«  La paix sociale sexuelle est achetée au prix du silence…  » (1/2)

Le silence des agnelles
vendredi 11 décembre 2020
par  LieuxCommuns

L’entretien ci-dessous a donné lieu le 2 avril 2021 à une émission de radio en deux parties, « Violences sexuelles dans les quartiers d’immigration », disponible ici .


Ce texte fait partie de la brochure n°27 :

Pulsions d’empire

Poussées impériales dans les sociétés occidentales



« Toute vie est processus de démolition (…) la marque d’une intelligence de premier plan serait qu’elle soit capable de se fixer sur deux idées contradictoires sans pour autant perdre la capacité de fonctionner. On devrait par exemple pouvoir comprendre que les choses sont sans espoir, et cependant être décidé à les changer  »

F. Scott Fitzgerald, La fêlure

Gabriel, tu vas nous faire part des témoignages que tu as recueillis auprès de jeunes en banlieue, mais peux-tu auparavant te présenter brièvement ?

J’ai travaillé en Seine-Saint-Denis plus de six ans avant de faire complètement autre chose, d’abord dans une association privée qui s’occupait d’aide aux mineurs en difficulté (errance, rupture familiale, mineurs isolés…) puis dans un secteur public qui s’occupe de mineurs déjà placés, de jeunes « en contrat jeune majeur » ou en suivis divers par les services sociaux.

Tous ces témoignages sont réels, redondants et très familiers pour bon nombre d’ac­teurs du social. Ils sont peu divulgués car il y a la notion de secret professionnel, mais aussi par habitude, on ne parle pas de ces choses-là à l’extérieur ou très peu, au même titre qu’une femme battue n’ira pas évoquer ses difficultés, c’est un mélange de pudeur et de « devoir de réserve ». Je précise que j’ai un certain nombre de collègues qui dé­missionnent ou qui sont dans un absentéisme chronique ; d’autres, d’un profil plus opportuniste, n’ayant aucun sens du service public, profitant de leur statut de titulaire fraîchement acquis, peuvent ne travailler que 3 mois dans l’année sans être inquiétés ni financièrement, ni par leur hiérarchie, ils enchaînent sans réserve les arrêts maladie de convenance. Enfin, il y a tous ceux qui sont sous antidépresseurs afin de continuer à faire le job, c’est-à-dire pas suffisamment voire pas grand-chose : soustraire l’enfant à la cellule familiale ou au milieu ambiant, le déplacer ou le mettre en foyer, ce qui parfois est bien pire notamment pour les jeunes filles et les adolescents homosexuels, car ils sont des cibles faciles.

Il y a aussi un certain nombre d’adolescents qui font semblant d’être ce qu’ils ne sont pas, pour ne pas subir les foudres des petits caïds et se voir maltraités à leur tour. On re­trouve ici le système mafieux dans toute sa clarté, si tu n’es pas avec nous tu es contre nous.

Les jeunes évoqués ici ont entre 12 et 17 ans, certains sont majeurs et tous viennent du 93.

Est-ce que tu peux nous donner quelques exemples ?

Je commencerai par des témoignages non écrits dont je me souviens, mais qui sont restés pour moi assez révélateurs de la détresse et de la brutalité de l’environnement pour ces jeunes.

Tous les jours, tous les soirs, qu’il pleuve ou qu’il vente, dans des coins de collèges ou lycées (oui oui, collèges aussi), des arrière-cours d’immeubles, des apparts ou des voitures en fond de parking, des jeunes filles se font défoncer la gueule, la dignité ou le fondement dans une totale indifférence, non si pardon, par-ci par-là des « Ouh oh, la, la ! Quelle horreur ! Ça fait jeune, pauvre gamine… merci, au revoir ». Au cas où certains ne s’en rendraient pas encore compte, zone de non-droit ne veut rien dire, parce qu’il y a bien un droit : celui du plus fort. Un droit, une loi et même des usages.

Alors voilà. Entendus, recueillis à l’hosto ou dans divers services sociaux, souvent redondants, donnant lieu à des plaintes ou non selon le souhait des adolescentes, ici des témoignages dont l’anonymat reste bien sûr ssentiel.

Ils se répètent et très souvent se ressemblent :

  • « On sortait du collège, il m’a dit raccompagne-moi juste chez moi et il a porté mon sac avec mes affaires dedans. Quand on était devant sa porte il a ouvert et a jeté mon sac au fond du couloir, j’ai dit pourquoi tu fais ça et j’ai couru chercher mon sac, après il a fermé la porte et il a insisté deux heures, j’avais peur que sa mère revienne alors on l’a fait, après j’ai dû partir vite, c’était ma première fois. J’ai oublié mon sac mais il a crié quand j’ai sonné. Je suis rentrée et c’est là que mon cousin m’a tapée parce que tout le monde avait fini le repas, on m’attendait, j’ai rien osé dire »
  • « Léducatrice m’a dit que c’était pas normal d’embrasser d’abord le sexe de son copain alors qu’on s’est jamais embrassés sur la bouche avant, mais j’ai des copines qui le font aussi j’ai pas réfléchi du coup, ça se fait. Mais je sais que si il te demande de le faire à ses copains, là c’est pas normal. Après j’ai des copines qui le font pour faire plaisir à leur copain. Après c’est difficile, une fois que ça commence les garçons te lâchent plus »
  • « On va ensemble aux toilettes, c’est mieux sinon des garçons te demandent des fellations »
  • « Il faut taper une autre fille, n’importe laquelle, sinon tu montres pas ta force, on te prend pour une faible, et après les garçons rigolent de toi et des fois ils t’emmènent derrière et te touchent et tout. Une fois j’ai même frappé une copine à moi mais tout le monde fait ça, si t’es faible tu te fais trop taper après »
  • « Jai fait confiance à la fille, elle m’a amené chez son copain mais après elle est partie et des garçons sont venus, j’ai dû coucher avec tout le monde, j’ai peur que ça recommence et surtout que ça se sache, mon père va me tuer »
  • « Jai pas voulu sortir avec un garçon, il a mis mon nom sur « balance ta keh » sur snap. Même si t’as rien fait, une fois que tu es dessus t’es comme une pute, et si tu te fais violer c’est de ta faute. Moi je suis encore vierge et je me fais insulter, je vais plus en cours, j’aimerais changer de lycée. Il y avait un garçon que j’aimais bien, il me traite de salope, ça c’est dur pour moi »
  • « Il m’a dit ou tu me suces et je dirai rien, ou tu me suces pas et alors je dirai à tout le monde que tu l’as fait, donc je l’ai fait, il l’a quand même dit. J’aimerais partir, j’en peux plus des insultes, j’ai arrêté d’aller en cours »
  • « Il m’a fait comme mon premier mec, pour pas qu’il y ait de marque : il met la main en bas sous mes côtes, enfonce et remonte et ça fait très mal, alors je dis oui, mainte­nant je réfléchis plus, je me laisse faire. Même si c’est mon copain, des fois j’ai pas envie mais j’ai pas le choix »
  • « Ma mère a pas voulu que je dise ce que mon oncle a fait, après j’ai été placée, et j’ai été violée plusieurs fois à côté du foyer mais après ça s’est arrêté, ils étaient gentils. On m’a dit dans la famille tu vaux rien, en attendant j’ai 6 000 euros et des fois plus depuis que je fais ça dans la chambre à l’hôtel, à côté un garçon surveille toujours si ça se passe bien, j’ai confiance, il était dans mon lycée. Je vois des fois trois personnes par jour mais à 16 ans j’arrête, je retourne chez ma grande sœur, elle a de la place pour moi »
  • « Après une dispute avec mon père je suis allée marcher dehors et je voulais pas rentrer, un homme a dit vient dormir chez moi, tu peux pas rester dehors, j’ai dû lui faire vous savez quoi dans l’escalier, après il a insisté, j’avais peur, j’ai couché deux fois avec lui, il devenait méchant et à 5 heures il m’a ramenée vers le tram. En rentrant mon frère m’a tapée et donc j’ai un œil enflé maintenant »
  • « J’ai pris le train pour aller voir ma sœur à son foyer, j’ai marché en attendant que ça ouvre et un homme m’a proposé d’attendre chez lui. Il avait l’air gentil, on a mangé, et puis après je me souviens d’une voiture avec des formes dedans, j’étais assise derrière et je me suis réveillée avec ma culotte en bas, j’étais dans un parking, on était déjà le samedi et j’ai retrouvé ma sœur. Elle m’a dit de faire attention la pro­chaine fois »

Et du côté des garçons ?

  • « Jétais avec un copain, il m’a dit viens on va à l’appart de mon cousin, sa mère est pas là. Il y avait une fille là-bas qui était pas bien, elle dormait à moitié et mon copain a couché avec, après il m’a dit vas-y, alors j’ai fait semblant. Je dors plus bien, je pense souvent à la fille, elle est encore dans le quartier et se fait insulter, moi aussi je l’insulte, je fais comme tout le monde »
  • « On m’a demandé de tenir les bras d’une fille qui dormait, elle ne bougeait pas, j’ai pas compris, je suis parti, je me sentais mal, je savais pas quoi faire, après les deux jeunes sont allés en prison et un copain m’a dit que un des deux se fait violer tous les soirs là-bas, c’est sa copine qui l’a dit »
  • « Jétais avec des copains et des gars sont venus en scooter, on m’a volé ma banane, j’étais choqué, mon copain a pris une droite, ils l’ont tapé, j’ai couru mais dans la petite rue ils m’ont donné des coups de pieds partout. J’ai dit à ma mère que je suis tombé avec le scooter de quelqu’un, comme je saignais. Je fais plus de sport parce qu’on doit passer devant un autre lycée et c’est dangereux. Je fume tous les jours, comme ça j’oublie, j’ai peur dès que je sors, je tourne la tête sans arrêt, j’ai l’impres­sion de devenir fou  »
  • « Toutes mes copines sont plus fortes que moi, je me suis tellement fait taper parce que je me maquillais et que j’étais un garçon, maintenant je me protège, si mes copines étaient pas là je ne sortirais plus du tout »

On pourrait bien sûr continuer longtemps, et il y a bien sûr plus violent. Les viols, tournantes, pressions constantes, fellations à la sauvette, tabassages de jeunes, se font en toute impunité chaque jour, et chaque jour un pénis rentre dans une bouche ou un corps qui ne veut pas, et certains jeunes terrorisés à répétition font semblant d’en être ou ne disent rien pour éviter le pire. Il y a la loi du plus fort, et le silence des agnelles. Pour­quoi se gêner ? Personne ne dira rien. Territoires perdus de la morale et du consentement. La liberté n’est et ne sera jamais une débauche perpétuelle.

Cela doit avoir des conséquences dans la vie publique…

Beaucoup de stress quant à l’habillement. Le choix parait simple : s’habiller de manière à ne pas être attractive ou repérable (se masculiniser ou être constamment en position de « jeune maman » qui s’occupe des courses et des jeunes frères et sœurs, mettre un voile et une tenue informe en montrant une piété ostensible, etc.) ou s’habiller comme on veut et plonger dans la spirale infernale de critiques, micro-agressions ou viols qui peuvent mener la jeune à se prostituer, petit à petit ou de manière brutale, c’est-à-dire du jour au lendemain. Une chose est sûre : une fois que l’environnement (voisins, certains jeunes du quartier) ont décidé d’identifier et de qualifier la jeune de « pute », c’est terminé, il n’y a aucun moyen d’en sortir, et quand je dis aucun c’est bien réel. Il n’y a rien de plus dur que de se racheter ce que j’appellerais une virginité sociale, même si on est encore vierge d’ailleurs. Il y a une fabrique du coupable très efficace et impa­rable, qui permet d’avoir sous la main des jeunes filles à abuser et brutaliser. De ce que j’ai pu constater, une seule chose marche vraiment : avoir un enfant et être prise en charge par des maisons maternelles, partir de chez soi et, quand on en revient, avoir la poussette chargée de courses et une vie maternisée avec une sorte de statut qui protège. En somme, passer de la putain à la maman. Même si on n’a jamais voulu être ni une putain ni une maman. La maternité sauve de l’enfer. Il y a donc la fuite, l’exploitation ou devenir mère.

Les vêtements, même s’ils sont étudiés pour ne pas attirer l’œil, posent des problèmes aux jeunes filles que j’ai pu rencontrer, notamment dans les quartiers les plus enclavés de Seine-Saint-Denis comme Aulnay, Tremblay, Clichy sous-bois et certains coins de Drancy.

Les jeunes filles prennent garde à ne pas « montrer leurs fesses », c’est ce que me disait l’une d’entre elles. C’est-à-dire qu’avoir un pantalon, c’est être nue sauf si on ne voit pas l’arrière. Quant à l’avant, si je puis dire, bon nombre de jeunes filles mettent des couches de papier dans leur culotte avant de se rendre à l’école ou tout simplement dehors, car elles sont gênées qu’on leur fixe l’entrejambe. Je cite de mémoire : « si on voit là, c’est pas bon, tu te fais emmerder ». Rien ne doit prêter le flanc aux commen­taires, pas de bosses, pas de couleurs, pour ainsi dire pas de peau apparente. Un cube large, couvert, surtout pas attractif – la Kaaba… Ha, ha, ha, je plaisante…

Comment ces filles le vivent-elles ?

Les adolescentes assez jeunes sont extrêmement naïves malgré le taux de violence qu’elles peuvent montrer (parler wesh, échanges de coups avec leurs copines pour se donner un genre, voix très fortes, etc.) ; certaines se voient proposer de pratiquer des fellations sur un garçon, puis sur d’autres et c’est le cycle infernal. Il arrive qu’elles soient payées par un kebab ou 20 euros quand ça se passe avec des hommes plus âgés. Soit elles sont naïves et ne se rendent pas compte des conséquences, soit elles le font par bravade en pensant être des « femmes libres » car dans leur tête tout peut se mélanger : pour lutter contre une pudibonderie ambiante et les nombreux codes, elles pensent s’affranchir en passant à l’acte. Le nombre de jeunes filles qui ont commencé leur vie sexuelle et amoureuse par des fellations est édifiant, et ce avant même tout échange de baisers. Certains de mes collègues utilisent le mot « michetonner » ce qui est révoltant, il s’agit de qualifier des jeunes filles « débrouillardes » (à entendre : qui n’ont pas de souteneurs) s’arrangeant pour avoir des rentrées d’argent afin de s’acheter des choses, mais qui ne semblent pas prises véritablement dans des réseaux. Elles se rapprochent du modèle de Zaïa ou des figures qu’on trouve dans les télé-réalités. L’arnaque consiste à leur faire croire qu’elles sont libres et affranchies alors qu’elles ne sont qu’une marchandise comme une autre. Le site principal, il y a quelques années, c’était Vivastreet mais les réseaux sociaux donnent très facilement toutes sortes de visibilités discrètes, si je puis dire.

Il me semble que la paix sociale sexuelle est achetée au prix du silence même partiel sur toutes ces violences. Comme me le disait un jeune adolescent : aucun problème si on veut trouver une fille, il y a toujours quelqu’un qui connaît quelqu’un qui sait où trouver une fille « facile », à entendre comme ne pouvant déjà plus se défendre. Il m’a été donné de prendre en charge des jeunes filles tellement abîmées qu’il fallait faire en sorte de ne pas respirer trop fort ou s’approcher trop près sous peine de créer de véritables états de panique avec rigidification corporelle et malaises vagaux.

Ces filles ont toutes le même profil ?

On peut dire qu’il y a trois catégories dans ce milieu de la prostitution et des agres­sions : les jeunes filles sans défense, abîmées et utilisées sans relâche, violentées et droguées, puis les jeunes filles qui acceptent de se prostituer sans subir de violences physiques, genre coups et enfermement, et enfin des jeunes filles au caractère fort qui décident avec qui et quand elles vont se prostituer. Leur âge varie entre 13 et 18 ans, mais une d’entre elles me disait que 15 ans, c’était déjà un peu vieux.

À part les proxénètes de quartier, il y a des réseaux de mères maquerelles africaines, qui reçoivent en hébergement des jeunes filles tout juste arrivées du Mali ou du Congo et qui sont soit prises en charge par les services sociaux, soit sans statut défini, donc en toute illégalité. Elles vont parfois voir à Paris ce qui s’appelle des « tontons » et peu­vent toucher 200 euros par relation sexuelle. Il m’est arrivé de rencontrer des femmes mûres qui hébergeaient jusqu’à 6 jeunes filles peu habituées à leur nouvel environ­nement, ne connaissant personne et donc très malléables. Lorsque l’une d’entre elles fuguait et ve­nait au centre d’accueil, il y avait à l’évidence un manque à gagner pour la « tante », qui ne voulait pas d’histoires et demandait à récupérer la jeune, ou alors à l’op­posé ne voulait plus rien en savoir. Certaines de ces jeunes filles ont été placées suite à des informations préoccupantes transmises au parquet, puis leur trace se perd une fois prises en charge par le département. Il n’y a rien de bien concret à leur proposer à part un placement, mais vu l’état de certains foyers, il n’est pas rare qu’elles soient abusées même là-bas.

Concernant d’autres situations de violence, certaines jeunes filles arrivaient dans un état lamentable, privées de nourriture, enfermées chez elles, battues et ayant littéralement fui le domicile. La famille refusait de leur laisser la moindre liberté, le milieu intrafami­lial était cloacal, l’extérieur étant considéré comme un danger et les parents ne voulant absolument pas que leur enfant se sociabilise, par peur d’un rapt ou de violences. Quand la jeune fille résiste, il m’est souvent arrivé d’entendre le récit d’un conseil de famille, la jeune fille étant attachée sur une chaise pendant qu’autour ça discute et palabre pour trouver une solution, puis battue par un frère ou un oncle et enfin punie. Selon les mi­lieux et l’éducation (je n’utilise pas le mot culture qui n’a rien à voir avec ces barbaries), elles étaient soient frappées puis enfermées dans une pièce quelques semaines, soit on leur rasait la tête, ou encore des cérémonies assez obscures étaient pratiquées sur elles, avec insertion de piment dans le vagin ou dans les yeux. On m’a dit : « une amie à moi, sa mère elle lui a mis du piment partout et même sur son sexe parce qu’elle sortait tard et elle lui a rasé les cheveux, là elle est enfermée chez elle, je la vois plus au lycée. »

Leurs familles ne sont pas des soutiens ?

Lorsque certaines jeunes filles arrivaient au centre, j’avais l’impression d’un survivant qui s’accroche à un canot de sauvetage de toutes ses forces, ou comme si elles arrivaient aux portes d’une ambassade pour trouver de l’aide. Certaines étaient en short et mal vêtues, les plus débrouillardes arrivaient avec leur carte Vitale et leur pièce d’identité, dans un aller sans retour. Malheureusement parfois elles ont dû retourner dans leur famille, les preuves étant trop minces ou la pression trop forte. Parfois la famille venait les récla­mer à 20 personnes… Ce sont des situations dramatiques : la loi ne permet pas de pro­téger légalement tout le monde et, hélas, il y a la notion d’autorité parentale. Mais il y a tout de même souvent des moyens d’aider ces adolescentes ; on arrive parfois à trouver une personne digne de confiance pour prendre la jeune en charge, ou alors l’aider à se protéger par des conduites de ruses, ou prendre son mal en patience en attendant sa ma­jorité.

Ces jeunes filles ont des corps qui ne leur appartiennent pas, comme si elles étaient des voitures conduites par d’autres, rien n’est possible à part obéir et se conformer. Il y a un grand soutien dans le tissu amical, elles s’entraident, se ressourcent, les amitiés sont ex­trêmement fortes, certaines cachent leur portable en découpant la toile de leur matelas pour avoir un minimum de vie sociale. C’est le système de la débrouille.

Ce qui est terrible, c’est la pression sociale, le regard du père, du frère, du voisin, l’anxiété massive de la mère qui est censée être responsable de l’éducation et prend ab­solument tous les reproches de l’entourage. Le père est absent ou n’intervient que pour menacer et taper, appelé à l’aide par la mère qui vit seule. Une fois que la honte est installée, que l’adolescente est stigmatisée en tant que mauvaise fille, qu’elle ose fuir ou en parler, elle est soit rejetée sur le mode – « tu n’es plus notre fille » – soit renvoyée au pays ou maintenue sous un joug quotidien dans une surveillance extrême, et elles plient en attendant leur majorité. Celles qui s’en sortent le mieux laissent tout derrière elles, une main devant une main derrière, comme on dit.

Quel est le contexte social et culturel de tous ces jeunes ?

Les adolescentes en difficulté que j’ai pu rencontrer ont quasiment toutes 2 points communs : elles ont été peu ou prou abusées dans leur enfance et/ou dans leur environ­nement social (un proche, un oncle, un frère, demi-frère ou cousin et parfois leur propre père, ou des attouchements à l’école ou dans leur quartier) et le père est absent de leur discours, soit parce qu’elles ne le connaissent pas, soit parce qu’il a fondé une autre fa­mille ailleurs, soit parce qu’il intervient si peu qu’elles ne le mentionnent pas. Cette ab­sence est presque un invariant, j’ai dû voir moins de 10 pères en tout, est-ce de la pudeur ou un réel renoncement à prendre en charge son adolescent devenu problématique ?

Beaucoup de parents, et donc de mères, travaillaient de façon éreintante en cumulant plusieurs petits emplois mais un bon quart n’était pas actif du tout et sans aucune auto­nomie financière. Le milieu allait donc de très pauvre jusqu’au bas de la classe moyenne.

Et en termes de cultures d’origine ?

Pour ce qui est des origines géographiques, j’ai pu rencontrer des familles principale­ment originaires du Mali, du Sénégal et du Congo, mais aussi des Comores et d’Inde, ou du Maghreb, principalement Maroc et Algérie, très peu de Tunisie. Il y a eu quelques familles originaires des pays de l’Est, Macédoine et Moldavie, et aussi quel­ques familles de gitans sédentarisés originaires de Roumanie. Bien sûr aussi des familles d’origine française très prolétarisées, pour la plupart. Je n’ai vu que très rare­ment des familles ou jeunes originaires d’Éthiopie ou des pays asiatiques, sinon il peut y avoir des personnes de toutes origines. Il y a aussi des adolescents arrivés en France après une errance auprès de leur mère et frères et sœurs, dans un parcours migratoire extrêmement périlleux où il y a eu des violences faites sur les mères, parfois même jusque dans le ba­teau et sous les yeux des enfants ; il y a des choses qui sont à peine descriptibles, j’en reviens à cette inhumanité qui signe vraiment la monstruosité de la loi du plus fort. Il y a des jeunes qui sont nés en France, et d’autres qui sont là depuis deux ans ou moins. C’est surtout la première année, je trouve, qu’il y a des problèmes de fugues ou de maltraitances qui sont rapportés.

(…/...)

Seconde partie disponible ici


Commentaires

«  La paix sociale sexuelle est achetée au prix du silence…  » (1/2)
mardi 16 mars 2021 à 16h45

et ça ne s’améliore pas :

« Prostitution des mineures à Lille : le « cri d’alerte » de la procureure » : https://actu.fr/hauts-de-france/lil...

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