Avertissement
Le texte qui suit est on ne peut plus personnel. II aurait été plus précis d’écrire je au lieu de nous. Mais il est des textes où la manière initiale de poser la voix commande le souffle de ce qui suit...
Ce nous qui parle comme un je exprime bien cette nécessité d’une convergence lucide entre révolte collective et insurrection individuelle. II s’agit donc de préciser les conditions à réunir pour que le mouvement de la révolte collective non seulement n’étouffe pas la révolte individuelle, mais que cette dernière oriente la première. Car on aurait l’impression de se perdre si l’une devait exclure l’autre.
En guise de préliminaires à des rencontres trop longtemps attendues
« Le désespoir ressemble à l’espoir en ceci qu’il est une illusion » Lu Hsün (citant Sandor Petofi)
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L’époque a connu un reflux tel que les individus comme nous se retrouvent systématiquement sur la défensive. Nous le constatons jusque dans les aspects les plus quotidiens de notre vie ; il n’est pas de remarque précise ni d’idée pertinente qui ne provoquent autour de nous la méfiance. C’est la résonance même de la précision et de la clarté qui déclenche le dispositif de marginalisation de notre parole. II n’a, bien entendu, jamais été facile d’affirmer sa rupture avec la confusion générale, mais la riposte de ce monde est désormais infiniment plus capillaire et immédiate. Nous vivons une épuisante défaite et notre problème majeur est de ne pas nous perdre dans la conscience de cet échec.
Le somnambulisme est devenu la norme de presque tous les comportements. II nous influence directement, lors même que nous croyons y échapper. Mais nous ne sommes jamais assez abrutis : on nous regarde de toute façon comme des individus qui veulent réveiller les autres en sursaut, leur ôter cette illusion de tranquillité qu’ils ont laborieusement tissée autour d’eux. On sent bien qu’avec nous on n’aura pas cette paix que tous les vaincus trouvent dans l’oubli et la résignation. Ce n’est pas que la défaite subie soit si grave, c’est plutôt que la grande masse de nos contemporains se comporte comme si la catastrophe était déjà arrivée. Nous ne pouvons qu’être inconvenants.
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Il n’est pas dans nos intentions de nous assagir. Pour nous, la vie n’a de sens que si l’on essaye de comprendre et de transformer ce monde, ce qui veut dire aussi se transformer et se comprendre. Ce trait est au fond ce qui nous caractérise et par lequel nous nous reconnaissons.
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Comment nous définir ? Nous sommes de ces individus qui ont fondé leur vie sur un refus des séparations, dans la mesure de ce que la situation permet, évidemment. Nous refusons de n’être qu’un travailleur, un intellectuel, un « oisif », un artiste, un français, un homme, une femme, etc. Nous entendons participer de tout cela à la fois, ce qui fait qu’aucune confrérie ne nous reconnaît pour membre, et qu’elles nous reprochent toutes de frayer avec des concurrentes, alors que nous voudrions jouer de tous ces rôles pour les dissoudre. Le reproche, le plus souvent silencieux mais assurément permanent, qui nous est fait permet à tous les conformismes de se rassurer sans peine : les intellectuels nous méprisent (nous sommes des travailleurs, donc sujets à l’essence de la misère moderne, le manque de temps), les travailleurs ne nous aiment pas (nous échappons à leur condition, bien que par un effort de tous les instants), ceux qui se proclament artistes nous traitent avec condescendance (nous ne suivons pas leurs compromis avec la marchandisation de la culture et nous refusons cette attitude de « mise en scène de soi-même » qui est devenue leur signe de reconnaissance), etc. Nous faisons en fin de compte a peu près l’unanimité contre nous puisque nous prétendons remettre en question l’ordre cauchemardesque de ce monde où tant de gens voudraient (contre tout espoir) trouver leur équilibre. S’accepter et se vouloir déclassé semble être le dernier blasphème possible.
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Nous affrontons ainsi toutes les forces de destruction symbolique (et parfois concrète) que cette société peut utiliser. Nous ne pouvons y résister, qu’à notre manière, c’est-à-dire le plus souvent par la dérobade, aidés en cela par notre allure irrémédiablement plébéienne. En ces temps de soumission zélée et d’élitisme agressif, notre apparence ne nous attire en effet qu’indifférence ou mépris, moments de vérification minutieuse de ce que nous ne sommes ni réconciliés avec ce monde ni soumis à ces principes. II n’est pas jusqu’à notre regard qui ne détonne, à force de refléter cette insolence tenace qui met mal à l’aise y compris ceux qui se proclament révolutionnaires.
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Si parler de refus et de critique de la société passe pour une absurdité, quand ce n’est pas pour un crime, le fait d’envisager une activité subversive nous fera encore baisser dans l’estime de nos contemporains. L’activité subversive est cependant toujours possible, à condition de savoir la distinguer des techniques spécialisées dans l’organisation de la lutte des autres. Cette activité doit exprimer le meilleur de nous-mêmes et ne se conçoit pas dissociée de notre vie courante. Cela ne va pas sans risque et nous devons toujours nous garder du ressurgissement possible de comportements aliénés (pour autant que les ayons tout à fait dépassés). Cependant, dans la mesure où notre attitude vis-à-vis de ceux qui ne participent pas directement à notre entreprise n’est pas une attitude d’instrumentalisation, ce risque ne nous domine pas. Partant d’une révolte individuelle, nous n’avons pas eu à nous « mobiliser ». Le long reflux actuel n’entraîne pas pour nous cette apathie silencieuse ou bavarde qu’adoptent tant d’ex-activistes. Nous ne jouons pas avec la confiance des autres, nous ne cherchons pas à la rendre captive.
Tel est ce qui nous sépare des militants et des politiciens, et c’est décisif. Ceux-là croiront à notre échec inéluctable puisque nous ne voulons convaincre personne. Ils ne peuvent comprendre que nous ne recherchions pas ce qu’ils appellent le « succès », ils ne veulent pas savoir que le secret de la révolution tient à un comportement nuancé : essayer d’activer ce qui dans l’imaginaire de chacun ferait désirer la liberté et la fin de la domination, au lieu de donner des leçons et des ordres.
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Nous sommes donc loin de rechercher des « résultats » immédiats, Même si, de notre vivant, nous ne devions pas connaître de révolte générale, ce ne serait pas pour nous un « échec ». Le premier critère de la lucidité est, une fois de plus hélas, la patience. Aujourd’hui, il faut savoir s’ennuyer, être prêt à attendre par exemple trente années durant le couronnement collectif de notre révolte personnelle. Cela ne veut pas dire ne rien faire, mais agir ici et maintenant, en ne tenant sa révolte que de soi-même.
C’est pourquoi nous ne pouvons que nous cantonner dans des comportements sans emphase et renoncer, entre autres, au ton de fierté tranchant. Notre principal souci doit être de ne causer aucune fascination spontanée, de faire ce qu’il faut pour que ne se forme pas une image exagérée de nos actes ou de nos possibilités.
Cette manière de penser la subversion déroutera les amateurs de système clos : notre goût pour un éclectisme cohérent ne se discute pas. On ne dépasse jamais assez les influences particulières que l’on subit.
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Ce que nous proposons est donc bien austère dans l’immédiat. Le thème de l’ennui historique nécessaire peut également sembler en contradiction avec la perspective du développement libre des individus. En ces temps de narcissisme omniprésent (qui s’accorde si bien avec la soumission à l’argent, à l’Etat ou à un racket plus modeste), on nous accusera de prôner une variante nouvelle du sacrifice individuel. Pour ces mauvais lecteurs il n’y a qu’une réponse : on ne participe d’une révolution (personnelle ou collective) qu’à la condition de ne pas trop s’aimer. En effet, à rebours de ce que les complaisances narcissiques font admettre comme préalable à toute discussion, nous n’en aurons jamais fini avec la nécessité de moments où, si l’on veut atteindre à des capacités plus larges, il faut quelque peu mourir à soi-même. La nécessité d’une relative disponibilité vis-à-vis de soi-même n’est pas une grande découverte et revient au fond à une « banalité de base » : la guerre sociale ne se mène pas seulement hors de soi. Plus que jamais, il est devenu indispensable de répondre à une telle exigence, car si nous ne préexistons pas à la rencontre avec nos semblables, ce dont certains s’autorisent pour nier l’individu (tout en ayant un comportement d’individu), il reste cette difficulté immense : savoir reconnaître ceux qui nous aident à être nous-mêmes, c’est-à-dire d’abord ceux qui ne nous identifient pas avec une surface sociale, que nous voulons de plus en plus fugitive en attendant sa dissolution.
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Notre but est donc d’exister avec et par notre révolte, et de nous former autant que possible une vision qui puisse entrer en résonance avec une de ces situations explosives où se décident des décennies d’histoire. II n’est pas question de se réclamer d’un groupe contre un autre, d’une tradition contre une autre, il n’est que de savoir faire usage de ce qui a été dit et fait autrefois. Nous ne cacherons pas les multiples influences que nous avons subies et que nous pourrions encore subir. Mais nous ne les vénérons pas : elles ne sont, après tout, vivantes qu’à la condition d’être incarnées : L’essentiel de la théorie subversive étant déjà donné, il n’y a pas besoin d’être de grands découvreurs, et nous nous garderons du ridicule de ces « radicaux » qui ne rêvent que de produire la théorie de l’époque alors qu’ils n’ont presque jamais su faire le moindre usage pertinent des théories existantes. II reste comme à chaque époque à mettre en rapport le produit de siècles de luttes individuelles et collectives avec ce que nous vivons, en sachant que la précision est, pour longtemps sans doute, notre seule arme, sur un fond écrasant de faiblesse quantitative.
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