La prématuration humaine

Georges Lapassade
vendredi 15 octobre 2021
par  LieuxCommuns

Chapitre premier, « La prématuration », du livre « L’entrée dans la vie » de Georges Lapassade, 10/18 1963, pp. 23-4 (réed. Anthropos, 2005).


L’homme naît inachevé.

Plusieurs signes le manifestent : la non-fermeture des cloisons cardiaques, les insuffisances inscrites dans les alvéoles pulmonaires, l’immaturité post-natale du système nerveux. Ce sont là des faits d’ordre biologique ; mais ils ont été particulièrement soulignés et interprétés par les psychologues de l’enfance, et ceci dès les premiers développements de l’observation psychogénétique. Un psychologue de l’enfance, Preyer, les décrit ainsi : « Chez l’homme, le nombre des associations possibles entre la vue et les mouvements oculaires coordonnés est si grand, comparé au nombre des associations possibles chez l’animal au moment de la naissance, qu’il ne leur est loisible de se développer qu’au cours d’une longue enfance, d’une longue période après la naissance… Ce n’est qu’à partir de la sixième année, comme l’a montré O. Binswanger, que se trouvent des cellules ganglionnaires complètement développées dans le cerveau de l’enfant : ce n’est qu’à cette époque aussi, selon Sernoff, que se développent les circonvolutions. Ainsi, non seulement le cerveau humain continue à se développer après la naissance, mais il ne se différencie qu’après celle-ci, et ce n’est qu’au deuxième mois qu’il présente des signes morphologiques caractéristiques » [1].

On a souvent interprété cette immaturité comme une prématuration : la naissance a lieu trop tôt, l’enfant doit « achever » dans le monde un développement qui n’a fait que commencer au cours de la vie fœtale. La prématuration de la naissance déterminerait ainsi l’allure spécifique de l’enfance humaine.

L’enfance devrait donc être définie comme la période d’achèvement de ce qui n’est qu’esquissé au terme de la vie intra-utérine. Elle ne serait qu’une naissance continuée, un commencement développé ou, comme dit Nietzsche, « un jour de l’an prolongé » [2] Mais ceci explique et fonde la nécessité d’une enfance, sans rendre entièrement compte de sa singulière longueur. Or on constate que le temps mis pour doubler le poids de l’organisme à la naissance est plus long pour l’espèce humaine que pour les autres espèces vivantes ; que le moment de la marche, et le délai qui le sépare de la venue au monde, est tel que l’enfant humain est plus longtemps inapte à la maîtrise de l’espace. Si l’on considère enfin que la croissance physique ne s’achève chez l’homme qu’entre la vingtième et la trentième année, on doit dire que le temps de maturation correspond à peu près au tiers de la durée totale de la vie -proportion que l’on ne trouve chez aucun autre être vivant.

Le développement connaît enfin des décalages et des discontinuités. Chacun sait que l’homme a des « dents de lait » avant d’avoir sa dentition définitive, et qu’une phase de repos sépare ces deux dentitions. Mais le fait le plus remarquable reste le développement « diphasé » de la sexualité humaine : une première poussée entre trois et cinq ans, suivie d’une phase de repos, puis une seconde floraison à la puberté. Il y a décalage enfin entre les rythmes de maturation des organes et des fonctions : la maturation des connexions neuro-musculaires nécessaires à la marche et au langage s’accomplit au cours de la première enfance ; la maturation sexuelle est achevée beaucoup plus tard ; l’achèvement de la croissance en longueur vient encore plus tardivement et se prolonge plusieurs années après l’accès à la maturité sexuelle.

Les phases de repos sont un trait particulièrement caractéristique : alternant avec des phases d’accélération, elles caractérisent également le rythme général de la croissance. Les organes génitaux féminins ont atteint un terme de croissance autour de la cinquième année ; mais leur fonctionnement ne commence normalement qu’à l’époque de la puberté. Ce caractère se retrouve sur le plan d’ensemble du comportement : à cinq ans, observe Gesell, l’enfant atteint un palier d’équilibre tel qu’il paraît avoir accompli « le premier tour de piste de la longue course vers la maturité » [3]. Cet équilibre des cinq ans sera ensuite bouleversé au cours de nouvelles poussées de croissance.

L’accès de l’homme à la maturité biologique ne s’accomplit donc pas d’un coup. Elle s’effectue lentement, de façon complexe, selon des rythmes qui donnent aux débuts de l’homme dans la vie un caractère tout à fait singulier. Cette singularité a fait l’objet de commentaires divergents. Les hypothèses pour rendre compte des conditions de la naissance et de la signification de l’enfance, s’orientent en effet dans deux directions.

* * *

Certains auteurs proposent d’expliquer l’inachèvement de l’homme à la naissance par la complexité de son organisation psycho-biologique. Ainsi E. de Hartmann écrit : « Chez l’homme, le nouveau-né semble ne rien apporter avec lui et devoir tout apprendre ; en fait, au contraire, il apporte tout, ou du moins infiniment plus que n’apporte l’animal équipé et prêt dès sa sortie de l’œuf, mais il l’apporte à l’état imparfait, car ce qu’il y a à développer chez lui est si considérable qu’au bout de neuf mois de vie embryonnaire, il n’en peut exister que les germes. Ces germes, ces dispositions se développent et mûrissent à mesure que le cerveau de l’enfant se développe par l’expérience » [4]. L’inachèvement initial apparaît ici comme une détermination provisoire ; en réalité, l’enfant humain « apporte tout », mais ce « tout » est encore enveloppé dans le germe ; il est là, provisoirement, à l’état virtuel ; la perfection future de l’adulte est en puissance dans l’imperfection de la naissance.

C’est la doctrine embryologique de la préformation transposée de l’embryologie à la psychologie. Cette transposition était en fait élaborée dès le XVIlle siècle, dans le concept de la perfectibilité. Pour les philosophes des Lumières, ainsi d’ailleurs que pour Rousseau, ce concept signifie qu’on reconnaît à l’homme seul la capacité d’un progrès indéfini qui ne serait qu’actualisation d’un ensemble de possibilités d’abord en sommeil, et que l’expérience réveille. Ce concept sert ainsi, comme le remarque R. Hubert, à distinguer l’homme des autres êtres vivants : selon les Encyclopédistes, « il subsiste entre l’homme et l’animal des différences qui rendent possible la perfectibilité du premier et expliquent au contraire la fixation des instincts chez le second » [5].

Le premier contenu du concept de perfectibilité concerne les potentialités inscrites dans l’être humain à la naissance, développées au cours de l’enfance. Un second aspect de cette notion complète le premier : il concerne l’éducabilité de l’homme.

La longueur de l’enfance humaine rend l’éducation à la fois nécessaire et possible ; l’enfance se caractérise comme condition de possibilité d’un conditionnement. On trouve une expression précise de cette thèse dans la distinction qu’établit Buffon entre l’homme et l’animal :

« Un jeune animal, tant par l’incitation que par l’exemple, apprend en quelques semaines d’âge à faire tout ce que ses père et mère font ; il faut des années à l’enfant, parce qu’en naissant il est sans comparaison beaucoup moins avancé, moins fort et moins formé que ne le sont les petits animaux… L’enfant est donc beaucoup plus lent que l’animal à recevoir l’éducation individuelle ; mais pour cette raison il devient susceptible de celle de l’espèce. Les secours multipliés, les soins continuels qu’exige pendant longtemps son état de faiblesse entretiennent, augmentent l’attachement des père et mère et, soignant le corps, ils cultivent l’esprit. Le temps qu’il faut au premier pour se fortifier tourne au profil du second » [6]. L’aspect que souligne ce texte est celui qui concerne la nécessité de l’éducation : l’enfant, désarmé devant les nécessités de la vie « moins fort et moins formé », doit apprendre, c’est-à-dire recevoir de l’entourage les techniques de vie que la nature ne lui a pas données.

On accentue l’autre aspect de l’éducabilité en soulignant la plasticité propre à l’enfance. C’est là un trait d’observation courante et qui, d’ailleurs, déborde Je cadre de l’espèce humaine : le temps de la croissance des êtres vivants est, par opposition au temps de maturité, celui d’une plasticité qui permet le dressage. Pour parler le langage de Buffon : l’enfance devient ainsi le moment d’une « éducation de l’individu », commune à l’homme et à l’animal. Les êtres vivants qui ont atteint un certain degré d’évolution ont, comme le soulignera J. Fiske [7], une enfance au cours de laquelle ils acquièrent des comportements. Le modèle de ces conduites acquises est fourni par les adultes. On le voit dans la formation des habitudes : certaines conduites nécessaires à la conservation de la vie seraient inscrites dans l’équipement héréditaire ; le poussin picore dès qu’il a brisé sa coquille. D’autres conduites sont au contraire acquises par imitation ou par domestication.

L’« éducation de l’espèce » est le propre de l’homme : des caractères nouveaux sont apparus, qui n’appartiennent pas à la nature ; le langage en est un exemple. L’éducation n’est plus alors la simple mise en activité des conduites propre à « l’éducation individuelle » ; elle implique, au contraire, la transmission de normes et de techniques dont l’ensemble forme ce qu’on nomme aujourd’hui la culture.

L’acculturation de l’enfant humain peut être comprise de deux manières, selon qu’on donne telle ou telle définition de la culture. Dans la perspective de la philosophie des Lumières, qui fonde la distinction introduite par Buffon, la culture constitue la différence spécifique de l’homme, le caractère essentiel de la nature humaine. Dans une perspective plus moderne, la notion de culture s’oppose à la notion de nature : l’homme est un être culturel, et non naturel ; la diversité des cultures brise toute unité fondamentale de l’espèce au bénéfice d’une séparation des styles de vie et des modèles de comportement. Au départ de toute réflexion sur le conditionnement humain, il importe de rappeler cette ambiguïté inhérente à la définition de la culture. Si l’on retient le premier sens, avec l’universalité des Lumières, le conditionnement aura la valeur d’une hominisation progressive ; la préparation éducative à la vie doit être comprise comme une insertion sociale, fondée sur la diversité des normes caractéristiques des diverses sociétés. Dans le premier cas, l’ « acculturation » désigne l’entrée de l’homme dans l’universalité d’une condition ; dans le second, il s’agit, au contraire, du processus qui brise l’unité biologique pour modeler l’individu selon les normes d’un groupe social distinct des autres groupements humains.

Il reste que, dans les deux cas ainsi séparés, l’éducabilité trouve son terme dans l’achèvement des années de formation. L’homme achevé, c’est l’homme adulte. La perfectibilité, avec sa double signification de potentialité et d’éducabilité, suppose un idéal de perfection, et donc la possibilité d’un achèvement.

C’est également à partir d’une perfectibilité qui demande un temps d’actualisation – nous dirions aujourd’hui de maturation – que le philosophe J. Fiske a proposé, en se réclamant de Darwin, d’expliquer la longueur de l’enfance. Fiske, c’est Buffon interprété à la lumière de l’évolutionnisme. Selon Fiske, en effet, l’enfance est un produit de l’évolution : cette conclusion est exigée par le fait que sa durée paraît croître avec la transformation évolutive des êtres vivants. L’explication de cet allongement progressif prend chez Fiske un caractère nettement finaliste. C’est ainsi qu’il écrit dans La destinée de l’homme : « La vie psychologique des animaux les plus inférieurs consiste en quelques actes simples tendant à se procurer la nourriture et à éviter le danger ; ces actes, nous avons coutume de les classer comme instinctifs. Si nous montons l’échelle animale jusqu’à ce que nous arrivions aux oiseaux et aux mammifères supérieurs, nous voyons commencer un changement très remarquable… Les actes que l’animal accomplit au cours de sa vie deviennent beaucoup plus nombreux, beaucoup plus variés et beaucoup plus complexes. Ils sont donc répétés avec moins de fréquence dans le cours de la vie de chaque individu. Conséquemment, la disposition à les accomplir n’est pas complètement organisée dans le système nerveux du rejeton avant la naissance. La courte période d’existence pré-natale ne donne pas un temps suffisant pour l’organisation d’habitudes aussi variées et aussi complexes. Le processus qui, dans les animaux inférieurs, est achevé avant la naissance, voit cet achèvement prorogé dans les animaux supérieurs jusqu’à l’époque suivant la naissance. » [8].

L’existence de l’enfance est ainsi justifiée par une complexité croissante du comportement qui lui serait, on ne sait trop pourquoi, antérieure. Pour Fiske, c’est le psychisme qui détermine l’apparition de l’enfance dans le cours de l’évolution. Le spiritualisme du philosophe dirige ici l’interprétation des faits et la lecture des significations.

Le spiritualisme mis à part, la réponse de H. Wallon au même problème n’est pas très différente. Il écrit en effet : « L’enfant reste beaucoup plus longtemps désarmé devant les nécessités les plus élémentaires de la vie, et les occasions d’apprentissage qu’il doit trouver dans le milieu externe prennent alors une importance décisive. Il y a ainsi relation inverse entre la richesse de l’équipement et l’achèvement de ses parties. Plus grand est le nombre des possibilités, plus grande leur indétermination. » [9]. Ici encore, on le voit, la plasticité d’un être inachevé est invoquée, postulée, pour rendre compte d’une enfance nécessairement longue. Mais d’où vient cette richesse originelle ? On la pose au départ, pour conclure qu’une longue période de maturation est nécessaire à son actualisation.

C’est la théorie modernisée de la perfectibilité. On commence par souligner le lien entre la nécessité des apprentissages -l’homme est un animal qui doit apprendre à vivre – en marquant ici l’importance du milieu extérieur. Puis, on invoque, comme le font Fiske et Preyer, une grande richesse en possibilités qui n’ont pu s’actualiser au cours et au terme d’une vie prénatale trop courte ; ce qui doit rendre compte de l’indétermination originelle de l’organisme néonatal. Mais comment expliquer alors, sinon par la théorie classique d’un perfectionnement progressif des espèces, cette richesse en équipements biologiques invoquée à titre d’explication dernière ? Ou bien on postule, sans le développer, un progrès linéaire qui fait de l’homme l’animal le plus perfectionné ; ou bien on tombe dans un véritable cercle, et l’on explique l’indétermination par l’immaturité et l’immaturité ou la prématuration par l’indétermination

Enfin, ces interprétations oscillent entre les deux aspects du concept de perfectibilité : tantôt on souligne la potentialité des équipements qui doivent mûrir, et tantôt on met l’accent sur l’éducation. Devenir homme, accomplir en soi l’humanité, entrer dans la vie, c’est, dans cette perspective, actualiser la perfectibilité caractéristique de l’espèce ; et c’est en même temps achever d’apprendre à vivre. Dans cette perspective, l’adulte, c’est l’homme développé et formé ; l’enfant ne sert ici qu’à préparer l’adulte.

Mais on peut soutenir le contraire et dire que l’adulte précède l’enfant.

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C’est ce qu’avait déjà vu Darwin. On lit, en effet, dans l’Origine des Espèces : « On sait actuellement que quelques animaux sont aptes à se reproduire à un âge très précoce, avant même d’avoir acquis leurs caractères adultes complets ; si cette faculté venait à prendre chez une espèce un développement considérable, il est probable que l’état adulte de ces animaux se perdrait tôt ou tard ; en ce cas, le caractère de l’espèce tendrait à se modifier et à se dégrader considérablement, surtout si la larve différait beaucoup de la forme adulte. » [10]. L’hypothèse, vérifiée pour certaines espèces animales, de la néoténie évolutive, ne fait que reprendre et développer cette idée.

Le concept de néoténie comporte, en effet, une double signification : il désigne d’abord un fait, par exemple l’existence de batraciens qui conservent leur forme larvaire et se perpétuent sous cette forme. Il peut aussi désigner une idée, celle de Darwin : ces formes juvéniles, fixées au cours de l’évolution, auraient succédé chronologiquement à une forme adulte ancestrale. L’exemple le plus souvent cité est celui de l’axolotl. En 1865, le naturaliste Duméril décrit la métamorphose inattendue de ces batraciens rapportés du Mexique, qu’il voit perdre leurs branchies, passer de la vie aquatique à la vie aérienne [11]. L’observation de Duméril confirmait une hypothèse de Cuvier : l’axolotl, ce « reptile douteux » [12] était bien, en réalité, un batracien dont la structure larvaire était devenue héréditaire. On a pu préciser par la suite que l’axolotl est issu d’un batracien à métamorphose : l’amblystome, dont le développement suit ailleurs le cours normal et complet observé par Duméril dans son laboratoire.

Dans les lacs américains, en effet, la forme axolotl est transitoire ; elle correspond simplement à la « phase têtard », précédant la métamorphose et la forme adulte définitive. Dans certains lacs mexicains au contraire, cette forme adolescente est définitivement fixée ; elle ne précède plus l’état adulte, elle le remplace.

On voit la conséquence de cette découverte pour une théorie de l’évolution. Si le néotène est un adolescent qui a remplacé l’adulte, le progrès évolutif n’est plus la conséquence d’un perfectionnement continu des formes adultes. Au contraire : une nouvelle espèce peut naître d’une enfance conservée, et substituée à la maturité. Dans l’histoire des vivants, l’enfant peut succéder à l’adulte au lieu de le précéder.

C’est là un scandale pour une certaine biologie. Après Darwin, en effet, nombre de biologistes, et notamment Haeckel, ont soutenu l’idée que l’histoire des espèces est analogue à celle des individus. L’adulte est plus parfait que l’enfant – l’axolotl précède l’amblystome – l’homme « descend du singe » – ou du moins d’un anthropoïde adulte perfectionné. Mieux : si, pour se développer, l’amblystome emprunte la forme axolotl, c’est, dirait Haeckel, parce qu’au cours de l’évolution les axolotl – à mi-chemin entre les poissons et les batraciens – ont précédé les amblystomes. La métamorphose de l’individu, qui le fait passer à la forme adulte, ne fait que répéter l’évolution dont il est issu : l’ontogénèse récapitule la phylogénèse. L’homme même, à tel moment de sa vie fœtale, « récapitule » le moment aquatique de la vie [13]. Il passe par un « stade poisson ». L’enfant va ensuite « récapituler » les étapes de l’hominisation ; ses jeux vont « répéter » les activités de nos lointains ancêtres. Grandir, c’est s’humaniser, c’est parcourir en raccourci, dans une existence individuelle, la longue route du progrès de l’humanité. Si les biologistes ont renoncé à ce roman, nombreux sont aujourd’hui les psychologues qui en maintiennent la tradition [14]. Freud a maintenu curieusement, contre l’esprit même de sa découverte, cette théorie : le complexe d’Œdipe est pour lui la répétition ontogénétique du parricide originel [15].

L’hypothèse de la néoténie renverse ces propositions.

Si l’axolotl a succédé à l’amblystome au cours de l’évolution, on ne peut soutenir en même temps que l’amblystome récapitule aujourd’hui, au cours de sa métamorphose, des formes plus anciennes de vie. La « loi biogénétique fondamentale » de Haeckel, ou « loi de récapitulation », ne tient plus. Le progrès ne passe plus nécessairement par le perfectionnement des formes adultes ; il peut s’inscrire, au contraire, dans des formes embryonnaires stabilisées. Tel est le renversement de perspectives suggéré par l’existence d’espèces animales néoténiques. Peut-on l’appliquer à l’explication de l’homme ?

Bolk l’affirme, à partir d’observations qui relèvent d’abord de l’anatomie [16]. Mais il invoque, à titre de preuves complémentaires, des observations d’ordre biologique dont on a déjà souligné l’importance : l’inachèvement de l’organisme à la naissance, la longueur exceptionnelle de l’enfance humaine, les décalages dans le développement. Du coup, le concept de néoténie renouvelle la compréhension de l’homme.

L’inachèvement de l’organisme à la naissance n’est invoqué par Bolk que d’une façon latérale, pour illustrer la lenteur du cours de notre vie. L’homme est « jeté » trop tôt dans le monde : la lenteur du cours de la vie a pu se manifester dans la vie intra-utérine. Se développant moins rapidement, au cours de cette phase, que ses ancêtres, le nouveau-né humain est moins mûr à la naissance. Il lui faut donc continuer à naître, vivre pour venir à la vie.

Telle est aussi la signification de la longueur de l’enfance. Bolk souligne le caractère particulièrement tardif de la puberté chez l’homme en insistant, en même temps, sur l’hétérochronie de ce développement. Tout se passe comme si l’entrée en fonction de l’appareil sexuel avait été différée, ajournée, parce qu’elle se produirait à un âge où le soma féminin n’est pas mûr pour la conception. Or c’est bien là le trait fondamental de la néoténie : le néotène est issu, semble-t-il, d’une disjonction entre les rythmes de développement du soma et du germen : le premier est retardé jusqu’à ne plus atteindre la forme adulte ; le second se développe complètement et parvient à maturité.

Selon Bolk, ces aspects du développement ont une signification commune : ils manifestent l’action d’un processus de retardement. Le cours de notre vie est lent parce qu’il a été ralenti.

Ce ralentissement – ce freinage – n’agit pas de la même manière pour toutes les séquences du développement individuel : il est des phases de développement plus intenses – c’est-à-dire selon Bolk, moins freinées ; ce sont les poussées de croissance. Ce qui varie, c’est le degré de retardement ; mais ce retardement agit pour toute l’espèce humaine, et doit être lui-même expliqué. D’où l’hypothèse bolkienne des hormones inhibitrices, cause dernière de la « fœtalisation » de la forme – c’est ainsi que Bolk nomme l’anatomie néoténique de l’homme – comme du ralentissement du cours de la vie individuelle. Si l’homme est un néotène, c’est parce que la vitesse de croissance de ses ancêtres anthropoïdes a été ralentie. D’où la conservation des structures fœtales ; la néoténie a joué son rôle évolutif. Le cours de la vie humaine témoigne encore de ce ralentissement.

On le voit, Louis Bolk, spécialiste d’anatomie comparée, est avant tout soucieux de comprendre la spécificité de la structure corporelle pour établir, en fonction de son caractère « fœtal », une hypothèse sur nos origines. Renversant le cours traditionnel d’une anatomie comparée mise au service des théories de la descendance, il part de l’homme pour remonter ensuite vers ses ascendants supposés. Il ne fait que développer ainsi une idée de Marx, qui observe que « l’anatomie de l’homme est la clé de l’anatomie du singe » [17] ; il faut partir du néotène pour comprendre l’adulte ascendant. La théorie bolkienne nous fournit ainsi un concept régulateur : dire que l’homme est un néotène, c’est indiquer qu’il a conservé la plasticité de la vie embryonnaire et juvénile, en même temps que sa fragilité. L’homme n’est pas seulement dénudé, comme le souligne Bolk, dans son corps « fœtalisé » ; il l’est aussi dans sa structure psychique, et l’indétermination de ses tendances n’est peut-être elle-même qu’un produit de la fœtalisation des instincts. L’espèce humaine, en tant qu’elle est d’abord une espèce animale, présenterait ainsi non seulement ce caractère singulier que constitue sa morphologie infantile, caractère commun à tous les néotènes, mais encore l’indétermination ouverte d’un être à jamais marqué par un inachèvement originel. Avec l’homme, la néoténie acquiert ainsi un nouveau sens.

L’homme-néotène n’est pas seulement immaturé, il est prématuré. Cet inachèvement spécifique se retrouverait, pour les mêmes causes – et c’est là le second aspect de l’hypothèse – dans le cours de la vie individuelle : le concept de prématuration correspond ici au concept de fœtalisation ; les deux concepts sont liés en une saisie synthétique de l’être biologique de l’homme. L’importance de ce lien est capitale : si, en effet, le cours de la vie humaine est vu dans la perspective de la néoténie, la prématuration n’est pas seulement une caractéristique de la naissance et des débuts de l’homme dans la vie ; elle concerne au contraire la vie entière d’un être qui n’atteindra jamais le statut d’adulte dont il s’est autrefois éloigné. L’inachèvement permanent de l’individu est à l’image de l’inachèvement permanent de l’espèce.

On ne peut donc conserver, pour parler de l’homme, la notion de néoténie, qu’à condition de préciser ceci : s’agissant de l’espèce humaine, la néoténie signifie d’abord l’inachèvement, et ensuite la conservation des formes juvéniles. Or la néoténie n’implique pas nécessairement cela : il est clair, en effet, qu’un batracien néotène est fixé dans sa forme spécifique ; au terme du processus évolutif dont il est issu, il est tout autant déterminé, sur le plan anatomique comme sur le plan fonctionnel, que l’ancêtre qui l’a précédé dans la série animale. C’est pourquoi l’accent mis sur l’inachèvement ne devient véritablement significatif que si l’on retient la plasticité des stades juvéniles pour l’opposer à la stabilité des adultes. Insister sur la néoténie humaine, c’est donc valoriser l’indétermination de la jeunesse et, corrélativement, dévaloriser les déterminations de la maturité. C’est dire, en même temps, que le progrès suppose la plasticité caractéristique des formes embryonnaires de la vie.

Il n’y aurait pas d’histoire humaine si l’homme était resté au stade d’un animal achevé. Un vivant achevé, ajusté à son milieu de vie, n’a pas besoin de progresser, d’inventer des ripostes aux exigences du milieu, à ses carences, de trouver des moyens de compenser ses infériorités. Un exemple, souvent cité, est celui de la nudité. On a coutume d’expliquer ce fait culturel, le vêtement, par la fragilité d’un organisme sans pelage. Il est sans doute moins banal d’expliquer, avec Bolk, ce dénuement par un processus de fœtalisation : les fœtus de primates sont également dénudés ; la néoténie conserve ce caractère fœtal, et induit, de ce fait, une invention qui s’inscrit dans la culture.

Ce qui importe ici, ce n’est pas un problème d’origine, de descendance, mais bien d’abord une détermination de l’être de l’homme. La trouvaille de Bolk est de proposer une explication de ce qu’on avait constaté bien avant lui. Sans doute son but est-il d’expliquer une structure corporelle. Mais on peut, à partir de son enseignement, procéder autrement : on posera, comme principe, non la fœtalisation mais la néoténie de l’homme, dont on cherchera l’illustration ou la preuve aussi bien dans la structure anatomique que dans la biologie ou la pathologie de la croissance.

La réflexion sur la néoténie conduit enfin à mettre en question le concept normatif d’adulte : le ralentissement évolutif crée des espèces nouvelles dont l’existence conduit à réviser les concepts d’adulte et de maturité, tant en biologie qu’en anthropologie. L’adulte, pour le biologiste, c’est l’organisme qui a terminé sa croissance et dont le développement est achevé. La formation du terme l’indique et le souligne : par opposition à l’adolescent (adolescens) l’adulte est formé, mûri, terminé (adultus). Mais que dire de l’axolotl ? Vu sous l’angle de son développement individuel, il devient « adulte » lorsque sa croissance est achevée et qu’il est apte à se reproduire. Mais comparé au batracien à métamorphose dont il est issu, cet axolotl adulte n’apparaît plus véritablement comme tel : il est définitivement fixé à un stade juvénile. On aperçoit ainsi la relativité de la notion d’adulte [18], dont la biologie de la croissance semblait fournir le modèle le plus simple, le moins contestable.

La nature, en tout cas, ne fournit plus de repères. Et la culture ne fait peut-être que répondre à ce manque.

C’est là ce qu’essaie d’exprimer Fromm dans les remarques qu’il consacre à la naissance de l’homme : « Le problème que la race humaine aussi bien que l’individu doit résoudre est celui de naître… L’enfant avant la naissance n’est pas différent de l’enfant après la naissance ; le processus de naissance continue. La naissance au sens conventionnel du terme est seulement le commencement de la naissance dans un sens plus large. La vie entière de l’individu n’est rien d’autre que le processus de donner naissance à soi-même ; en vérité, nous serons pleinement nés quand nous mourrons.  » [19].


[1Preyer, L’Âme de l’enfant. Trad. fr. Paris, Alcan, 1887, p. 56.

[2F. Nietzsche. Le voyageur et son ombre. 2e partie : Humain trop humain, § 269.

[3A. Gesell et F. L. Ilg. Le jeune enfant dans la civilisation moderne, p. 362. Cf. également M. Mead : Mœurs et sexualité en Océanie : la petite Arapesh est « mariable » dès l’âge de cinq ans. Pion, édit.

[4Cité par Preyer, ibid., p. 57.

[5R. Hubert. Les sciences sociales dans l’Encyclopédie. Paris, Alcan, 1923, p. 176.

[6Buffon. Histoire naturelle. Œuvres complètes, 6, Les quadrupèdes, les singes, p. 140.

[7Fiske. The meaning of infancy (1899).

[8J. Fiske. La destinée de l’homme, p. 29-36.

[9H. Wallon. L’évolution psychologique de l’enfant, p. 46.

[10Ch. Darwin. L’origine des espèces, chap. 6.

[11Dumeril. Observation sur la reproduction, Paris, 1866.

[12Cuvier. Recherches anatomiques…, Paris, 1807.

[13Fr. Haeckel. Anthropogénie, Trad. fr. Paris, 1877.

[14La thèse de la récapitulation sociogénétique a été maintes fois soutenue en psychologie de l’enfant. Après Haeckel, elle a été développée, notamment, par Stanley Hall.

[15Freud n’a jamais renoncé à l’hypothèse de la récapitulation invoquée par lui pour rendre compte du complexe d’Œdipe considéré comme la répétition, dans le développement de l’individu, du drame originel de l’humanité décrit dans Totem et tabou. La thèse de la récapitulation est notamment exposée dans l’introduction à la psychanalyse (p. 218 de la traduction française), dans Moïse et le monothéisme, c’est-à-dire jusqu’aux dernières années de la vie de Freud. Or, malgré la « correction » introduite sur cette thèse par Géza Roheim à partir de 1932, la question n’a jamais fait l’objet, à notre connaissance du moins, de véritables débats dans le mouvement psychanalytique. Aujourd’hui encore, certains psychanalystes continuent à admettre l’hypothèse freudienne. D’autres au contraire substituent, avec Géza Roheim, à la théorie freudienne de la récapitulation la théorie bolkienne de la fœtalisation.

[16L. Bolk. Le problème de la genèse humaine, trad. fr. Paris, 1961.

[17K. Marx. Introduction à la critique de l’économie politique, p. 169.

[18Cet ébranlement des normes doit nous aider à dissocier les relations couramment établies entre le progrès et la maturité. Nous ne dirons plus, avec les Aufklärer, que les lumières réalisent, comme le pensait Kant, la maturité de l’homme et que c’est là un progrès décisif. Le progrès, au contraire, peut tout aussi bien consister en une lutte contre une maturité sclérosée, fixée dans son apparente perfection. Et si l’homme est effectivement marqué d’abord par son inachèvement, il faut admettre que cette maturité n’est jamais complète, et qu’il est donc illusoire d’en assigner le terme, l’achèvement définitif.

[19E. Fromm. Le drame fondamental de l’homme : naître à l’humain. L’Age nouveau, n°106. E. Fromm ajoute que la naissance des sociétés peut s’expliquer par un processus analogue : l’art, la religion, l’ensemble des œuvres humaines sont « des tentatives pour résoudre le problème de la naissance d’un être vraiment humain ». Cette remarque indique clairement le renversement opéré par les modernes dans la conception des origines de la civilisation. La culture y est rattachée non plus à la perfectibilité de l’homme comme le faisaient les philosophes des lumières, mais, au contraire, à son imperfection. En même temps, la relation de l’enfance à l’âge adulte est profondément modifiée ; l’âge adulte est réintégré dans une enfance prolongée jusqu’à la mort. Plus exactement, l’enfance, au sens habituel de ce terme, n’est plus que la première phase d’une naissance continuée et qui n’est achevée qu’à la mort.

La thèse de Fromm, qui traduit dans un autre langage la conception bolkienne de l’homme, rejoint certains thèmes majeurs de la pensée contemporaine : l’être humain n’est plus défini par un consentement aux valeurs ; il est au contraire créateur de lui-même. Mais cette création même est marquée par la prématuration. Nous vivons toujours au-delà de nos possibilités, tout comme l’enfant doit, dès la naissance, vivre au-delà de ses forces jusqu’au moment où à l’âge du complexe d’Œdipe, il vit par anticipation son avenir sexuel. Les décalages observés dans la croissance du corps se retrouvent dans le développement de la condition humaine.


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