Pouvoir, politique, autonomie (1/2)

C. Castoriadis
mercredi 5 juin 2024
par  LieuxCommuns

Publié dans Revue de métaphysique et de morale, 1988, n° 1. Une version en anglais a été publiée dans Zwischen-Betrachtungen, Éd. A. Honneth, Th. Mc Carthy, Cl. Offe, A. Wellmer, Francfort, Suhrkamp, 1989, repris dans « Le monde morcelé. Les carrefours du labyrinthe III », Seuil 1990, pp. 137 - 171.


L’autodéploiement de l’imaginaire radical comme société et comme histoire – comme le social-historique – se fait et ne peut se faire que dans et par les deux dimensions de l’instituant et de l’institué [1]. L’institution, au sens fondateur, est création originaire du champ social-historique – du collectif anonyme – qui dépasse, comme eidos, toute « production » possible des individus ou de la subjectivité. L’individu – et les individus – est institution, institution une fois pour toutes et institution chaque fois autre dans chaque société autre. C’est le pôle chaque fois spécifié de l’imputation et de l’attribution sociales normées, sans quoi il ne peut y avoir société [2]. La subjectivité, comme instance réflexive et délibérante (comme pensée et volonté), est projet social-historique, dont l’origine (deux fois répétée, en Grèce et en Europe occidentale, sous des modalités différentes) est datable et localisable [3]. Au noyau des deux la monade psychique, irréductible au social-historique, mais formable par celui-ci presque sans limite à condition que l’institution satisfasse certains réquisits minimaux de la psyché. Le principal parmi ceux-ci : fournir à la psyché du sens diurne, ce qui se fait en forçant et induisant l’être humain singulier, le long d’un écolage commencé dès sa naissance et fortifié sa vie durant, à investir et à rendre sensées pour lui les parties émergées du magma . des significations imaginaires sociales instituées chaque fois par la société et qui tiennent celle-ci et ses institutions particulières ensemble [4].

Il est manifeste que le social-historique dépasse infiniment toute « inter-subjectivité ». Ce terme est la feuille de vigne qui ne parvient pas à couvrir la nudité de la pensée héritée à cet égard, son incapacité à concevoir le social-historique comme tel. La société n’est pas réductible à l’« inter-subjectivité », n’est pas un face-à-face indéfini­ ment multiplié, et le face-à-face ou le dos-à-dos ne peuvent jamais avoir lieu qu’entre sujets déjà socialisés. Aucune « coopération » de sujets ne saurait créer le langage, par exemple. Et une assemblée d’inconscients nucléaires serait inimaginablement plus boschienne que la pire salle des agités d’un vieil asile psychiatrique. La société, en tant que toujours déjà instituée, est autocréation et capacité d’auto-altération, œuvre de l’imaginaire radical comme instituant qui se fait être comme société instituée et imaginaire social chaque fois particularisé.

L’individu comme tel n’est pas, pour autant, « contingent » relativement à la société. Concrètement, la société n’est que moyennant l’incarnation et l’incorporation, fragmentaire et complémentaire, de son institution et de ses significations imaginaires par les individus vivants, parlants et agissants. La société athénienne n’est rien d’autre que les Athéniens – sans lesquels elle n’est que restes d’un paysage travaillé, débris de marbre et de vases, inscriptions indéchiffrables, statues repêchées quelque part dans la Méditerranée –, mais les Athéniens ne sont Athéniens que par le nomos de la polis. Dans ce rapport entre une société instituée qui dépasse infiniment la totalité des individus qui la « composent », mais ne peut être effectivement qu’en étant « réalisée » dans les individus qu’elle fabrique, et ces individus, on peut voir un type de relation : inédit et original, impossible à penser sous les catégories : du tout et des parties, de l’ensemble et de ses éléments, de l’universel et du particulier, etc. En se créant, la société crée l’individu et les individus dans et par lesquels seulement elle peut être effectivement. Mais la société n’est pas une propriété de composition, ni un tout contenant autre chose et plus que ses parties – ne serait-ce que parce que ces « parties » sont appelées à l’être, et à être-ainsi, par ce « tout » qui pourtant ne peut être que par elles, dans un type de relation sans analogue ailleurs, qui doit être pensé pour lui-même, à partir de lui-même, comme modèle de lui-même [5].

Même ici du reste il faut rester attentif. On n’aurait guère avancé (comme certains le croient) en disant : la société fait les individus qui font la société. La société est œuvre de l’imaginaire instituant. Les individus sont faits par, en même temps qu’ils font et refont, la société chaque fois instituée : en un sens, ils la sont. Les deux pôles irréductibles sont l’imaginaire radical instituant – le champ de création social-historique – d’une part, la psyché singulière d’autre part. À partir de la psyché, la société instituée fait chaque fois des individus – qui, comme tels, ne peuvent plus faire que la société qui les a faits. Ce n’est que pour autant que l’imagination radicale de la psyché arrive à transpirer à travers les strates successives de la cuirasse sociale qu’est l’individu qui la recouvre et la pénètre jusqu’à un point-limite insondable, qu’il y a action en retour, de l’être humain singulier sur la société. Notons, par anticipation, qu’une telle action est rarissime et en tout cas imperceptible dans la presque totalité des sociétés, où règne l’hétéronomie instituée [6], et où, à part l’éventail de rôles sociaux pré-définis, les seules voies de manifestation repérable de la psyché singulière sont la transgression et la pathologie. Il en va autrement dans les quelques sociétés où la rupture de l’hétéronomie complète permet une véritable individuation de l’individu, et où l’imagination radicale de la psyché singulière peut à la fois trouver ou créer les moyens sociaux d’une expression publique originale et contribuer nommément à l’auto-altération du monde social. Et c’est encore autre chose de constater que, lors des altérations social-historiques manifestes et marquées, société et individus s’altèrent ensemble et que ces deux altérations s’impliquent réciproquement.

L’institution et les significations imaginaires qu’elle porte et qui l’animent sont créatrices d’un monde, le monde de la société donnée, qui s’instaure dès le départ dans l’articulation entre un monde « naturel » et « surnaturel » – ou, plus généralement, « extra-social » –, et un « monde humain » proprement dit. Cette articulation peut aller de la quasi-fusion imaginaire jusqu’à la volonté de séparation la plus affirmée, depuis la mise de la société au service de l’ordre cosmique ou de Dieu jusqu’au délire – le plus extrême de la domination et maîtrise sur la nature. Mais dans tous les cas, la « nature » comme la « sur-nature » sont chaque fois instituées, dans leur sens comme tel et dans ses innombrables articulations, et cette articulation entretient des relations multiplement croisées avec les articulations de la société elle-même instaurées chaque fois par son institution [7].

En se créant comme eidos chaque fois singulier (les influences, transmissions historiques, continuités, similitudes, etc., existent certes et sont énormes, comme les questions qu’elles posent, mais ne modifient en rien la situation principielle et ne relèvent pas de la présente discussion), la société se déploie dans une multiplicité de formes organisatrices et organisées. Elle se déploie d’abord comme création d’un espace et d’un temps (d’une spatialité et d’une temporalité) qui lui sont propres, peuplés d’une foule d’objets « naturels », « sur-naturels » et « humains », liés par des relations posées chaque fois par la société considérée et étayés toujours sur des propriétés immanentes de l’être-ainsi du monde. Mais ces propriétés sont re-créées, dégagées, choisies, filtrées, mises en relation et surtout : dotées de sens par l’institution et les significations imaginaires de la société donnée [8].

Le discours général sur ces articulations, trivialités mises à part, est presque impossible : elles sont chaque fois œuvre de la société considérée, imprégnées de ses significations imaginaires. La « matérialité », la « concrétude » de telle ou telle institution peut apparaître comme identique ou fortement similaire entre deux sociétés, mais l’immersion, chaque fois, de cette apparente identité matérielle dans un magma autre de significations autres suffit pour l’altérer dans son effectivité social-historique. (Ainsi : l’écriture, avec le même alphabet, à Athènes en - 450 et à Constantinople en 750.) La constatation de l’existence d’universaux à travers les sociétés – langage, production de la vie matérielle, organisation de la vie sexuelle et de la reproduction, normes et valeurs, etc. – est loin de pouvoir fonder une« théorie » quelconque de la société et de l’histoire. Certes, on ne peut nier à l’intérieur de ces universaux « formels » l’existence d’autres universaux plus spécifiques : ainsi, pour ce qui est du langage, de certaines lois phonologiques. Mais précisément – comme l’écriture avec le même alphabet – ces lois ne concernent que la lisière de l’être de la société, qui se déploie comme sens et signification. Dès qu’on aborde les « universaux grammaticaux », ou « syntactiques », on rencontre des questions beaucoup plus redoutables. Par exemple, l’entreprise de Chomsky doit se heurter à ce dilemme impossible : ou bien les formes grammaticales (syntactiques) sont totalement indifférentes quant au sens – énoncé dont tout traducteur connaît l’absurdité ; ou bien elles contiennent dès le premier langage humain, et on ne sait comment, toutes les significations qui émergeront jamais dans l’histoire – ce qui emporte une métaphysique lourde et naïve de l’histoire. Dire que, dans tout langage, il doit être possible d’exprimer l’idée « John a donné une pomme à Mary » est correct, mais tristement court.

Un des universaux que nous pouvons « déduire » de l’idée de société, une fois que nous savons ce qu’est une société et ce qu’est la psyché, concerne la validité effective (Geltung), positive (au sens du « droit positif ») de l’immense édifice institué. Comment se fait-il que l’institution et les institutions (langage, définition de la « réalité » et de la « vérité », façons de faire, travail, régulation sexuelle, permis/interdit, appel à mourir pour la tribu ou la nation presque toujours accueilli avec enthousiasme) s’imposent-elles à la psyché, par essence radicalement rebelle à tout ce fatras et qui, pour autant qu’il serait perçu par elle, lui serait hautement répugnant ? Deux versants à cette question : le psychique et le social.

Du point de vue psychique, la fabrication sociale de l’individu est un processus historique moyennant lequel la psyché est contrainte (que ce soit doucement ou brutalement, c’est toujours d’une violence faite à sa nature propre qu’il s’agit) d’abandonner (jamais totalement, mais suffisamment quant au besoin/usage social) ses objets et son monde initiaux et d’investir des objets, un monde, des règles qui sont socialement institués. C’est là le véritable sens du processus de sublimation [9]. Le réquisit minimal pour que le processus puisse se dérouler est que l’institution offre à la psyché du sens – un autre type de sens que le proto-sens de la monade psychique. L’individu social se constitue ainsi en intériorisant explicitement des fragments importants de ce monde et implicitement sa totalité virtuelle par les renvois interminables qui relient magmatiquement chaque fragment de ce monde aux autres.

Le versant social de ce processus est l’ensemble des institutions où baigne constamment l’être humain dès sa naissance, et en tout premier lieu l’autre social, généralement mais non inéluctablement la mère, qui prend soin de lui en étant déjà lui-même socialisé d’une manière déterminée, et le langage que cet autre parle. Dans une vue plus abstraite, il s’agit de la « part » de toutes les institutions qui vise l’écolage, l’élevage, l’éducation des nouveaux venus -ce que les Grecs appelaient paideia : famille, classes d’âge, rites, école, coutumes et lois, etc.

La validité effective des institutions est ainsi assurée d’abord et avant tout par le processus même moyennant lequel le petit monstre vagissant devient individu social. Il ne peut le devenir que pour autant qu’il les a intériorisées.

Si nous définissons comme pouvoir la capacité, pour une instance quelconque (personnelle ou impersonnelle), d’amener quelqu’un (ou quelques-uns) à faire (ou à ne pas faire) ce que, laissé à lui-même, il n’aurait pas nécessairement fait (ou aurait peut-être fait), il est immédiat que le plus grand pouvoir concevable est celui de préformer quelqu’un de sorte que de lui-même il fasse ce qu’on voudrait qu’il fasse sans aucun besoin de domination (Herrschaft) ou de pouvoir explicite pour l’amener à… Il est tout aussi immédiat que cela crée, pour le sujet assujetti à cette formation, à la fois l’apparence de la « spontanéité » la plus complète et la réalité de l’hétéronomie la plus totale possible. Relativement à ce pouvoir absolu, tout pouvoir explicite et toute domination sont déficients, et témoignent d’un échec irrémédiable. (Je parlerai désormais de pouvoir explicite : le terme de domination doit être réservé à des situations social-historiques spécifiques, celles où s’est instituée une division asymétrique et antagonique du corps social.)

Avant tout pouvoir explicite, et, beaucoup plus, avant toute « domination », l’institution de la société exerce un infra-pouvoir radical sur tous les individus qu’elle produit. Cet infra-pouvoir – manifestation et dimension du pouvoir instituant de l’imaginaire radical – n’est pas localisable. Il n’est certes jamais celui d’un individu ou même d’une instance désignables. Il est « exercé » par la société instituée, mais derrière celle-ci se tient la société instituante, « et dès que l’institution est posée, le social instituant se dérobe, il se met à distance, il est déjà aussi ailleurs » [10]. À son tour, la société instituante, aussi radicale que soit sa création, travaille toujours à partir et sur du déjà institué, elle est toujours – sauf pour un point d’origine inaccessible – dans l’histoire. Elle est, pour une part non mesurable, toujours aussi reprise du donné, donc sous le poids d’un héritage même si c’est sous le bénéfice d’un inventaire auquel aussi on ne saurait fixer des limites. Ce que tout cela emporte quant au projet d’autonomie et l’idée de liberté humaine effective sera évoqué plus loin. Il reste que l’infra-pouvoir en question, le pouvoir instituant, est à la fois celui de l’imaginaire instituant, de la société instituée et de toute l’histoire qui y trouve son aboutissement passager. C’est donc, en un sens, le pouvoir du champ social-historique lui-même, le pouvoir d’outis, de Personne [11].

Pris en lui-même, donc, l’infra-pouvoir instituant tel qu’il est exercé par l’institution devrait être absolu, et former les individus de sorte qu’ils reproduisent éternellement le régime qui les a produits. C’est, du reste, manifestement, la stricte intention (ou finalité) des institutions existantes presque partout, presque toujours. Il n’y aurait alors pas d’histoire – et on sait qu’il n’en est rien. La société instituée ne parvient jamais à exercer son infra-pouvoir comme absolu. Au plus – c’est le cas des sociétés sauvages et, plus généralement, des sociétés que nous devons appeler traditionnelles – peut-elle parvenir à instaurer une temporalité de l’apparente répétition essentielle, sous laquelle travaille, imperceptiblement et sur de très longues périodes, son inéliminable historicité [12]. En tant qu ’absolu et total, l’infra-pouvoir de la société instituée (et, derrière lui, de la tradition) est donc voué à l’échec. Ce fait, que nous constatons simplement, qui s’impose à nous – il y a histoire, il y a pluralité de sociétés autres – requiert élucidation.

Quatre facteurs sont ici en cause.

Là société crée son monde, elle l’investit de sens, elle fait provision de signification destinée à couvrir d’avance tout ce qui pourrait se présenter. Le magma de significations imaginaires socialement instituées résorbe potentiellement tout ce qui pourrait arriver, ne peut pas, en principe, être surpris ou pris au dépourvu. En cela, évidemment, le rôle de la religion – et sa fonction essentielle pour la clôture du sens – a toujours été central [13] (l’Holocauste devient preuve de la singularité et de l’élection du peuple juif). L’organisation ensembliste-identitaire « en soi » du monde est non seulement suffisamment stable et « systématique » dans sa première couche pour permettre la vie humaine en société, mais aussi suffisamment lacunaire et incomplète pour porter un nombre indéfini de créations social-historiques de significations. Les deux aspects renvoient à des dimensions ontologiques du monde en soi, qu’aucune subjectivité transcendantale, aucun langage, aucune pragmatique de la communication, ne sauraient faire être [14]. Mais aussi le monde, en tant que « monde pré-social » – limite de la pensée –, bien qu’en lui-même ne « signifiant » rien, est toujours là, comme provision inexhaustible d’altérité, comme risque toujours imminent de déchirure du tissu de significations dont la société l’a revêtu. Le a-sens du monde est toujours une menace possible pour le sens de la société, le risque d’ébranlement de l’édifice social de significations toujours présent de ce fait.

La société fabrique les individus à partir d’un matériau premier, la psyché. Que faut-il admirer davantage, la plasticité presque totale de la psyché à l’égard de la formation sociale qui l’assujettit, ou sa capacité invincible de préserver son noyau monadique et son imagination radicale, mettant par là en échec, au moins partiel, l’écolage perpétuellement subi ? Quelle que soit la rigidité ou l’étanchéité du type d’individu en lequel elle s’est transformée, l’être propre et irréductible de la psyché singulière se manifeste toujours : comme rêve, maladie « psychique », transgression, litige et quérulence, mais aussi comme contribution singulière – rarement assignable, dans les sociétés traditionnelles – à l’hyper-lente altération des modes du faire et du représenter sociaux.

La société n’est qu’exceptionnellement – jamais ? – unique ou isolée. Il se trouve (sumbainei) qu’il y a pluralité indéfinie des sociétés humaines, co-existence synchronique et contact entre sociétés autres. L’institution des autres et leurs significations sont toujours menace mortelle pour les nôtres : notre sacré est pour eux abomination, notre sens le visage même du non-sens [15].

Enfin, et peut-être surtout, la société ne peut jamais échapper à elle-même. La société instituée est toujours travaillée par la société instituante, sous l’imaginaire social établi coule toujours l’imaginaire radical. C’est du reste le fait premier, brut, de l’imaginaire radical qui permet non pas d’« expliquer », mais de déplacer la question que posent le « il se trouve » et le « il y a » du paragraphe précédent. Il y a pluralité essentielle, synchronique et diachronique de sociétés, signifie : il y a imaginaire instituant.

Contre tous ces facteurs qui menacent sa stabilité et son autoperpétuation, l’institution de la société comporte toujours des défenses et des parades pré-établies et pré-incorporées. Principale parmi elles, la catholicité et virtuelle omnipotence de son magma de significations. Les irruptions du monde brut seront signes de quelque chose, interprétées et exorcisées. Le rêve et la maladie de même. Les autres seront posés comme étranges, sauvages, impies. Le point où les défenses de la société instituée sont le plus faibles est sans aucun doute son propre imaginaire instituant. C’est aussi le point sur lequel la défense la plus forte a été inventée – la plus forte aussi longtemps qu’elle dure, et elle semble avoir duré au moins pendant cent mille ans. C’est la dénégation et l’occultation de la dimension instituante de la société et l’imputation de l’origine et du fondement de l’institution et des significations qu’elle porte à une source extra-sociale [16] (extra-sociale par rapport à la société effective, vivante : il peut s’agir des dieux ou de Dieu, mais aussi bien de héros fondateurs ou d’ancêtres qui se ré-incarnent continuellement dans les nouveaux venus). Des lignes supplémentaires, quoique plus molles, de défense sont créées dans des univers historiques plus tourmentés. Lorsque la dénégation de l’altération de la société ou le recouvrement de la novation par son exil dans un passé mythique deviennent impossibles, le nouveau peut être soumis à une réduction fictive mais efficace moyennant le « commentaire » et l’« interprétation » de la tradition (c’est le cas des Weltreligionen, des religions cosmo-historiques, et en particulier des mondes juif, chrétien et islamique).

Le fait que toutes ces défenses peuvent échouer, et en un sens échouent toujours – qu’il peut y avoir crime, litige violent insoluble, calamité naturelle détruisant la fonctionnalité des institutions existantes, guerre – est une des racines du pouvoir explicite. Il y a toujours, il y aura jours, une dimension de l’institution de la société chargée de cette fonction essentielle : rétablir l’ordre, assurer la vie et l’opération de la société envers et contre tout ce qui, actuellement ou potentiellement, la met en danger.

Il y a une autre racine, tout aussi importante, sinon plus, du pouvoir explicite. L’institution de la société, et le magma de significations imaginaires qu’elle incarne, est beaucoup plus qu’un amas de représentations (ou d’« idées »). La société s’institue dans et par les trois dimensions indissociables de la représentation, de l’affect et de l’intention.

Si la partie « représentative » (ce qui ne veut pas dire forcément représentable et dicible) du magma des significations imaginaires sociales est la moins difficilement abordable, cet abord resterait infirme (comme souvent dans les philosophies de l’histoire et les historiographies), s’il ne visait qu’une histoire et une herméneutique des « représentations » et des « idées », s’il ignorait le magma d’affects propres à chaque société – sa Stimmung, sa « manière de se vivre et de vivre le monde et la vie » –, comme aussi les vecteurs intentionnels qui tissent ensemble l’institution et la vie de la société, ce que l’on peut appeler sa poussée propre et caractéristique (qui peut idéalement être réduite, mais en réalité ne l’est jamais, à sa simple conservation) [17]. C’est moyennant cette poussée que le passé/présent de la société est habité par un à-venir qui est toujours à faire. C’est cette poussée qui donne un sens à l’X le plus grand de tous : ce qui n’est pas encore mais qui sera, en donnant aux vivants le moyen de participer à la constitution ou à la préservation d’un monde qui prolongera le sens établi. C’est aussi moyennant cette poussée que l’innombrable pluralité des activités sociales dépasse toujours le niveau de la simple « conservation » biologique de l’espèce, en même temps qu’elle est soumise à une hiérarchisation.

Or, l’inéliminable dimension de la poussée vers ce qui est à faire introduit un autre type de « désordre » dans l’ordre social, puisque, même dans le cadre le plus fixe et le plus répétitif, ignorance et incertitude quant à l’à-venir ne permettent jamais une pleine codification préalable des décisions. Le pouvoir explicite apparaît ainsi comme enraciné aussi dans la nécessité de la décision quant à ce qui est à faire et à ne pas faire eu égard aux fins (plus ou moins explicitées) que la poussée de la société considérée se donne comme objets.

C’est ainsi que, si ce que nous appelons « pouvoir législatif » et « pouvoir exécutif » peuvent rester enfouis dans l’institution (dans la coutume et l’intériorisation de normes supposées éternelles), un « pouvoir judiciaire » et un « pouvoir gouvernemental » doivent être explicitement présents, sous une forme quelconque, dès qu’il y a société. La question du nomos (et de son application en quelque sorte « mécanique », le prétendu « pouvoir exécutif ») peut être recouverte par une société ; les questions de la diké et du telos, non.

Quoi qu’il en soit de l’articulation explicite du pouvoir institué, celui-ci, on vient de le voir, ne peut jamais être pensé uniquement en fonction de l’opposition « ami-ennemi » (Carl Schmitt) ; il ne saurait non plus (pas plus que la domination) être réduit au « monopole de la violence légitime ». En amont du monopole de la violence légitime, il y a le monopole de la parole légitime ; et celui-ci est à son tour ordonné par le monopole de la signification valide. Le Maître de la signification trône au-dessus du Maître de la violence [18]. Ce n’est que parmi le fracas de l’écroulement de l’édifice des significations instituées que la voix des armes peut commencer à porter, Et, pour que la violence puisse intervenir, il faut encore que la parole – l’injonction du pouvoir existant-garde son pouvoir sur les « groupes d’hommes armés ». La 4e compagnie du régiment Pavlovsky, gardes du corps de Sa Majesté, et le régiment Séménovsky sont les plus solides soutiens du trône du Tsar – jusqu’à ces jours du 26 et du 27 février 1917, où ils fraternisent avec la foule et tournent les armes contre leurs propres officiers. La plus puissante armée du monde ne vous protégera pas si elle ne vous est pas fidèle – et le fondement ultime de sa fidélité est sa croyance imaginaire en votre légitimité imaginaire.

Il y a et il y aura donc toujours pouvoir explicite dans une société, à moins qu’elle ne réussisse à transformer ses sujets en automates ayant complètement intériorisé l’ordre institué et à construire une temporalité recouvrant d’avance tout à-venir ; tâches impossibles étant donné que nous savons de la psyché, de l’imaginaire instituant, du monde.

(.../...)

Seconde partie disponible ici


[1C. Castoriadis, « Marxisme et théorie révolutionnaire », Socialisme ou Barbarie, n°36-40, avril 1964 - juin 1965, repris depuis comme première partie de L’Institution imaginaire de la société, Paris, Éd. du Seuil, 1975 . Cité désormais comme Castoriadis 1964-65 (1975) pour la première partie et Castoriadis 1975 pour la deuxième partie ; voir p. 153-157, 184-218 et la deuxième partie passim.

[2C. Castoriadis 1975, chap. VI.

[3C. Castoriadis, « L’état du sujet aujourd’hui », Topique, n° 38 (1986), p. 13 sq.  ; cité désormais comme Castoriadis 1986.

[4C. Castoriadis 1975, chap. VI et passim ; aussi, « Institution de la société et religion », Esprit, mai 1982, repris dans Domaines de l’homme – Les Carrefours du labyrinthe II, Paris, Éd. du Seuil, 1986  : cité désormais comme Castoriadis 1982 (1986).

[5C. Castoriadis 1964-65 (1975), et 1975, chap. VI.

[6C. Castoriadis 1964-65 (1975), p. 148-151  ; Castoriadis 1982 (1986).

[7C. Castoriadis 1964-65 (1975), p. 208-211  ; Castoriadis 1975, chap. V.

[8Ibid.

[9C. Castoriadis, « Épilégomènes à une théorie de l’âme ... », l’inconscient, n° 8, octobre 1968, repris dans Les Carrefours du labyrinthe, Paris, Éd. du Seuil, 1978 ; cité désormais comme Castoriadis 1968 (1978) ; voir p. 59-64 et Castoriadis 1975, p. 420-431 .

[10C. Castoriadis 1964-65 (1975), p. 154 [rééd., p. 167], et 1975, p. 493-498 .

[11C. Castoriadis 1968 (1978), p. 64 .

[12C. Castoriadis 1975, p. 256-259 , et 279-296 [rééd., p. 301-319].

[13C. Castoriadis 1964-65 (1975), p. 182-184, 196, 201-202, 207  ; 1975, p. 484-485  ; 1982 (1986), passim.

[14C. Castoriadis 1975, chap. v ; aussi, « Portée ontologique de l’histoire de la science », in Domaines de l’homme, op. cit., p. 419-455  ; cité désormais Castoriadis 1985 (1986).

[15C. Castoriadis, « Réflexions sur le racisme », Connexions, n° 48, 1986, p. 107-118 .

[16C. Castoriadis 1964-65 (1975), p. 183-184  ; 1975, p. 293-2%, 496-498 .

[17C. Castoriadis 1975,passim.

[18C Castoriadis 1975, p. 416 .


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