Castoriadis contra Heidegger (2/2)

Extraits de l’œuvre de C. Castoriadis sur la philosophie de M. Heidegger
vendredi 4 décembre 2020
par  LieuxCommuns

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Extraits de l’œuvre de Cornelius Castoriadis sur la philosophie de Heidegger

(Extraits choisis par Claude Helbling, 2020)

Pour le lecteur : les notes, ajouts et hésitations de Castoriadis dans ses écrits posthumes, ici uniquement des extraits des séminaires tenus à l’EHESS, sont entre crochets carrés, les notes des éditeurs des livres posthumes de Castoriadis sont entre crochets brisés [note de LC : ici remplacés par des * ], les notes de Castoriadis dans les livres édités de son vivant sont sans parenthèse ou autres symboles, et les mentions ajoutées par nous dans ces notes, dans la présente édition, sont entre parenthèses.
Extraits de l'oeuvre de Castoriadis sur Heidegger (choisis par Claude Helbling)
Extraits de l’oeuvre de Castoriadis sur Heidegger (choisis par Claude Helbling)
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1) Extrait du livre :

Sujet et vérité dans le monde social-historique. Séminaires 1986-1987.
La création humaine I, Éditions du Seuil, 2002, (sigle : SV),
(pages 261-278 : fin du séminaire du 29 avril 1987, intitulé :
« La vérité dans l’effectivité social-historique »,
paru aussi dans Les Temps modernes n° 609, juin-juillet-août 2000, p. 41-70),
portant sur la « fin de la philosophie ».

« D’autre part, dire que nous prenons le domaine humain, à la fois psychique et social-historique, comme paradigme d’être signifie tout autre chose que ce que disait Heidegger en 1927, au point de départ d’Être et Temps, lorsqu’il parlait de l’homme comme cet étant particulier pour lequel la question est celle de l’Être [1]. Le Dasein de Heidegger, comme cela est manifeste à la lecture d’Être et Temps, non seulement n’est rien d’autre que l’être humain « anthropologique » (les cris contre l’ « anthropologie » n’y changent rien, pas plus que ce monument de mauvaise foi philosophique qu’est la Lettre sur l’humanisme), mais cette anthropologie est prise avec son contenu le plus traditionnel : cet « étant » qui vit dans le souci, qui a un langage, des Stimmungen, qui a affaire avec des outils et fait face à des « choses » n’est rien d’autre que l’ « individu » de la mythologie philosophique séculaire, mieux même : l’homme de la rue. Son « espace » ontologique, c’est la Lebenswelt, le monde de la vie de Husserl, monde humain de vie humaine bien entendu – le même que celui auquel fait face et appartient le sujet (connaissant, éthique, esthétique) de Kant. Dans cette Lebenswelt se trouve un individu vivant, parlant, « conscient », agissant, produisant, maniant des outils, sachant plus ou moins qu’il doit mourir, etc. Mais nous savons que cet individu, qu’on l’appelle Dasein ou comme on voudra, n’est à proprement parler que quelque chose de second et de dérivé, un coproduit de la psyché et de l’institution telle que cette dernière est chaque fois créée par le champ social-historique. De même que nous savons que la Lebenswelt, le monde de la vie, n’est pas donné biologiquement ou transcendantalement, n’est ni « naturel » ni « transhistorique », mais est création social-historique et chaque fois création social-historique particulière. Ce Dasein, du reste, ne saurait être défini comme l’étant pour lequel, dans la question de l’être, il y va de son propre être, qu’en excluant de l’humanité tout ce qui est antérieur à la Grèce et ne « descend » pas d’elle (ou, solution plus improbable, en attribuant une ontologie explicitement philosophique aux Aranda et aux Bororos). Soit dit par parenthèse, c’est là, beaucoup plus que dans le Discours de rectorat et les quelques âneries politiques de l’Introduction à la métaphysique [2], que se trouve le véritable « nazisme », plus exactement la Wahlverwandtschaft, l’affinité élective entre Heidegger et l’esprit nazi : dans l’exclusion de l’humanité véritable de ce qui est « en dehors » de la Grèce [3] et de son influence, et dans la présentation monstrueusement unilatérale et déformante donnée de la Grèce, où la création et l’existence de la démocratie sont complètement ignorées et la polis n’est mentionnée qu’en passant [4]. Prendre le domaine humain, psychique et social-historique, comme paradigme d’être signifie d’abord et avant tout y voir un type d’être échappant aux déterminations qui, traditionnellement, constituent et en même temps recouvrent l’étant pour la philosophie et par là impriment un biais irréparable à son abord de l’ontologie. C’est y détecter le surgissement de déterminations autres. C’est, enfin, mettre au centre de la réflexion cet étant particulier qui, par son existence même, soulève des questions concernant l’être, lesquelles n’auraient jamais pu et dû être autrement soulevées. Par exemple, la question : comment doit être l’être pour qu’il y ait des étants effectifs pour lesquels une question de la vérité se pose ? Ou : comment doit être l’être pour qu’il y ait des étants effectifs pour lesquels il y a du beau ? Et – dimension historique – que sommes-nous obligés de penser de l’être lorsque nous voyons, par expérience de première main, des étants particuliers tels que les êtres humains avec leur psychisme, ou tels que les sociétés avec leur histoire, c’est-à-dire lorsque nous avons l’expérience de première main d’étants qui sont autocréés, donc de l’être comme autocréation. Déjà cela fait éclater les cadres de l’ontologie traditionnelle, pour laquelle l’être ne peut qu’être déterminé une fois pour toutes, pour laquelle donc la question de la création ne peut absolument pas être posée. Et nous voyons que la caractérisation de l’être humain – du Dasein – en tant qu’étant concerné par la question de l’être concerne elle-même une création, et relativement tardive, d’un domaine humain.

La « fin de la philosophie » * [5]

Toutes ces questions nous conduisent à la question de la philosophie, dont, depuis Hegel au moins – et en un sens déjà avec Kant, mais ce n’est pas pareil –, on proclame régulièrement la fin. Hegel lui-même pose sa philosophie comme l’achèvement de la philosophie et comme la philosophie qui contient toutes les autres, à savoir réalise en la dépassant la vérité de toutes les philosophies qui l’ont précédée – et qui est elle-même système du Savoir absolu, c’est-à-dire à laquelle on ne pourrait rien ajouter ni retrancher. Tout cela soulève des questions et crée des apories insurmontables mais ce n’est pas ce qui nous intéresse pour l’instant.

On peut rappeler Auguste Comte – et aussi Marx et Engels qui à leur tour proclament la fin de la philosophie, Engels certes le plus explicitement. La philosophie devrait laisser la place à la science, la seule partie de la philosophie qui doit survivre est la logique (dialectique) et la théorie de la connaissance. Ici encore, on se demande comment il peut y avoir théorie de la connaissance qui ne dise rien de l’objet de la connaissance, mais pour Engels du moins la situation est claire : ce qui est à dire sur l’objet de la connaissance est dit et sera dit par la science positive ; on peut se demander aussi pourquoi la logique/ dialectique et la théorie de la connaissance ne pourraient pas elles-mêmes accéder à la dignité de la science tout court.

Au XIXe siècle finissant, Nietzsche proclame à son tour la fin de la philosophie (et de la vérité). Il y a également l’énorme floraison qui commence au milieu du XIXe siècle, et qui du reste continue, de tous les positivismes, scientismes, etc., la philosophie analytique dans le monde anglo-saxon comme le structuralisme et ses divers embranchements en France : ici encore, on maintient quelques tâches de l’ancienne philosophie, qui sont, évidemment, l’épistémologie, l’analyse du langage (et la grande découverte selon laquelle les anciens philosophes se trompaient car ils ne se demandaient pas sous quelles conditions et dans quels contextes tel mot pouvait être utilisé).

Et, pour finir, il y a Heidegger, qui commence en 1927 en affirmant le besoin d’une « ontologie » fondamentale qui se ferait à partir de l’analyse de l’être-là, c’est-à-dire en fait de l’être humain, mais qui , surtout après la guerre, dans ses textes des années 1960 et explicitement dans un texte de 1964, « La fin de la philosophie et la tâche de la pensée [6] », proclame en gros (on y reviendra dans le détail, mais il faut quand même poser ici la chose) que la philosophie n’a jamais été et ne pouvait être que de la métaphysique, la métaphysique étant le type de pensée qui prend son départ dans l’« oubli de l’être » ; c’est-à-dire que, depuis les Grecs, au lieu de se demander : « qu’est-ce que l’être ? » (ou, encore mieux, au lieu de se demander comme Heidegger : « quel est le sens de l’être ? »), on n’a posé que la question métaphysique : « quel est l’être de l’étant, qu’est-ce que l’étant en tant qu’étant ? » La philosophie n’est que métaphysique parce que, à cette question, « qu’est-ce que l’être de l’étant ? », elle répond : l’être de l’étant est sa présence pour un sujet ; donc elle transforme l’homme en sujet possédant des représentations et l’étant (et, à travers l’étant, moyennant le recouvrement de la différence ontologique, de la différence entre l’être et l’étant, elle transforme l’être lui-même ) en objet, en ce qui est posé en face du sujet, ce qui traduit une attitude visant à la maîtrise de l’objet. Et cela se réalise en effet dans l’histoire mondiale de telle sorte que l’histoire contemporaine marque le triomphe de la métaphysique au moment même et du fait même que l’on affirme qu’il n’y a plus de métaphysique, puisque la totalité de l’étant a été transformé en objet manipulable face auquel les hommes se posent comme des sujets et que la question : « qu’est-ce que l’être ou quel est le sens de l’être ? » est totalement oubliée. Tel est le nihilisme contemporain, que Nietzsche déjà annonçait avec le renversement de toutes les valeurs, où, en fait, en proclamant la volonté de puissance comme l’être de l’étant, il posait explicitement ce qui est à la fois le principe de la métaphysique et le principe de la domination de la technique dans le monde moderne.

Malgré des dénégations répétées de l’auteur, il est impossible de ne pas discerner dans ces positions une attitude non seulement critique mais fortement et unilatéralement dépréciative, un jugement de valeur négatif, qui dépasse de loin le monde contemporain et embrasse l’ensemble du monde moderne (jugement qui, suivant les écrits et les époques, remontera ou non jusqu’à Platon et même, par moments, englobera les Grecs dans leur ensemble). Les formulations de l’Introduction à la métaphysique [7]ne laissent aucun doute à cet égard et indiquent ce qu’il faut penser de celles, moins fréquentes, où Heidegger essaie d’échapper aux « jugements de valeur » et affirme, à peu près, que ce qui est ne pouvait pas être autrement, puisqu’il résulte d’une « donation » et « destination » de l’Être, qu’il est « historial » (geschichtlich) et « destinal ». Ces dénégations trouvent bien entendu leur origine et leur nécessité dans une thèse centrale de la philosophie de Heidegger : tout « jugement de valeur » exprime un arbitraire subjectif (idée dont l’origine hégélienne est claire), il traduit la « volonté de puissance », qui est l’essence du nihilisme. On dira par conséquent que dans le nihilisme (européen ou contemporain), dans le déchaînement de la technique, la métaphysique à la fois continue et s’accomplit mais qu’en même temps on ne peut jamais « sortir » de la métaphysique (les formulations à cet égard présentent une ambiguïté considérable puisqu’on ne voit pas clairement si nous ne pouvons pas sortir de la métaphysique en fonction de l’ « époque de l’histoire de l’Être » où nous sommes situés ou si la métaphysique est « à jamais » un moment inéliminable de la pensée humaine). De toute façon, on ne peut rien faire d’autre qu’attendre et se préparer par la pensée à une nouvelle venue des dieux dans un avenir indéterminé [8]. (On notera ce que cette dernière idée porte comme poids de « jugement de valeur ».). Car la situation contemporaine n’est pas due au hasard. C’est d’ailleurs un malentendu total que de considérer que Heidegger attribue au « hasard » ou à l’ « indétermination » un rôle quelconque dans l’histoire, comme le font certains auteurs : l’histoire est l’histoire de l’Être, l’Ereignis – événement et appropriation – est avènement, chaque fois, d’une époque de l’Être ; et que nous ne puissions pas en déterminer, intellectuellement, des causes et des lois ne signifie ni que l’histoire est aléatoire, ni que nous ne pouvons pas en pénétrer le sens par la « pensée », celle de Heidegger, par exemple. Mais certes la pensée qui est en mesure de se hisser à la hauteur (ou de descendre à la profondeur) de ce sens sait que, ce faisant, elle ne fait que s’en remettre à l’Être. La situation contemporaine est encore moins due à une vilénie ou corruption des hommes ; plutôt, ce que les hommes sont actuellement ne fait qu’exprimer une époque de l’histoire de l’Être – son retrait. C’est le retrait de l’Être qui conditionne, si le mot a un sens, le nihilisme et non pas l’inverse (quelle arrogance infinie, en effet, contiendrait l’idée que l’homme, par son nihilisme ou par quoi que ce soit d’autre, puisse altérer l’histoire de l’Être !).

Les résonances hyperthéologiques de cette position sont trop évidentes pour qu’il vaille la peine d’y insister ; « quelqu’un » ou « quelque chose » nous a pour l’instant abandonnés ; nous ne pouvons rien faire qu’attendre son retour, et nous préparer à cela. Nous sommes ici sur le versant le plus « absolutiste » de l’augustinisme, au-delà même d’Augustin et de Pascal, dans l’affirmation de l’impuissance radicale de l’homme devant le pseudonyme d’une Transcendance. Je reviendrai sur la substance plus loin. Pour l’instant, il importe de dégager dans cette position les éléments principaux – et leur généalogie. Ces éléments, rappelons-le, reviennent pour l’essentiel à trois du point de vue qui nous importe : 1. la domination, dans le monde contemporain, de la « technique déchaînée » ; 2. la liaison de cette domination avec (sinon même son attribution à) une évolution de la philosophie caractérisée par le règne de la »subjectivité » et de la « représentation » (le monde et l’objet devenus des représentations d’un sujet, la position du sujet – Descartes – entraînant la position d’un objet opposé à lui et voué à la quantification et au calcul qui le rendront maîtrisable) ; 3. enfin, l’arrivée de cette philosophie, comme métaphysique, puis simplement comme philosophie tout court, à sa « fin » (avec, comme déjà dit, les explications supplémentaires concernant cette fin : bien qu’elle soit finie, il n’est pas question de « dépasser la métaphysique », celle-ci est donc, en elle-même, moment indépassable et, dans les faits, probablement vouée à être « répétée » interminablement – la tâche des « penseurs » devant ces répétitions étant de les déconstruire pour montrer qu’il s’agit une fois de plus, de « la même » métaphysique). L’inspection proche de ces éléments montre que les deux premiers et leur liaison ont une claire origine dans l’histoire intellectuelle des deux derniers siècles, et le troisième, nous l’avons vu, remonte à Hegel. La liaison de l’ensemble des deux premiers éléments – domination de la technique plus rationalisation – avec le troisième – fin de la philosophie – est, elle aussi, loin d’être neuve : elle est l’article de foi fondamental de tout le courant scientiste et positiviste. La nouveauté, chez Heidegger, se trouve dans l’inversion des signes de valeur (même s’il y a dénégation de l’idée de valeur) : ce qui, pour les philosophes positivistes, était triomphe devient pour Heidegger « croissance du désert » (le mot est de Nietzsche), nihilisme et retrait de l’Être. Soulignons-le fortement : d’aucune façon la provenance « étrangère » des éléments d’une pensée ou d’une conception ne frappe cette pensée ou cette conception d’une moindre valeur quelconque. La question essentielle est toujours la valeur de vérité de l’ensemble, laquelle à la fois n’est nullement affectée par des discussions sur l’origine historique des éléments qui le composent et peut être portée par l’éclairage nouveau, parfois éblouissant, que la « synthèse » ou même le simple rapprochement d’éléments restés jusqu’alors séparés et isolés fait surgir. Ce qui peut souffrir de l’établissement de telles généalogies historiques est seulement la vanité de l’auteur, surtout lorsqu’elle s’est déjà manifestée amplement – comme c’est en l’occurrence le cas – par un ton arrogant et des proclamations tonitruantes ; mais cette vanité et ses modes d’expression ne sont pas un objet d’enquête philosophique. C’est précisément sur la valeur de vérité de l’ensemble que portera ici la discussion – après un bref rappel, dont l’utilité est évidente, de certains éléments historiques. La critique et la dénonciation de la modernité, si elle prend des accents beaucoup plus violents en 1935 [9] et dans les textes d’après-guerre, est déjà pleinement présente dans Sein und Zeit (1927) (perte de l’authenticité dans l’anonymat collectif – le « on » –, affairement et « curiosité », prépondérance du monde des « outils », etc.) –, de même qu’on y trouve déjà la liaison de l’ « oubli » de la question ontologique avec la métaphysique de la « subjectivité », cartésienne et post-cartésienne. Or cette critique, on le sait, court les rues dans l’Allemagne de Weimar, et en elle se rencontrent les tendances les plus radicales de la « droite » et de la « gauche ». Il suffit de mentionner les noms de Klages, de Spengler, mais aussi de d’Ernst Jünger. La proximité la plus étonnante, peut-être, est celle, très grande, entre Sein und Zeit et Geschichte und Klassenbewusstsein de Lukács (1923 ; les textes pertinents pour notre comparaison, à l’exception de Die Verdinglichung und das Bewusstsein des Proletariats, avaient été publiés auparavant en 1919-1922). La réification chez Lukács est très clairement formulée comme le devenir-objet de l’être humain, la subordination de tout à une logique impersonnelle, le règne de la calculabilité, etc. La déchéance du Dasein, dans Sein und Zeit, et dans des textes ultérieurs, consiste en ceci que le Dasein se traite, et se voit, comme un étant quelconque (Vorhandenes – un « objet » ou « une chose »). Ce transfert de la vue de l’« objet » et même de l’« outil » de l’« objet fabriqué » à la conception de l’être de l’étant, Heidegger, en cette même année 1926-1927, l’imputait, absurdement, aux Grecs [10].

Derrière Lukács, il y a évidemment Marx mais aussi et surtout Max Weber : il est à peine nécessaire d’insister sur ce que Lukács doit à des thèmes wébériens comme la rationalisation, la calculabilité et la prévisibilité, l’inhumanité foncière du règne de la « rationalité instrumentale » incarnée par la bureaucratie (la « cage d’acier »), le désenchantement du monde, etc. Ce qui est par-dessus tout commun à Marx et Max Weber, la compréhension du monde moderne (capitaliste) comme processus continu d’expansion d’une « rationalisation » dont les fins réelles sont évaluées négativement ou, au mieux, de façon neutre, et la saisie de ce processus comme impersonnel (et, en un sens, comme irréversible), contient déjà tout ce qu’on trouvera dans le Gestell, le dispositif ou l’installation de Heidegger.

J’ai parlé des années de Weimar – mais Weber précède la Première Guerre comme les thèmes de Gemeinschaft (communauté) contre Gesellschaft (société) de F. Tönnies ou de la culture opposée à la civilisation (la musique opposée à l’usine chez Alfred Weber). En 1907, Rilke parlait (dans Les Cahiers de Malte Laurids Brigge) de la mort industrialisée, en série, à l’Hôtel-Dieu de Paris, opposée à la mort que le grand-père Brigge avait fait grandir et nourrie en lui-même toute sa vie comme sa mort absolument singulière. La parenté de tous ces thèmes avec les thèmes centraux de W. Dilthey (que Heidegger ne cite qu’à la fin d’Être et Temps) est tout aussi évidente. Et il serait fastidieux de remonter la généalogie de ces thèmes critiques, qui parcourent tout le siècle, se trouvent déjà pleinement développés chez les romantiques et, avant ceux-ci, se rencontrent chez Jean-Jacques Rousseau. Il est simplement utile de rappeler la virulence qu’ils ont acquise dans le contexte de crise et de décomposition qui a été celui de l’Allemagne d’après 1918.

Mais, plus importante que la généalogie des thèmes, est l’appréciation critique de leur formulation. Trois remarques à ce sujet.

1. Quelles que soient les dénégations, les réserves mentales, les ambiguïtés des textes de Heidegger, il y a à la fois évaluation négative au total du monde moderne en fonction de la domination de la technique « déchaînée », du Gestell, s’étendant partout et s’emparant de tout, et présentation de cette situation comme irréversiblement établie, échappant à toute action concevable. Apparemment, rien dans l’humanité contemporaine ne s’oppose à la domination du Gestell, et surtout rien ne pourrait s’y opposer : bien évidemment, pour Heidegger, l’action et la lutte politiques sont inexistantes (sauf lorsqu’il s’agit du nazisme). Rien, non plus, n’est sauvable, apparemment, de ce que le monde moderne a produit. Le savoir scientifique, par exemple (dont l’évolution a été, depuis Galilée au moins, inséparable du progrès technique), est objet d’une étrange indifférence mêlée à un manque total d’esprit critique : Heidegger croit effectivement, autant qu’un employé de banque lisant des articles de vulgarisation scientifique, que la physique est à la veille de découvrir « la formule absolue du monde [11] » (et il croit avoir entendu Heisenberg lui dire cela). Cette idée ne l’émeut pas ni ne met en branle sa réflexion : elle est aussitôt classée dans l’ensemble de ses représentations à lui, parmi les corroborations du triomphe du Gestell. Que la science contemporaine dévoile des questions proprement philosophiques lui reste insoupçonné. Que la technologie contemporaine, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, contienne les possibilités de sa propre transformation si elle devient l’objet d’une préoccupation et d’une action politique collective, voilà qui ne saurait frôler son esprit, même pour être écarté. Certes ces questions, aussitôt formulées, seraient qualifiées de « métaphysiques » – et, en effet, ce qui est constamment relancé par la science contemporaine, c’est, dans les divers domaines, la question : ti to ôn, qu’est-ce que l’être/étant, ou : quel est l’être de l’étant. Nous aurons à revenir sur ce point lorsque nous discuterons de la possibilité d’une distinction entre « métaphysique », « ontologie fondamentale » et « pensée de l’être ».

2. La situation est assez analogue pour ce qui est de la question de la « rationalisation » (en elle-même, identique à la précédente) et de l’idée que ses origines se trouvent dans une certaine position philosophique. Cette dernière varie selon les périodes : l’ « oubli de l’être » est pour commencer imputé déjà aux Grecs sans aucune distinction — cours de 1926, Être et Temps – puis surtout aux « modernes », notamment Descartes et la suite (des éléments s’en trouvent dans Être et Temps, mais les textes les plus clairs sont ceux de la période 1932-1940, notamment « L’époque des conceptions du monde [12] » et Nietzsche), puis la corruption commence déjà avec Platon, qu’il faut opposer aux présocratiques, pour englober à nouveau la totalité de l’histoire de la philosophie, ne laissant lui échapper que la « pensée de l’être », c’est-à-dire de Heidegger, laquelle n’est déjà plus philosophie. J’y reviendrai longuement par la suite. Ici, je ne peux que formuler quelques points essentiels.

a) Ce qui marque l’histoire de la philosophie depuis Platon, ce n’est pas l’« oubli de l’être » mais l’interprétation de l’être comme déterminité, et en conséquence, la subordination croissante de la philosophie à la logique de la déterminité, soit à la logique ensidique [13]. Celle-ci est synonyme de l’occultation de l’être (et du temps) comme création.

b) On peut, si l’on veut, appeler cela oubli de l’être, à condition de ne pas perdre de vue 1. La nécessité d’interpréter les racines subjectives d’un tel « oubli » – brièvement parlant, le désir originaire de restaurer une unité médiatisée par des moyens et dans le monde vigiles ; et tout autant 2. que cette subordination, comme la rationalisation, comme le « déchaînement » de la technique, auraient été d’emblée impossibles si l’être ne s’y prêtait pas aussi, autrement dit s’ils ne s’étayaient pas sur une dimension de l’être lui-même. Dans le règne de la (pseudo-)rationalité et de la technicisation universelle, il n’y a ni « oubli » ni « retrait » de l’être ; il y a affirmation unilatérale d’une de ses dimensions.

c) Le dépassement de cette situation ne peut pas se faire en ignorant cette dimension ensidique ; il faut la restaurer à sa place propre et reconnaître qu’elle est inéliminable. Il ne sert à rien de répéter que la métaphysique est indépassable ou qu’elle sera toujours là ; la « métaphysique » est champ de travail à continuer, et ce qu’on y fait est inséparable du reste. Je veux dire qu’on ne peut, si on est philosophe, ni « ignorer » la métaphysique, ni « répéter » une métaphysique du passé, ni la laisser entre les mains des scientifiques comme tels ou, pire encore, des vulgarisateurs de la science et des journalistes. Or ce qui se passe depuis trois quarts de siècle est qu’une « métaphysique » totalement controuvée par le travail scientifique moderne continue à dominer les représentations des scientifiques dans leur majorité autant que celles de l’homme de la rue, que cela fait partie de la situation contemporaine, et que pour une part la responsabilité en incombe à la désertion des philosophes.

3. La liaison faite entre domination de la technique et achèvement de la métaphysique – et, en fait, l’imputation, ou presque, de l’histoire du monde moderne (ou du monde depuis les Grecs) à l’évolution de la pensée philosophique (ce à quoi reviennent certaines formulations de Nietzsche) – est, sous la forme que lui donne Heidegger, intenable. Il arrive ici ce qui arrive avec toute tentative de voir dans l’histoire effective (je veux dire, y compris et surtout dans l’histoire des significations effectives qui animent l’histoire) l’« effet » d’une idée et de son déploiement. Ainsi lorsque, si fréquemment, on impute au christianisme l’origine, ou la réalisation effectives, de certaines significations centrales du monde moderne – comme l’égalité des êtres humains, par exemple, ou l’acceptation de l’idée d’un infini actuel – en méconnaissant totalement le fait que le christianisme était là pendant douze siècles et plus sans que ces significations cessent de rester purement « théologiques ». Il a fallu une nouvelle création social-historique, dans l’Europe occidentale, plus exactement dans certaines parties de cette Europe au sein de laquelle, du reste, ces significations nominalement identiques prirent un contenu radicalement autre, pour que l’on passe de l’assurance de l’égalité dans un autre monde à la demande de l’égalité dans celui-ci, ou d’une vague infinitude de Dieu à la mise en œuvre effective de l’idée d’infini actuel à l’Univers ou à l’espace physique. La preuve que le christianisme n’était pas pour grand-chose dans l’émergence historique de ces significations est offerte non seulement par cette dizaine de siècles où les enfants égaux de Dieu écoutaient le message « égalitaire » de l’Evangile chaque dimanche les uns confortablement assis dans leurs stalles privées, les autres debout dans l’Eglise, mais aussi, a contrario, par les pays de christianisme oriental – Byzance, puis Russie – qui jamais n’ont pu, de manière endogène, produire cette transformation, et par les pays de christianisme ibérique, que même la proximité de la Renaissance européenne et leur rôle mondial n’ont pas pu sortir de leur torpeur catholique.

De même, aucun jeu avec l’« historial » opposé à l’« historique », avec le temps vulgaire de l’histoire ontique opposé à la temporalité des époques de l’être, ne permet de comprendre pourquoi l’ « idée » des Grecs de l’être comme présence ou encore plus précisément, leur compréhension de l’être de l’étant à partir de la fabrication artisanale ( ! ) – qu’ils l’aient eue dès le départ, ou qu’elle n’apparaisse qu’avec Platon – a attendu plus de deux mille ans avant d’accéder à une efficace historique (« historiale »). Qu’il y ait eu, essentiellement à partir de Platon et par lui, une évolution de la philosophie l’éloignant de son projet initial, cela est clair, bien que la signification de cette torsion soit tout autre que celle que croit voir Heidegger ; j’y reviendrai longuement, dans ce volume et dans les suivants. Pour ce qui nous importe ici, on peut trouver chez Platon et Aristote de quoi nourrir l’instauration philosophique de la Raison – de la raison au sens moderne –, même si l’essentiel de cette instauration devra attendre la philosophie scolastique. Mais la question est, précisément, pourquoi cela n’a pas eu lieu avec Platon et Aristote ni ne conduit à une « quantification » et « calculabilité » de l’étant. Si déjà la philosophie grecque est « métaphysique » au sens qu’elle interprète l’être comme présence, et si cette interprétation de l’être conduit irrésistiblement à la saisie de l’étant comme représentation pour un « sujet », donc aussi à la « mise en disposition » et à l’arraisonnement de toute chose par et pour l’homme, pourquoi la gestation de cette irrésistibilité (complètement inapparente, du reste) exigerait-elle vingt siècles ? Pourquoi tant de siècles séparent-ils la phusis mathématique de Platon et Galilée, pourquoi tant de choses importantes sont-elles arrivées entre le aei o theos geômetrei (« Dieu fait constamment de la géométrie ») et le cum Deus calculat fiat mundus (« pendant que Dieu calcule, le monde se fait ») de Leibniz ? Pourquoi, pendant des millénaires, personne n’a songé à transformer le logos en moyen de nous rendre « maîtres et possesseurs de la nature » ou des autres humains ?

En réalité, et nous aurons à y revenir longuement puisque c’est en un sens, l’objet de tout cet ouvrage, il a fallu tout autre chose pour que cette transsubtantiation ait lieu. Il a fallu la création moderne – occidentale au sens étroit – du projet de maîtrise comme maîtrise « rationnelle » en même temps que la renaissance du projet d’autonomie comme autonomie individuelle et sociale – donc l’émergence d’un tout autre magma de significations imaginaires social-historiques, à la fois profondément apparentées à celles du monde grec et profondément autres – pour que, d’une part, la Raison soit instituée de telle sorte qu’un rationalisme philosophique (Descartes, Spinoza, Leibniz), inconnu dans l’Antiquité avant les stoïciens, à la fois devienne possible et puisse s’articuler à un développement scientifique/technique « mathématisé » (ce qui a, en même temps, présupposé un changement complet dans la position et le contenu de la préoccupation technique, de loin « antérieur » à Descartes par exemple) ; et que, d’autre part, réapparaisse la politique comme activité collective visant à la réinstitution de la société et animé par les fins de la liberté et de l’égalité. Dans cette nouvelle création, certes, un rôle immense est joué par la « redécouverte » de la pensée ancienne ; mais, bien entendu, cette redécouverte est aussi et surtout une suite d’ « interprétations » (qui, de toute évidence, est toujours en cours) qui se font chaque fois dans un rapport sui generis, qui à lui seul mérite de longues recherches mais est, à proprement parler, inanalysable (puisqu’il engage, chaque fois, tout ce qu’une époque imagine/pose/réfléchit comme « son » passé et son rapport avec ce passé, parfaitement indissociable de ce que cette époque est). Et ce rapport peut être, et a été, en l’occurrence, antinomique : les paysans allemands n’ont pas vraiment eu besoin de « redécouvrir » l’origine adamique de tous les hommes ou l’ « égalité » des enfants de Dieu, mais ils ont donné un sens radicalement nouveau (et certainement non contenu dans l’Ancien et le Nouveau Testament, car concernant ce monde-ci) à des phrases qui avaient été ânonnées par les prêtres pendant douze siècles devant les serfs et leurs seigneurs – de même que Luther n’avait besoin de rien redécouvrir mais simplement de répéter le vrai et authentique dogme chrétien lorsqu’il condamnait sauvagement la révolte des paysans (il allait au-delà de ce dogme lorsqu’il exigeait qu’ils soient pendus).

Il y a donc distorsion et déformation à la fois de la connexion historique et de la connativité sociale des significations, lorsque la technicisation du monde moderne est présentée presque comme l’« effet » d’une philosophie et en tout cas comme l’ « achèvement » de la métaphysique – comme il y a distorsion et déformation de la philosophie grecque lorsque celle-ci est conçue à partir d’une prétendue interprétation de l’être comme « présence ».

La thèse de la « fin de la philosophie » revient à celle de l’« achèvement de la métaphysique », mais, quelle que soit la formulation, l’articulation des idées est : comme métaphysique ou comme ontologie, la philosophie pose la question de l’être de l’étant ; à cette question, la « réponse » a été donnée par la position de l’être de l’étant comme « présence » – donc, de l’étant comme (re)présentation. Par là, serait assurée la mise à disposition d’un « sujet » de l’étant dans sa totalité – donc son « arraisonnement », le Gestell, l’« installation ». A cette question de la philosophie, achevée comme métaphysique ou comme ontologie, succéderait la question posée par la « pensée de l’être » ; quel est le sens de l’être ?

J’aurai l’occasion de discuter le sens (ou le non-sens) de cette expression par la suite. Pour l’instant, il nous faut revenir sur la « fin de la philosophie » elle-même et nous demander sous quelles conditions cette expression peut avoir un sens, quel que soit le monde de pensée où elle se trouve formulée.

Il est impossible de discourir sur la fin (ou la non-fin) de la philosophie sans soulever la question : qu’est-ce donc que ce qui est supposé avoir (ou non) touché à sa fin ? Toute assertion sur la fin de la philosophie met immédiatement en jeu des conceptions sur ce qu’est la philosophie et des présupposés sur ce qui a pu en être l’histoire. Et ce qu’est la philosophie ne dépend pas de ce qu’un écrivain ou philosophe a décidé qu’elle est. Et pas davantage de ce que l’on pourrait recueillir auprès des philosophes du passé en faisant la « somme » ou la « moyenne » ou l’« intersection » de leurs intentions explicites ou même implicites. A s’en remettre à un tel recueil, on supposerait résolue la question qu’on se pose : la philosophie serait finie d’après la conception de la philosophie formulée par les philosophes qui ont déjà existé. Fallace logique évidente : il serait désormais interdit de concevoir une autre philosophie, puisque celle-ci ne correspondrait pas à ce que les philosophes du passé ont pensé comme philosophie, c’est-à-dire puisque ce serait autre chose qu’une répétition de la philosophie enregistrée. Mais aussi, plus grave, introduction subreptice de thèses non seulement sur ce qu’est la philosophie, et ce qu’est son histoire, mais encore sur ce qu’est l’histoire comme telle, ce qu’est le présent historique que nous vivons et ce que nous avons à faire ou à ne pas faire, tels que nous sommes, dans ce présent. (Il est clair, par exemple, qu’il existe chez Heidegger solidarité totale entre sa vue de l’histoire, de l’histoire de la philosophie, du présent historique et de l’affirmation que ce que nous avons à faire est, surtout, de « laisser être » et « attendre ».)

Des présuppositions d’un type analogue sont impliquées dans toute attitude concernant le passé, le présent et l’avenir de la philosophie. Ainsi, que l’on voie dans les philosophes du passé, attitude que l’on peut appeler universitaire, des maîtres définitifs dont on n’aurait qu’à commenter ou « interpréter » l’enseignement ; ou bien, attitude positiviste, les auteurs de monuments d’une préhistoire essentiellement révolue ; ou enfin, attitude « progressiste » – il est vrai rarement défendue de nos jours –, des prédécesseurs respectables et améliorables, il est clair que chacune de ces attitudes emporte tout un système de pensée, englobant la philosophie, les possibilités de la pensée humaine, sa relation à l’histoire et au temps, les possibilités et les tâches de l’époque présente.

Et, sans doute aussi, des présuppositions du même ordre sous-tendent ce que nous disons ici. Elles seront élucidées et justifiées tout au long de cet ouvrage – pour l’instant nous ne faisons que les énoncer afin que la partie soit claire. Nous voyons, en la personne des philosophes du passé, quelques-uns des protagonistes – qu’ils l’aient su ou non – de l’histoire de la liberté humaine, d’une lutte pour cette liberté dont on ne peut pour l’instant dire qu’elle a échoué, ni qu’elle a été victorieuse – dont, par conséquent, la phase présente invite à reconsidérer l’histoire pour y retrouver des germes permettant sa reprise et pour mieux comprendre les obstacles et identifier les adversaires. Nous voyons dans l’histoire de la philosophie l’histoire d’un projet social-historique (plus précisément, l’histoire d’une dimension essentielle de ce projet) dont l’étrange situation actuelle fait surgir la question du sort futur de la liberté – y compris la liberté de philosopher ou de proclamer la fin de la philosophie. Nous considérons le projet philosophique dans son effectivité historique, à savoir à la fois les intentions qui ont chaque fois animé l’activité philosophique et les effets qu’elle a pu avoir, donc finalement son véritable sens historique.

Pour cela, il importe de revenir à l’origine de la philosophie – et à l’origine de la question philosophique, à sa source. J’ai parlé de liberté. En effet, sous toutes les questions philosophiques – ti to ôn, qu’est-ce que l’être-étant, qu’est-ce que l’être de l’étant, quel est le sens de l’être, pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien, pourquoi le pourquoi – gît, implicite mais impérieuse et les conditionnant, la question : « que devons-nous penser ? » Toute question de la philosophie déjà constituée comme activité présuppose la question qui met en branle cette activité et la constitue : que devons-nous penser ? Qu’est-ce que l’étant en tant qu’il est, ti to ôn ê ôn ? Implicite : que devons-nous penser de l’étant en tant qu’il est ? Avant d’être question sur un « objet » ou un « thème » quelconque, la philosophie est question sur notre propre pensée, elle est le mouvement par lequel cette pensée se constitue, se crée comme mouvement. C’est le questionnement non pas au sens d’une théorie de la connaissance, ni d’un devoir moral (tout le contraire, pour les raisons qu’on verra aussitôt), mais de la libération de l’activité de pensée, plutôt : de l’autocréation de cette activité de pensée comme libre – autocréation qui nous paraît comme allant de soi parce qu’elle a déjà été effectuée dans l’histoire. Cette activité doit établir ses propres règles – et si des règles de cette sorte sont reprises ou acceptées, elles doivent quand même être ré-instaurées dans une activité ab ovo de la pensée. C’est en même temps la position inaugurale de la pensée comme responsable seulement vis-à-vis d’elle-même, toute autre responsabilité devant désormais s’enraciner dans cette responsabilité première et en dériver. Ouverture de l’interrogation illimitée : la philosophie rompt la clôture dans et par laquelle s’était jusqu’alors constituée l’humanité.

Or, contrairement à ce que proclame la rhétorique en vogue, l’« onto-théologie » n’est certainement pas ce qui définit ou caractérise l’histoire gréco-occidentale. Au contraire. La clôture dans et par laquelle se sont, depuis qu’on les connaît, instituées les sociétés était précisément une clôture onto-théologique. Cette clôture implique impérativement la question (implicite) : qu’est-ce que l’être ou qu’est-ce qui, vraiment, est, et la réponse (explicite) à cette question. Il n’y a pas et il ne peut pas y avoir de société (de « culture ») humaine qui ne réponde pas à cette question, qui puisse exister sans décider de ce qui est vraiment [14].

Le propre des Grecs n’est pas d’avoir posé la question : « qu’est-ce que l’être de l’étant ? » – c’est-à-dire : « qu’est-ce qui est vraiment ? », ou « qu’est-ce que l’étant en tant qu’étant ? » – c’est-à-dire : « qu’est-ce qui est vraiment ? » ou « qu’est-ce qui fait que quelque chose est ? » –, cette question est déjà là, accompagnée de sa « réponse », lorsqu’on dit, avec les Hébreux : ce qui est vraiment est Yahvé (et, dans un ordre second, ce que Yahvé a fait être), ou, avec les bouddhistes : l’être est Dharma, soit : rien n’est vraiment ou seul est le Rien. Et dans tous ces cas, penser ainsi cela c’est le devoir, moral et plus que moral, de tout participant à la culture (et, en fait, une nécessité insurmontable). De même que les questions de la « théorie de la connaissance » sont réglées par la référence, une fois pour toutes, à la Tradition ou à la Révélation : est et est vrai ce que le Livre (Biblos) dit être et être vrai.

Le propre et l’apport des Grecs a été l’ouverture de cette question préalable à toutes les autres et en vérité coconstitutive de toutes les autres : que devons-nous penser ? en mettant de côté toute Révélation (inconnue, de toute façon, des Grecs) et toute Tradition, en nous référant uniquement à ce qui apparaît dans et par cette activité de pensée et son expression langagière. Formellement, la position de cette question présuppose une liberté (à l’égard de l’institution donnée de la société et de l’ontologie que celle-ci porte). En vérité, cette liberté est créée dans et par la position de la question elle-même. La liberté naît en Grèce comme déploiement, dans une foule de domaines, d’une activité qui est mise en question de l’institué, du traditionnel, du simplement hérité. Les Grecs sont ceux qui, simultanément, refusent que quelqu’un leur dise ce qu’ils doivent penser – de l’être, du vrai, du juste, du bon ordre de la cité – et qui, de ce fait même, se demandent : que devons-nous donc, alors, penser ? Les Grecs ne sont pas ceux qui posent la question de l’être de l’étant ; cette question vient, comme telle, assez tard et de toute façon elle vient comme explication et conséquence. La philosophie est créée en Grèce comme dimension essentielle de la création de la liberté. Proclamer la « fin de la philosophie », c’est affirmer la fin du projet social-historique de la liberté ou de l’autonomie. Mais aussi : dire que nous sommes devant la fin de la philosophie équivaut à dire que nous sommes devant la clôture définitive de la question de la justice, par exemple. Car la philosophie est à la fois une des origines et un des modes privilégiés d’explication de la mise en question de la société par elle-même. Et la question de la justice en tant que telle – quoi à qui ? et quoi de qui ? –, en tant qu’elle doit être maintenue perpétuellement ouverte pour les raisons reconnues déjà par Platon dans le Politique, ne peut pas être discutée lucidement sans mettre en jeu tout ce qui regarde l’être social – soit, pratiquement, l’être tout court – de l’homme. Finalement, parler de la fin de la philosophie, c’est parler de la fin de la démocratie (comme projet) et de la politique (comme activité lucide visant l’institution de la société).

Certes on peut penser – dans une inconséquence manifeste – que la liberté n’importe pas, ne vaut rien ou n’intéresse pas, que l’important et l’urgent est de s’en remettre à l’Être, d’attendre que les dieux reviennent, de laisser être et d’être prêt pour la nouvelle « destination ». Ici la discussion s’arrête car on est devant des choix derniers qui dépassent la philosophie et engagent l’ensemble des questions qui importent aux humains en tant qu’êtres historiques. Mais pour voir ce qu’il en est vraiment de l’ « onto-théologie », on pourra comparer utilement de telles attitudes avec celle, par exemple, d’un frère jésuite, ancien prisonnier à Dachau, s’interrogeant sur l’horreur des camps et concluant : « La seule voie possible, c’est (…) la relation à Dieu, à un Dieu incompréhensible. L’abandon à l’incompréhensible de Dieu reste souverainement possible [15]. »

La thèse de la « fin de la philosophie » est essentiellement une pièce d’idéologie politique : soit que, cas le plus simple et le plus facile, elle soit affirmée dans le contexte scientiste-positiviste, et elle est alors la pièce de verrouillage nécessaire pour que reste indiscutée et indiscutable la domination de la technoscience ; soit que (Heidegger et ses épigones) il s’agisse de sceller l’isolement du « penseur », et de l’interrogation, relativement à la société et à l’histoire, et, sous une autre forme et avec d’autres rationalisations, répéter le geste séculaire des philosophes depuis les stoïciens, en sacralisant la réalité dans laquelle se manifeste une « donation » de l’Être et une « époque » de l’Être. »

2) Extrait du livre :

Ce qui fait la Grèce, 1. D’Homère à Héraclite. Séminaires 1982-1983.
La création humaine II, Éditions du Seuil, 2004, (sigle : CQFG1),
pages 261-264, fin du séminaire du 9 mars 1983,
réponse à une question sur Heidegger) :

« Questions

Ma question n’a pas un rapport direct avec ce que vous venez de dire, mais je n’arrive pas à saisir quelle est au fond votre critique de Heidegger. Pour lui aussi, le tragique de la philosophie, à partir d’un certain moment, c’est d’avoir été une pensée de la détermination ; et c’est pourquoi il veut retrouver ce qu’il appelle le chemin de l’être…

Effectivement, ce n’est pas le sujet, mais je ne veux pas vous en tenir rigueur : je ne suis pas à une digression près, et j’ai moi-même évoqué à plusieurs reprises Heidegger, dont les positions sur les anciens Grecs ne sauraient être négligées, même si je les considère comme radicalement fausses. Je ne vais pas faire semblant de m’étonner parce qu’il n’interprète pas la pensée grecque comme moi, en termes de lutte contre le chaos, ou d’affrontement entre l’apparence et l’être, la vérité et la doxa  ; ce que je lui reproche, c’est de chercher à coucher cette pensée sur un lit de Procuste pour en éliminer tout ce qui ne s’accorde pas avec sa vue de ce qu’est la Grèce, cette vérité de l’être qui surgit dans une clairière… – ce que je persiste à appeler une pastorale. S’il ne mutilait pas ainsi les textes, il ne pourrait pas écrire ces monstruosités qu’on peut lire, par exemple, dans « L’époque des ’ conceptions du monde ’ », à propos du « l’homme est la mesure de toute chose » de Protagoras* [16]. Pour Heidegger, cette phrase n’exprime aucunement ce relativisme qu’on y a lu par la suite, et que Protagoras a pourtant confirmé par ailleurs, mais veut dire à peu près – je cite de mémoire : « L’homme est mesure de la présence des choses présentes, de la non-présence de celles qui ne le sont pas. » Voilà du pur Heidegger, qui met Protagoras sur la tête. Et ce n’est qu’un exemple parmi bien d’autres, un symptôme, si l’on veut, car Heidegger ne parvient jamais à voir dans la culture grecque ni ce conflit fondamental *entre l’être et l’apparence*, ni la dimension tragique – et le mot est faible – de sa saisie imaginaire du monde. On en reparlera à propos de son interprétation de son fameux chœur d’Antigone évoqué tout à l’heure, qui est tout aussi aberrante et qui mutile tout autant le texte, et la chose elle-même – la Grèce en l’occurrence –, que l’interprétation qu’il donne de la phrase de Protagoras.

Heidegger, en définitive, dit que les Grecs interprètent l’être comme présence, et que c’est là à la fois la vérité profonde de la philosophie *et peut-être aussi de l’origine de sa déviation*. Non : pour les Grecs, l’être n’est pas présence mais peras, détermination ; et la présence n’est qu’une modalité de la détermination. C’est pourquoi, souvenez-vous, j’ai commencé cette année par l’idée du chaos, toujours là en Grèce, et qui revient dans la philosophie comme apeiron, ou comme matière, ou comme la khôra du Timée. Encore une fois, privilégier la saisie du monde comme présence, c’est manquer l’essentiel, le noyau du monde grec ancien, et fausser alors le sens des textes qu’on interprète. Ce que Heidegger fait dès le départ avec Homère, et le fameux vers sur Chalcas dans l’Iliade, Chalcas qui connaissait ce qui est, ce qui sera, ce qui a été ; et cela devient chez Heidegger : ce qui est présent, ce qui sera présent, ce qui a été présent, au mépris d’ailleurs de toute justesse philologique.

Mais ce qui me sépare plus profondément de lui, c’est sa thèse centrale, ce qu’il appelle la différence ontologique, la question de l’étant comme radicalement distincte de celle de l’être. Heidegger appartient à la tradition onto-théologique précisément en vertu de cette distinction de l’être et de l’étant, qu’il veut rendre centrale et qui est étrangère au monde grec. Pour les Grecs, il n’y a pas une question de l’être séparée de la question de l’être des étants, et c’est pour cela qu’on ne demande pas : ti to einai, ce qui grammaticalement serait tout à fait possible, mais : ti to on, qu’est-ce que l’être-étant. Et Platon et Aristote posent ainsi la question, même si, pour ce dernier, sa vacillation sur le sens de ce qu’il appelle prôtè philosophia a troublé bien des interprètes. Car il semble dire tantôt que la philosophie première parle de l’être comme tel, sans considérer aucun étant, et tantôt qu’elle parle de l’étant par excellence, celui qui réalise pleinement ce que nous appelons être, et qui est pour Aristote la pensée se pensant elle-même – qu’il nomme aussi dieu. Mais cette distinction ne peut exister pour lui, jamais il ne sépare l’être de cette façon – ou alors comme simple vocable qui s’applique indifféremment à tout, comme universel abstrait, dirait Hegel. Finalement, cette différence ontologique heideggérienne n’est rien d’autre qu’un avatar de la pensée centrale de la théologie, qui impose une distance infinie entre quelque chose, Dieu, et tout le reste, les créatures. »

3) Extrait du livre :

Le monde morcelé. Les carrefours du labyrinthe 3,
Éditions du Seuil, Paris, 1990 ; réédition Points Essais, 2000, (sigle : CL3),
Article : « La ‶fin de la philosophie″ ? »,
p. 227-246, dans la 1ère édition, ou p. 281-306, dans la réédition Points Essais (qui sera utilisée ci-dessous, pour les textes parus dans les Carrefours du labyrinthe) :

« La ‶ fin de la philosophie″ ? * [17]

Nous traversons une période de crise prolongée de la culture occidentale. Le diagnostic n’est pas invalidé du simple fait qu’il a été répété d’innombrables fois – depuis Rousseau et les romantiques jusqu’à Nietzsche, Spengler, Trotski, Heidegger et au-delà. En fait, les voies mêmes sur lesquelles la plupart de ces auteurs, et d’autres, ont essayé de l’établir sont en elles-mêmes symptômes de la crise et lui appartiennent [18].

A la crise appartiennent aussi la proclamation – en particulier par Heidegger, mais pas seulement lui – de la « fin de la philosophie » et toute la gamme de rhétoriques déconstructionnistes et postmodernistes. Car la philosophie est un élément central du projet gréco-occidental d’autonomie individuelle et sociale ; la fin de la philosophie signifierait ni plus ni moins que la fin de la liberté. La liberté n’est pas menacée seulement par les régimes totalitaires ou autoritaires. Elle l’est aussi, de manière plus cachée, mais non moins forte, par l’atrophie du conflit et de la critique, l’expansion de l’amnésie et de l’irrelevance, l’incapacité croissante de mettre en question le présent et les institutions existantes, qu’elles soient proprement politiques ou qu’elles portent les conceptions du monde. Dans cette critique, la philosophie a toujours eu une part centrale, même si son action a été la plupart du temps indirecte. Cette action est en train de disparaître, d’abord et surtout sous le poids des tendances social-historiques contemporaines, que je ne discuterai pas ici [19]. Mais un effet de ces tendances, qui les renforce à son tour, est l’influence de l’adoration heideggerienne et post-heideggerienne de la « réalité » brute, et les proclamations heideggeriennes « nous n’avons rien à faire », « il n’y a rien à faire » [20]. La combinaison des deux se laisse aisément voir dans la glorification de la « pensée faible » (piensero debole), c’est-à-dire d’une pensée molle et flexible explicitement adaptée à la société des médias [21]. La « critique » déconstructionniste, qui se limite soigneusement à la déconstruction de vieux livres, est elle-même un des symptômes de la crise.

La proclamation de la « fin de la philosophie » n’est évidemment pas nouvelle. Cette fin a été déjà décrétée emphatiquement par Hegel. Elle découle, aussi bien chez Hegel que chez Heidegger, d’une philosophie qui est, indissolublement, ontologie (ou « pensée de l’Être »), philosophie de l’histoire et philosophie de l’histoire de la philosophie. Ce n’est pas mon propos ici de discuter pour elles-mêmes les ontologies de Hegel ou de Heidegger. Je me limiterai à quelques remarques qui me paraissent pertinentes quant à mon sujet.

La philosophie implicite de l’histoire de Heidegger – l’histoire comme Geschick, destin, destination et donation de l’Être et par l’Être – comme la totalité de ses écrits trouvent leur condition nécessaire dans la cécité congénitale de Heidegger devant l’activité critique/politique des êtres humains (qui est à la racine de son adhésion au nazisme et au Führerprinzip). Cécité complétée par une autre, apparemment tout aussi congénitale, devant la sexualité et, plus généralement, la psyché. Nous sommes ici devant le spectacle bizarre d’un philosophe qui parle interminablement sur les Grecs, et dans la pensée de qui on constate des trous à la place de la polis, de l’eros et de la psyché. Mais une « interprétation » de la philosophie grecque qui ignore systématiquement le fait que la philosophie est née dans et par la polis, et qu’elle fait partie du même mouvement qui a créé les premières démocraties, est condamnée à une infirmité inguérissable. Si, comme l’a écrit une fois Heidegger, le grec n’est pas « une » langue, mais la langue, et donc prédestiné à la philosophie, qu’allons-nous faire des Spartiates, qui parlaient grec – et – même mieux que les autres Grecs : lakonizein – mais n’ont produit aucun philosophe [22] ? La même cécité conduit Heidegger à ne voir dans la période contemporaine que la domination de la technique et de la « science » – et dans les deux cas, avec une acceptation incroyablement naïve de leur prétendue omnipotence – et le rend incapable d’apercevoir la crise interne de l’univers techno-scientifique et, encore plus important, les activités des êtres humains dirigés contre le système établi et les possibilités que ces activités contiennent.

Sa philosophie de l’histoire conduit Heidegger à une méthode d’interprétation de l’histoire de la philosophie dont le noyau est hégélien, pour les mêmes raisons et, en fait, avec les mêmes résultats que chez Hegel. Pour le dire brièvement : une véritable discussion critique des philosophes du passé se trouve frappée d’interdiction ou devient impossible. De sorte que la démocratie philosophique, l’agora intertemporelle où philosophes vivants et philosophes morts se rassemblent par-dessus les siècles et discutent véritablement, est abolie. Chez Hegel, la critique des philosophes du passé n’est qu’un signe de ce que le critique ne comprend pas ce qu’est la philosophie. Les philosophes du passé ne peuvent pas être critiqués, ils ne peuvent être que surmontés, aufgehoben  ; on doit montrer qu’ils conduisent « de l’intérieur » chacun à la philosophie suivante, et ainsi de suite, jusqu’au moment où nous parvenons au Savoir absolu, c’est-à-dire au système hégélien. (Bien évidemment, Hegel lui-même n’a pas pu rester fidèle à ce programme). Les liens profonds de cette attitude avec l’ensemble de la philosophie de Hegel sont aussi clairs que les impossibilités intraitables auxquelles elle conduit. La fin de la philosophie n’est pas une humeur ou une opinion de Hegel, mais l’implication nécessaire de son système total, qui tient ou tombe avec elle.

La situation n’est pas au fond différente avec Heidegger. Il ne peut pas y avoir de discussion critique des philosophes du passé. Les « penseurs » expriment des moments de l’« histoire de l’Être », l’Être parle par leur bouche. (Bien évidemment, Heidegger non plus ne pouvait rester fidèle à son programme). Les philosophes du passé peuvent être seulement interprétés et « déconstruits » (en toute littéralité, le programme annoncé dans Sein und Zeit est die Destruktion der Ontologie  ; « déconstruction » est un fruit plus récent). Cela signifie qu’il faut, dans chaque cas, montrer : 1) que tous les philosophes passés participent de la « métaphysique » entendue comme recouvrement de la « différence ontologique », oubli de l’Être, préoccupation avec l’être des étants et inattention devant la question du sens de l’Être ; et que, 2) malgré cela et curieusement, cet « oubli » d’une certaine manière « progresse » (c’est-à-dire régresse) dans un mouvement hégéloïde à travers l’histoire vers des formes de plus en plus complètes, de sorte que l’accomplissement et l’achèvement de la métaphysique, comme l’oubli de l’Être, sont déjà là d’emblée avec Platon (et peut-être même les présocratiques), mais sont encore plus complètement accomplis avec Hegel et puis Nietzsche. Le long de cette voie, les conflits, les contradictions, les luttes entre philosophes sont ignorés ou recouverts, et l’ensemble de l’histoire de la philosophie apparaît comme un parcours linéaire qui atteint son résultat prédestiné, la clôture de la métaphysique et le penseur de cette clôture, Heidegger.

Avec Hegel, toutes les philosophies sont réduites au même, au sens qu’elles ne sont toutes que des « moments » dans le procès de la conscience de soi et de la connaissance de soi de l’Esprit – et que tous ces « moments » sont condamnés à être des « moments » du Système (hégélien). Avec Heidegger, tous les philosophes sont réduits au même [23]. Ils représentent des voies différentes, mais quant au fond indifférentes, de l’oubli de l’Être, de la pensée de l’Être comme présence, de la confusion entre présence et ce qui est, chaque fois, présent. Chez les post-heideggeriens, cela deviendra le cercle infracturable de l’onto-théo-logo-phallocentrisme gréco-occidental. Heureusement, nous ne sommes pas encore tout à fait perdus. Avec l’aide du Zeitgeist, se font de plus en plus perceptibles des bruits concernant la possibilité de sortir de ce cercle en ayant recours à l’Ancien Testament (non pas, certes, le Nouveau, contaminé sans espoir par ces damnés Grecs). Alors que nous étions parvenus à nous convaincre presque de l’inexistence de tout « signifié transcendantal », nous sommes maintenant avertis que Jehovah, ses lois et l’éthique des Hébreux peuvent et doivent être restaurés à la place d’un tel signifié (méta- ? ou post- ?) transcendantal. De sorte que nous commençons à pouvoir espérer qu’il nous suffirait de remplacer la philosophie par la révélation pour être sauvés.

Rien d’étonnant dans ces conditions qu’à part quelques peu nombreuses exceptions, la philosophie soit pratiquée de moins en moins et que la plus grande partie de ce qui passe aujourd’hui pour philosophie n’est que commentaire et interprétation, ou plutôt, commentaire au carré et interprétation au carré. Ce qui entraine aussi une distorsion de l’histoire même de la philosophie, qui se trouve démembrée entre un académisme scolastique sans esprit et l’irrelevance déconstructionniste.

Comment aborder l’histoire de la philosophie, c’est-à-dire le travail des philosophes importants du passé, est évidemment une question immense. Quelques points cardinaux doivent être ici désignés.

Un philosophe écrit et publie parce qu’il croit qu’il a à dire des choses vraies et importantes, mais aussi, parce qu’il veut être discuté. Être discuté implique la possibilité d’être critiqué et, éventuellement, réfuté. Et tous les grands philosophes du passé – jusques et y compris Kant, Fichte et Schelling – ont explicitement discuté, critiqué et réfuté – ou pensé qu’ils réfutaient – leurs prédécesseurs...

Ils pensaient, à juste titre, qu’ils appartenaient à un espace social-historique public et transtemporel, à l’agora transhistorique de la réflexion, et que leur critique publique des autres philosophes était un facteur essentiel du maintien et de l’élargissement de cet espace comme espace de liberté où l’on ne trouve ni autorités ni révélation, ni secrétaires généraux, ni Führer, ni Destin de l’Être ; espace où les différentes doxai sont confrontées et où chacun a le droit, à ses risques et périls, d’exprimer son désaccord.

C’est pourquoi, pour un philosophe, il ne peut y avoir d’histoire de la philosophie que critique. La critique présuppose évidemment l’effort le plus laborieux et le plus désintéressé de comprendre l’œuvre critiquée. Mais elle exige aussi une vigilance constante quant aux limitations possibles de cette œuvre, limitations qui résultent de la clôture presque inévitable de toute œuvre de pensée qui accompagne sa rupture avec la clôture précédente.

Mais c’est aussi pourquoi, pour un philosophe, il doit y avoir une histoire critique de la philosophie. Si cette histoire n’est pas critique, il n’est pas philosophe, il n’est qu’historien, interprète ou herméneute. Et s’il n’y voit pas une histoire au sens lourd et plein du terme, il succombera à l’illusion fatale qu’il recommence tout de nouveau –l’illusion de la tabula rasa. La philosophie est une activité réflexive qui se déploie à la fois librement et sous contrainte de son propre passé. La philosophie n’est pas cumulative – mais elle est profondément historique.

Il se crée ainsi, visiblement, une situation circulaire, qui ne résulte d’aucun « défaut logique », mais exprime l’essence même de l’autoréflexion dans l’horizon nécessairement total de la pensée philosophique – ou le fait que son centre est sa périphérie, et vice versa. Une histoire critique de la philosophie n’est possible que si l’on se tient à un point de vue propre. Mais elle n’est pas davantage possible si fait défaut une conception de ce qu’est l’histoire – l’histoire humaine, au sens le plus large et le plus profond – et de la place de la philosophie dans cette histoire. (A cet égard Hegel et Heidegger sont, certes, formellement corrects). Cela ne signifie nullement qu’on « expliquera » (et « réfutera ») Platon et Aristote par l’existence de l’esclavage, Descartes et Locke par la montée de la bourgeoisie, et toutes les absurdités, bien connues, de cette espèce. Mais cela signifie très catégoriquement que la philosophie passée (et présente) doit prendre sa place dans l’histoire de l’imaginaire humain et de la lutte difficile et multi-séculaire contre l’institution hétéronome de la société. Il serait tout aussi stupide de nier les motifs et les déterminations essentiellement politiques de Platon, sa lutte contre la démocratie et leurs liens étroits à l’ensemble de la pensée de Platon, y compris son ontologie, que de nier que Platon a re-créé et re-institué, pour une deuxième fois, la philosophie et qu’il reste à ce jour le plus grand de tous les philosophes. Semblablement, bien qu’à un niveau beaucoup plus modeste, il serait tout aussi stupide de nier les motifs et les traits profondément antidémocratiques et réactionnaires de la pensée de Heidegger, manifestes déjà dans Sein und Zeit (six ans avant le Discours du Rectorat) et persistant jusqu’à la fin (dans l’interview posthume du Spiegel), et leur relation intime à l’ensemble de ses conceptions que de nier que Heidegger a été un des philosophes importants du XXe siècle ou d’affirmer qu’un philosophe pourrait aujourd’hui simplement l’ignorer. Le paradoxe apparent impliqué ici exigerait certainement d’être élucidé, mais là n’est pas notre sujet présent.

La philosophie n’est pas cumulative – comme on pourrait dire que l’est la science, même si, dans ce dernier cas aussi les choses sont moins claires qu’elles n’apparaissent habituellement. En pratique, en tout cas, on peut aujourd’hui apprendre la mathématique ou la physique en étudiant les traités contemporains, et sans besoin de recourir à Newton, Einstein, Archimède, Gauss ou Cantor. L’art, non plus, n’est pas cumulatif, bien que de manière différente. L’immersion dans la culture où une œuvre d’art donnée a été créée est presque toujours une condition de sa « compréhension » (si celle-ci ne doit pas rester extérieure). Mais il ne s’ensuit pas que l’on ne pourrait pas être enthousiasmé par Wagner, par exemple, à moins d’avoir parcouru toutes les étapes qui mènent du chant grégorien à Beethoven, etc.

Le cas de la philosophie est encore autre. En tant qu’activité autoréflexive de la pensée, la philosophie implique qu’idéalement toute forme de pensée est pertinente pour elle ; sont donc aussi obligatoirement pertinentes pour un philosophe les pensées des philosophes qui l’ont précédé. Mais autoréflexivité signifie certes critique ; un philosophe qui critique des philosophes du passé fait, peut-on dire, de l’autocritique (à raison ou à tort, c’est une autre question). Je ne peux pas me réveiller un matin avec une idée contredisant tout ce que je pensais jusqu’alors, et me précipiter pour la développer oubliant tout ce que j’ai pu dire auparavant. Les oiseaux chantent innocemment chaque matin de nouveau – mais ce sont des oiseaux, et ils chantent le même chant. De même, je ne puis ignorer le fait que ma pensée, aussi originale puissé-je la croire, n’est qu’une ride, au mieux une vague, sur l’immense fleuve social-historique qui a surgi en Ionie il y a vingt-cinq siècles. Je suis placé sous la double injonction : penser librement, et penser sous la contrainte de l’histoire. Cette antinomie apparente et réelle ne forme pas un double bind, elle est ressort et source de puissance pour la pensée philosophique. Elle est ressort et source d’un dialogue monologique ou d’un monologue dialogique d’une immense richesse potentielle.

Cela signifie aussi, enfin, que je dois avoir – ou former graduellement – une conception de ce qu’est la philosophie, l’activité autoréflexive de la pensée. Or, on le sait, ce qu’est la philosophie a été chaque fois défini de nouveau, explicitement ou implicitement, par chaque philosophe important – et défini en intime relation avec le contenu de la philosophie. Autrement dit, impossible de définir ce qu’est la philosophie sans une certaine compréhension de ce que les philosophes ont dit – c’est presque une tautologie – mais aussi sans adopter à cet égard une attitude critique (qui peut, certes, aboutir simplement à une re-confirmation de ce qui a été dit). Ainsi, la conception que je me forme de la philosophie est fortement liée à la conception que je forme de l’histoire de la philosophie, et vice versa. Mais il est aussi impossible de penser ce qu’est la philosophie, sans une certaine conception de l’histoire, puisque la philosophie est aussi une donnée social-historique. (Quelles que soient les prétentions du point de vue « transcendantal », je ne continuerais pas de discuter avec quelqu’un prétendant qu’Aristote aurait pu être chinois, ou même Hegel italien). Et, pour fermer le cercle, cela montre que la philosophie est impossible sans une philosophie du social-historique.

A tous ces égards, je ne puis ici que résumer dogmatiquement mes propres positions. Je crois impossible de comprendre ce qu’est vraiment la philosophie sans prendre en compte sa place centrale dans la naissance et le développement du projet social-historique d’autonomie (sociale et individuelle). La philosophie et la démocratie sont nées à la même époque et au même endroit. Leur solidarité résulte de ce qu’elles expriment, toutes les deux, le refus de l’hétéronomie ̶ le rejet des prétentions à la validité des règles et des représentations qui se trouvent simplement là, le refus de toute autorité extérieure (même, et particulièrement, « divine ») et de toute source extra-sociale de la vérité et de la justice, bref la mise en question des institutions existantes et l’affirmation de la capacité de la collectivité et de la pensée de s’instituer elles-mêmes explicitement et réflexivement [24]. Pour le dire autrement : la lutte pour la démocratie est lutte pour un véritable autogouvernement. La visée de l’autogouvernement n’accepte aucune limite externe, l’autogouvernement véritable entraine l’auto-institution explicite, qui présuppose évidemment la mise en question de l’institution existante et cela, en principe, à tout instant. Le projet d’autonomie collective signifie que la collectivité, qui ne peut exister que comme instituée, reconnaît son caractère instituant et le récupère explicitement, et se met en question elle-même et ses propres activités. En d’autres termes, la démocratie est le régime de l’autoréflexivité (politique). Quelles lois devons-nous avoir, et pour quelles raisons ? Mais cela est aussi vrai pour la philosophie. La philosophie ne porte pas sur la question : qu’est-ce que l’Être, ou pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien, etc. Toutes ces questions sont secondaires au sens qu’elles sont toutes conditionnées par l’émergence d’une question plus radicale (et radicalement impossible dans une société hétéronome) : que dois-je penser (de l’être, de la phusis, de la polis, de la justice, etc. – et de ma propre pensée).

Ce questionnement continue, et doit continuer sans cesse pour une raison simple. Tout être pour soi existe, et ne peut exister que, dans une clôture. Il en est ainsi aussi de la société et de l’individu. La démocratie est le projet de rompre la clôture au niveau collectif. La philosophie, qui crée la subjectivité réfléchissante, est le projet de rompre la clôture au niveau de la pensée. Mais évidemment, toute rupture de la clôture, à moins de rester un béant «  ? » qui ne rompt rien du tout, doit poser quelque chose, atteindre certains résultats et par là même risque d’ériger une nouvelle clôture. La continuation et le renouveau de l’activité réflexive – non pas pour le plaisir de renouveler, mais parce que c’est cela même qu’est l’activité réflexive – entraînent par conséquent la mise en question des résultats précédents (non nécessairement leur rejet, pas plus que la révisabilité des lois dans une démocratie ne signifie qu’elles doivent toutes être modifiées chaque matin).

Ainsi, la naissance de la philosophie et la naissance de la démocratie ne coïncident pas, elles co-signifient. Les deux sont des expressions, et des incarnations centrales, du projet d’autonomie. Et ici l’on doit faire face à un autre aspect de la déformation que la Grèce a subie et continue de subir entre les mains des Occidentaux jamais complètement déchristianisés. De même que la création politique grecque – la polis et la démocratie – a toujours été vue comme un « résultat » statique, et que les « mérites » et les « torts » de la démocratie athénienne ont été discutés comme si ce régime était destiné à être modèle ou anti-modèle pour tous les lieux et tous les temps [25] – au lieu de voir que ce qui, par-dessus tout le reste, est vraiment démocratique à Athènes, et qui possède pour nous la plus grande importance, n’est pas telle ou telle institution particulière établie à tel moment (bien que, parmi ces institutions, nombreuses soient celles qui contiennent des leçons pour nous), mais le procès continu d’auto-institution démocratique prolongé pendant presque trois siècles : là est la créativité, là est la réflexivité, là est la démocratie, là est la leçon. De même, l’important concernant la philosophie grecque – par-dessus tous les « résultats » qu’elle a atteints et dont nous savons le poids qu’ils gardent – est le procès continu de son auto-institution. Aussitôt que Thalès apparaît, il conditionne l’apparition d’un autre philosophe, et ainsi de suite ; un mouvement autoréflexif de la pensée commence à se déployer dans une dimension véritablement historique, qui s’incarne dans des discussions et des critiques continues, ouvertes et publiques, sans qu’il s’agisse là d’une vaine affirmation d’ « individualités », puisque ces penseurs connaissent et reconnaissent les positions les uns des autres et échangent des arguments (dont, la plupart du temps, on doit encore tenir compte aujourd’hui), réalisant ainsi non pas une « progression dialectique », mais un autodéploiement historique authentique de la pensée. Il n’y a pas là deux ou trois « écoles », gelées à jamais et commentant interminablement l’enseignement de Confucius ou de Lao Tseu, mais plusieurs douzaines de penseurs vraiment indépendants. A l’exception des pythagoriciens, les « écoles » ne commencent à exister que lorsque la décadence commence : avec Platon, et la suite. Avec la chute de la démocratie, et les stoïciens, la philosophie se rigidifie dans les « écoles » et se consacre de plus en plus au commentaire et à l’interprétation.

Cette dernière période commence au moment où se termine la période de création politique démocratique. 404 – la défaite des Athéniens dans la guerre du Péloponnèse – et 399 – la condamnation à mort de Socrate – sont, symboliquement, des dates de même importance. Socrate est le dernier philosophe-citoyen – et le démos des Athéniens n’est plus le démos du VIe et du Ve siècle. Il peut sembler paradoxal que la période de décadence qui commence alors ait produit deux des plus grands philosophes qui aient existé, Platon et Aristote – bien que le matricide Platon ait été élevé et formé sous la démocratie.

Avec Platon commence la torsion, et distorsion, platonicienne qui a, depuis, dominé l’histoire de la philosophie ou du moins son courant principal. Le philosophe cesse d’être un citoyen. Il sort de la polis, ou s’élève au-dessus d’elle, et dit aux gens ce qu’ils ont à faire et qu’il déduit de sa propre epistémé. Il cherche, et croit qu’il trouve, une ontologie unitaire – c’est-à-dire, une ontologie théologique. Au centre de cette ontologie, comme de tout le reste, il place la méta-idée de la déterminité (peras, Bestimmtheit). Il essaie de dériver de cette ontologie le régime politique idéal. Et, plus tard (avec les stoïciens, et, beaucoup plus, avec le christianisme), il sanctifie la réalité, c’est-à-dire qu’il commence à rationaliser ce qui existe dans tous les domaines.

Il n’est guère possible de nous attarder sur la longue période intermédiaire. Une nouvelle naissance a lieu en Europe occidentale au XIIe-XIIIe siècle avec l’émergence de la proto-bourgeoisie et la constitution de collectivités politiques – les cités nouvelles ou renouvelées – qui veulent accéder à l’autogouvernement. Depuis ce temps, la philosophie, bien que placée sous de lourdes contraintes théologiques, devient à nouveau partie prenante du mouvement émancipateur de l’Occident, sans toutefois se libérer jamais pleinement, dans son courant central, de la torsion platonicienne. A partir du XVIe siècle, la lutte devient manifeste à l’intérieur de la philosophie elle-même. De sorte que la galaxie en déploiement de la philosophie européenne, depuis Duns Scot et Guillaume d’Occam jusqu’à Husserl et Heidegger, présente constamment des caractères antinomiques. La philosophie participe parfois aux combats pour l’émancipation, reste le plus souvent indifférente à leur égard, les regarde quelquefois avec hostilité et mépris. L’attitude prédominante reste, sous diverses formes, celle qui conduit à construire des systèmes, à sacraliser la réalité et à regarder d’en haut la collectivité. Cela aboutit parfois aux résultats les plus étranges, comme celui des penseurs « critiques » Marx et Nietzsche qui partagent sans aucun doute la mentalité de la sancta realitas (lois de l’histoire, « innocence du devenir », etc.). Pendant toute cette période, la principale contribution de la philosophie au mouvement émancipateur se trouve non pas tellement dans les « contenus » des philosophies, mais dans le maintien d’un débat ouvert et d’un esprit critique. Ainsi, bien qu’elle la nie en principe la plupart du temps, elle ré-instaure de facto l’agora philosophique.

Excepté pour l’idée de déterminité, les traits que j’ai soulignés plus haut comme caractérisant la torsion platonicienne (et stoïque-chrétienne) sont manifestes chez Heidegger et sous-tendent sa proclamation de la « fin de la philosophie ». Le principe sancta realitas est, chez lui, central. La domination planétaire de la techno-science est posée comme insurmontable non pas moyennant une réflexion sur les possibilités et les forces social-historiques (réflexion qui, en tout état de cause, ne pourrait parvenir à un résultat catégorique ni trancher le cas), mais à partir de proclamations totalement arbitraires et strictement « métaphysiques » (au sens dépréciateur du terme) portant sur le « destin de l’Être ». Cela consonne et se combine avec la vue la moins critique possible, et en fait non informée, concernant la technique et la science contemporaine [26].

Le fondement « théorique » de la proclamation de la fin de la philosophie –brièvement parlant, que la philosophie est « métaphysique » et que la métaphysique a été absorbée restlos, sans résidu, par la science contemporaine – ne fait sens qu’à partir de la thèse de Heidegger qu’il peut y avoir une « pensée de l’Être » ou une « pensée du sens de l’Être » séparée de toute réflexion concernant l’étant ou l’être de l’étant. La thèse est à la fois stérile et privée de sens.

Sa stérilité est manifeste chez Heidegger, elle n’a conduit qu’à des mots ronflants pseudo-poétiques et pseudo-prophétiques (comme das Gevier, etc.), et l’on ne peut voir nulle part, même approximativement, en quoi consiste la « pensée de l’Être ». Il n’est pas étonnant que les épigones de Heidegger se soient révélés incapables de produire quoi que ce soit dans cette direction, et qu’ils aient dû se confiner dans l’interminable « interprétation » et « déconstruction » des philosophes du passé.

Mais aussi, la thèse n’aurait de sens que sur la présupposition erronée que l’objet de la philosophie est fourni, par exemple, par la question de l’Être, ou du pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien, etc. En vérité, comme je l’ai dit plus haut, l’objet de la philosophie est la question : que dois-je, que devons-nous, penser – de l’Être, de la connaissance de l’Être, de « Je », de « Nous », de notre constitution politique, de la justice, etc. Et un résultat manifeste de la restriction heideggerienne est que toute réflexion politique et éthique, par exemple, devient impossible, à la fois pour des raisons de « substance » (puisque « nous n’avons rien à faire, simplement attendre » : Gelassenheit), cela étant évidemment la conséquence immédiate de la conception de l’histoire comme « donation et destination de l’être » ; – et pour des raisons de « méthode », puisque, par exemple, la polis et tout ça ne peuvent appartenir qu’à l’ « ontique », et ne constituent pas , en conséquence, un digne objet de la pensée de l’Être.

Est-ce la peine de souligner l’admirable concordance de tout cela avec die geistige und politische Situation der Zeit, la situation spirituelle et politique des temps ? Certes, cela ne dispense pas d’avoir à en discuter la substance. Mais on ne peut pas, non plus, oublier que ces proclamations apparaissent à une époque où les questions : que devons-nous penser ? que devons-nous faire ? acquièrent une immédiateté et une urgence tragiques. En ce sens, la philosophie heideggerienne et ses rejetons ne sont qu’une des expressions (et un des facteurs mineurs) de la tendance générale vers la décomposition de la société et de la culture occidentales – c’est-à-dire vers l’évanescence du projet d’autonomie. Mais cette tendance, incontestablement réelle et de plus en plus menaçante (on n’a pas attendu Heidegger pour le voir et le dire), personne ne peut la considérer aujourd’hui comme définitivement et irréversiblement triomphante. Nous ne vivons pas encore dans la Rome ou la Constantinople du Ve siècle [27].

Il n’y a pas, en fait, de réelle possibilité que la philosophie soit absorbée par la techno-science. Ce qui est possible, et qui en effet se déroule sous nos yeux, est que les vraies questions philosophiques soient enterrées de plus en plus profondément, sous une couche épaisse de dogmatisme tranquille et mou de métaphysique positiviste. Cela se fait, du reste, en complicité secrète avec un « anarchisme/scepticisme » à la Feyerabend : « tout va » exprime une position profondément positiviste. Tout va, et rien ne va vraiment, mais certaines choses marchent provisoirement ; la question de la vérité est une question métaphysique, etc. En même temps, dans d’autres bâtiments de l’Université, les historiens de la philosophie continuent à mâcher les fruits secs de leur spécialité et, dans le fabuleux libre marché des idées, des sectes punk-philosophiques fournissent des idéo-clips pour la consommation des différents médias.

Je dois laisser ici de côté la question de savoir si, dans la situation social-historique présente, une personne isolée qui reconnaît ce que je considère comme les tâches authentiques de la philosophie et y travaille pourrait faire plus qu’une œuvre personnelle. Quelle peut être la résonance d’une telle œuvre, dans quelle mesure elle pourrait stimuler un renouvellement de l’activité philosophique, ce sont évidemment des questions auxquelles on ne peut répondre d’avance. Comme dans d’autres domaines, la seule maxime valide ici aussi est fais ce que dois, advienne que pourra.

Je voudrais, en revanche, à l’aide d’un exemple, faire mieux voir pourquoi je considère impossible – de jure – la « disparition de la philosophie dans le monde de la science technicisée ».

La philosophie héritée, virtuellement dans son ensemble, lorsqu’elle parle du monde, ou de l’être physique (et psychique), a en vue soit la Lebenswelt, le « monde de la vie » (la plupart des anciens philosophes, en partie Kant, et évidemment Husserl vieux et Heidegger), ou bien le monde « classique » de la physique mathématique (depuis Descartes). Dans les deux cas, ces images ont joué un rôle décisif, aussi bien comme paradigmes de l’étant (on, Seiendes) que comme point de départ pour une méthode. Mais la Lebenswelt (c’est-à-dire le retour de Husserl vieillissant au point de départ d’Aristote) fournit certes un sol commun initial et indispensable, mais sol glissant, plein de trous et de sables mouvants. Et l’édifice physico-mathématique « classique » gît en ruine.

La chose, le temps, l’espace, la matière sont devenus encore plus énigmatiques qu’ils ne l’ont jamais été. La physique moderne, en règle générale sans le savoir, se trouve assise inconfortablement sur les quatre paires des antinomies kantiennes à la fois, et leur ajoute une foule de nouvelles. Son merveilleux « instrument », la mathématique, exhibe de plus en plus son efficacité terrifiante, qu’aucune raison apparente ne justifie (les raisons kantiennes ne sont d’aucun secours devant une multiplicité quasi riemannienne à quatre ou peut-être dix dimensions). La progression de la mathématique continue à un rythme hallucinant, mais révèle en même temps l’abîme situé à son fondement. Les théorèmes d’indécidabilité (Gödel, Turing, Church) se combinent avec des hypothèses paradoxales (axiome du choix) pour conduire à une situation (Gödel et Paul Cohen sur l’hypothèse du continu) où un nombre indéfini de théories des ensembles « non euclidiennes » (« non cantoriennes ») devient possible.

La mathématique apparaît de plus en plus comme une création libre de l’imagination humaine travaillant sous certaines contraintes (consistance, économie). Mais elle apparaît aussi : a) comme étrangement reliée au monde physique ; toutes les théories physiques sont mathématiques, quoique parfois de manière fort étrange (comme dans le cas de la théorie quantique) et les considérations purement mathématiques jouent un rôle heuristique énorme en physique contemporaine, et b) comme se heurtant à des contraintes, des nécessités et des parentés intrinsèques qui ne sont pas de facture humaine. Il semble que nous sommes en train de créer un monde idéal à strates multiples, lequel, de la manière la plus étrange et la moins inspectable, se rencontre à la fois avec un monde physique à strates multiples et avec un monde « idéal » en soi.

Tout le monde connaît ou devrait connaître la situation théorique chaotique de la physique fondamentale ; situation d’autant plus surprenante qu’elle ne fait nullement obstacle à la précision et l’efficacité de la physique dans les domaines de l’expériment, de l’observation et de l’application, ni à sa capacité de prédiction. Les deux théories principales – relativité générale et quanta – sont, toutes les deux, continuellement corroborées par l’observation et l’expérimentation, alors que chacune d’elles contient toujours des problèmes profonds non résolus et qu’elles se contredisent l’une l’autre. L’édifice classique des catégories – il ne s’agit nullement de la seule causalité – est une machine brisée qui fabrique toujours des produits merveilleux. Et je pourrais continuer pendant des pages.

Il serait inapte de considérer tout cela comme relevant de questions simplement « épistémologiques » ou même « métaphysiques » (au sens heideggerien). Nous sommes au cœur de la question ontologique. Quel est l’être de cet étant (humain) qui peut créer librement des formes qui s’avèrent avoir affaire avec, et même rencontrer, quelque chose de donné de l’extérieur ? Et quel est l’être de ce donné de l’extérieur ? Mais aussi : que devons-nous penser de l’être comme tel, si l’être appartient aussi à un étant capable de création libre, laquelle à la fois rencontre et échoue dans sa tentative de rencontrer ce qui est ? Il serait risible de croire que ces questions sont éliminées par la « différence ontologique », ou par la suprématie de la question concernant le « sens de l’Être ». La question du « sens de l’Être », dans le tour résolument non- et anti-aristotélicien que Heidegger veut lui imprimer, est privée de sens, sauf comme question anthropomorphique, anthropologique et/ou théologique. Qui donc nous a dit qu’il y a un sens de l’Être ? Et la « différence ontologique » est finalement une finasserie lourde (ou une platitude), sans contenu substantiel. Être est inséparable des modes d’être, à leur tour inséparables des étants. Dans le jargon du clan : la présence est, comme telle, certainement différente de ce qui est chaque fois présent – mais la présence elle-même est chaque fois différente, se trouve dans un mode de relation différent avec ce qui se présente. La présence d’un amant n’est pas la présence d’un crocodile (en tout cas, pas nécessairement). La phénoménalité des phénomènes n’est pas une donnée phénoménale, c’est sûr. Mais la phénoménalité de la pensée, par exemple, n’est pas la phénoménalité d’une étoile. Parler seulement de phénoménalité (ou de présence, ou de présence/absence, etc.) devient nécessairement parole vide (logikon kai kenon, dirait Aristote), qui signifie simplement : quelque chose est donné – es gibt, estin einai – quelque chose doit être donné.

Quelque chose est donné – quelque chose doit être donné, mais à qui, et comment ? Est-ce que la mathématique nous est « donnée » – ou bien créons-nous la mathématique ? Dans quelle région sont « donnés » les espaces hilbertiens à dimension infinie ? Et qui pense l’Être ? Est-ce le Dasein, ce constructum bâtard et composite (bâtard et composite comme l’est presque toujours le « sujet » philosophique), qui ignore ses éléments constitutifs, juxtaposition artificielle de composantes psychiques, social-historiques et réflexives saupoudrée d’une poudre qui dégage fortement les odeurs de la situation social-historique entourant sa fabrication et des choix de valeur comme des idiosyncrasies de son fabricateur ?

Si nous philosophons (ou même « pensons le sens de l’Être »), nous devons nous demander : qui est ce « nous », et qu’est-ce qu’il est ? Qui et que suis-je, lorsque je cesse d’être simplement un Dasein et commence à réfléchir la question : qui et que suis-je qua Dasein  ? Il se trouve que l’ère la plus récente a assisté à la vaste promotion d’un ragoût éclectique, incongru et irréfléchi, nommé la « mort du sujet » (et de l’homme, du sens, de l’histoire, etc.), sous l’invocation de Marx, Nietzsche et Freud, mais aussi, étrangement, de Heidegger comme garant philosophique. Mais il était et demeure impossible de discerner, dans cette entreprise, la moindre conscience des vraies questions que soulèvent, au niveau philosophique, la psychanalyse ou ce qui peut être valide dans la pensée de Marx ou de Nietzsche. Ce n’est même pas la peine de rappeler l’objection évidente et irréfutable qu’un lycéen intelligent aurait opposée à cette rhétorique : si tout ce que vous dites est déterminé par votre inconscient (ou par votre position sociale, ou n’est qu’une autre interprétation), l’est alors aussi cette même conception que vous défendez (tout cela était connu à Athènes vers 450 av. J.C.). Mais le problème substantif est : étant donné qu’il est vrai qu’au noyau du « sujet » (quel que soit le sens de ce terme), une psyché inconsciente motive, la plupart du temps, ses actes, et donc aussi ses jugements ; étant donné qu’il est vrai que personne ne peut jamais sauter par-dessus son époque ou s’extraire de la société à laquelle il appartient ; étant donné qu’il est vrai que tout énoncé contient un élément inéliminable d’interprétation, correspondant à la position, au point de vue, aux intérêts de l’interprète – étant donné que tout cela est vrai, comment sommes-nous capables d’une activité auto-réfléchissante, y compris celle qui nous conduit aux énoncés ci-dessus, et à tous les autres ?

Devant cette situation – qui, je le répète, n’est pas fondamentalement nouvelle – et excluant un scepticisme radical qui se condamne lui-même au silence, deux positions seulement semblent possibles.

Ou bien nous acceptons l’idée que tel ou tel autre individu ou philosophe – par exemple Heidegger ou stultiores minoresque alii – a été doté, sans aucune raison, de la capacité d’énoncer la vérité (ou la méta ou post-vérité) et, en tout cas, de procéder à des proclamations qui valent pour tous mais sur lesquelles aucune enquête ultérieure n’est possible. Nous revenons alors simplement à la consécration de tel philosophe particulier comme prophète, c’est-à-dire nous retournons à la position religieuse.

Ou bien nous nous tenons à la tradition gréco-occidentale et ne reconnaissons pas de prophètes – que ce soit Dieu ou l’Être qui parle par leur bouche. Nous restons alors sous l’obligation du logon didonai, du rendre compte et raison, de tout ce que nous disons et faisons publiquement. Logon didonai ne signifie certes pas démonstration mathématique ou corroboration expérimentale – ni, davantage, la recherche et l’exhibition d’une « fondation ». Mais il implique bien que nous acceptons la critique et la discussion ; et la discussion n’est pas possible sans le réquisit d’une consistance minimale (qui n’est pas une consistance ensembliste-identitaire).

Alors aussi nous devons vraiment faire face à ce défi : comment un être psychique, qui est en même temps social-historique, peut-il devenir une subjectivité réfléchissante ? A cette question, la position kantienne n’offre pas de réponse. Nous ne pouvons pas nous satisfaire avec le point de vue « transcendantal », ou en d’autres termes, avec la simple distinction entre la quaestio juris et la quaestio facti, car le « sujet » qui nous intéresse, et qui est décisivement important pour tout ce que nous pensons et que nous faisons, n’est pas un sujet « transcendantal », mais un sujet effectif [28]. Nous nous trouvons faisant face à deux considérations, à première vue antinomiques : nous savons, et nous ne pouvons pas prétendre que nous ne savons pas, que pour tout ce que nous pensons et nous faisons il existe des conditions (non pas des « causes » !) social-historiques ; mais nous ne pouvons pas non plus prétendre ignorer que nous essayons de penser, de discuter et de juger sans égard à ces conditions, que nous visons la validité de ce que nous disons indépendamment du lieu, du moment, des motifs et des conditions. Nous devons par conséquent reconnaître la validité à la fois du point de vue effectif et du point de vue réflexif. Et nous devons faire face au fait que ce n’est que dans et par le social-historique (et s’étayant sur certaines capacités de la psyché) que le réflexif (dont le « transcendantal » est une dimension) devient effectif. Si nous ne pouvons pas penser la possibilité et l’effectivité d’un mariage entre le jus et le factum, nous ne pouvons tout simplement plus penser.

Mais nous savons aussi que la pensée réflexive, pas plus que la démocratie, n’a pas été là de toujours. Elle a émergé, elle a été créée moyennant l’activité humaine à une certaine époque et à un certain lieu (après quoi elle devient évidemment virtuellement accessible à tous les humains). Nous devons donc reconnaître en elle une création humaine ; de cette façon encore, nous sommes derechef conduits à reconnaître le fait, de toute manière évident, que l’histoire humaine est création – création de significations et d’institutions qui les incarnent, de l’individu social à partir du matériau de la psyché, et de la subjectivité réfléchissante. Nous plaçant alors au point de vue de la tradition à laquelle appartiennent la philosophie et la démocratie, nous pouvons voir que presque toutes les sociétés se sont instituées comme hétéronomes, dans et par la clôture de leurs institutions et significations. Voir aussi que philosophie et démocratie sont les manifestations jumelles d’une rupture social-historique qui a créé le projet de l’autonomie (sociale et individuelle). Le sens de ce projet est le refus de la clôture et l’instauration d’une nouvelle relation entre l’instituant et l’institué au niveau collectif, entre l’imagination radicale et l’individu socialisé au niveau de l’être humain singulier, entre l’activité réflexive incessante de la pensée et ses résultats et aboutissements à tout moment donné.

Il s’agit là de créations. Il n’y a aucun moyen de montrer que la condensation des galaxies, le Big Bang ou les propriétés combinatoires du carbone étaient les conditions nécessaires et suffisantes de l’émergence de la démocratie et de la philosophie. D’un côté, cela nous conduit de nouveau à la question ontologique : il y a au moins un type d’être capable d’altérer son mode d’être – et cela est un mode d’être, donc appartient à ce que nous pensons de l’Être. D’un autre côté, cette création contient la création d’un espace social-historique dans lequel, et d’un type d’individu (la subjectivité réfléchissante) pour lequel la question de la vérité peut surgir et être élucidée de façon non vide. Cela signifie que le réflexif appartient à l’effectif – et que l’effectif peut porter le réflexif. Cela n’a rien à voir avec un Geschick des Seins, une destination/donation de l’Être. La création du projet d’autonomie, l’activité réflexive de la pensée et la lutte pour la création d’institutions autoréflexives, c’est-à-dire démocratiques, sont des résultats et des manifestations du faire humain. C’est l’activité humaine qui a engendré l’exigence d’une vérité brisant le mur des représentations de la tribu chaque fois instituées. C’est l’activité humaine qui a créé l’exigence de liberté, d’égalité, de justice, dans sa lutte contre les institutions établies. Et c’est notre reconnaissance, libre et historique, de la validité de ce projet et l’effectivité de sa réalisation, jusqu’ici partielle, qui nous attache à ces exigences – de vérité, de liberté, d’égalité, de justice – et nous motive dans la constitution de cette lutte.

Travailler sous ces exigences est donc une tâche à la fois politique et philosophique, dans tous les sens de ces termes. Du point de vue plus spécifiquement philosophique, la clôture que nous trouvons devant nous est la clôture ensembliste-identitaire qui a de plus en plus, depuis les stoïciens, dominé la philosophie. De ce point de vue, l’idée d’une « fin de la philosophie » n’exprime que l’impuissance devant la clôture ensembliste-identitaire et la vaine tentative d’y échapper en se réfugiant dans des pseudo-poèmes et des pseudo-prophéties travestis en pensée.

La nuit n’est tombée que pour ceux qui se sont laissés tomber dans la nuit. Pour ceux qui sont vivants,

Hélios neos eph’ hémeréi estin

le soleil est neuf à chaque jour (Héraclite, Diels 22, B 6)

Francfort, novembre 1986 – Paris, octobre 1988

4) Extraits du livre :

L’institution imaginaire de la société,
Éditions du Seuil, 1975 ; réédition Points Essais, 1999, (sigle : IIS),
p. 296 :

« L’exemple qui nous importe le plus en est fourni par l’occultation de l’imaginaire et du social-historique, toujours commandé par la dénégation de la création, par la nécessité de réduire à tout prix l’histoire à la répétition et de présenter cette répétition elle-même comme déterminée depuis un ailleurs – physique, logique ou ontologique. Ainsi Heidegger et les « marxistes » se rencontrent curieusement (en apparence) sur le thème de la « production » – dont pourtant il est clair que le sens (pro-ducere, hervorbringen, mettre en avant, faire venir devant) ne peut être que celui précisément que l’ontologie heideggerienne entraîne et exige : le « dévoilement », le mettre-en-avant de ce qui restait caché mais, bien entendu, était déjà là. Où donc était caché le piano pendant le néolithique ? Il était dans les possibles de l’être ; cela veut dire que son essence était « déjà là ». Ainsi aussi, Kant appelait « productive » l’imagination, productive et non créatrice. »

p. 483-484 :

« Le privilège ontologique exorbitant accordé à la res (extensa et cogitans, l’une n’allant pas sans l’autre) traduit la subordination continuée de la philosophie aux exigences de l’institution social-historique du legein et du teukhein. Il en a résulté un centrage sur la chose et la perception – totalement indépendant des mots utilisés ; je parle du schème, imaginaire, sous-jacent – érigeant celle-là en type générique de l’étant et celle-ci en modèle de toute relation à l’être [29].

Il n’y a pas à cet égard changement essentiel lorsque le schème de la perception est remplacé par celui de la constitution. Dans le premier, la chose est là, déjà donnée, je me rapporte à elle passivement, même si ma « coopération » est requise, cette coopération est ontologiquement passive, elle est commandée et réglée depuis la « chose » qui est ce qu’elle est – et, depuis plus loin, par l’être lui-même, qui parle en nous et par nous, voit en nous et par nous, et sans doute aussi perçoit en nous et par nous. Et certes, comme dans la théodicée traditionnelle il ne faut pas soulever la question : pourquoi Dieu avait-il besoin de créer le monde et les hommes, il ne faut pas, dans l’ontodicée heideggerienne, soulever la question : pourquoi l’être ne peut parler, voir et percevoir que par notre procuration. – Dans le deuxième, je (comme conscience constituante) constitue ou construis la chose moyennant ces « fonctions », ces types universels d’opérations et d’activité de l’esprit que sont les catégories, modelant librement la glaise amorphe que me fournit la réceptivité des impressions ; la chose est ma synthèse (ce qui veut dire composition). Dans les deux cas, les schèmes, ou plutôt : le schème de l’activité/passivité est souverain. Or le caractère second et réflexif de ce schème, son appartenance aux constructions constructives, aux conditions de production produites dans et par le legein et le teukhein sont évidents. Activité/passivité sont des modes sous lesquels individus et choses social-historiquement institués se rapportent les uns aux autres. Le schème de l’activité/passivité, qui a dominé l’histoire de la philosophie, n’a aucun caractère originaire, aucun privilège, et pas de pertinence universelle. Par exemple, il est sans prise sur le flux représentatif : il y a émergence de la représentation, dire que je la fais ou que je la subis est privé de sens dans le cas général. »

5) Extraits du livre :

Les carrefours du labyrinthe,
Seuil, 1978, réédition Points Essais, 1998, (sigle : CL1),
p. 294 (article : « Technique », vol. 15 de l’Encyclopaedia Universalis, 1973) :

« On constatera que les interprétations de Heidegger, selon lesquelles « le point décisif dans la technè ne réside aucunement dans l’action de faire et de manier, pas davantage dans l’utilisation des moyens, mais dans le dévoilement… », n’ont dans ce cas, ni plus ni moins de rapport que d’habitude avec le monde grec [30]. Le célèbre chœur d’Antigone (v.332-375, « nombreux sont les terribles, mais aucun plus que l’homme… ») chante la puissance humaine de faire, manier, fabriquer sur le plan matériel, et de créer, inventer, instituer sur le plan non matériel. Si « le principe de l’être ou de l’advenir se trouve dans le créateur en non dans le créé », comme le dit Aristote à propos de la technè, le seul « dévoilement » dont il puisse être question, c’est le dévoilement du producteur en tant que source du principe de l’être ou de l’advenir. ».

p. 300-301 (article : « Technique », loc. cit.) :

« Le processus irrésistible qui devait conduire l’humanité à l’abondance et au communisme [Marx] la conduit vers la déshumanisation totale et la catastrophe. L’avenir de l’homme était le « règne de la liberté » ; le « destin de l’être » conduit maintenant à l’« absence des dieux ». Là où l’on s’aperçoit que le mouvement technologique contemporain possède une inertie considérable, qu’il ne peut être dévié ou arrêté à peu de frais, qu’il est lourdement matérialisé dans la vie sociale, on tend à faire de la technique un facteur absolument autonome, au lieu d’y voir une expression de l’orientation d’ensemble de la société contemporaine. Et là où l’on peut voir que « l’essence de la technique n’est absolument rien de technique [31] », on replonge immédiatement cette essence dans une ontologie qui la soustrait au moment décisif du monde humain – au faire. »

6) Extraits du livre :

Le monde morcelé. Les carrefours du labyrinthe 3  ;
Éditions du Seuil, 1990 ; réédition Points Essais, 2000, (sigle : CL3),
p. 23 (article : « L’époque du conformisme généralisé », (Conférence en anglais lors du
symposium A Metaphor for our Times, Boston University, 19 septembre 1989, trad. par C.C.) :

« La situation après 1950 est celle d’une décadence manifeste de la création spirituelle. En philosophie, le commentaire et l’interprétation textuels et historiques des auteurs du passé jouent le rôle de substituts de la pensée. Cela commence déjà avec le second Heidegger et a été depuis théorisé, de manière apparemment opposée mais conduisant aux mêmes résultats, comme « herméneutique » et « déconstruction ». Un pas supplémentaire a été la récente glorification de la « pensée faible » (pensiero debole). Toute critique serait ici déplacée ; on serait obligé d’admirer la candeur de cette confession d’impuissance radicale, si elle ne s’accompagnait pas de « théorisations » mousseuses.  ».

p. 132 (article : « Les intellectuels et l’histoire », Lettre internationale n°15, 1987) :

« Mais il [Platon] est aussi – et contrairement à toute l’expérience grecque précédente, où les philosophes avaient montré une phronésis, une sagesse dans l’agir, exemplaire – le premier à exhiber cette ineptie essentielle qui depuis lors caractérisera si souvent philosophes et intellectuels face à la réalité politique. Il se veut conseiller du prince, en fait du tyran – cela n’a pas cessé depuis –, et il échoue lamentablement parce que lui, le fin psychologue et l’admirable portraitiste de Syracuse pour un roi-philosophe en puissance, comme, vingt-trois siècles plus tard, Heidegger prendra Hitler et le nazisme pour les incarnations de l’esprit du peuple allemand et de la résistance historiale contre le règne de la technique. ».

p. 133-134 (loc. cit.) :

« Exploitant à ses fins l’instrumentarium philosophique grec, le christianisme fournira pendant quinze siècles les conditions requises pour l’acceptation du « réel » tel qu’il est – jusqu’au « se changer plutôt que l’ordre du monde » de Descartes, et jusque, évidemment, à l’apothéose littérale de la réalité dans le système hégélien (« tout ce qui est réel est rationnel »). Malgré les apparences, c’est au même univers – univers essentiellement théologique, a-politique, a-critique – qu’appartiennent Nietzsche, proclamant l’« innocence du devenir », et Heidegger, présentant l’histoire comme Ereignis et Geschick, avènement de l’être et donation/destination de et par celui-ci. Il faut en finir avec l’obséquiosité ecclésiastique, académique et littéraire. Il faut enfin parler de syphilis dans cette famille dont visiblement la moitié des membres souffrent de paralysie générale. Il faut prendre par l’oreille le théologien, l’hégélien, le nietzschéen, l’heideggérien, les amener à Kolyma, à Auschwitz, dans un hôpital psychiatrique russe, dans les chambres de torture de la police argentine, et exiger qu’ils expliquent séance tenante et sans subterfuges le sens des expressions « tout pouvoir vient de Dieu », « tout ce qui est réel est rationnel », « innocence du devenir », ou « l’âme égale en présence des choses » [32]. ».

p. 311 (article : « Temps et création », colloque de Cerisy Temps et devenir, juin1983,

et colloque The construction of Time, Stanford, février 1988) :

« Deuxièmement, à un niveau plus concret mais non moins fondamental, par la simple polarisation ou séparation entre sujet et objet, la philosophie a ignoré le social-historique, aussi bien comme domaine propre et mode d’être, que comme le fondement et le médium, de jure et de facto, de toute pensée. On peut voir cela dans la manière dont la philosophie, de Platon à Heidegger, a structuré son domaine. Elle l’a fait en posant un couple polaire : le sujet ou ego d’un côté (psyché, animus, conscience transcendantale, ego, Dasein comme le je eigenes, je meines = ce qui est chaque fois mon propre, le mien) ; l’objet ou le monde, d’un autre côté (cosmos, création, nature, transcendance, Welt et/ou Être). Ce qui reste occulté de cette façon, jamais thématisé, jamais compris dans son poids philosophique propre et son caractère – comme condition, médium, source de formes et co-auteur actif dans tout processus de pensée – est le social-historique qui est toujours, à la fois de facto et de jure, le co-sujet et le co-objet de la pensée. ».

p. 344 (loc. cit.) :

« Certes, l’émergence comme telle est distincte de ce qui, chaque fois, émerge – de même que la présence est distincte de ce qui est présent, et l’être est distinct des étants. Mais si on en reste là, la distinction devient logique et scolastique. En tant qu’auto-altération, l’être implique aussi l’altérité des modes d’émergence, de sorte que parler de l’émergence comme telle, faisant abstraction du mode d’émergence, à son tour inséparable de ce qui émerge, resterait vide. Tel a été le discours de Heidegger sur l’être, ou sur la présence. La présence comme telle – le fait de la présence – est certainement distincte de ce qui est présent ; mais les modes de présence sont autres, et l’on ne peut pas penser la présence comme telle en faisant abstraction des modes de la présence. Non seulement nous ne pouvons placer sous le même titre, excepté de manière logique et vide comme dirait Aristote, Le Clavier bien tempéré et la nébuleuse d’Andromède ; nous ne pouvons pas penser l’être comme auto-altération et incessant à-être sans considérer les modes de cette auto-altération et les modes d’être qu’ils font surgir.  ».

p. 346 (loc.cit.) :

« L’être pour soi se déploie aussi, en tant qu’être, dans l’espace et le temps. Mais être pour soi crée un temps et un espace et un être pour soi et de cette façon fragmente l’être, l’espace et le temps. Et nous ne pouvons pas considérer comme seule originaire ou authentique une temporalité particulière, telle la « temporalité originaire de l’être-pour-la-mort » du Dasein de Heidegger (qui est, de toute évidence, une temporalité typiquement subjective, exactement comme l’« être-dans-le-monde » est un mode d’être d’un être dans une Lebenswelt qui a été créée social-historiquement sans que le Dasein ou Heidegger lui-même l’aient jamais remarqué), car nous savons, et ne pouvons pas prétendre ne pas savoir, qu’il y a temps de l’être vivant et temps cosmique et qu’il n’y a rien de dérivé ou d’inauthentique les concernant. ».

7) Extrait du livre :

Fait et à faire. Les carrefours du labyrinthe 5,
Éditions du Seuil, 1997 ; réédition Points Essais, 2008, (sigle : CL 5),
p.117 (article : « De la monade à l’autonomie », Chimères n°14, 1991) :

« Chez Lacan, il y a le langage que le sujet trouve devant lui. Ou bien Lacan est heideggerien, et le langage est une donation de l’être, l’homme ne parle pas, mais l’être se parle à travers l’homme en lui donnant le langage – ce genre de métaphysique idéologique, théologique, ne m’intéresse pas ; ou bien on est obligé de constater que le langage est une création de l’imaginaire radical, c’est-à-dire de la société. Le langage en tant que tel et les langages singuliers sont chaque fois une création de la collectivité correspondante. ».

8) Extrait du livre :

Figures du pensable. Les carrefours du labyrinthe 6,
Éditions du Seuil, 1999 ; réédition Points Essais, 2009, (sigle : CL 6),
p. 126 (article : « Imaginaire et imagination au carrefour », Conférence à Abrantès, Portugal, novembre 1996) :

« Je commence par le domaine de la philosophie. Heidegger semble avoir réussi à ce que son diagnostic – erroné – de la « fin de la philosophie » devienne presque une sorte de prophétie autoréalisatrice. À quelques exceptions près, il n’y a plus de philosophes, il y a des commentateurs très érudits et des historiens de la philosophie très savants, mais guère de création nouvelle. La seule expérience à laquelle la philosophie essaie désormais de faire face est celle de sa propre histoire. Elle s’est condamnée à se nourrir en se mangeant elle-même, en dévorant ses propres chairs. ».

9) Extrait du livre :

Thucydide, la force et le droit. Ce qui fait la Grèce 3,
Éditions du Seuil, 2011, (sigle : CQFG 3),
p. 303-305 (séminaire du 15 mai 1985) :

« Passons à l’élaboration, dès Thalès et les présocratiques, de l’opposition einai/phainesthai, entre ce qui est et ce qui apparaît. Nous constatons d’abord que quelque chose apparaît ou se donne. On pourrait dire aussi : se présente ou est présent, et impossible alors de ne pas penser à Heidegger, le seul philosophe contemporain important qui ait voulu faire une sorte de retour aux Grecs – qui n’est, au fond, qu’un retour de Heidegger à Heidegger. Car d’après lui « être » signifie pour les Grecs « être présent », ce qui est à mon avis tout à fait unilatéral et donc, de ce fait, faux. La philosophie grecque commence plutôt par la constatation que ce qui est présent n’est pas nécessairement ce qui est : ce qui apparaît, ce qui se donne n’est pas vraiment, ou plutôt n’est pas vraiment tel qu’il se donne. Entre ce qui apparaît et ce qui est, il y a donc des relations interminablement problématiques. Or, rappelons-le encore une fois, cela – que ce qui apparaît n’est pas nécessairement ce qui est –, les hommes l’ont sans doute su de tout temps. Mais, à la différence des Grecs, ils n’en ont pas fait le fondement d’une question, d’une interrogation au sens où nous l’entendons ici, c’est-à-dire qui ne s’arrête pas. […]. Il n’y a pas chez l’homme un pur décalque de ce qui est, il y a un jeu énorme entre l’être et ce que l’homme fait, par son existence, apparaître pour lui. Or on trouve cela déjà dans une idée attribuée à Thalès par Aristote, et que rien ne nous empêche de croire authentique, sur la psukhè qui serait autokinètos  : l’âme dotée d’un principe moteur, qui se meut d’elle-même [33]. Si l’âme se meut elle-même et d’elle-même, là encore, tout s’ouvre : elle se meut comment, pourquoi, vers quoi ? Ou bien ne se meut-elle plus d’elle-même quand elle connaît ? Contrairement à ce que Heidegger a pu dire, les Grecs n’ont jamais vécu dans la lumière de l’Être, ils ont vécu dans l’obsession qu’il y a illusion, qu’il y a erreur – et, sur un autre plan, avec l’évidence de la mort. C’est cela, l’obsession grecque par excellence, et c’est en fonction de cela qu’il y a possibilité de vérité. Ni lumière ni harmonie, mais erreur et illusion – et tragédie, inceste, parricide, infanticide, etc. : c’est cela la Grèce. La question de l’être et la question de la vérité ne prennent sens que sur ce fond. ».

10) Extrait du livre :

Sur Le Politique de Platon, Éditions du Seuil, 1999, (sigle : SPP),
p. 105-106 (séminaire du 12 mars 1986) :

« C’est donc cette unité relative, cette articulation organisée entre la psyché, les étants et ce qu’est l’être véritable (to ti èn einai) qui pour Aristote aussi permet non seulement de connaître les objets mais aussi même, finalement, la pensée. […].

Cette articulation reste chez beaucoup de philosophes modernes. Elle est explicite, par exemple, dans des pensées comme celle de Leibniz ou de Hegel, mais elle est aussi assez marquée chez Descartes (en passant là évidemment par un dieu créateur du monde). Elle est interrompue dans le courant subjectiviste, chez Kant, mais déjà avant chez Hume, qui ne considère que le sujet mais qui reste pris dans cette problématique, ce qu’on peut appeler les déficits de la pensée de Kant. À savoir les apories qui conduisent les idéalistes allemands à le dépasser par la suite : elles sont marquées par cette articulation et par ce cercle. Heidegger, finalement, ne fera rien d’autre que constater que, en effet, cette histoire de la philosophie de Platon jusqu’à Husserl appartient au même cercle, que ce cercle n’avait pas encore – c’est vrai – été bouclé au temps des présocratiques, qu’il est bouclé pour la première fois avec Platon (je vous disais pour ma part qu’avec Platon, en effet, il y a une deuxième création de la philosophie). Mais, pour Heidegger, ce cercle est épuisé, son destin historique a été de nourrir cette technicité, rationalité, scientificité modernes, c’est-à-dire de créer ce désert, cette absence, cette éclipse de l’être et des dieux. Dans cette mesure, Heidegger reste lui-même pris dans ce cercle ; il ne peut pas en sortir philosophiquement ; il y est emprisonné et ne peut rien faire d’autre qu’appeler son propre emprisonnement le « retrait de l’être », le retrait historial de l’être.

Peut-on sortir de ce cercle ? À mes yeux, on peut en sortir dans la mesure où la question de l’être est à reprendre, où il y a un autre champ de la pensée qui englobe ce cercle hérité. Et la condition pour en sortir est de casser cette idée centrale qui tient ensemble ces grandes pièces, ces trois arcs de la circonférence du cercle hérité. Il faut casser la déterminité, et revoir que l’être est création, que la psyché et le social-historique sont eux-mêmes des créations ».

11) Extraits du livre :

Sujet et vérité dans le monde social-historique. La création humaine I. Séminaires 1986-1987, Éditions du Seuil, 2002, (SV),
p. 282-283 (6 mai 1987) :

« C’est en ce sens-là qu’il peut être question d’une mort possible de la vérité ̶ pas définitive, peut-être, on n’en sait rien, mais certes possible puisqu’il n’est nullement absurde d’envisager une société soit du type 1984, pour parler vite, soit du type qui commence à être glorifié par certains post-modernes et déconstructionnistes : une société bureau-média-cratique où, sans « totalitarisme » formel, il y a une imposition molle de vues qui ne prétendent même pas être des vérités officielles mais où la question de la vérité se trouve dissoute dans une indifférence généralisée. [Cf. le livre d’un heideggerien italien, Gianni Vattimo, La Fin de la modernité  [34], lequel envisage joyeusement, et pensant que cela est en accord complet avec le destin de l’être, que nous arrivions à une société de « vérité molle », de pensiero debole, comme il dit, où tout circule sous forme de message médiatique, où il n’y a plus de critères stricts et rigoureux, et où nous sommes amenés à envisager autre chose, comme sujet, comme discours, comme vérité, etc. Des auteurs de science-fiction – et même d’autres, comme William Burroughs – avaient déjà envisagé des univers de ce type et y avaient vu la destinée du monde contemporain. Mais il était réservé à un auteur d’obédience nietzschéo-heideggérienne – sacralisant lui aussi la réalité contemporaine dans ses tendances les plus négatives – de travestir l’éventuel destin tragique du projet de vérité en farce où la mystification médiatique est appelée « vérité molle »]. C’est dans ce contexte, et poussés par ces développements, que nous avons été amenés à considérer la question de la fin de la philosophie, notamment chez Heidegger, et à dire que si on parle de « fin de la philosophie », il faut avoir le courage de parler de la fin du projet de liberté ou d’autonomie. Il n’est évidemment pas accidentel que, dans son infantilisme politique, Heidegger n’ait jamais pu faire cette connexion – qui, du reste, probablement, ne l’intéressait pas. Es gibt Ordnung. ».

p. 288 (séminaire du 6 mai 1987) :

« N’y a-t-il aucun rapport des êtres humains avec l’Être ? Cela pour rappeler que, bien que nous parlions de la vérité essentiellement à propos de sociétés qui ont fait naître le projet d’autonomie, il y a question de la vérité comme partie de la question totale de la société et de l’histoire – et impossibilité de considérer cette question uniquement par rapport au segment gréco-occidental de l’histoire humaine [35]. Cela conduit à la question de la relation des sociétés non européennes avec la vérité et avec ce qui est. Et l’on voit ainsi qu’il est impossible d’identifier, comme le fait Heidegger, la question de la vérité avec la question de l’Être. J’y reviendrai. ».

p. 290 (séminaire du 6 mai 1987) :

« Il y a, effectivement, une question de la convenance en général, de la vérité en général, soit l’effort de traverser l’institution existante de la société, d’aller au-delà –mais au-delà, vers quoi ? Cette question doit rester ouverte ; on ne peut pas poser avec assurance un « objet », un Être, une « réalité » qui serait au-delà de toute institution de la société, et dire : la question de la vérité est la question de l’adéquation de la pensée avec cet Être – car alors on poserait qu’on le possède déjà, qu’on a un accès à cet Être indépendamment de la pensée. C’est pourtant ce qui arrive la plupart du temps avec Heidegger, qui veut donner l’impression qu’il dispose de provisions de vérité ou de voies d’accès à l’Être indépendantes de ce qu’il est en train d’écrire. Nous avons simplement à dire : il y a pensée ; il y a exigence de convenance selon des normes qui ne doivent pas dépendre de l’institution de la société, des normes que la pensée se donne à elle-même ; et il y a encore question : convenance à quoi ? Normes posées/choisies selon quel critère ? À cela il n’y a ni une réponse pour tous les domaines ni une réponse définitive, une fois pour toutes. ».

p. 295 (séminaire du 6 mai 1987) :

« Comme toujours avec le système hégélien dans les différentes régions qu’il recouvre, il reste quelque chose qui n’entre pas vraiment dans le système ; il faut donc le qualifier d’« empirique », tout en ayant dit ailleurs que rien ne peut être purement empirique…Ou, cycle encore, la vue de Heidegger : une phase de l’histoire de l’Être s’achève, il y a retrait de l’Être – il y aura peut-être après retour de l’Être. ».

p. 298 (séminaire du 6 mai 1987) :

« Il est enfin utile de souligner qu’à aucun moment Heidegger (ou Gianni Vattimo, minoresque alii) n’est capable d’apercevoir la crise de cette société (sauf, peut-être, dans la perspective d’une guerre d’annihilation) pas plus que celle de la science contemporaine. Il parle comme si cette dernière était devenue non problématique, et comme si la première était faite de béton armé. Cela est, évidemment, une des nombreuses conséquences de son ignorance de la dimension sociale de l’histoire, et de cette histoire comme comportant la lutte interne. ».

p. 310 (séminaire du 13 mai 1987) :

« Mais la phénoménalité ne se réduit pas à cela. L’« extérieur » de la pensée, le fait que l’existence même de la pensée divise aussitôt le monde et oppose ce qui est « immédiatement » chaque fois donné et ce qui n’est jamais donné en personne, cela n’est pas seulement, et finalement n’est pas du tout une « profondeur » qui se cache. L’image de la profondeur, comme le montre déjà l’exemple caricatural de l’arbre et de son écorce, indique que je ne peux pas m’en tenir à l’idée d’une entité substantielle qui se montre et se cache. Cela est le préjugé non mis en question, depuis les Grecs jusques et y compris Heidegger. Ce qui crée la phénoménalité du phénomène, c’est premièrement, que je ne peux me donner quoi que ce soit qu’à ma façon – c’est cela la signification du pour-soi dans ce contexte ; et, deuxièmement, que je ne peux chaque fois me donner quelque chose qu’en le séparant, en l’isolant du monde. ».

p. 327-328 (séminaire du 13 mai 1987) :

« Galilée est le point de départ véritable de la physique moderne – d’où découlent la technique moderne, le taylorisme et tout le reste de l’univers contemporain –, de la mathématisation, en fait de la quantification. [Ici encore, Heidegger néglige le fait qu’avant Descartes il y a Galilée, et que l’ontologie de celui-ci, l’ontologie platonicienne, n’est pas déterminée – pas plus, du reste, que celle de Newton – par la position d’un subjectum qui pose devant lui des objecta, mais par la position que l’Être est, en et par soi, mathématisable.] ».

p. 329-333 (séminaire du 13 mai 1987) :

« On a parlé de l’origine et du sens du projet philosophique, de l’histoire de ce projet et de la torsion qu’il a subie en fonction de Platon et à partir de Platon. On a également parlé du pronunciamiento heideggérien, puis des problèmes que pose la situation de la philosophie contemporaine. […]

Voici donc des philosophes incontestables, authentiques, qui pensent chacun de l’autre, des autres, non pas qu’on pourrait dialectiquement les amener à un point de vue supérieur, mais tout simplement qu’ils se trompent. Pour peu que j’adopte le point de vue hégélien – et, encore plus, le point de vue heideggérien : on y reviendra –, je suis alors pris au piège. Et que faire pour en sortir ? Il n’y a guère que deux ou trois possibilités. La première serait de suivre la voie de Hegel, qui est aussi, en un sens, la voie de Heidegger : on ne discute pas ce que dit le philosophe examiné ; il n’est pas question de le contredire, de contrôler un argument, de mettre en doute un postulat, évidemment pas de le réfuter, ni même de montrer que sur tel point il se trompe ou se contredit. […].

Une deuxième possibilité serait de procéder à des opérations quasi chirurgicales sur les textes, pour décider que telle partie, telle idée, ne correspond pas vraiment à la pensée de l’auteur, mais ne traduit au mieux que les opinions d’un individu empirique nommé Kant, Leibniz, etc. Et c’est d’ailleurs à ce travail de chirurgien, ou à ce « charcutage », que se livrent aussi bien Hegel que Heidegger, pour ne pas parler des épigones de ce dernier. […].

La première et la deuxième possibilité, pour incompatibles qu’elles soient à première vue, se trouvent en fait souvent combinées – et notamment chez Heidegger. Dans les deux cas, une énorme arrogance se trouve dissimulée sous une apparente humilité et sous le respect de l’« œuvre de pensée ». Car, pour éviter la prétendue arrogance qui consisterait à oser dire – à nos risques et périls – que telle idée n’est pas vraiment compatible avec telle autre ou que dans tel développement Platon ou Aristote ou Kant ne semblent pas voir que…, on fait preuve d’une arrogance infiniment plus grande, en découpant en fait le texte pour en éliminer des parties, ou en recouvrant par des arguments plus ou moins fallacieux les failles et les crevasses. On se permet aussi d’affirmer implicitement que ces grands philosophes ont passé la moitié de leur vie à ne pas savoir ce qu’ils disaient et à écrire des choses dont ils avaient une compréhension infiniment imparfaite. […]. Finalement donc, on met l’ensemble des auteurs du passé sur un lit de Procuste d’une autre espèce, et l’on accepte d’eux seulement ce que l’interprète, l’herméneute contemporain, arrive à récupérer dans sa manière de voir les choses ; et, surtout, on refuse, sous prétexte de les respecter ou de respecter la pensée ou la philosophie, de les traiter comme des philosophes et comme eux-mêmes, visiblement, voulaient être traités et traitaient les autres philosophes. […]. Incroyable arrogance se cachant – comme c’est le cas chez Heidegger – derrière les proclamations d’une infinie déférence à l’égard des affaires de la pensée. Moyennant quoi, de même que Hegel englobait les philosophies précédentes dans un développement dialectique qui ne pouvait aboutir qu’à son propre système, de même les philosophes du passé dont daigne s’occuper Heidegger sont transformés en fait en purs et simples précurseurs de Heidegger qui ne savaient pas qu’ils l’étaient. ».

p. 384-385 (séminaire du 27 mai 1987) :

« Mais Hegel pense, et est obligé de penser, que sa « dialectique » vaut également pour la Nature, ce qui est une implication immédiate, tautologique, de sa position ontologique [36]. Mais pourquoi n’y a-t-il pas de dialectique de la nature ? la question de la « dialectique de la nature » est une autre formulation de la question : « jusqu’à quel point le monde naturel est-il pensable ? » Jusqu’à quel point le monde de la nature n’est-il pas fait de pures et simples extériorités réciproques, le tout lui-même étant extérieur relativement à la pensée ? Et jusqu’à quel point ce tout possède-t-il des connexions internes qui soient peu ou prou pensables par nous – donc, foncièrement non hétérogènes à la pensée ou à la « Raison » ? Telle est la vraie question que soulève la tentative d’édifier une « dialectique de la nature », qui est joyeusement ignorée par les commentateurs, herméneutes et déconstructeurs contemporains, et pour cause, vu que leur désintérêt à l’égard du monde naturel n’a d’égal que leur sainte ignorance de ce qu’en dit la science contemporaine. Il n’en va pas autrement avec Heidegger – qu’on songe à son commentaire sur la Phénoménologie ou à « Hegel et les Grecs » [37] –, qui laisse de côté tout ce qui le gêne chez Hegel et choisit de ne commenter que les passages qu’il peut, à sa manière, « sauver », comme un pianiste médiocre qui feuillette une sonate et ne joue que les passages qui lui conviennent. ».

p. 418-419 (séminaire du 10 juin 1987) :

« Il faut donc, déjà, qu’il y ait Savoir absolu ; il faut d’une manière ou d’une autre, faire naître ce passage, cet accouchement monstrueux qui va d’un sujet fini à un Savoir absolu – ce qui donnera à la fois la phénoménologie et la philosophie de l’Histoire au sens large. Et c’est le programme que Hegel accomplira toute sa vie durant.

Qu’a-t-on opposé à cela, après Hegel ? Qu’il s’agisse de Kierkegaard, de Heidegger ou de Lévinas (et, d’une certaine manière, de Feuerbach aussi), on y a opposé l’affirmation de la finitude. Derrière cela, il y bien une sorte de retour à Kant : finitude du sujet connaissant, noyau de Kant et le problème de la métaphysique de Heidegger. […].

Mais pour le reste, la tentative d’en sortir par l’affirmation de l’idée de la finitude est encore une autre manière de faire de la théologie. […]. Une autre figure de cette théologie philosophique est la reconnaissance d’une finitude, la déréliction selon le terme de Heidegger. Le Dasein – l’être humain, le sujet – naît, tombe dans un monde où il est laissé à lui-même. Le salut d’un côté, la déréliction de l’autre, sont deux faces du même. ».

p. 420 (séminaire du 10 juin 1987) :

« J’aurais donc dans cette passivité à la fois la preuve de la finitude de l’être humain et les garde-fous contre toute tentative de rationalisation intégrale de ce qui est, sa réduction ou élévation à la Raison, et de maîtrise effective du monde (qui découlerait du postulat que le monde serait effectivement rationalisable). Interprétation heideggérienne de Kant : notre intuition, à savoir le fait que les phénomènes nous sont donnés, est finie – et cette finitude est ontologiquement dérivée, elle n’est pas originaire. Car « notre intuition est ordonnée à un étant qu’elle ne produit pas, qui est là de lui-même et auquel elle ne fait que consentir ou qu’elle ne peut que recevoir [38] ». Mais lorsque l’on essaye de penser l’activité du pour-soi, du sujet, tous ces énoncés deviennent éminemment suspects. L’idée que nous ne produisons pas mais que nous ne faisons que recevoir laisse de côté l’immense rôle producteur et filtrant du pour-soi dans son « intuition » du monde. Ce dont parlent Kant et Heidegger est, de manière finalement assez naïve, un individu considéré comme déjà constitué plongé dans le monde de la vie également considéré comme constitué. Un tel individu est certainement « passif », il est dans la réceptivité, que l’on peut aussi appeler finitude. Mais si nous prenons les choses à leur racine, nous constatons que ce monde de la vie n’est pas donné, qu’il est créé par le pour-soi, dans tous ses emboîtements, et que ce qui n’est pas créé est quelque chose qui pose une question philosophique. ».

p. 424-425 (séminaire du 10juin 1987) :

« Dans la Critique de la raison pure, cette imagination transcendantale a donc une importance très grande. Peu importe ici la différence entre les deux éditions de la Critique (pivot des interprétations de Heidegger), peu importe aussi la critique de la conception kantienne comme telle [39]. L’interprétation ontologique de Heidegger consiste à dire que l’imagination transcendantale, en tant que spontanéité, est « réceptive car l’ouverture qu’elle forme n’est rien d’autre qu’exposition à ce qui est », selon la bonne formulation de Taminiaux [40]. C’est-à-dire que grâce à l’imagination transcendantale l’étant que nous sommes, le Dasein, l’être humain, s’expose aux êtres environnants – et cela essentiellement moyennant les institutions pures de l’espace et du temps. Autrement dit, le Dasein selon Heidegger dans le Kantbuch, par les intuitions pures de l’espace et du temps – surtout du temps, à vrai dire –, crée pour lui un réceptacle pour ce qui est en général, pour l’étant, dans lequel il peut recevoir l’étant ou s’exposer à ce qui est. Nous voyons ici combien, malgré ce qu’il dit par ailleurs, Heidegger reste, dans cette interprétation finalement mutilante de l’imagination transcendantale, prisonnier de ce qu’on peut appeler une théorie de la connaissance de l’étant « réel » – du monde physique ou de la Lebenswelt. Mais Kant n’a pas parlé d’imagination seulement dans la Critique de la faculté de juger, là où il est question de l’art et l’œuvre de génie, et du jeu entre l’imagination et l’entendement, où l’on trouve beaucoup de choses essentielles, bien qu’insuffisantes, sur sa conception de l’imagination [41]. Or, comme par hasard, Heidegger ignore totalement la Critique de la faculté de juger dans le Kantbuch, et, que je sache, n’en parle guère dans le reste de ses écrits. Cela signifie aussi que ce qui, dans ses fonctions et dans la problématique de la réceptivité/spontanéité ou passivité/activité du sujet, est radicalement et d’emblée ignoré par Heidegger, c’est l’art, et plus généralement le monde social-historique – comme, du reste, le psychique. L’imagination transcendantale comme simple « exposition à ce qui est » est une imagination strictement gnoséologique, et l’ontologie correspondante implique ceci : est tout court ou est par excellence ou est paradigmatiquement la chose étante, le réel physique ou appartenant à la Lebenswelt. L’imagination apparaît donc toujours comme « exposition » ou simple « recevoir » – à aucun moment comme position et faire-être. ».

p. 428-429 (séminaire du 10 juin 1987) :

« Ma « réceptivité/passivité » devant un texte ou une symphonie présuppose la venue à l’être de ce texte ou de cette symphonie moyennant l’activité/spontanéité d’autres sujets. C’est au fond pour parer à cela, et maintenir ainsi la finitude, que Heidegger dira que c’est l’Être qui parle en nous et par nous, etc. – Donc, la détermination de la « finitude » du sujet exclusivement à partir de son rapport à l’étant naturel traduit, chez Kant comme chez Heidegger, la persistance d’un naturalisme naïf [42]. […].

L’imagination radicale n’est donc pas réceptive ou passive relativement à ce qui se manifeste (ces expressions n’ont, en toute rigueur, de sens que dans une conception de l’expérience comme « reflet »), mais elle est limitée d’une manière sui generis relativement à l’existant physique. Poser l’existant physique à la place de l’existant tout court, c’est ce qu’il faut bien appeler le matérialisme naïf de Kant et de Heidegger. Mais d’un autre côté, l’imagination radicale est illimitée, plus exactement indéfinie, et créatrice dans un autre sens beaucoup plus fort, dans les autres domaines, et notamment le domaine social-historique, où elle réalise à peu près l’analogue de ce que Kant appelait l’intellectus archetypus  : elle fait être des choses en les intuitionnant, dans la représentation. […].

Cette imagination radicale n’est pas « transcendantale » au sens de Heidegger – parce qu’elle formerait un horizon d’objectivité ou permettrait de « transcender » vers l’étant. (Pour Kant, elle est « transcendantale » pour autant qu’elle appartient aux conditions de l’expérience en général, c’est-à-dire au même titre que l’entendement est « transcendantal »). Elle transforme l’en soi en quelque chose qui est pour le sujet – elle ouvre un monde pour le sujet, mais aussi fait que ce monde n’a qu’un rapport lointain, limité et étrange avec ce qui est « hors du sujet ». Ce qui est, nous ne le savons pas, il est là toujours comme une question. Ce que nous donne le travail de l’imagination radicale du sujet ou de l’imaginaire instituant social-historique a certes un rapport avec ce qui est, mais ce rapport est l’objet de notre interrogation et pas du tout un donné. ».

12) Extrait de :

« Validité de la philosophie et impossibilité de sa clôture »,
in Cahiers critiques de philosophie n°1
Université de Paris 8, Département de philosophie, 2005,
p. 11-12 (séminaire du 3 mai 1989) :

« Et si la question de la philosophie est : que dois-je penser ? la réponse apparaît clairement : l’objet de la philosophie est de prime abord la totalité du pensable en tant qu’il est pensable, y compris cette activité de penser elle-même. Ce qui est tout autre chose que le simple travail de connaissance qui est celui des sciences, dures ou molles. La fameuse affaire qui commence avec Marx et Engels d’un côté, les positivistes du XIXe siècle, de l’autre, et qui se poursuit avec Husserl et Heidegger, Wittgenstein, Popper et les philosophes analytiques, à savoir que ce qui était autrefois philosophie devrait démissionner devant – ou transmettre le flambeau à – des sciences désormais en train de se constituer, tout cela est absolument irrecevable pour la très simple raison que ça ne peut valoir que pour ce que nous avons décrit comme le modèle ensidique de la science. […]. Mais la question : que dois-je penser des axiomes qui sous-tendent ce théorème, de ses règles déductives – et pas seulement comme question méthodologique ou épistémologique mais comme question ontologique –, elle continue à se poser. Et c’est bel et bien une question philosophique. Il s’agit finalement, même dans ce cas-là, de la question d’un « cosmos mathématique » et des rapports de ce cosmos mathématique avec le cosmos physique, avec le cosmos vivant, avec le cosmos social-historique, c’est-à-dire finalement avec la totalité de l’être.

Question philosophique, donc, et pas métaphysique au sens péjoratif qu’a voulu lui donner Heidegger ; question qui est, en un sens, aussi près du cœur de la réflexion philosophique que n’importe quelle autre. ».

13) Extrait du livre :

« Les conditions du nouveau en philosophie »,
in Cahiers critiques de philosophie n°6
Université de Paris 8, Département de philosophie et Hermann Éditeurs, 2008,
p. 49-50 (séminaire du 18 janvier 1989) :

« Ce qui conduit tout de suite à la reconnaissance de l’idée de l’histoire de la raison et de cet ordre des raisons mais qui, évidemment, fait surgir immédiatement une question que nous aurons à aborder quand nous parlerons du conditionnement social-historique de la réflexion. Qu’est-ce que cela veut dire que la raison de Platon n’est pas celle de Descartes et n’est pas la nôtre ? Et dans quelle mesure ne l’est-elle pas ? De toute façon, elle ne l’est pas purement et simplement puisque si elle l’était, tous ces gens-là diraient le même. C’est ce qu’a prétendu Heidegger : « ils disent tous le même », non parce que c’est la raison, mais parce que tous, en pensant l’être, laissent parler l’être à travers eux. Mais surgit alors la question de l’origine et de la possibilité de cette volonté qui vise la vérité conçue de cette façon et de sa signification pour ce qui est de l’être humain. L’origine et la possibilité de cette volonté de viser la vérité cesse d’être une question généalogique – autre terme qui est redevenu important, lancé par Nietzsche avec la Généalogie de la morale  ; on a fait après toutes les généalogies possibles et l’on croyait régler les questions ainsi. Mais je dirais que la question de l’origine et de la possibilité de cette volonté de viser la vérité laisse derrière elle la distinction faite par Ricoeur entre généalogie et téléologie  ; c’est-à-dire qu’une recherche d’une origine qui épuiserait le sens de ce qui se déroule est la recherche d’un télos, d’une fin, qui contiendra finalement le sens de ce qui se déroule. Nous laissons derrière nous cette distinction parce que cette origine est perpétuellement recommencée, est toujours là. C’est la condition toujours présente, c’est la poussée perpétuellement actuelle qui constitue et anime le mouvement de la réflexion. Chaque fois que je m’arrête et que je questionne, je m’ouvre, autant que n’importe qui dans l’histoire de la pensée, à la possibilité d’une forme nouvelle et je me replace dans la proximité immédiate de l’origine, à mes risques et périls bien sûr : on peut aussi bien délirer ou être mégalomane, ou je peux être, en effet, dans la proximité immédiate de l’origine, c’est-à-dire de cette volonté de viser la vérité comme rupture toujours recommencée de la clôture, moyennant laquelle la pensée se rencontre avec autre chose qu’elle-même. ».

14) Extrait du livre :

Fenêtre sur le chaos, Éditions du Seuil, 2007, (sigle : FC),
p. 157 (transcription partielle des séminaires des 22 et 29 janvier 1992) :

« Questions

Que pensez-vous de l’idée de Heidegger dans « L’origine de l’œuvre d’art » : l’œuvre est ouverture, « advenir de la vérité » ? Pour lui l’œuvre est « l’être en tant qu’autre ». Est-ce que le chaos n’est pas aussi, en un sens, l’« autre » de la forme ?

Ce texte de Heidegger est…Je ne vais pas dire l’un des moins mauvais : c’est sans doute l’un de ses meilleurs. Il faut le lire. C’est effectivement un texte qui, par certains côtés, n’est pas très éloigné de ce que je dis. Mais ce qui n’est pas dans le texte de Heidegger, c’est précisément l’idée du chaos, l’« autre » y reste indéterminé. Si je vous ai bien comprise, vous dites : est-ce qu’on peut appeler le chaos l’« autre » ? Oui et non. Ici, il faut distinguer. Je dis que le chaos, c’est à la fois l’origine et le pouvoir de surgissement, ce que j’ai appelé la vis formandi  ; et c’est en même temps, bien entendu, l’insondable comme tel. Or je ne peux pas parler d’« autre » dans le chaos parce que l’autre n’existe que comme forme, et que la forme, c’est ce qui résulte de la vis formandi  ; et l’ensemble des formes, c’est le cosmos. Le chaos, si vous voulez, est l’autre du cosmos – ou le cosmos est l’autre du chaos –, mais cela à un niveau, si l’on veut, total, ou global. Le cosmos est l’autre du chaos et n’est pas l’autre du chaos, puisque le chaos est précisément une vis formandi, c’est la puissance de donner forme, de faire surgir des formes, et que ces formes toutes ensemble, à tout instant, forment une superforme, qui est cosmos. ».

(On peut rendre hommage à ceux qui ont « établi, présenté et annoté » le texte des séminaires de Cornelius Castoriadis à l’EHESS, jusqu’à présent édités dans cinq livres aux Éditions du Seuil : Enrique Escobar, Myrto Gondicas et Pascal Vernay)


[1*Être et Temps, p. 30-39.* (note 7, p. 261, SV) (Sein und Zeit, paru en 1927, tr. fr. : Emmanuel Martineau, Authentica, Paris, 1985, et autre tr. fr. : François Vezin (1ère partie), Jean Lauxerrois et Claude Roëls (2ième partie), Paris, Gallimard, 1986 ; « Lettre sur l’humanisme », Questions III, Paris, Gallimard, 1966, 1990, 2000)

[2*Par exemple p. 46, 48-49 ou 202, Introduction à la métaphysique, Paris, Gallimard,

1964* (note 8, p. 262, SV)

[3[Influence sur ce point de *l’historien* Berve ?] (note 9, p. 262, SV) (Helmut Berve (1896-1979), historien allemand de la Grèce antique)

[4*Ibid., p. 114.* (note 10, p. 262, SV)

[5* *Cf., sur tout ce qui suit, « La ’fin de la philosophie’ ? » (1986-1988), in Le Monde morcelé, p. 227- 246, rééd. p. 181-306* (dans « Annexes », p.461, SV)

[6*In Kierkegaard vivant, Paris, Gallimard, 1966 ; repris in Questions IV, Paris, Gallimard, 1977.* (note 11, p. 264, SV)

[7*Op. cit., par exemple p. 48-49.* (note 12, p. 265, SV)

[8[Voir « Sérénité », *in Questions, III, Paris, Gallimard, 1966*, et l’« Entretien à Der Spiegel », *in Réponses et questions sur l’histoire et la politique, Paris, Mercure de France, 1977, repris in M. Heidegger, Écrits politiques, 1933-1966 Paris, Gallimard, 1995, p. 239-279*.] (note 13, p. 266, SV) (Nietzsche, Martin Heidegger, 1961, tr. fr. : Pierre Klossowski Paris, Gallimard, 1971, tomes I et II)

[9[Introduction à la métaphysique, op. cit., p. 56-59.] (note 14, p. 268, SV) {}{}(Histoire et conscience de classe, Georg Lukács, 1923, tr. fr. Kostas Axelos et Jacqueline Bois, Éditions de Minuit, 1960)

[10[Cf. le commentaire de J. Taminiaux, « Heidegger et les Grecs à l’époque de l’ontologie fondamentale », in Etudes phénoménologiques, n° 1, Bruxelles, 1985, p. 95-112] (note 15, p. 268, SV)

[11*Voir « La « fin de la philosophie » ? », in Le Monde morcelé, op. cit., p.238, note 1, rééd. p. 295*

(note 16, p. 269, SV)

[12*Repris in Holzwege, trad. Fr. in Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, Gallimard,1962.*

(note 17, p. 270, SV)

[13(Pour le sens de ce néologisme, se reporter à la partie I ; pour mémoire : ce qui relève de la théorie des ensembles et de la logique identitaire)

[14[Cf. L’Institution imaginaire de la société, p.220 sq., *rééd. p. 237 sq.*, et « Institution de la société et religion », in Domaines de l’homme, p. 364-384, *rééd. p. 455-480*.] (note 18, p. 277, SV)

[15[Jacques Sommet, L’Honneur de la liberté, entretiens avec Charles Ehlinger,

Le Centurion, Paris, 1987.] (note 19, p. 278, SV)

[16** « Parce qu’on voit, sous l’effet d’une longue habitude, le monde grec à travers une interprétation humaniste et moderne, il nous reste refusé de recueillir et de penser l’être qui s’ouvrit à l’Antiquité grecque de telle sorte que nous arrivions à lui laisser vraiment le propre et le déconcertant de sa présence. La phrase de Protagoras est ainsi conçue : Pantôn chrèmatôn metron estin anthrôpos, tôn men ontôn hôs estin, tôn de mè ontôn hôs ouk estin {}(cf. Platon, Théétète, 152a) : « De toutes choses (à savoir celles que l’homme a en usage et qu’il a, les utilisant, constamment autour de lui, chrèmata chrèsthai) l’homme (chaque fois) est la mesure, de celles qui sont présentes, qu’elles soient présentes telles qu’elles le sont, de celles auxquelles il n’est pas accordé d’être présentes, de ne pas l’être. ». L’étant sur l’être duquel il y a à décider est compris ici comme ce qui, dans la sphère de l’homme, est présent à partir de lui-même dans cette région. » (M. Heidegger, « L’époque des ’ conceptions du monde ’ » (1938), in Chemins qui ne mènent nulle part, p. 134-135* (note complémentaire, p. 355, CQFG 1) (Éditions Gallimard, 1962, 1980, 1986)

[17* Les idées du texte ont été exposées d’abord lors d’une conférence à l’Université Goethe de Francfort, en novembre 1986. La version publiée ici est celle d’une conférence à Skidmore College (octobre 1988) publiée dans Salmagundi, n°82-83 (printemps-été 1989) que j’ai traduite moi-même en français. (note *, p. 281, CL3, réédition Points Essais, pour les numéros de pages indiquées dans toutes lesnotes qui suivent)

[18Pour ma part, j’ai traité la question dans « Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne », S. ou B., numéros 31, 32 et 33 (1960-61) reproduit maintenant dans Capitalisme moderne et révolution, Paris, 10/18, 1979, vol. 2, et dans plusieurs autres textes dont « La crise de la société moderne » (1965, ibid.), et « Transformation sociale et création culturelle » (1978, repris dans Le contenu du socialisme, Paris, 10/18, 1979). (note 1 dans CL3, p. 281)

[19Cf. les textes cités dans la note précédente. (note 1, p. 282, CL3)

[20Cf. par exemple, et parmi de nombreuses autres formulations, « Nous ne devons rien faire, seulement attendre » (« Pour servir de commentaire à Sérénité », Questions III, Paris, Gallimard, 1966, p.188). L’interview posthume du Spiegel met aussi lourdement l’accent sur cet aspect. (note 2, p. 282, CL3) (Dans les textes, on trouve les deux orthographes de l’adjectif :« heideggerien » et « heideggérien »)

[21Ainsi, Il Pensiero debole, Gianni Vatimo et P.A. Rovati ed., Milan, 1983, et Gianni Vatimo, La Fine della modernità, Garzanti Éd., 1985 (tr. Fr. Éd. Du Seuil, Paris, 1987). (note 3, p. 282, CL3).

[22Excepté pour Chilon le Lacédémonien, un des Sept Sages. – La monstrueuse (et, à l’endroit décisif, clairement politique/réactionnaire) « interprétation » par Heidegger du célèbre stasimon d’Antigone (« Nombreux sont les terribles, mais rien plus terrible que l’homme… ») à la fin de son Introduction à la métaphysique le montre profondément étranger au monde et à l’esprit grecs. (note 1, p. 283, CL3)

[23Cf. les dernières pages de « La parole d’Anaximandre » (1946) dans les Chemins…où Aristote, Platon, Héraclite, Parménide et Anaximandre sont présentés comme pensant « le même ». (note 1, p. 285, CL3).

[24Cf. mon texte « La polis grecque et la création de la démocratie » (1983), repris dans Domaines de l’homme, Paris, Éd. Du Seuil, 1986. (note 1, p. 290, CL3)

[25Le pire : la plupart du temps, les philosophes politiques occidentaux – par exemple, Leo Strauss – ont l’habitude de parler de la « pensée politique des Grecs », en entendant par là surtout Platon (et beaucoup moins Aristote). C’est comme si on parlait de « la pensée politique de la Révolution française » en citant Bonald, de Maistre ou Charles Maurras. (note 1, p. 292, CL3)

[26Heidegger écrit (dans le « Prologue » de « Temps et Être » ̶ Questions IV, Paris, Gallimard, 1976, p. 12) que Werner Heisenberg serait « en quête » de la « formule absolue du monde ». Formule absolument absurde dont je n’ai pu trouver trace dans les écrits de Heisenberg. Il y a au plus une phrase (banale, pour qui est au courant du travail de la physique moderne) dans ses Gifford Lectures de 1955-1956 (Physics and Philosophy, Penguin, Londres, 1989, p. 155) exprimant l’« espoir » qu’on parviendra un jour à une « compréhension totale » de l’« unité de la matière » ; il s’agit bien évidemment des théories dites d’unification, qui ont en effet assez progressé depuis ̶ nullement de la « formule absolue du monde ». Heisenberg exprime de façon tout à fait expresse ses doutes sur la possibilité de réduire les phénomènes du vivant à de simples lois physico-chimiques (ibid., p. 143, 187). Il est hautement improbable que Heisenberg ait jamais pu prononcer une absolue absurdité comme la « formule absolue du monde » (il était un des derniers grands physiciens possédant une connaissance et un sens de la philosophe). Mais même l’aurait-il jamais fait, un philosophe aurait dû réagir en souriant tristement, à la fois pour des raisons de principe et parce qu’il devrait savoir que depuis Newton en passant par Lord Kelvin et George Gamow et jusqu’aux promoteurs contemporains de la TOE (theory of everything, théorie de tout), les physiciens ont périodiquement proclamé l’arrivée de la théorie qui mettrait fin à toutes les théories ; et, évidemment, chaque fois les journalistes ont rapidement propagé la Bonne Nouvelle. En fait, Heidegger croit naïvement à la science et à la technique modernes de la même manière qu’y croit un employé de banque lecteur de magazines de vulgarisation scientifique. Il n’a jamais vu les profondes antinomies et apories internes dont la science contemporaine est pleine. (note 1, p. 295-296, CL3)

[27On entend parfois des gens sympathiques, honnêtes et sincères dire : mais vous ne pouvez pas nier que Heidegger est le critique de la technique moderne. Il s’agit, évidemment, d’un provincialisme et d’une ignorance « épocaux ». La critique de la technique moderne commence au moins avec Rousseau et les romantiques, est là pendant tout le XIXe siècle (par exemple William Morris, Ruskin, etc.) et devient le lieu commun en Allemagne au tournant du siècle avec Max Weber, Tönnies, A. Weber, Simmel, etc. Le chapitre « La réification et la conscience du prolétariat » dans Histoire et Conscience de classe de G. Lukács (1923), qui développe des idées de Marx et de Max Weber, contient, dans des oripeaux évidemment marxistes, la plupart de ce qui, à cet égard, a quelque substance dans Sein und Zeit (1927) et Einführung in die Metaphysik (1935). On doit aussi mentionner, dans le même contexte, l’École de Francfort. (Personne ne semble avoir noté qu’une grande partie des écrits de M. Foucault n’est qu’une application des idées de Lukács et de l’École de Francfort dans quelques champs particuliers). En bref : la critique de la technique moderne et du monde qu’elle crée, de la société réifiée, de l’Entzauberung der Welt trainait dans les caniveaux de l’Allemagne de Weimar (et des autres pays européens, cf. par exemple, D.H. Lawrence), et était un cheval de bataille des opposants aussi bien de « droite » que de « gauche » de la société capitaliste. L’« addition » de Heidegger a été de faire de la technique le résultat de la « métaphysique occidentale », au lieu de voir que a) la naissance du capitalisme et l’émergence, disons, de Descartes/Leibniz étaient des manifestations parallèles d’un nouvel imaginaire social-historique (ni la métaphysique de Plotin ni celle de Thomas d’Aquin n’ont « produit » la technique moderne ou le capitalisme) ; et b) simultanément, et antinomiquement, le projet d’autonomie (le mouvement émancipateur ou démocratique) n’a jamais cessé de se manifester pendant cette période et d’interférer – dans une relation extrêmement complexe d’antagonisme et de contamination réciproque ̶ avec le projet capitaliste de l’expansion illimitée de la pseudo-maîtrise pseudo-rationnelle. Mais évidemment pour Heidegger le mouvement démocratique ne peut être rien de plus qu’une expression du moderne oubli de l’Être. (note 1, p. 297-298, CL3)

[28Comme on sait, ou devrait savoir, Kant vacille sur ce point. Il parle continuellement de « nous autres hommes » (wir Menschen) et des « intérêts de notre raison » ̶ et construit un sujet transcendantal dont on ne sait jamais s’il représente la manière selon laquelle nous fonctionnons effectivement ou celle selon laquelle nous devons fonctionner. En bref : la réponse « transcendantale » laisse dans le noir la question du statut ontologique du sujet connaissant. Cf., à cet égard, « La portée ontologique de l’histoire de la science », Domaines de l’homme, op. cit., p. 419-455 *rééd., p. 524-570*, et, concernant la relation entre la psyché et la pensée réflexive, le ch. VI de L’institution imaginaire de la société, la première partie, « Psyché », des Carrefours du labyrinthe et, ici même (CL3), « L’état du sujet aujourd’hui ». (note 1, p. 304, CL3)

[29L’âme platonicienne theôrei, regarde les eidè, aspects/figures. Lorsque Heidegger traduit le noein (habituellement signifiant : penser) de Parménide par vernehmen, percevoir (qui donne en allemand Vernunft, raison), qui en est effectivement un de ses sens les plus anciens, il met le doigt, qu’il le sache ou non (et indépendamment du fait de savoir si l’on peut en rester là concernant Parménide), sur l’origine social-historique instituée de l’interprétation de la pensée (Was heisst Denken ?, 1954, p. 124 ; cf. Essais et Conférences, Gallimard, 1958, p. 166). Il n’est pas difficile de voir, du reste, que le rapport à l’être est toujours pensé par Heidegger implicitement selon le schème de la perception. Il n’en va pas autrement, mais là explicitement, pour Maurice Merleau-Ponty, dans Le Visible et l’Invisible, en particulier dans les Notes de travail. (note 58, p. 483, IIS) (legein  : distinguer-choisir-poser-rassembler-compter-dire ; teukhein  : rassembler-ajuster-fabriquer- construire)

[30« La question de la technique », in Essais et Conférences, Paris, Gallimard, 1958, p.19-20.

Cf. aussi du même auteur, Nietzsche, I, Paris, Gallimard, p. 79-80 (note 6, p. 294, CL1)

(Essais et Conférences, Tel, 1980, 1996)

[31Heidegger, « La question de la technique », Essais et Conférences, 1958, p. 9

(note 17, p. 301, CL1)

[32M. Heidegger, « Sérénité », in Questions III, Paris, Gallimard, 1966, p. 177. Cf. ibid., p. 175 « Aucun individu, aucun groupe humain, aucune organisation purement humaine [ ?!] n’est en état de prendre en main le gouvernement de notre époque ». Et : « Nous ne devons rien faire, seulement attendre » (ibid., p. 188) (note 1, p. 134, CL3)

[33*Aristote, De anima A 2, 405a 19* (note 26, p. 305, CQFG 3)

[34* Sous-titré « Nihilisme et herméneutique dans la culture post-moderne », Paris, Éditions du Seuil,

1987, « L’ordre philosophique » * (note 3, p. 282, SV)

[35[Aspect ensidique ; aspect « Institution de la société et religion ».] (note 9, p. 288, SV)

[36[Cf. aussi Engels, la critique de Lukács, et.] (note 47, p. 384, SV)

[37* « Hegel et son concept de l’expérience 1942-42) », in Chemins qui ne mènent nulle part, trad.fr. Paris, Gallimard, nouv. Ed. « Idées », 1980, p. 147-252 ; « Hegel et les Grecs (1958) », in Questions II, Paris, Gallimard, 1968, p.41-68.* (note 48, p. 384, SV)

[38[J. Taminiaux, Le regard et l’Excédent, *La Haye, Nijhoff, « Phaenomenogica », 1977*, p. 118,

souligné par moi] (note 3, p. 420, SV)

[39[Voir « la découverte de l’imagination », * in Domaines de l’homme, loc. cit. *] (note 14, p. 424, SV)

[40[In « Finitude et absolu », Le Regard…, p.119] (note 15, p. 424, SV)

[41* Cf. les p. 272-282 (rééd. p. 369-351) de « La polis grecque et la création de la démocratie (1979-1982) » in Domaines… ; aussi « Imagination, imaginaire, réflexion » (1988-1991, loc.cit., p.240-242.* (note *, p. 473, SV)

[42[Inacceptable manière, chez Husserl, Heidegger et Merleau-Ponty, de faire comme si la lebenswelt et ses « objets » allaient de soi, ne posaient pas de problèmes et suffisaient pour parler de tout. L’imagination de Kant et de Heidegger est celle d’un individu placé dans la Lebenswelt. Ils ne se demandent pas ce qu’un individu parlant et une Lebenswelt humaine (avec des Zeuge, des Zuhandene, etc.) peuvent présupposer. Cet aspect est à peine entraperçu par Merleau-Ponty dans les « Notes de travail » du Visible et l’invisible (sur le langage), mais cela tourne court. Merleau-Ponty avait mieux vu dans La Prose du monde, qu’il a malheureusement abandonnée. Il y avait une bifurcation, et Merleau-Ponty a pris la voie conduisant à l’impasse heideggérienne.] (note 20, p. 428, SV)


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