Je n’ai pas l’intention, contrairement à ce qu’a annoncé le président de séance, d’entrer dans un débat contradictoire avec M. Revel. Je présenterai seulement quelques réflexions, générales et brèves, sur la question du Tiers Monde et du tiers-mondisme.
Mais je voudrais d’abord, pour éviter les malentendus, dire en deux mots d’où je parle. Je parle comme quelqu’un qui a critiqué le totalitarisme bureaucratique russe depuis 1945, e les bureaucraties coloniales d’obédience communiste dès qu’elles sont apparues. J’ai mené cette critique au nom et à partir d’un projet politique de transformation sociale dont le contenu essentiel est l’autogouvemement effectif de la société, articulé dans et par l’autogouvernement des groupes qui la composent – groupes de producteurs, groupes locaux, etc. Ce projet est toujours le mien.
Dans une discussion comme celle qui se déroule ici, il y a évidemment des présupposés lourds qui sont, inutile de se le cacher, philosophiques aussi bien que politiques : ils concernent la vue qu’on a de l’histoire.
Il y a eu en Europe moderne deux vues de l’histoire de l’humanité, qui forment encore aujourd’hui le noyau des deux idéologies dominantes, et qui ne sont, au fond, que deux faces du même : deux faces du même, car les deux invoquent une évolution, un progrès, comme une tendance immanente, quoi qu’il arrive, de l’histoire humaine.
Pour la première de ces vues, la vue libérale, la plus ancienne historiquement, il existe une tendance naturelle de l’être humain vers la plus grande liberté, la reconnaissance des droits d’autrui, la démocratie. L’histoire conduit, ou doit conduire, vers un état canonique de la société, la république « représentative » plus le marché libre et la concurrence des producteurs, qui assure en même temps l’exercice par l’homme de ses droits « naturels » et « inaliénables ». Typiquement et en général – il y a certes des exceptions – cette vue ne se contente pas de proposer cette forme de société comme « bonne société » ou d’appeler à lutter pour les droits de l’homme ; elle affirme qu’il s’agit de la forme vers laquelle l’histoire tend de manière intrinsèque. On peut le vérifier chez des penseurs aussi éloignés l’un de l’autre que Kant, pour qui l’Aufklärung est un moment obligé de l’histoire universelle, et Tocqueville, qui voit la tendance vers l’égalité dominer toute l’époque moderne et surmonter invinciblement tous les obstacles qu’elle peut rencontrer, égalité qui, dit-il, correspond sans doute à un dessein de la Providence.
Pour la deuxième vue, la vue marxiste, l’affirmation est beaucoup plus claire et ferme : l’histoire se développe vers des formes toujours plus élevées. Ce « toujours plus » revient de façon obsessionnelle, à propos de tout, chez Marx comme chez Lénine. Dans ce développement, on le sait, le facteur déterminant n’est pas une tendance vers un régime politique, mais l’accroissement des forces productives et la succession des modes de production. Les régimes politiques ne sont qu’une conséquence. La domination du capitalisme à l’époque moderne n’apparaît pas alors comme ce qu’elle est, à savoir création arbitraire d’une humanité particulière, mais comme phase fatale de tout le mouvement historique, fatale et bienvenue à la fois, puisque c’est le mode de production qui assure la productivité et l’efficience maximales, et qui, arrachant les hommes aux conditions traditionnelles de vie, à leurs horizons particuliers bornés, à leurs superstitions de tous ordres, les oblige à regarder « avec des sens sobres les conditions de leur vie et leurs rapports avec leurs semblables » (Marx). Ce capitalisme, en fonction de ses « contradictions internes », est gros d’une révolution socialiste, qui transformera le mode de production mais aussi, par surcroît et comme par miracle, réalisera toutes les aspirations de l’humanité. De cette révolution, le capitalisme engendre l’agent et le porteur, le prolétariat. Mais, dans la version du marxisme qui s’avère la seule historiquement efficace, le léninisme, le prolétariat est remplacé par le Parti, qui possède la conscience socialiste et l’inculque au prolétariat, qui en tout cas dirige celui-ci et, moyennant sa prétendue possession de la « vraie théorie », est juge en dernière instance de ce qui est à faire et à ne pas faire.
Mais, on le sait, après une certaine période, le prolétariat cesse de se manifester comme un facteur révolutionnaire, et apparaît comme de plus en plus intégré dans la société capitaliste. Les espoirs mis par les révolutionnaires ou certains idéologues dans le prolétariat s’affaiblissent ou s’évanouissent. Cependant, au lieu d’une analyse et d’une critique de la nouvelle situation du capitalisme, ces espoirs sont purement et simplement reportés ailleurs. C’est cela l’essence de ces opérations suprêmement dérisoires qu’ont été, pour les intellectuels d’ici, le fanonisme, le tiers-mondisme « révolutionnaire », le guévarisme, etc. Et ce n’est évidemment pas un hasard si elles ont eu l’appui de ce paradigme de confusionnisme politique qu’a été Sartre, ou d’autres scribes mineurs qui depuis ont, du reste, complètement retourné leur veste.
Opérations dérisoires car elles consistent à simplement reprendre le schéma de Marx, en enlever le prolétariat industriel et lui substituer les paysans du Tiers Monde. Indigence théorique, absence de toute réflexion : quelles que soient les critiques que l’on peut adresser à Marx, s’il imputait un rôle révolutionnaire au prolétariat c’était en vertu de certaines caractéristiques qu’à tort ou à raison il lui reconnaissait, caractéristiques qui découlent précisément de son « éducation » par la grande industrie et la vie urbaine. Cette substitution illégitime ne pouvait avoir aucun résultat, si ce n’est – et c’est là un aspect essentiel de la question – de servir de couverture idéologique à une catégorie sociale particulière des pays sous-développés dans sa marche vers le pouvoir : ces micro-couches ou sous-couches sociales formées par les étudiants, les intellectuels, les aspirants « cadres politiques » de ces pays, qui y trouvèrent – comme elles continuent à trouver dans un marxisme vulgaire et abâtardi – un instrument idéologique pour constituer des organisations sur un modèle militaro-léniniste et lutter pour le pouvoir, dont elles se sont emparées d’ailleurs dans trois ou quatre cas très notoires.
Je ne pense pas utile de revenir ni sur la critique théorique du marxisme ni sur l’analyse de la réalité des régimes « marxistes-léninistes ». Je présume que tout le monde ici est au clair quant à la réalité de la Russie, de la Chine, de Cuba, du Vietnam, de l’Éthiopie, etc.
En revanche, il me paraît indispensable de ramener la discussion à l’autre point, le libéralisme. Car, en vertu d’un de ces mouvements pendulaires foncièrement irrationnels et hélas trop fréquents dans l’histoire, on assiste à un pur et simple retour dans l’autre direction, comme si la faillite du marxisme « prouvait » que le libéralisme est le régime idéal ou le seul possible.
Nous sommes ici pour discuter du Tiers Monde, et je ne m’attarderai pas sur la question du « libéralisme » et de l’« individualisme » (termes sous lesquels se cachent d’innombrables malentendus et fallaces) dans les pays riches. Je constate simplement que des républiques représentatives ont été, formellement, instaurées dans la plupart des pays d’Amérique latine depuis plus d’un siècle et demi et dans le reste de ces pays depuis environ un siècle. Aussi, que l’Inde depuis son indépendance est une république parlementaire. Enfin, que les pays africains, au moment de la décolonisation, se sont dotés, à une ou deux exceptions près, de constitutions calquées sur les modèles européens. Et je constate aussi que dans tous ces cas les régimes qu’en Europe et en Amérique du Nord on appelle démocratiques, à savoir les régimes d’oligarchie libérale, n’ont jamais pu y prendre racine.
Longtemps avant la CIA et les multinationales, les dictatures militaires ou autres occupaient une place de choix dans l’histoire politique de l’Amérique latine, et les constitutions libérales y ont coexisté, à une ou deux exceptions près, avec une situation quasi féodale, sinon pis, dans les campagnes.
L’Inde a vécu depuis 1947, à part une brève interruption, sous un régime de république parlementaire, avec une Constitution garantissant les droits de l’homme, etc. Mais un régime de castes aussi rigide que par le passé est toujours en place, de sorte qu’il y a toujours des parias, lesquels n’entreprennent aucune lutte révolutionnaire et aucune campagne politique de masse pour modifier par la loi leur situation, mais, dans les cas – rarissimes – où ils veulent par-dessus tout cesser d’être des parias, ils embrassent l’islam, parce que l’islam ne connaît pas les castes.
Quant à l’Afrique, on en connaît la désolation. Là où les apparences « constitutionnelles » sont maintenues, la « démocratie » est une farce ; ailleurs, tout est tragédie. L’Europe a fait beaucoup de cadeaux à l’Afrique (mais non pas la traite des esclaves, cadeau des Arabes – monothéistes . encore plus rigoureux que les chrétiens). Entre autres.sa division en prétendues nations, définies par des méridiens et des parallèles. Ensuite, des Jeeps et des mitraillettes moyennant lesquelles un sergent quelconque peut s ’emparer du pouvoir et proclamer une révolution populaire socialiste pendant qu’il massacre une bonne partie de ses compatriotes ; des télévisions aussi, qui permettent à ce même sergent ou à ses collègues d’abrutir la population. Elle lui a aussi fait cadeau de « Constitutions » – et de beaucoup de machines industrielles. Mais elle n’a pas pu lui faire cadeau du capitalisme, ni de régimes politiques libéraux.
Car le capitalisme, comme système productif/économique, n’est pas simplement exportable, et le régime d’oligarchie libérale, fallacieusement appelé « démocratie » n’est pas exportable non plus. Aucune tendance immanente ne pousse les sociétés humaines vers la « rationalisation » à outrance de la production au détriment de tout le reste, ni vers des régimes politiques acceptant certaines formes ouvertes de conflit intestin et assurant certaines libertés. Créations historiques, ces deux formes n’ont rien de fatal et leur concomitance historique est, elle aussi, amplement contingente. Le capitalisme, comme système productif/économique, présuppose en même temps qu’il exprime une mutation anthropologique survenue dans certains pays d’Europe occidentale, et que les colons de certaines colonies de peuplement ont emportée, sur la semelle de leurs souliers. Mais cette mutation n’est pas nécessairement contagieuse. Elle peut l’être : le Japon en est évidemment l’exemple extrême, comme les pays sub-sahariens l’exemple extrême du contraire. Et le capitalisme adopté n’entraîne pas un régime politique libéral – comme le montre le Japon encore de 1860 à 1945, ou la Corée du Sud depuis la guerre.
Et pas davantage ne sont exportables les régimes d’oligarchie libérale. Pourquoi parler d’oligarchie libérale là où journalistes, politiciens et écrivains irréfléchis parlent de démocratie ? Parce que démocratie signifie le pouvoir du démos, du peuple, et que ces régimes se trouvent sous la domination politique de couches particulières : grands financiers et industriels, bureaucratie managériale, haute bureaucratie étatique et politique, etc. Certes, la population y a des droits ; certes, ces droits ne sont pas « simplement formels », comme on l’a dit stupidement, ils sont seulement partiels. Mais la population n’a pas le pouvoir : elle ne gouverne ni ne contrôle le gouvernement ; elle ne fait ni la loi ni les lois ; elle ne juge pas. Elle peut périodiquement sanctionner la partie apparente – émergée – des gouvernants par les élections – c’est ce qui s’est passé en France en 1981 –, mais pour ramener au pouvoir d’autres de la même farine – c’est ce qui va se passer probablement en France dans quelques mois.
Dans ces sociétés, les institutions comportent une forte composante démocratique ; mais celle-ci n’a pas été engendrée par la nature humaine ni octroyée par le capitalisme ni entraînée nécessairement par le développement de celui-ci. Elle est là comme résultat rémanent, sédimentation de luttes et d’une histoire qui ont duré plusieurs siècles. Parmi ces institutions, la plus importante est le type anthropologique du citoyen européen : création historique d’un type d’individu inconnu ailleurs, qui peut mettre en question la représentation déjà instituée, et généralement religieuse, du monde, qui peut contester l’autorité existante, penser que la loi est injuste et le dire, qui veut et qui peut agir pour la changer et pour participer à la détermination de son sort. C’est cela qui, par excellence, n’est pas exportable ni ne peut apparaître du jour au lendemain dans une culture autre, dont les présupposés anthropologiques institués sont diamétralement opposés.
Le mouvement démocratique, ou émancipateur, ou révolutionnaire, est une création historique qui surgit une première fois en Grèce ancienne, disparaît pendant longtemps, resurgit sous des formes et avec des contenus modifiés en Europe occidentale depuis la fin du haut Moyen Âge. Il n’exprime aucune nature humaine, aucune tendance immanente ou loi de l’histoire. Il ne constitue pas non plus, malheureusement, un catalyseur ou une enzyme qui, instillé en quantité infinitésimale dans n’importe quelle société, la ferait inéluctablement évoluer vers la mise en question de ses institutions traditionnelles. Cela est certes possible, mais nullement nécessaire. En particulier, les cas de l’Inde, du monde musulman et même de la Russie semblent illustrer l’obstacle quasi insurmontable que constitue pour la naissance et le développement d’un tel mouvement l’adhésion continuée d’une population à une religion, ou ses effets rémanents, en l’absence de facteurs d’un autre type qui la contrebalancent. À l’autre bout du spectre des possibles, il a suffi que la terreur étatique se relâche un peu pour qu’à Pékin le Mur de la démocratie se couvre de dazibaos contestataires. Et c’est dans le même sens que vont plusieurs évolutions récentes en Amérique latine.
Pour conclure :
Nous affirmons que, pour nous, tous les peuples et tous les individus ont les mêmes droits à la liberté, à la recherche de la justice, à la réalisation de ce qu’ils considèrent comme le bien-être. Je dis bien pour nous : car ce n’est pas le cas du fidèle d’une religion à prosélytisme et – pour prendre l’exemple prêtant le moins à controverse – certainement pas le cas d’un vrai musulman, si du moins il est fidèle aux prescriptions du Coran. Et dans ce pour nous se trouve tout le paradoxe de notre situation. Car la nôtre est, depuis Hérodote, la première et la seule culture affirmant que toutes les cultures ont, en tant que telles, les mêmes droits. Et sans doute aussi, pour nous, c’est là un point où les autres cultures sont vraiment en défaut par rapport à la nôtre. Mais aussi, le contenu de notre culture nous impose de juger négativement (et de condamner) des cultures et des régimes qui torturent, tuent ou emprisonnent sans juste procès ; ou qui admettent la mutilation parmi les peines légales ; ou persécutent ceux qui n’appartiennent pas à une religion officielle ; ou qui tolèrent et encouragent des pratiques comme l’excision et l’infibulation des femmes. Et c’est ici aussi que le vide du « libéralisme », de l’« individualisme » et plus généralement des « théories des droits de l’homme » devient manifeste. Car certes le premier de ces droits (et la présupposition de tout droit et de tout discours sur les droits) est le droit de l’homme d’instituer une culture ou d’adhérer à une culture existante. Que faut-il donc dire devant des institutions de la société qui jouissent de l’adhésion des populations mais comportent des aspects à nos yeux monstrueux ? Bien entendu cette adhésion est fabriquée par l’institution déjà existante de la société ; et alors ? Faudra-t-il donc, ces gens qui ont intériorisé, certes sans aucun libre choix, le régime des castes, les « forcer à être libres » ? Je pense qu’une des fonctions contemporaines du simple discours sur les « droits de l’homme » et l’« individualisme » est de dissimuler une fuite devant la responsabilité politique et historique. Responsabilité qui consiste à pouvoir affirmer fortement que nous ne voulons pas, ni ici ni ailleurs, d’une société où l’on coupe les mains des voleurs, et cela en fonction d’une option politique ultime et radicale qu’il ne peut être question de « fonder » (sur quoi ?), mais dont nous, et ce que nous sommes et ce que nous faisons, sommes les témoins et les fragilissimes garants, pour notre salut et pour notre damnation.
Mais, dira-t-on, ce sont là subtilités secondaires lorsque « notre » propre société s’apprête peut-être à détruire la vie sur Terre, et par ailleurs la détruit constamment à petit feu. Certes oui, en un sens. C’est ce qui m’amène au point central de cette conclusion : il est vain et oiseux de discuter de nos attitudes face aux pays du Tiers Monde, lorsque dans nos propres pays règne le vide politique total que nous connaissons aujourd’hui.
Nous pouvons et devons exercer notre critique à l’égard des gouvernements et des régimes du Tiers Monde, comme à l’égard des nôtres ; nous pouvons et devons tenter d’élucider les questions, pour « nous » comme pour « eux », et diffuser des idées ; nous pouvons et devons soutenir les mouvements que nous jugeons démocratiques et émancipateurs dans les pays du Tiers Monde. Mais, actuellement, nous ne pouvons pas « avoir une politique » à leur égard. Car – c’est un truisme – celle-ci relève des gouvernements, et ceux-ci sont ce qu’ils sont.
Autrement dit, à la question : quelles sont donc les conclusions politiques de tout ce que vous venez de dire ? on ne peut répondre que par une autre question : les conclusions pour qui ? Qui fait cette politique ? Nous ne sommes pas les gouvernements, et les gouvernements suivent des politiques déterminées par de tout autres considérations. On pourrait dire par exemple : pas d’aide, en deçà d’un étiage donné de libertés politiques (ce qui n’est nullement évident : fallait-il, faut-il, en fonction de Mengistu, laisser mourir de faim tous les Éthiopiens – ou envoyer de l’aide, même sachant que les quatre cinquièmes en seraient détournés par le régime et ses hommes ?). Mais qui appliquerait cette règle ? Peut-on oublier que bon nombre de tortionnaires sud-américains ont été « éduqués » par la CIA dans les installations de la « plus grande démocratie du monde » ? Ou que la France, giscardienne aussi bien que« socialiste », porte à bout de bras en Afrique des régimes de terreur et de corruption intégrales ? Et croit-on que l’une ou l’autre de ces questions pourraient, actuellement, devenir des enjeux politiques domestiques aux États-Unis ou en France ?
Aussi longtemps que la démission politique actuelle des peuples occidentaux continue, toute tentative de réponse politique effective de notre part aux problèmes du Tiers Monde est, au mieux, utopique, au pire, couverture non consciente et non voulue de politiques réelles sans rapport avec les intérêts du Tiers Monde.
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