Développement technique et configuration géopolitique

vendredi 6 août 2021
par  LieuxCommuns

Idées présentées le 20 décembre 2018 au groupe Île-de-France de l’association Technologos sous l’angle d’une invitation à la lecture du livre de David Cosandey Le secret de l’Occident. Vers une théorie générale du progrès scientifique (1997, réed. Champs / Flammarion 2007) et ici reprises et étoffées.


Ce texte fait partie de la brochure n°28 :

Repenser l’Occident

Retours sur ce qui fait et défait la singularité occidentale (Mars 2024)

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Ce qui nous réunit sont les questions que nous posons autour de la technique contemporaine et plus particuliè­rement du lien entre celle-ci et la politique, c’est-à-dire l’organisation de la société au sens très large. J’aimerais aborder ce lien à partir d’un livre parfaitement méconnu, dont l’objet est ailleurs, mais qui me semble fournir des éléments de réflexions essentiels – en tous cas très stimulants. Ma motivation à vous le présen­ter est qu’il rejoint nombre de nos réflexions tout en étant totalement étranger à notre critique de la technique. Je vais aborder seulement quelques points, qui me semblent significatifs.

1 – La technique enchâssée dans la géopolitique

L’auteur, particulièrement atypique, est de formation scientifique – physique théorique – et se passionne pour ce qu’il appelle la « bio-histoire », c’est-à-dire l’histoire à long terme en lien avec l’environnement matériel de l’humanité. Il se place donc dans le prolongement d’un Fernand Braudel et, comme d’autres auteurs contempo­rains – je pense à Jared Diamond ou Gabriel Martinez-Gros – propose une grille de lecture globale de l’histoire de l’humanité qui fasse pièce à l’évaporation du progressisme, dans sa version marxiste ou libérale. Sa question de départ est ultra-classique : pourquoi la suprématie techno-scientifique de l’Occident ? Pourquoi l’Europe puis les États-Unis ont-ils été le lieu d’un tel développement historique et pas la Chine, ou l’Inde ?

Ressort géopolitique au développement techno-scientifique

L’explication de D. Cosandey est géopolitique et je ne fais que vous en résumer les grandes lignes en essayant de ne pas trop trahir l’intelligence et l’érudition de sa démarche. Le « progrès » civilisationnel – qu’il ne discute pas – provient pour lui de la liberté d’innover et de la créativité dont fait preuve une société qui se trouve en com­pétition, en concurrence, en rivalité voire en conflit avec d’autres sur le long terme, et dans tous les domaines (po­litique, militaire, technique, économique, culturel, etc). Cette situation exige une configuration géopolitique parti­culière, un système d’États stables, qui n’est pas si courante dans l’histoire puisque la plupart du temps, soit les royaumes ou empires règnent sans partage sur une vaste aire géographique (pensez à l’empire romain ou chinois, par exemple), soit il y a un émiettement en petites entités très instables qui ne cessent de se fondre, de se scinder (comme l’Europe médiévale, des invasions barbares jusqu’aux environs de l’an mille), avec toutes les situations intermédiaires.

Polycentrisme passager hors Occident

D. Cosandey étudie donc toutes les configurations géopolitiques depuis l’antiquité et retrouve cette multipola­rité équilibrée une demi-douzaine de fois et où l’on observerait, à chaque fois une éruption de créativité techno-scientifique. On pourra citer la région arabo-musulmane entre 900 et 1100, divisée entre l’Andalousie, les Bouyides, les Fatimides, les Zirides ; en Inde entre 300 et 700, divisée en royaume Gupta, Pallava, Malva, etc ; la Chine pendant la période des royaumes combattants (les royaumes de Tsi, Tchou, puis Tchao, Wei, Han, etc. de -700 à 220) ou plus tard encore à l’époque des empires Song, Lia, Xia (980 à 1280). Et, de manière beaucoup plus marquée, bien sûr, en Grèce Antique, avec les rivalités entre Cités-États (Milet, Samos, Corinthe, Athènes…) de -700 à -300 et l’Europe à partir du haut Moyen Âge où l’on trouve déjà des frontières de proto-nations dès cette époque pour la France, l’Angleterre, le Danemark, la Suède et par la suite concernant l’Espagne, le Portugal, la Russie, les Pays-Bas, la Suisse, etc. La spécificité de la Grèce antique et de l’Occident moderne s’explique sur­tout, pour D. Cosandey, par l’extrême stabilité du système polycentrique favorisé par la fragmentation du littoral de la péninsule balkanique et européenne, toujours relativement à un état donné des techniques de transport et de communication bien sûr, d’où circularité et non stricte causalité.

À l’inverse, ces périodes de « créativité » s’arrêtent lors d’un émiettement du système, d’un chaos, ou lors d’une domination totale d’un des pôles ou d’une invasion, par exemple en Chine Antique avec la dynastie Han, ou plus d’un millénaire plus tard, avec l’arrivée des Mongols. En effet un empire universel n’est plus en concur­rence ; il n’aurait donc plus besoin d’innover pour exister. Cela arrive aussi, je vais en parler dans un instant, lorsque le développement technique change les dimensions géostratégiques que cette multipolarité – qu’il appelle une « formule magique » – est dépassée par ce changement d’échelle.

Co-déterminations techniques-politiques

Telle est donc son hypothèse fondamentale, qui reprend de très vieilles thèses que je ne vais pas discuter même si elles le mériteraient : ce qui m’intéresse ici, c’est l’idée d’un progrès techno-scientifique dépendant d’une configuration géopolitique très particulière, un polycentrisme équilibré et durable. On retrouve là notre idée fondamentale selon laquelle la technique est partie prenante de la société, qu’elle est l’expression matérielle d’une institution sociale, une de ses dimensions, certes singulière mais comme le sont, à leur façon, le langage ou l’art. Il y a co-détermination et c’est bien en cela que la technique n’est pas « neutre » : elle appartient en plein à la po­litique au sens de l’auto-organisation des gens. C’est cela que voudrait faire oublier l’idéologie technicienne qui pose la technique comme quasiment indépendante des activités humaines, autonome du monde social, auto-entre­tenue par essence, discours tenu par les technicistes ainsi que, à leurs corps défendant, certains de leurs oppo­sants, souvent heideggeriens qui s’ignorent, dans la longue lignée des contestataires épousant leur objet de répul­sion – marxistes et post-marxistes en premier lieu.

2 – Techniques démocratiques, techniques impériales et démesures

Mais le point le plus remarquable est celui-ci, que D. Cosandey ne fait qu’effleurer : un système géopolitique polycentrique tend de lui-même vers l’empire, lorsque se développe une démesure, une hubris, observable dans la vie civile donc aussi, évidemment, dans l’innovation technique.

Hubris technique et poussée impériale

Par exemple de la fin du dynamisme des cités grecques jusqu’au début de l’empire d’Alexandre : on connaît la désaffection croissante des citoyens pour la vie de la cité, l’administration en vient à payer les gens pour qu’ils assistent aux assemblées, les décisions collectives sont de moins en moins pertinentes (expédition en Sicile, par exemple), l’assemblée athénienne elle-même prend des dimensions excessives (plus de 10.000 places), etc. Et cela aurait un pendant technique, alors même que les Grecs de l’époque classique étaient peu portés vers l’utilitarisme comme l’a montré B. Gilles : d’un côté, l’abandon d’inventions pourtant prometteuses, qui ne seront reprises qu’un millénaire plus tard, comme l’éolipyle, la proto-machine à vapeur, ou la mystérieuse machine d’Anticythère, et de l’autre un mouvement vers le gigan­tisme. La trière, par exemple, navire de guerre avec trois rangées de rameurs, extrêmement maniable et efficace (cf. Salamine), subit alors une évolution qui en démultiplie les proportions : elle passe à quatre rangées de rameurs (tétrère), puis à cinq (pentère), douze, quinze… jusqu’à 40, et en devient immanœuvrable. De même pour les cata­pultes et balistes avec l’augmentation de projectiles de plus en plus lourds ou les tours d’assaut de plus en plus hautes, etc. Et même gigantisme en architecture : colosse de Rhodes, temple d’Apollon, Phare d’Alexandrie… Tout cela est favorisé par, et exige en retour, l’augmentation des moyens et des ressources, une spécialisation ac­crue donc une professionnalisation, notamment de l’armée. Sur la trière, par exemple, c’est un citoyen-soldat qui rame, sur une pentère, ce sont progressivement des esclaves ou des mercenaires : c’est toute l’organisation de la cité démocratique qui se transforme, et même le système de Cités-États stable qui se trouve dépassé par le chan­gement d’échelle, effaçant la multipolarité géopolitique et menant à l’empire ou plutôt aux empires hellénis­tiques – eux mêmes hybrides et atypiques. L’individu tend à ne devenir plus qu’un rouage – disparaît, en fait – en face des puissances mises en jeu qui ne semblent plus obéir à une loi humaine mais plutôt à une entité extra-sociale : on retrouve là l’hétéronomie dénoncée par C. Castoriadis et également la notion de mégamachine, de L. Mumford.

Distinctions et transitions entre deux types de techniques

On retrouverait surtout ici sa célèbre distinction entre «  techniques démocratiques  » et « techniques autori­taires », entremêlées dans l’histoire, qui recoupe celle d’I. Illich entre techniques vernaculaires et techniques hé­téronomes, ou d’autres encore. Ces distinctions me sembleraient gagner en précision en parlant à propos de ces dernières de techniques impériales – L. Mumford les faisant d’ailleurs naître dans l’Égypte antique. Il y aurait beaucoup à en dire, notamment en l’arrimant à la vision de l’empire d’Ibn Khaldoun, mais il me semble qu’une idée, pour nous banale, pourrait être ici évoquée pour essayer de cerner les spécificités des techniques impériales : ce serait, précisé­ment, la fascination pour la technique en elle-même vue comme processus extérieur aux activités humaines, au­tonome – réellement autonome – échappant à l’immanence du social, comme l’étaient les dieux ou la magie, et donc croyant en la puissance instrumentale immédiate qu’elle confère (positivement ou négativement) plutôt qu’en son efficaci­té socio-technique réelle dans sa complexité culturelle.

Un exemple : le domaine de l’affrontement militaire. Il me semble très parlant, puisqu’il reste, en dernière ana­lyse, un moment de vérité. Il y a ces travaux de V. D. Hanson, qui mériteraient une présentation entière à eux seuls, qui partent aussi d’une simple question : pourquoi l’Occident gagne-t-il les guerres ? Sa réponse est très riche : c’est qu’il s’agirait de sociétés visant l’efficacité guerrière, donc conjuguant inventivité technique, au­to-discipline collective, auto-critique instituée, rationalité pragmatique, imagination tactique et stratégique, etc. contre des sociétés, de type impérial ou tribal, qui ne visent que la domination sans se donner les moyens d’une remise en question face à la réalité, et corsetées par leurs hiérarchies, croyances, rigidités, etc. C’est, paradigmatique­ment, les phalanges des petites cités grecques face aux masses écrasantes de l’immense empire perse, qui finira d’ailleurs conquis par Alexandre, disciple d’Aristote. Ou, sur un autre plan, les armées ottomanes, africaines ou amérindiennes utilisant le fusil comme une lance ou un sabre pour des affrontements singuliers, face à des tirs en lignes par des troupes rangées occidentales. J’ai opposé la recherche de puissance instrumentale immédiate et une praxis visant l’efficacité réelle, je ne sais pas si les termes sont pertinents. L’idée est qu’il ne peut y avoir découplage fonctionnel entre so­ciété et technique, ce que savent les sociétés de type démocratique inventif et ce que veulent ignorer les sociétés de type impérial qui ne font que collecter, reprendre et systématiser certaines inventions locales faites hors juridiction et qui deviennent dysfonctionnelles lorsque ces emprunts sont culturellement trop éloignés et insuffisamment intégrés.

3 – Hypothèses sur la technoscience aujourd’hui

La technoscience aujourd’hui

Qu’en est-il aujourd’hui ? Le système d’États stable a existé entre nations en Europe jusqu’au XXe siècle, jus­qu’aux conflagrations de la Première puis de la Seconde Guerre Mondiale, cette guerre civile européenne qui a couru de 1914 à 1945, pour reprendre le terme d’E. Nolte, et qui est un peu l’équivalent de la Guerre du Pélopon­nèse pour les cités-États grecques comme le pointe très pertinemment D. Cosandey. Ces conflits intra-civilisa­tionnels ont été, dans les deux cas, le début du tarissement de ces siècles d’extraordinaire créativité – les grands paradigmes scientifiques d’aujourd’hui datent de l’après-guerre. Pour l’Occident contemporain, ces conflits d’es­sence impériale – empires coloniaux pour 14-18, empires totalitaires pour 39-45 – ont laissé place à une simple dualité mondiale USA-URSS. L’émulation créée par cette rivalité bi-polaire a été réelle et est très visible, par exemple, dans la conquête de l’espace qui a forcé le développement de la technoscience, avec un ralentissement puis un arrêt avec l’épuisement « soviétique ». Après une hégémonie américaine d’une vingtaine d’années, on assiste aujourd’hui à un début de polycentrisme à l’échelle mondial, avec l’émergence de la Russie, du Brésil, de l’Inde mais surtout de la rivalité USA-Chine, encore faible pour l’instant. Et on voit justement une reprise d’une compétition technique, notamment dans le domaine spatial même si la régression est telle que nous peinons à seulement égaler ce qui a été fait à l’époque. Nous serions donc entrés, de nouveau, dans un système d’États stable.

Techniques démesurées et impasses géopolitiques

Sauf que plusieurs questions se posent : la première est celle de la stabilité de ce système. Impossible de ren­trer dans cette discussion, mais vous savez comme moi que la situation mondiale est préoccupante et que les élé­ments démographiques, religieux et surtout énergétiques et écologiques nous font vivre dans un monde plutôt in­stable et inquiétant. D’un certain point de vue, nous serions plutôt dans une phase pré-empire, donc transitoire. La seconde question, plus originale, est la question de l’échelle : en réalité la planète est trop petite pour les tech­nologies actuelles, il y a une disproportion entre les techniques contemporaines et la possibilité d’entités stables à l’échelle continentale. Par exemple les arsenaux atomiques – datant de 1945… – interdisent toute guerre de grande ampleur par leur puissance démesurée, mais aussi les communications ou les moyens de transport qui ont rétréci notre planète et on assiste plutôt à une sorte de rapprochement entre couches oligarchiques nationales – cela fait penser à l’époque hellénistique que j’évoquais précédemment. Techniquement, nous devrions en être à l’ère interplanétaire. Mais, troisième question et c’est là que, me semble-t-il, cela devient vraiment intéressant : le passage à l’ère spatiale semble largement compromis à cause de la mauvaise configuration de notre système so­laire que détaille D. Cosandey : la lune, à la présence pourtant providentielle, ne présente que peu ou pas d’at­traits et aucune planète n’est habitable ni exploitable voire seulement atteignable sans frais humains et matériels dont personne ne veut entendre parler. Il n’y a, du moins pour l’instant, aucun intérêt économique, militaire ou politique, qui sont la plupart du temps les éléments déclencheurs des recherches et des découvertes scientifiques, à la colonisation du système solaire – et il y a peu de chances qu’il soit possible de sauter cette étape pour pousser plus loin. Nous retrouvons ici la notion d’enfermement planétaire d’A. Lebeau.

Une discordance technique spatiale – milieu terrestre

Ce dernier point est relativement connu, mais il me semble que D. Cosandey émet une hypothèse très stimu­lante, presque en passant : comme par inertie, on l’a vu, les techniques développées depuis un demi-siècle se­raient à l’échelle interplanétaire, pas à celle de notre Terre. Il évoque par exemple l’énergie nucléaire, envisa­geable pour un emploi non-terrestre, inadaptée et criminelle sur notre planète ou à proximité – et d’ailleurs pro­fondément dysfonctionnelle y compris d’un point de vue capitaliste –, ou la robotique, très pertinente pour les milieux extra-terrestres inhabitables, sans intérêt ici-bas. On pourrait sans doute dire la même chose des tech­niques de manipulation du vivant comme les OGMs, l’agriculture hors-sol, les PMA, le transhumanisme, mais aussi les outils de communications d’aujourd’hui ou même le divertissement permanent, ou surtout l’informati­sation généralisée, etc. Tout cela pourrait effectivement trouver un emploi rationnel dans un contexte interplané­taire avec des distances astronomiques, des milieux parfaitement hostiles, des dimensions temporelles distendues, des situations d’isolement totalement inconnues, des problèmes psychologiques à peine entrevus, etc.

Nous nous retrouverions ainsi avec un ensemble de techniques, ou plutôt un véritable système technique desti­né à l’ère spatiale mais appliqué totalement à contre-emploi sur Terre (un smartphone n’y aurait aucune utilité dans une société saine). On pourrait d’ailleurs facilement y inclure, comme les NBIC, toutes les techniques non matérielles de manipula­tion comme le management, le cognitivisme, la « communication », etc. Nous vivrions donc un emballement techno-scientifique, un peu comme au début de l’ère hellénistique mais cette fois sans strate géographique adé­quate pour leur emploi : les limites de la planète sont physiquement atteintes. En prolongeant les thèses de l’au­teur, on pourrait peut-être dire que la technologie contemporaine qui s’est développée à partir de la seconde moi­tié du XXe siècle serait de tendance impériale mais, de surcroît, sans commune mesure avec les di­mensions du monde – et ce serait cela, la technoscience, une double démesure. Essayons d’aller un peu plus loin : employer au quotidien des techniques spécifiques, vous le savez mieux que moi, induit une infinité de chan­gements dès lors que la société les investit réellement, c’est-à-dire les incorpore socio-culturellement – voir la modernisation forcée par la pénétra­tion des techniques militaires dans l’empire ottoman ou russe du XVIIIe-XIXe siècle relatées par A. Toynbee. Quels seraient les effets de synergie induits par ces techniques omniprésentes employées sur Terre alors qu’elles sont destinées à être utili­sées dans l’espace ? Peut-être, précisément, de contribuer à faire naître, ici, les conditions réelles qui auraient été les leurs « là-haut » : l’isolement, le vide, le danger permanent, l’ennui et la nostalgie, l’artificialisation de tout, l’angoisse profonde, l’étrangeté généralisée, etc. mais aussi la mise à sac de la planète. Et la pandémie de ces dernières années semble avoir accéléré cette terraformation à l’envers… Autrement dit nous ferions de la biosphère ce désert spatial dont nous déplorons l’avancée jour après jour – Nietzsche n’avait encore rien vu – et non par simple hubris ou folie, même si la dimension psychique mériterait que l’on s’y attarde, mais bien par re­conduction de schéma millénaires – les dynamiques impériales – dans une situation géographique et géopolitique absolument nouvelle.

***

Tout cela me semble poser une multitude de questions, à mon avis très riches, que je ne vais pas reprendre. J’aimerais au contraire, pour finir, me demander comment ne pas se les poser et il me semble que l’obstacle le plus évident se trouve dans une pseudo-théorie critique dont les racines se trouvent dans la philosophie heidegge­rienne et dont les ramifications infestent tout le champ politique. Pour ce qui nous regarde ici, et droit dans les yeux, on peut en formuler les trois postulats fondamentaux.

Le premier est que le monde technicien tout-puissant dominerait aujourd’hui tout, que la technique déchaînée aurait « arraisonné » tout l’existant (Gestell), soumis à ce principe unique – vous pouvez aussi remplacer par « capitalisme » ou quoi que ce soit, du moment que c’est assimilable au Démon. Deuxième postulat : ce mouve­ment de fermeture du monde par la technique était inéluctable car ontologiquement contenu dans la civilisation occidentale, qui s’y réduit intrinsèquement. Dernier postulat : à part se lamenter de la catastrophe, il n’y a pas grand chose à faire sinon « déconstruire » l’Occident dans toutes ses dimensions, radicalement et en bloc, en es­pérant que quelque chose de mieux surgisse des ruines. On voit bien que l’ensemble est profondément religieux, recoupe l’hégéliano-marxisme, inverse simplement le signe du progressisme positiviste et ouvre grandes les portes de toutes les régressions qui s’affirment comme une alternative absolue à l’Occident. La « fin de la philosophie » annoncée par M. Heidegger n’est en réalité, comme le formule C. Castoriadis, que l’enfermement dans ce système clos qui sacralise la technique à travers son apparente exécration. Il n’est possible d’en sortir qu’en s’extrayant de cette clôture idéologique point par point : l’existant est d’une profonde hétérogénéité qui n’est pas et ne sera jamais régi par un principe unique, mais bien par une multiplicité conflictuelle qui ne le rend pas illisible pour autant ; la civilisation occidentale est elle-même contradictoire, porteuse notamment d’un projet d’autonomie dont nous sommes ici les héritiers, à l’origine même de son dynamisme et sans doute de son déclin actuel et peut-être passager ; enfin nous avons à refuser l’obsession technicienne en traduisant les questions qu’elle pose en termes politiques, les rabattant sur l’organisation de la société et le projet de démocratie directe (ou son absence) que nous voulons pour elle. Il y aurait peut-être surtout à faire vivre l’interrogation libre à partir de l’examen du réel, seule voie permettant de nous extraire de la malédiction idéologique, cette pensée-machine qui nous empêche de seulement com­prendre ce qui nous arrive.

Lieux Communs
Décembre 2018 – juillet 2021


Bibliographie indicative

Braudel F. ; Grammaire des civilisations [1963], Flammarion 2013

Castoriadis C. « La « fin de la philosophie » ? » [1988] dans Le monde morcelé. Les carrefours du labyrinthe, Seuil 2000

Cosandey D. ; Le secret de l’Occident. Vers une théorie générale du progrès scientifique [1997], Champs / Flammarion 2007

Diamond J. ; De l’Inégalité parmi les sociétés : Essai sur l’homme et l’environnement dans l’histoire, Gallimard 2007

Gille B. ; Les Mécaniciens grecs, Seuil 1980

Hanson V. - D. ; Carnage et culture : Les grandes batailles qui ont fait l’Occident, Flammarion 2002

Helbling Cl., Fressard O. ; Castoriadis contra Heidegger, auto-ed. 2020

Lebeau A. ; L’Enfermement planétaire, Gallimard 2008

Lieux Communs ; L’Horizon impérial. Sociétés chaotiques et logique d’empire, brochure n°23, mars 2018

Martinez-Gros G. ; Brève Histoire des empires. Comment ils surgissent, comment ils s’effondrent, Seuil 2014

Mumford L. ; « Techniques autoritaires et démocratiques », discours prononcé à New York, le 21 janvier 1963 et publié dans la revue Technique et Culture, vol. 5 n°1, hiver 1964 (éd. John Hopkins University Press), traduction française réalisée par Annie Gouilleux, parue dans la brochure Utopie, machine et société de B. Louard, février 2012

Mumford L. ; Technique et civilisation, [1934] Seuil 1976

Nolte E. ; La Guerre civile européenne (1917-1945) : national-socialisme et bolchevisme, [1989], Librairie Académique Perrin, collec­tion « Tempus », 2011

Toynbee A. Le Monde et l’Occident [ 1954], Gonthier 1964


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