicalité de façon éclatante. L’institution de la société est clairement posée comme œuvre humaine (Démocrite, Mikros Diakosmos dans la transmission de Tzetzès). En même temps les Grecs savent très tôt que l’être humain sera ce qu’en feront les nomoi de la polis (clairement formulée chez Simonide, l’idée est encore répétée à plusieurs reprises comme une évidence par Aristote). Ils savent donc qu’il n’y a pas d’être humain qui vaille sans une polis qui vaille, qui soit régie par le nomos approprié. Ils savent aussi, contrairement à Leo Strauss qu’il n’y a pas de nomos « naturel » (ce qui en grec serait une alliance de termes contradictoires). C’est la découverte de l’« arbitraire » du nomos, en même temps que sa dimension constitutive pour l’être humain, individuel et collectif, qui ouvre la discussion interminable sur le juste et l’injuste et sur le « bon régime » [7].
C’est cette radicalité, et cette conscience de la fabrication de l’individu par la société dans laquelle il vit, qui se tient derrière les œuvres philosophiques de la décadence – du IVe siècle, de Platon et d’Aristote –, les commande comme une Selbstverständlichkeit et les nourrit. C’est elle qui permet à Platon de penser une utopie radicale ; c’est elle qui lui fait, comme à Aristote, mettre l’accent sur la paideia autant sinon plus que sur la « constitution politique » au sens strict. Ce n’est nullement un hasard que la renaissance de la vie politique en Europe occidentale s’accompagne, relativement rapidement, de la réapparition d’« utopies » radicales. Ce dont les utopies témoignent d’abord et avant tout est cette conscience : l’institution est œuvre humaine. Et ce n’est nullement un hasard si, contrairement à l’indigence à cet égard de la « philosophie politique » contemporaine, la grande philosophie politique, depuis Platon jusqu’à Rousseau, a mis la paideia à son centre. Cette grande tradition – même si dans la pratique la question de l’éducation a toujours préoccupé les modernes – meurt pratiquement avec la Révolution française. Et il faut être à la fois un béotien et un hypocrite pour faire mine de s’étonner de ce que Platon ait pensé légiférer sur les nomoi musicaux ou sur la poésie (l’État décrète aujourd’hui quels poèmes les enfants apprendront à l’école) ; qu’il ait eu raison ou tort de le faire comme il l’a fait et jusqu’ au point où il a voulu le faire, c’est une autre question. J’y reviendrai.
La création par les Grecs de la politique et de la philosophie est la première émergence historique du projet d’autonomie collective et individuelle. Si nous voulons être libres nous devons faire notre nomos. Si nous voulons être libres, personne ne doit pouvoir nous dire ce que nous devons penser.
Mais libres comment, et jusqu’où ? Ce sont là les questions de la vraie politique – de plus en plus évacuées par les discours contemporains sur « le politique », les « droits de l’homme » ou le « droit naturel » – qu’il nous faut maintenant aborder.
Presque partout, presque toujours les sociétés ont vécu dans l’hétéronomie instituée [8]. De cet état, la représentation institué d’une source extra-sociale du nomos fait partie intégrante. Le rôle de la religion est, à cet égard, central : elle fournit la représentation de cette source et ses attributs, assure que toutes les significations – du monde comme des choses humaines – jaillissent de la même origine, elle cimente cette assurance par la croyance qui joue sur des composantes essentielles du psychisme humain. Soit dit en passant : la tendance actuelle, dont Max Weber est en partie responsable, de présenter la religion comme un ensemble d’« idées », presque comme une « idéologie religieuse », conduit à des résultats catastrophiques, car elle méconnaît dans les significations imaginaires religieuses, tout aussi importantes et tout aussi variables que les « représentations », ces dimensions que sont l’affect religieux et la poussée religieuse.
La dénégation de la dimension instituante de la société, le recouvrement de l’imaginaire instituant par l’imaginaire institué, va de pair avec la création d’individus absolument conformes, qui se vivent et se pensent dans la répétition (quoi qu’ils puissent faire par ailleurs – et ils font très peu), dont l’imagination radicale est bridée autant que faire se peut et qui ne sont guère vraiment individués (comparer la similitude des sculptures d’une même dynastie égyptienne avec la différence entre Sappho et Archiloque ou Bach et Haendel). Elle va de pair aussi avec la forclusion anticipée de toute interrogation sur le fondement ultime des croyances de la tribu et de ses lois, donc aussi sur la « légitimité » du pouvoir explicite institué. En ce sens, le terme même de « légitimité » de la domination appliqué à des sociétés traditionnelles est anachronique (et européo-centrique, ou sino-centrique). La tradition signifie que la question de la légitimité de la tradition ne sera pas posée. Les individus sont fabriqués de sorte que cette question reste pour eux mentalement et psychiquement impossible.
L’autonomie surgit, comme germe, dès que I’interrogation explicite et illimitée éclate, portant non pas sur des « faits » mais sur les significations imaginaires sociales et leur fondement possible. Moment de création, qui inaugure et un autre type de société et un autre type d’individus. Je parle bien de germe, car l’autonomie, aussi bien sociale qu’individuelle, est un projet. Le surgissement de l’interrogation illimitée crée un eidos historique nouveau – la réflexivité au sens plein, ou autoréflexivité, comme l’individu qui l’incarne et les institutions où elle s’instrumente. Ce qui est demandé est, au plan social : est-ce que nos lois sont bonnes ? Est-ce qu’elles sont justes ? Quelles lois devons-nous faire ? Et, au plan individuel : est-ce que ce que je pense est vrai ? Est-ce que je peux savoir si c’est vrai et comment ? Le moment de la naissance de la philosophie n’est pas l’apparition de la « question de l’être », mais le surgissement de l’interrogation : que devons-nous penser ? (La « question de l’être » n’en forme qu’un moment ; par ailleurs, elle est à la fois posée et résolue dans le Pentateuque, comme dans la plupart des livres sacrés.) Le moment de la naissance de la démocratie, et de la politique n’est pas le règne de la loi ou du droit, ni celui des « droits de l’homme », ni même l’égalité des citoyens comme telle : mais le surgissement dans le faire effectif de la collectivité de la mise en question de la loi. Quelles lois devons-nous faire ? C’est à ce moment-là que naît la politique ; autant dire, que naît la liberté comme social-historiquement effective. Naissance indissociable de celle de la philosophie (c’est l’ignorance systématique et nullement accidentelle de cette indissociation qui fausse constamment le regard de Heidegger sur les Grecs comme sur le reste).
Autonomie : autos-nomos (se donner) soi-même ses lois. Précision à peine nécessaire après ce qui a été dit sur l’hétéronomie : sachant qu’on le fait. Surgissement d’un eidos nouveau dans l’histoire de l’être : un type d’être qui se donne à soi-même, réflexivement, ses lois d’être.
Cette autonomie n’a rien de commun avec l’« autonomie » kantienne pour de multiples raisons, dont il suffit ici d’en mentionner une : il ne s’agit pas, pour elle, de découvrir dans une Raison immuable une loi qu’elle se donnerait une fois pour toutes – mais de s’interroger sur la loi et ses fondements, et de ne pas rester fascinée par cette interrogation, mais de faire et d’instituer (donc aussi, de dire). L’autonomie est l’agir réflexif d’une raison qui se crée dans un mouvement sans fin, comme à la fois individuelle et sociale.
Nous revenons à la politique proprement dite, et nous commençons par le protéron pros hémas, pour la facilité de la compréhension : l’individu. En quel sens un individu peut-il être autonome ? Deux faces à cette question : interne et externe.
La face interne : au noyau de l’individu une psyché (inconscient, pulsions) qu’il n’est question ni d’éliminer ni de « maîtriser » ; ce ne serait pas seulement impossible, ce serait tuer l’être humain. Et l’individu à chaque instant porte avec lui, en lui, une histoire qu’il ne peut ni ne doit « éliminer », puisque sa réflexivité même ; sa lucidité, en est, en un sens, le produit. L’autonomie de l’individu consiste en ceci qu’un autre rapport est établi entre l’instance réflexive et les autres instances psychiques, comme aussi entre son présent et l’histoire moyennant laquelle il s’est fait tel qu’il est, lui permettant d’échapper à l’asservissement de la répétition, de se retourner sur lui-même, les raisons de ses pensées et les motifs de ses actes, guidé par la visée du vrai et l’élucidation de son désir. Que cette autonomie puisse effectivement altérer le comportement de l’individu (comme nous savons qu’elle peut le faire) veut dire que celui-ci a cessé d’être pur produit de sa psyché, de son histoire, et de l’institution qui l’a formé. Autrement dit, la formation d’une instance réflexive et délibérante, de la vraie subjectivité, libère l’imagination radicale de l’être humain singulier comme source de création et d’altération et lui fait atteindre une liberté effective, qui présuppose certes l’indétermination du monde psychique et sa perméabilité au sens, mais entraîne aussi que le sens simplement donné a cessé d’être cause (ce qui est toujours aussi le cas dans le monde social-historique) et qu’il y a choix du sens non dicté d’avance. Autrement dit encore, dans le déploiement et la formation de ce sens, quelle qu’en soit la source (imagination radicale créatrice de l’être singulier ou réception d’un sens socialement créé), l’instance réflexive une fois constituée joue un rôle actif et non prédéterminé [9]. À son tour, cela présuppose encore un mécanisme psychique : être autonome implique que l’on a psychiquement investi la liberté et la visée de vérité [10]. Si tel n’était pas le cas, on ne comprendrait pas pourquoi Kant peine sur les Critiques, au lieu de s’amuser à autre chose. Et cet investissement psychique – « détermination empirique » – n’enlève rien à l’éventuelle validité des idées des Critiques, à l’admiration méritée que l’on porte à l’audacieux vieillard, à la valeur morale de son entreprise. Parce qu ’elle néglige toutes ces considérations, la liberté de la philosophie héritée reste fiction, fantôme sans chair, constructum sans intérêt « pour nous autres hommes » selon l’expression obsessionnellement répétée par ce même Kant.
La face externe nous plonge en plein milieu de l’océan social-historique. Je ne puis être libre tout seul, ni dans n’importe quelle société (illusion de Descartes, prétendant oublier qu’il est assis sur vingt-deux siècles d’interrogation et autant de doute, qu’il vit dans une société où, depuis des siècles, Révélation comme foi du charbonnier ont cessé de suffire, la « démonstration » de l’existence de Dieu étant devenue exigible pour tous ceux qui, même croyants, pensent). Il ne s’agit pas de l’absence de contrainte formelle (« oppression »), mais de l’inéliminable intériorisation de l’institution sociale sans quoi il n’y a pas d’individu. Pour investir la liberté et la vérité, il faut qu’elles soient déjà apparues comme significations imaginaires sociales. Pour que des individus visant l’autonomie puissent surgir, il faut que déjà le champ social-historique se soit auto-altéré de manière à ouvrir un espace d’interrogation sans bornes (sans Révélation instituée, par exemple). Pour que quelqu’un puisse trouver en lui-même les ressources psychiques et dans ce qui l’entoure les moyens de se lever et de dire : nos lois sont injustes, nos dieux sont faux, il faut une auto-altération de l’institution sociale, œuvre de l’imaginaire instituant (l’énoncé : « la Loi est injuste », pour un Hébreu classique, est linguistiquement impossible, à tout le moins absurde, puisque la Loi a été donnée par Dieu et que la justice est un attribut de Dieu et de lui seul). Il faut que l’institution soit devenue telle qu’elle permette sa mise en question par la collectivité qu’elle fait être et les individus qui y appartiennent. Mais l’incarnation concrète de l’institution, ce sont ces individus qui marchent, parlent et agissent. C’est donc du même coup, quant à l’essence de la chose, que doivent surgir, et que surgissent en fait, en Grèce à partir du VIIIe siècle, en Europe occidentale, à partir des XII-XIIIe siècles, un nouveau type de société et un nouveau type d’individus, qui s’impliquent réciproquement. Pas de phalange sans hoplites, et pas d’hoplites sans phalange. Pas d’Archiloque pouvant se vanter, peu après 700, qu’il a jeté son bouclier en fuyant et que le dommage est mince, puisqu’il pourra en acheter un autre, sans une société de guerriers-citoyens, pouvant honorer en même temps par-dessus tout la bravoure, et un poète qui la tourne, pour une fois, en dérision. La nécessaire simultanéité de ces deux éléments dans un moment d’altération historique crée une situation impensable pour la logique héritée de la déterminité. Comment composer une société libre sinon à partir d’individus libres ? Et où trouver ces individus, s’ils n’ont pas déjà été élevés dans la liberté ? (S’agirait-il de la liberté inhérente à la nature humaine ? Pourquoi donc celle-ci sommeillait-elle pendant des millénaires de despotisme, oriental ou autre ?) Elle renvoie derechef au travail créateur de l’imaginaire instituant comme imaginaire radical déposé dans le collectif anonyme.
Déjà donc l’intériorisation inéliminable de l’institution renvoie l’individu au monde social. Qui dit vouloir être libre et n’avoir rien à faire avec l’institution (ou, ce qui revient au même, avec la politique) doit être renvoyé à l’école primaire. Mais le même renvoi se fait à partir du sens même de nomos, de loi : poser sa propre loi pour soi-même ne peut avoir un sens que pour certaines dimensions de la vie, et aucun pour d’autres – non seulement celles où je rencontre les autres (avec qui je peux m’entendre, me battre ou que je peux simplement essayer d’ignorer), mais surtout celles où je rencontre la société comme telle, la loi sociale – l’institution.
Puis-je dire que je pose ma loi, lorsque je vis nécessairement sous la loi de la société ? Oui, dans un cas : si je peux dire, réflexivement et lucidement, que cette loi est aussi la mienne. Pour que je puisse dire cela, il n’est pas nécessaire que je l’approuve : il suffit que j’aie eu la possibilité effective de participer activement à la formation et au fonctionnement de la loi [11]. La possibilité de participer : si j’accepte l’idée d’autonomie comme telle (non pas seulement parce qu’elle est « bonne pour moi »), ce qu’évidemment aucune « démonstration » ne peut m’obliger à faire pas plus qu’elle ne peut m’obliger à mettre en accord mes paroles et mes actes, la pluralité indéfinie d’individus appartenant à la société entraîne aussitôt la démocratie, comme possibilité effective d’égale participation de tous aussi bien aux activités instituantes qu’au pouvoir explicite (il est inutile de s’étendre ici sur la nécessaire implication réciproque de l’égalité et de la liberté, une fois les deux idées rigoureusement pensées, et sur les sophismes moyennant lesquels, depuis longtemps, on essaie de rendre les deux termes antithétiques).
Cependant, nous semblons revenus à notre point de départ. Car le « pouvoir » fondamental dans une société, le pouvoir premier dont tous les autres dépendent, ce que j’ai appelé plus haut l’infra-pouvoir, c’est le pouvoir instituant. Et, si l’on cesse d’être fasciné par les « Constitutions », celui-ci n’est ni localisable, ni formalisable, car il relève de l’imaginaire instituant. La langue, la « famille », les : mœurs, les « idées », une foule innombrable d’autres choses et leur évolution, échappent pour l’essentiel à la législation. Au surplus, pour autant que ce pouvoir est participable, tous y participent. Tous sont « auteurs » de l’évolution de la langue, de la famille, des mœurs, etc.
Quelle a été donc la radicalité de la création de la poltique par les Grecs ? Elle a consisté en ceci que a) une partie du pouvoir instituant a été explicitée et formalisé (concrètement, celle qui concerne la législation au sens propre, publique – « constitutionnelle » – aussi bien que privée), b) des institutions ont été créées pour rendre la partie explicite du pouvoir (y compris le « pouvoir politique » au sens défini plus haut) participable ; d’où l’égale participation de tous les membres du corps politique à la détermination du nomos, de la diké et du telos – de la législation, de la juridiction, du gouvernement (il n’existe pas, à rigoureusement parler, de « pouvoir exécutif » : à la charge d’esclaves à Athènes, ses tâches sont accomplies aujourd’hui par des hommes agissant comme des animaux vocaux, en attendant de l’être par des machines).
Or, dès que la question a été ainsi posée, la politique a englouti, du moins en droit, le politique au sens défini plus haut. La structure et l’exercice du pouvoir explicite sont devenus en principe, et en fait, à Athènes comme dans l’Occident européen, objet de délibération et de décision collectives (de la collectivité chaque fois autoposée et, en fait et en droit, toujours nécessairement autoposée). Mais aussi, beaucoup plus important, la mise en question de l’institution in toto est devenue, potentiellement, radicale et illimitée. Le bouleversement par Clisthène de la répartition traditionnelle des tribus athéniennes est peut-être de l’histoire ancienne. Mais nous sommes supposés vivre en république ; il nous faudrait donc, probablement, une « éducation républicaine ». Où commence, donc, et où s’arrête, l’« éducation » – républicaine ou pas ? Les mouvements émancipateurs modernes, notamment le mouvement ouvrier, mais aussi le mouvement des femmes, ont posé la question : peut-il y avoir démocratie, peut-il y avoir égale possibilité effective pour tous ceux qui le veulent de participer au pouvoir, dans une société où existe et se reconstitue constamment une formidable inégalité du pouvoir économique, immédiatement traduisible en pouvoir politique – ou bien dans une société qui, tout en ayant accordé il y a quelques décennies les « droits politiques » aux femmes, continue dans les faits à les traiter comme des « citoyens passifs » ? Les lois de la propriété (privée, ou « d’État ») sont-elles tombées du ciel, dans quel Sinaï les a-t-on recueillies ?
La politique est projet d’autonomie : activité collective réfléchie et lucide visant l’institution globale de la société comme telle. Pour le dire en d’autres termes, elle concerne tout ce qui, dans la société, est participable et partageable [12] Or, cette activité auto-instituante apparaît ainsi comme ne connaissant, et ne reconnaissant, de jure, aucune limite (je ne parle pas des lois physiques et biologiques). Peut-on et doit-on en rester là ?
La réponse est négative, aussi bien ontologiquement – en amont de la question quid juris –, que politiquement – en aval de cette question.
Le point de vue ontologique conduit aux réflexions à la fois les plus lourdes et les moins pertinentes eu égard à la question politique. De toute façon, l’auto-institution explicite de la société rencontrera toujours des bornes qui ont déjà été évoquées plus haut. Toute institution, aussi lucide, réfléchie, voulue qu’elle soit, sourd de l’imaginaire instituant, ni formalisable ni localisable. Toute institution, et la révolution la plus radicale que l’on pourrait concevoir, est j toujours aussi dans une histoire déjà donnée, et, aurait-elle le projet fou d’une table rase totale, c’est encore avec les) objets de la table qu’elle essaierait de la raser. Le présent transforme toujours le passé en passé présent, à savoir pertinent maintenant, ne serait-ce qu’en le « ré-interprétant » constamment à partir de ce qui est en train d’être créé, pensé, posé – mais c’est ce passé-là, non pas n’importe quel passé, que le présent modèle d’après son imaginaire. Toute société doit se projeter dans un à-venir qui est essentiellement incertitude et aléa. Toute société devra socialiser la psyché des êtres qui la composent, et la nature de cette psyché impose aux modes comme au contenu de cette socialisation des contraintes aussi incertaines que décisives.
Considérations très lourdes et sans pertinence politique. Elles sont profondément analogues – et ce n’est pas accidentel – à celles qui, dans ma vie personnelle, montrent que je me fais dans une histoire qui m’a toujours déjà fait, que mes projets les plus mûrement réfléchis peuvent être en un instant mis par terre par ce qui arrive, que, vivant, je reste toujours pour moi-même une des plus puissantes sources d’étonnement et une énigme à nulle autre comparable (car approchée de si près) ; qu’avec mon imagination, mes affects, mes désirs je peux m’entendre, je ne peux, je ne dois même pas les dominer. Je dois dominer mes actes et mes paroles, ce qui est tout autre chose. Et, de même que ces considérations ne me disent rien de substantif sur ce que je dois faire – puisque je peux faire tout ce que je peux faire, mais je ne dois pas faire n’importe quoi, et sur ce que je dois faire, la structure ontologique de ma temporalité personnelle, par exemple, m’est d’un secours nul – de même, les bornes à la fois certaines et indéfinissables que la nature même du social-historique pose à la possibilité pour une société d’établir un autre rapport entre instituant et institué ne disent rien sur ce que nous devons vouloir comme institution effective de la société où nous vivons. De ce que, par exemple, « le mort saisit le vif », comme le rappelait Marx, je ne peux tirer aucune politique. Le vif ne serait pas vif s’il n’était pas saisi par le mort – mais il ne le serait pas non plus, s’il l’était totalement. Qu’en puis-je conclure quant au rapport qu’une société doit vouloir établir, pour autant que cela dépende d’elle, avec son passé ? Je ne peux même pas dire qu’une politique qui voudrait totalement ignorer ou exiler le mort, parce que tellement contraire à la nature des choses, serait « vouée à l’échec » ou « folle » : elle serait dans l’illusion totale quant à son objectif proclamé, elle n’en serait pas pour autant nulle et non avenue. Être fou n’empêche pas d’exister : le totalitarisme a existé, il existe, sous nos yeux, il essaie toujours de réformer le « passé » en fonction du « présent » (rappelons en passant qu’il a fait à outrance, systématiquement et violemment, ce que, d’une autre façon, tout le monde fait du même mouvement qu’il respire et ce que font tous les jours les journaux, les livres d’histoire et même les philosophes). Et dire que le totalitarisme ne pouvait pas réussir parce qu’il était contraire à la nature des choses (ce qui ne peut rien vouloir dire d’autre ici que : « la nature humaine »), c’est encore une fois mélanger les niveaux, et poser comme nécessité d’essence ce qui est un pur fait : Hitler a été vaincu, le communisme ne réussit pas, pour l’instant, à dominer la planète. C’est tout. De purs faits, et les explications partielles qu’on pourrait en donner relèvent elles aussi de l’ordre du pur fait, ne dévoilent aucune nécessité transcendante, aucun « sens de l’histoire ».
Il en va autrement si l’on adopte un point de vue politique, en aval de l’admission que nous ne savons pas définir des bornes principielles (non triviales) à l’auto-institution explicite de la société. Si la politique est projet d’autonomie individuelle et sociale (deux faces du même), il en découle bel et bien des conséquences substantives. Certes, le projet d’autonomie doit être posé (« accepté », « postulé »). L’idée d’autonomie ne peut être ni fondée ni démontrée, toute fondation ou démonstration la présuppose (aucune « fondation » de la réflexivité sans présupposition de la réflexivité). Une fois posée, elle peut être raisonnablement argumentée, à partir de ses implications et de ses conséquences. Mais elle peut aussi et surtout, et doit, être explicitée. Il en découle alors des conséquences substantives, qui donnent un contenu, certes partiel, à une politique de l’autonomie, mais lui imposent aussi des limitations. En effet, il est requis, dans cette perspective, d’ouvrir le plus possible la voie à la manifestation de l’instituant – mais tout autant d’introduire le maximum possible de réflexivité dans l’activité instituante explicite, comme dans l’exercice du pouvoir explicite. Car, il ne faut pas l’oublier, l’instituant comme tel et ses œuvres ne sont ni « bons » ni « mauvais » – ou plutôt, ils peuvent être, du point de vue de la réflexivité, l’un ou l’autre au point le plus extrême (de même que l’imagination de l’être humain singulier). Il devient alors impératif de former des institutions rendant cette réflexivité collective effectivement possible et l’instrumentant concrètement (les conséquences de cela sont innombrables), comme aussi de donner à tous les individus la possibilité effective maximale de participation à tout pouvoir explicite et la sphère la plus étendue possible de vie individuelle autonome. Si l’on se rappelle que l’institution de la société n’existe que pour autant qu’elle est incorporée dans les individus sociaux, on peut alors, de toute évidence, justifier (fonder, si l’on veut) à partir du projet d’autonomie les « droits de l’homme », et beaucoup plus ; on peut aussi et surtout, abandonnant les superficialités de la philosophie politique contemporaine, et se rappelant Aristote – la loi vise à la « création de la vertu totale » moyennant ses prescriptions peri paideian tén pros to koinon, relatives à la paideia orientée vers la chose publique [13] –, comprendre que la paideia, l’éducation – qui va de la naissance à la mort – est une dimension centrale de toute politique de l’autonomie, et reformuler, en le corrigeant, le problème de Rousseau : « Trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant » [14]. Inutile de commenter la formule de Rousseau et sa lourde dépendance à l’égard d’une métaphysique de l’individu-substance et de ses « propriétés ». Mais voici la vraie formulation :
Créer les institutions qui, intériorisées par les individus, facilitent le plus possible leur accession à leur autonomie individuelle et leur possibilité de participation effective à tout pouvoir explicite existant dans la société.
La formulation ne paraîtra paradoxale qu’aux tenants de la liberté-fulguration, d’un pour-soi fictif délié de tout y compris de sa propre histoire.
Il apparaît aussi – c’est une tautologie – que l’autonomie est, ipso facto, autolimitation. Toute limitation de la démocratie ne peut être, en fait aussi bien qu’en droit, qu’autolimitation [15]. Cette autolimitation peut être plus et autre chose que simple exhortation, si elle s’incarne dans la création d’individus libres et responsables. Il n’y a aucune« garantie » pour la démocratie, autre que relative et contingente. La moins contingente de toutes se trouve dans la paideia des citoyens, dans la formation (toujours sociale) d’individus qui ont intériorisé à la fois la nécessité de la loi et la possibilité de la mettre en question, l’interrogation, la réflexivité et la capacité de délibérer, la liberté et la responsabilité.
L’autonomie est donc le projet – et maintenant nous sommes a la fois sur le plan ontologique et sur le plan politique – qui vise, au sens large, la venue au jour du pouvoir instituant et son explicitation réflexive (qui ne peuvent jamais être que partielles) ; et, au sens plus étroit, la résorption du politique, comme pouvoir explicite, dans la politique, activité lucide et délibérée ayant comme objet l’institution explicite de la société (donc aussi, de tout pouvoir explicite) et son opération comme nomos, diké, télos – législation, juridiction, gouvernement – en vue des fins communes et des œuvres publiques que la société s’est délibérément proposées.
Burgos, mars 1978 - Paris, novembre 1987
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