Le fondement culturel de la personnalité (1/2)

Préface de J.-C. Filloux du livre de Ralph Linton
mercredi 21 juillet 2021
par  LieuxCommuns

Préface, par J.-C. Filloux, du livre de Ralph Linton, « Le fondement culturel de la personnalité » [The Cultural Background of Personnality, 1945], Bordas 1977, pp. IX - XLIII.


Ralph Linton et l’évolution de l’anthropologie culturelle

L’ouvrage de Ralph Linton que nous présentons au public français, The Cultural Background of Personality, a été publié aux États-Unis en 1945. Son objet est de déterminer les bases conceptuelles d’une collaboration organique entre la psychologie et l’anthropologie. Première tentative de ce genre, il présente par là-même un intérêt considérable. Mais cet intérêt s’accroît encore si l’on admet qu’il apporte sa contribution à l’édification d’une théorie unitaire des sciences de l’homme, dont la nécessité est toujours plus impérieuse.

En lui-même, cet ouvrage témoigne du caractère fondamentalement pragmatique des sciences sociales aux États-Unis. Linton pense que les sciences humaines, y compris l’ ethnologie, peuvent jouer un rôle pratique dans l’organisation de la vie sociale et donner aux hommes de nouvelles prises sur l’histoire. Comme les autres « social-scientists », psychologues ou sociologues, il a le sentiment de la responsabilité sociale du savant ès sciences humaines, du fait qu’on attend de lui la constitution d’une technique des relations humaines, dans le cadre du système démocratique américain, dont la légitimité n’est d’ailleurs à aucun moment mise en question.

Dès 1935, Linton disait déjà dans The Study of Man [1], que l’entreprise spécifique des sciences de l’homme est « de découvrir les limites dans lesquelles les hommes peuvent être conditionnés, et quels schémas de vie sociale semblent imposer le moins de contrainte à l’individu » ; une telle entreprise, ajoutait-il, est indispensable au « réformiste », l’anthropologue, aussi bien que le psychologue et le sociologue, doivent aider à améliorer les structures de l’autorité, l’organisation de la production économique, et plus généralement le fonctionne­ ment des institutions. Bien qu’a priori différente des autres sciences de l’homme, parce qu’elle étudie les civilisations primitives, l’ethnologie peut faire profiter le politique de ses résultats, fournir des renseignements de la plus vaste portée, concernant de grandes questions comme l’intégration de cultures différentes dans un système économique et politique mondial, etc… ; elle peut également mettre ses méthodes d’enquête au service de l’analyse « objective » de la civilisation américaine elle-même. On ne s’étonnera pas si, depuis 1941, les spécialistes américains de l’anthropologie appliquée se soient groupés en une société qui publie sa revue Applied Anthropology, si chaque année les administrations américaines font davantage appel à des anthropologues, non seulement pour faciliter leur politique ou leur propagande dans leurs territoires d’outre-mer, mais encore pour l’établissement et la conduite de leurs programmes métropolitains. Appartenant à la même école et ayant la même optique que Linton, Clyde Kluckhohn écrit en 1949 tout un livre, Mirror for Man [2] pour persuader l’Américain moyen de l’utilité de l’anthropologie pour la solution des problèmes qu’il rencontre chaque jour. Il s’agit presque d’un nouveau scientisme, d’une nouvelle foi, qui s’exprime très bien dans la formule qui clôt The Cultural Background of Personality : « Les pionniers ne peuvent que pousser plus avant, soutenus par la conviction que quelque part sur ce vaste territoire se dissimule le savoir qui armera l’homme pour sa victoire la plus grande : la conquête de lui-même. » Pareillement, Linton écrivait en 1935 : «  L’intel­ ligence de ces réalités ouvrira la possibilité de leur contrôle et, pour la première fois depuis des millions d’années qu’elle existe, l’humanité sera en mesure de déterminer son avenir délibérément et intelligemment.  » La pratique sociale à laquelle nous convie par essence la science de l’homme, anthropologie y comprise, en vient à avoir des résonances étrangement humanistes…

Mais cet esprit pragmatiste est remarquable, non seulement dans le cadre de la finalité propre des recherches, mais aussi au sein de la recherche scientifique elle-même. Les concepts théoriques utilisés par le chercheur doivent avant tout être efficaces, c’est-à-dire être le mieux adaptés possible au progrès de la recherche. De ce souci dominant d’efficacité heuristique l’ouvrage de Linton est également un exemple typique. Chaque fois qu’une conception de l’homme bloque la recherche, il convient de la rejeter ; au contraire, toute conception permet­ tant l’approfondissement de l’expérience et la découverte de faits nouveaux doit être adoptée. Aussi le reproche de stérilité est le plus grave qu’un « social-scientist » puisse faire à une conception théorique.

D’où le rôle, si surprenant pour nous, qui est attribué aux concepts et surtout aux définitions. La seule utilité du concept est de favoriser la solution d’un problème : il est bon s’il la favorise, mauvais s’il ne la favorise pas. Alors qu’un esprit européen se demanderait plutôt : « que puis-je faire avec ce concept ? », le chercheur américain se pose la question sui­ vante : « quel concept me faut-il pour résoudre tel problème concret ? ». Autrement dit, les concepts n’ont vraiment qu’une valeur opératoire : et c’est pourquoi ils doivent être parfaitement définis. Le travail consistant à donner une définition exacte d’un terme est généralement préliminaire à toute étude. Ainsi, Allport, dans son ouvrage célèbre sur la personnalité (Personality, 1937), critique une bonne douzaine de définitions de la personne, avant de proposer et de commenter terme à terme la sienne propre : aussi bien la justifiera-t-il uniquement en disant qu’elle permet mieux que les autres de classer et d’interpréter les faits, les data. Lors d’une discussion organisée en 1949 sous les auspices du Vicking Fund, une polémique fort amusante mit aux prises David Bidney, un anthropologue lui aussi, et Linton, au sujet de ce même concept de person­nalité. Bidney critiquait comme « idéaliste » la définition lintonienne, et proposait une définition psychosociologique de son cru : « La valeur d’une définition, répondait Linton, est toujours relative à un point de vue déterminé ; on peut définir une bombe en fonction du dommage qu’elle peut causer, ou de sa charge d’explosif : cela dépend de ce que l’on veut faire. » Il en résulte que, si l’on veut se débrouiller dans le fil des simplifications que peut prendre un même terme chez un auteur ou chez un autre, il suffit de savoir quel est le but visé par celui qui l’emploie. Ainsi, le livre de Linton mettant systématiquement l’accent sur l’individu concret et sur sa conduite, sur le côté individuel des comportements sociaux, sa définition de la « culture » sera faite en fonction de cette optique, elle sera faite en termes de conduites individuelles.

Il faut ajouter enfin, si l’on veut caractériser les tendances actuelles des « sciences de la politique » aux États-Unis, qu’on assiste à une disparition graduelle des barrières qui ont existé primitivement, et qui existent souvent encore, entre les diverses sciences de l’homme. La naissance de la psychologie sociale et de la sociologie psychologique a obéi également à un mobile pragmatiste : s’il s’avère que l’individu intègre au fur et à mesure de la formation de sa personnalité des normes, des modèles, des attitudes préexistantes dans le milieu ; s’il s’avère que les faits sociaux prennent nécessairement racine dans des comportements individuels, il est vain de réserver l’étude des conduites individuelles au psychologue, l’étude des groupes sociaux aux sociologues. L’efficacité de la recherche est au prix d’une collaboration ; à tout le moins, les diverses optiques doivent-elles se combiner, chaque science doit-elle « s’ouvrir » aux autres, en se refusant à l’annexion, plus dangereuse encore que la solitude. Cela ne va certes pas sans embarras : en particulier, le psychologue, le sociologue, l’ethnologue et l’ économiste ne parlent pas toujours la même langue, et s’ils utilisent parfois les mêmes concepts, ce n’est pas toujours dans un même sens. D’où méprises et, ce qui est plus grave, difficultés pour aborder avec les armes adéquates tout le no man’s land qui existe entre les limites des différentes disciplines. Si l’intégration des sciences humaines se révèle difficile, c’est en fait moins à cause d’une sorte d’instinct du territoire qui (à l’inverse de ce qui se passe fréquemment en Europe) n’obsède guère le chercheur américain, qu’en raison de la nécessité d’élaborer des conceptions théoriques permettant à l’intégration de se réaliser pratiquement. On mesure donc l’importance de la tentative de Linton, qui est jusqu’à présent la plus consciente qui ait été effectuée par un « social-scientist » pour renouveler l’appareil conceptuel permettant de décrire et d’interpréter les interactions entre l’individuel et le social, dans le cadre des rapports entre culture et personnalité. À la base de cette tentative, on pourrait découvrir une véritable aventure personnelle : en rencontrant Abraham Kardiner, psychanalyste, l’anthropologue Linton dut trouver une armature conceptuelle lui permettant d’interpréter psychologiquement son propre savoir d’ethnologue. Et c’est ainsi qu’est né The Cultural Background of Personality.

Mais on aurait tort de rapporter simplement au pragmatisme américain l’importance prise par les disciplines qui intègrent la sociologie, l’ethnologie et la sociologie. En effet – et l’essai même de Linton témoigne en ce sens – il s’agit en général plus d’une psychologisation des sciences sociales, que de l’inverse. Tout se passe comme si on avait été, aux États-Unis, plus sensible qu’ailleurs aux travaux de Tarde, par exemple, qui ont eu très peu de résonance en France, mais qui dans le fond sont à l’origine de la micro-sociologie du style Moreno. À ce besoin de « psychologiser » les problèmes sociaux, plusieurs causes peuvent être trouvées. D’abord, les Américains se sont très vite trouvé concrètement en face de problèmes posés par la présence de minorités raciales ayant une culture particulière (Indiens par exemple), ou d’immigrants apportant avec eux leurs propres coutumes : comment réaliser pratiquement l’adaptation d’individus, déjà enculturés, à de nouvelles formes culturelles ? Pour étudier cette adaptation, cette « acculturation », il faut se placer à la fois du point de vue de la culture nouvelle et du point de vue de l’individualité psychologique. C’est pour­ quoi on ne sera point surpris de la fréquence avec laquelle reviennent, chez Linton, des exemples tirés de l’immigration. D’autre part – et c’est la seconde cause – il est certain qu’il faut relier cette « psychologisation » de la sociologie à la persistance des prémisses libéralistes qui n’ont jamais été sérieusement entamées par le marxisme aux États-Unis. Non seulement la praxis marxiste, mais aussi l’optique méthodologique propre au marxisme, sont totalement ignorées : nous aurons l’occasion de nous en apercevoir à propos de la notion de « classe ». On peut se demander si, malgré les professions de foi « relativistes », malgré l’idée souvent répétée qu’aucun système n’a de valeur absolue, les sciences de l’homme américaines ne sont pas étroitement déterminées par des institutions qu’on se préoccupe davantage de « réformer » que de transformer. Le psychologisme des « social-scientists » exprimerait alors la situation culturelle propre à leur milieu politique et économique, ce qui remettrait alors en question le positivisme dont ils se prévalent.

Qu’il nous suffise pour l’instant de signaler que Linton représente bien une tendance empiriste, pragmatiste et psychologiste typique des sciences humaines aux États-Unis. Mais n’oublions pas qu’il est anthropologue. En abordant le problème de l’intégration des optiques différentes sur l’homme, il se place du point de vue d’un ethnologue qui se veut sensible aux comportements individuels qui sous-entendent les institutions : il se présente alors comme un théoricien de l’anthropologie psychologique.

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Les termes « anthropologie », « ethnologie », « anthropologie culturelle », « anthropologie sociale », etc…, étant souvent pris l’un pour l’autre, et étant d’ailleurs souvent réellement synonymes, il serait impossible de situer l’effort de Linton sans indiquer au moins schématiquement quelles sont les grandes avenues et les grandes perspectives des sciences dites « anthropologiques ».

Il convient d’abord d’éliminer des recherches sociologiques l’anthropologie physique, qui étudie les caractères morphologiques des divers types raciaux, et qui, partant, n’appartient pas aux « sciences morales », mais à la biologie. Au sens large, l’anthropologie est la science de l’homme et de ses œuvres – Man and his Works, tel est le titre d’un important ouvrage de M. J. Herskovits – , la science des civilisations.

Bien qu’abordant à l’heure actuelle, surtout aux États-Unis, les sociétés modernes, l’anthropologie étudie pourtant d’une façon privilégiée les sociétés primitives. Et ici encore, il conviendrait d’éliminer une discipline voisine, et qui a de nombreux points communs avec elle : l’archéologie. Si cette dernière se préoccupe bien en effet de faits de civilisation, c’est en quelque sorte pour eux-mêmes, et abstraction faite des structures sociales, des touts culturels dont ils font partie. Or, même s’il lui arrive de recourir à l’histoire de sociétés qu’il étudie, l’ethnologue n’éprouve qu’un intérêt très indirect pour les objets ou les œuvres d’art, vestiges du passé des peuples.

On pourrait alors, en suivant un article de Georges Balandier [3] distinguer une sorte de gradation entre l’objet de l’ethnographie, de l’ethnologie et de l’anthropologie proprement dite. L’ethnographie est la démarche initiale qui consiste à observer et analyser « sur le terrain » les mœurs et les institutions d’un peuple. Le Manuel d’Ethnographie de Marcel Griaule (1957) est un excellent résumé des méthodes maintenant utilisées dans ce travail fondamental. L’ethnologie implique un effort de synthèse, et consiste donc en une reprise systématique des données obtenues, soit pour reconstruire les structures institutionnelles de la société, soit pour retrouver l’histoire de son évolution culturelle, soit encore pour comparer diverses sociétés et diverses cultures en ajustant des connaissances relatives à des groupes voisins. Quant à l’anthropologie au sens strict, elle se présente comme une interprétation théorique des faits de culture, elle tend à transcender la diversité et à rechercher des propriétés générales caractérisant toute vie en groupe.

Mais Balandier reconnaît lui-même que le mot ’ anthropologie ’ recouvre la plupart du temps ces trois « moments » de la recherche. Aussi est-il préférable de dire qu’une fois le travail proprement ethnographique effectué (lui seul apporte les data indispensables), l’« anthropologie » ou l’« ethnologie » rassemble toutes les démarches interprétatives qui transforment les données brutes en matériel scientifique et en conceptions théoriques. Et c’est précisément en fonction du style de cette interprétation, elle-même dépendante de l’optique et des desseins du chercheur, que se sont distinguées et que se distinguent à l’heure actuelle les diverses écoles.

Les premiers ethnologues (Morgan, Frazer, Tylor, Rivers) se préoccupaient moins de la structure des institutions des peuplades primitives, ou du fonctionnement de leurs cultures, que de retrouver à travers elles un schéma des origines et de l’évolution des civilisations. Leurs conceptions étaient dominées par la notion d’un progrès, d’un développement continu de la barbarie à la civilisation. Ainsi Morgan distinguait-il dans son Ancient Society (1877) trois périodes principales dans le développement socio-culturel de l’homme : la Sauvagerie, la Barbarie et la Civilisation. La méthode d’investigation que ces ethnologues élaborèrent était étroitement axée sur ce propos, de reconstruire le cours hypothétique d’une telle évolution ; les documents ethnographiques qu’ils utilisaient étaient uniquement des récits de voyageurs. Certes, des divergences théoriques opposent les « évolutionnistes » et les « diffusionnistes » de cette époque : les uns s’attachant davantage au développement unilinéaire d’une peuplade, les autres davantage aux contacts historiques qui permirent la « diffusion » d’un élément culturel d’un groupe à l’autre au cours de l’histoire. Mais le procédé fondamental de ce qui pendant longtemps s’identifia à la démarche ethnologique, est de recourir à une reconstruction historique hypothétique pour expliquer les caractéristiques culturelles et raciales des peuples par leur mouvement, leur mélange, ou la diffusion de leur culture.

L’anthropologie moderne s’est constituée en réaction contre ces reconstitutions arbitraires. Abandonnant les sables mouvants de l’« historicisme », Radcliffe-Brown et Malinowski veulent étudier les sociétés élémentaires comme des touts actuels où il est nécessaire de saisir les relations entre les parties et l’ensemble.

Radcliffe-Brown se distingue cependant de Malinowski en deux points. D’abord, il s’intéresse davantage aux structures sociales, entendues comme systèmes d’institutions, qu’aux cultures, entendues comme ensembles de coutumes, modes de vie, etc... Ensuite, il récuse le point de vue psychologique dont au contraire Malinowski fait grand usage : pour ce der­ nier, on ne comprendrait rien aux institutions elles-mêmes, si on ne les référait aux besoins humains qu’elles contribuent à satisfaire plus ou moins directement. C’est pourquoi le « fonctionnalisme » de Malinowski va plus dans le sens des perspectives américaines que celui de Radcliffe-Brown. Si tous deux parlent des faits sociaux en termes de ’ fonctions ’’, Malinowski accueille d’avance les recherches psychologiques (aussi bien est-il le premier à avoir posé le problème de l’universalité du complexe d’Œdipe), alors que Radcliffe-Brown fait de l’ethnologie une science nettement en dehors de la psychologie et de l’histoire. Les travaux de Radcliffe-Brown [4] ont été à l’origine de l’école anglaise d’anthropologie sociale, dont E. Evans-Pritchard est actuellement un des plus typiques représentants. « Étude des sociétés plus que des cultures », cette branche de l’ethnologie, écrit ce dernier dans sa Social Anthropology (1951) « étudie le comportement social dans ses formes institutionnalisées, comme la famille, l’organisation politique, les règles juridiques, etc… , et les relations entre de telles institutions ». De leur côté, les travaux de Malinowski [5] sont à l’origine de l’anthropologie culturelle américaine, qui prétend réintroduire directement l’humain dans le social, traiter psychologiquement les faits culturels plus encore que les faits structuraux, et enfin réintroduire le cas échéant des schémas historiques d’une manière il est vrai moins ambitieuse que les historicistes du siècle passé.

Les premiers représentants de l’école américaine d’anthropologie culturelle sont F. Boas, Sapir, Wissler, Kroeber, Lowie et Godenweiser [6]. Se rattachant d’ailleurs autant à Marcel Mauss qu’au fonctionnalisme, ils s’accordent sur les raisons suivantes d’intégrer le point de vue psychologique en ethnologie. D’abord, la culture est le fondement des structures sociales elles-mêmes ; toute institution se traduit en dernière analyse par un système de comportements s’imposant aux individus, comportements qu’il leur faut apprendre. Si la culture est l’élément appris du comportement humain, il suit évidemment qu’on ne peut faire abstraction de l’individu qui apprend. Ensuite, toute forme d’action, toute croyance, toute institution a un sens : la culture a une signification pour ceux qui vivent en conformité avec elle. Un objet ne figure dans la vie d’un peuple que s’il est reconnu comme tel : c’est seulement après avoir pris une signification qu’un objet prend vie aux yeux de la culture. Ce qui est vécu et agi par les hommes est essentiel dans l’explication même des faits culturels, qu’on se place, comme Boas, d’un point de vue plus analytique et historisant, ou, comme Mauss et Kroeber, d’un point de vue plus fonctionnaliste et synthétique. Nécessité donc d’une approche « compréhensive », en considérant la culture elle-même comme l’aspect humain du social. Enfin, il serait impossible d’expliquer la relative stabilité culturelle d’un peuple sans faire intervenir les processus d’enculturation individuelle, c’est-à-dire les mécanismes de socialisation. « L’enculturation de l’individu dans les premières années de sa vie, écrira Herskovits, est le principal mécanisme de la stabilité culturelle. » En même temps, les changements culturels proviennent de la manière dont les individus infléchissent les modèles culturels, ou contribuent à en créer de nouveaux.

Aussi, la définition de la « culture » évolue chez les « culturalistes » d’une conception objectiviste (la culture comme chose en soi) à une conception de plus en plus subjectiviste (la culture en tant que vécue par les individus).

Toutefois, les travaux des auteurs précités n’utilisent pas encore d’une manière systématique l’outil d’analyse que pourrait leur offrir la psychologie scientifique. Ils se contentent d’utiliser les catégories générales de la psychologie académique et parfois de la psychanalyse. Avec Margaret Mead et Ruth Benedict, apparaît pour la première fois, aux alentours de 1930, l’école d’anthropologie psychologique à laquelle se rattache Linton, qui axe ses recherches autant sur l’analyse de la culture que sur celle de la personnalité. Le couple conceptuel « culture-personnalité » devient le centre même de l’intérêt de l’ethnologue partant à la conquête scientifique d’une civilisation. Nous sommes aux antipodes de l’anthropologie sociale anglaise qui proclame encore avec Pritchard que « les tentatives pour construire l’ethnologie sur les fondations de la psychologie reviennent à construire une maison sur des sables mouvants ».

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Margaret Mead a profondément marqué le destin de l’anthropologie culturelle. Dès 1929, dans le fameux Coming Age in Samoa [7], elle cherchait à relier certaines caractéristiques psychologiques des individus aux conditions particulières de la culture : les institutions et les mœurs sont telles à Samoa que les jeunes gens et jeunes filles sont à l’abri des troubles qui accompagnent, dans la société américaine, la période d’adolescence ; ils n’ont aucun conflit à résoudre, et il s’agit d’une période sans histoires. Les derniers ouvrages strictement ethnographiques de M. Mead datent de 1951.

Mais l’œuvre fondamentale des premiers travaux sur le thème culture-personnalité est probablement Patterns of Culture, de Ruth Benedict, qui parut en 1934 et fut traduite en français sous le titre modifié d’Échantillons ( ?) de civilisation. Ruth Benedict considère que chaque culture comporte un type de personnalité approuvée prédominant, qu’il est essentiel à l’ethnologue de découvrir. Ce type approuvé est, selon R. Benedict, isomorphe aux caractéristiques psychologiques fondamentales de la culture (ainsi « dyonisien » dans les cultures « dyonisiennes », « appollonnien » dans les cultures « appollonniennes »), comme si les individus reflétaient le tout de la culture. Pour expliquer la formation de cette individualité-reflet, Ruth Benedict imagine que tout individu apporte en naissant des potentialités très diverses, et que le milieu sélectionne certaines d’entre elles, notamment en présentant à l’individu des modèles, des « patrons » (patterns) qu’il doit suivre pour être adapté à la vie du groupe. « Le type culturel de toute civilisation utilise un certain segment du grand arc des buts et motifs humains potentiels, de même que toute culture utilise certains matériaux techniques choisis ou des traits culturels. Le grand arc au long duquel sont répartis les comportements possibles de l’homme est bien trop vaste et plein de contradictions pour qu’une seule culture puisse en utiliser un segment considérable. La première condition est la sélection. Sans sélection, aucune culture ne pourrait même être intelligible, et les buts qu’elle choisit et fait siens sont beaucoup plus importants que le détail particulier de la technologie ou que la formalité du mariage qu’elle choisit aussi d’une façon semblable. » Dans cette citation, on trouve esquissés tous les thèmes typiques de l’optique culture-personnalité : l’apprentissage culturel, l’existence probable d’une personnalité typique, l’intervention de mécanismes sélectifs. C’est en approfondissant ces thèmes qu’apparaissent les positions diverses de Whiting, Kardiner, Bateson, Bidney, Gorer, pour ne citer que les auteurs principaux, auxquels il faudrait ajouter C. Kluckhohn dont les conceptions sont souvent très proches de celles de Linton.

Comment concevoir, d’abord, l’impact de la culture sur la personnalité ? Les indications de R. Benedict sont de toute évidence trop grossières. Postuler sans plus l’isomorphisme de la culture et de la personnalité est une position simpliste, du point de vue psychologique aussi bien que sociologique. Il faudrait au moins se référer à une théorie permettant de rendre compte des mécanismes psychologiques qui rendent possibles la saisie d’une culture par l’individu. Mais laquelle est la plus profitable à l’anthropologue ?

Il est tentant d’utiliser purement et simplement les théories du learning : l’enculturation s’ effectuerait alors selon le processus classique de la formation des habitudes, avec renforcement des réponses récompensées, élimination des réponses punies, etc… Dans un livre célèbre, Social Learning and Imitation (1941), Miller et Dollard assimilent la socialisation au conditionnement. Résultat de la collaboration d’un psychologue et d’un anthropologue (on trouvera d’autres exemples encore d’une telle collaboration), ce travail était, à vrai dire, entièrement pré­ formé dans une idée de WATSON : « Donnez-moi une douzaine d’enfants bien portants, et je promets d’en prendre un au hasard et de le dresser à devenir n’importe quel type de spécialiste qu’on voudra, docteur, juriste, artiste, marchand et même mendiant ou voleur, quels qu’aient été ses talents ou ses aptitudes, les vocations ou la race de ses ancêtres.  » La même année, Whiting essaie d’expliquer à l’aide des schémas behavioristes, dans Becoming a Kwoma, comment l’enfant né chez les indiens Kwoma devient progressivement un complexe de comportements appris spécifiquement Kwoma. Dans cette perspective, l’individu est considéré uniquement comme une organisation de comportements matériels et extérieurs appris progressivement par un feu roulant de punitions et de récompenses. Mais justement, dira-t-on, la personnalité ne se ramène pas à des apprentissages moteurs, elle est un système de tensions, d’inhibitions et de pulsions acquises formant une ’ intériorité ’. Il faut expliquer l’intériorisation, l’incorporation de normes et de valeurs culturelles : ce que Sherif et Cantril appellent des « ego-involvements » (Psychology of ego-involvements , 1947).

D’où l’appel des anthropologues à la psychanalyse. Les notions d’identification et d’introjection permettent de comprendre comment l’individu devient partiellement conforme à des modèles groupaux. En même temps, la psychanalyse explique comment les contraintes institutionnelles contribuent à former des conduites très différentes des simples habitudes, par suite de mécanismes de défense, de réactions internes aux obstacles, etc… Elle apporte à la psychologie de l’enculturation des conceptions théoriques importantes relatives au rôle de l’imago paternelle ou maternelle, à l’importance des frustrations. Après Malinowski, on découvre la valeur de l’instrument psychanalytique.

Cet intérêt des ethnologues pour la psychanalyse s’accompagne en même temps d’efforts réels de la part des psychanalystes pour s’ « ouvrir » aux problèmes posés par les diversités culturelles. Non seulement Kardiner, mais encore Erikson, Clara Thomson, Sullivan, Karen Horney et surtout Fromm sont les artisans d’une psychanalyse « culturaliste » comme l’écrit G.S. Blum faisant le point des Théories psychanalytiques de la personnalité aux États-Unis (tr. fr. 1953). L’universalité de l’Œdipe n’apparaît plus avec la même évidence, on s’aperçoit que les caractères de la période de latence dépendent de facteurs sociaux, les phénomènes névrotiques sont mis en rapport avec « notre temps » et avec les angoisses qui sont occasionnées par les conflits internes à la culture de nos sociétés, etc… [8].

On ne s’étonnera donc pas que l’impact de la culture sur la personnalité tende de plus en plus à s’exprimer à travers des concepts, sinon orthodoxes, du moins néo-freudiens plus encore que par des concepts purement behavioristes. C’est ainsi que l’idée qu’on trouve primitivement chez M. Mead et chez R. Benedict d’une personnalité « commune » ou « approuvée » typique d’un groupe, s’enrichit considérablement dès qu’un Kardiner l’interprète à travers les schémas analytiques.

Les nombreux travaux qui gravitent autour du problème de l’existence d’un type de personnalité moyen, « modal » dans un groupe donné, sont garants de l’importance qui est accordée par l’anthropologie psychologique à ce problème. D’aucuns parlent du « caractère national », d’autres – comme Kardiner – de la « personnalité de base », d’autres enfin plus généralement d’une « personnalité modale », Mais tous veulent ainsi définir une réalité à la fois individuelle et culturelle, empiriquement observable et logiquement déductible. Ceux qui s’attachent aux traits communs, inférés directement dans une société à l’aide des statistiques, utilisent l’expression « personnalité modale » ; les théoriciens du « caractère national » envisagent ces mêmes traits, mais dans la perspective spécifique d’une société moderne complexe ; quant à la personnalité de base, elle se rapporte dans l’esprit de Kardiner à un noyau complexuel plus profond qui, tout en étant « modal », plonge dans la vie authentiquement personnelle par le biais des mécanismes psychanalytiques qui l’ont formé.

C’est en 1939, dans The lndividual and his Society que Kardiner a formulé pour la première fois sa théorie du basic personality type. Il l’a reprise plus tard, avec quelques modifications, dans The Psychological Frontiers of Society (1945). Et il en a donné un résumé schématique dans un article de The Science of Man in the World Crisis édité cette même année par R. Linton, sous le titre : « The concept of basic personality structure as an operational tool in the social sciences  ». Ce titre même indique bien que l’idée de personnalité de base est, dans l’esprit de Kardiner, un concept, un instrument « opérationnel », de valeur à la fois logique et empirique : logique dans la mesure où il est normal que des conditions d’environnement identiques produisent dans l’enfance le même type de complexes ; empirique dans la mesure où effectivement de tels complexes « basiques » peuvent être réellement observés.

Deux points sont essentiels dans la théorie kardinerienne. En premier lieu, c’est exclusivement dans l’enfance que se forme la P.B [Personnalité de Base]. Ainsi, les enquêtes de Cora Du Bois aux Iles d’Alor, rapportées dans l’ouvrage de 1945, attribuent le caractère anxieux, « financier », instable, des Alorais aux frustrations infantiles, liées elles-mêmes à l’indifférence des mères vis-à-vis de leur progéniture. En second lieu, Kardiner pense que la P.B. est un facteur important d’intégration sociale. D’abord, parce que, véritablement « congénitaux » aux institutions, les traits typiques de la P.B. rendent l’individu réceptif aux normes, aux idéologies du groupe, lui permettent de s’adapter à la culture et d’y trouver un équilibre. Ensuite, parce que la P.B., loin d’être seulement reflet de la culture est en même temps un facteur de l’existence et de la stabilité de la culture. En effet, selon Kardiner, la P.B., en se « projetant » dans les institutions juridiques, religieuses, morales, crée véritablement des éléments fondamentaux de culture. Ainsi, les Dieux alorais sont le résultat d’une « projection » – au sens psychanalytique du terme – de la P.B. : méchants, jaloux, vindicatifs, financière­ ment exigeants, etc… D’où la fameuse équation kardinerienne, qui fait dériver les « institutions secondaires » des « institutions primaires » (mode d’élevage des enfants) par le biais de la P.B.

Les théoriciens du « caractère national », tel Fromm (Escape from Freedom, 1941, trad. fr. La Peur de la liberté, 1963 ; Man for himself, 1949) ont en général tendance à se référer moins aux traits acquis dans l’enfance qu’à toutes les caractéristiques de personnalité relativement permanentes parmi les membres adultes d’une société.« Le caractère social, dit-il, signifie le noyau de la structure caractérielle de la plupart des membres d’un groupe, qui s’est développé en tant que résultat des expériences de base et du mode de vie commun à ce groupe. » Mais Fromm insiste lui aussi sur l’aspect positif du caractère de base. Même s’il n’adopte pas la théorie kardinerienne du rapport entre institutions « primaires » et « secondaires », Fromm ne pense pas moins que le premier critère du C. N. [Caractère National]. est d’être requis par la société, de telle sorte que les caractéristiques qu’il comporte ont pour nature de mener l’individu à « désirer agir comme il a à agir ». Ainsi, dit Fromm, une société industrielle, avec sa mécanisation et sa bureaucratisation, demande des traits comme la discipline, l’ordre, la ponctualité, etc… , qui deviennent à la fois produits et facteurs de culture [9]. Tous ceux qui, à la suite de Fromm, ont étudié le C. N. des sociétés modernes (M. Mead depuis quelques années, Erikson, Gorer) s’intéressent moins à l’enculturation en elle-même, comme facteur de C. N. , qu’à la congruence de la personnalité modale avec la société [10]. Le C.N. peut en effet cimenter la structure sociale : du point de vue de l’individu, il le pousse à agir juste comme son rôle social lui demande d’agir, – du point de vue social, il intériorise et automatise des obligations institutionnelles. Cependant, la congruence peut être instable, voire engendrer des modifications institutionnelles. Dans le capitalisme, dit Fromm, l’individu doit être plein d’initiative, de critique, mais en devenant plus libre, l’individu est plus isolé, et il recherche une nouvelle sécurité qui le rendra réceptif aux idées totalitaires.

Ainsi, l’anthropologie psychologique est parfaitement consciente de la nécessité d’utiliser des concepts nouveaux pour rendre compte à la fois de l’enculturation et du rôle de l’individualité dans le conditionnement à la fois de la stabilité et de la variation culturelle. Peut-être, certes, va-t-on parfois un peu vite : ainsi la célèbre « hypothèse du maillot » de Gorer, expliquant le caractère national russe par l’emmaillottement trop serré du bébé, est d’une grande légèreté. Certes, les études empiriques n’ont probablement pas encore suffisamment assis la valeur réelle de l’hypothèse d’une personnalité modale. Aussi bien, comme le pensent Linton, Kluckhohn, Devereux, n’y a-t-il pas une, mais plusieurs personnalités modales dans une société tant soit peu complexe et, dans ces conditions, il conviendrait de parler de « personnalités multimodale » en fonction des variations sub-culturelles. Malgré tout, ces divers travaux orientent l’anthropologie culturelle vers une voie qui peut être fertile. Bien entendu, jamais l’anthropologie psychologique ne prétend se substituer à l’ethnologie classique. À côté d’elle peut parfaitement exister une anthropologie sociale de type anglais, une anthropologie structurale de type français. Et c’est ce qui se passe en réalité. Son intérêt propre est d’amener le psychologue à chercher les bases psychologiques profondes de la vie sociale et d’orienter l’ethnologue vers une meilleure compréhension du social. Mais a-t-elle actuellement une base conceptuelle suffisamment solide ? C’est pour favoriser un échange de bons services entre psychologue et ethnologue, et pour mettre en conséquence sur pied les bases conceptuelles sérieuses d’une ethno-psychologie, que Linton a écrit son livre, livre sur les intentions et sur le contenu duquel il est temps de revenir.

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Seconde partie disponible ici


[1Trad. fr. De l’homme, Ed. de Minuit, 1968.

[2Tr. fr. Initiation à l’anthropologie, 1965, Dessart.

[3G. Balandier, L’expérience de l’ethnologue et le problème de l’explication, Cahiers Internationaux de Sociologie, juillet-décembre 1956. Cf. aussi, sur les problèmes de définition : Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, 1958, chap. XVII ; sur l’évolution de l’anthropologie : Paul Mercier, Histoire de l’anthropologie, 1966, P.U.F.

[4Radcliffe-Brown, The Social Organisation of Australian Tribes (1931).

[5Malinowski, La vie sexuelle des sauvages du nord-ouest de la Mélanésie, 1929 (trad. fr. 1930) ; La sexualité et sa répression dans les sociétés primitives (trad. fr. Payot, 1933) ; Trois essais sur la vie sociale des primitifs (tr. fr. Payot, 1967) ; Une théorie scientifique de la culture (tr. fr. Maspero, 1967).

[6Leurs travaux principaux se situent entre 1900 et 1940.

Ceux de Kroeber et de Boas sont les plus importants. On pourra lire en traduction, de Sapir, Anthropologie, t. I : Culture et Personnalité, t. II : Culture, Ed. de Minuit, 1967.

[7duit, avec d’autres textes, dans Mœurs et sexualité en Océanie (Pion, 1963).

[8Cf. à ce sujet : G. Bastide, Sociologie et Psychanalyse, P.U.F .. 1950. Sur le double mouvement de rapprochement entre ethnologues et psychologues, cf. J. Stoetzel, La Psychologie sociale, chap. 11. Flammarion, 1963.

[9Cf. aussi E. Fromm, The sane society, 1955 (tr. fr. Société aliénée et société saine, le Courrier du Livre, 1966).

[10C’est ce qu’ont bien montré A. Linkeles et O. Levinson – encore un anthropologue et un psychologue – dans un article de l’Handbook of Social Psychology de Gardner Lindzey (1954) sur « le Caractère national, la Personnalité modale et les Systèmes socioculturels ».


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