Un conflit universel avec la nature

jeudi 12 novembre 2020
par  LieuxCommuns

Extrait du chap. 11, « Terre des hommes » du livre de J. - P. Deléage « Une histoire de l’écologie », Seuil 1991, pp. 145 – 259, renommé par nous.


Considéré sous l’angle de son histoire, le domaine de l’éco­logie scientifique s’est progressivement élargi de l’étude natu­raliste d’écosystèmes particuliers à celle, pluridisciplinaire, de leur totalité, la biosphère. Considérée sous l’angle de la science écologique, l’histoire humaine s’est nourrie d’une succession de ruptures locales et régionales d’équilibres naturels anciens. Aujourd’hui, l’espace de ces ruptures s’est élargi aux dimen­sions de la planète. Il existe un lien étroit entre ces deux his­toires, celle des rapports de l’homme à la nature et celle des représentations de ces rapports.

L’appartenance d’Homo sapiens aux espèces animales justifie­-t-elle l’hypothèse suivant laquelle les lois de l’écologie et de la thermodynamique loin de l’équilibre régissent aussi le dévelop­pement des sociétés humaines ? Même si un tel principe est séduisant, il n’a pour l’instant conduit qu’à des résultats très modestes. Les catégories de l’écologie, fût-elle baptisée humaine, ne peuvent à elles seules rendre compte des échan­ges entre les humains et la nature. Les modalités de ces échanges évoluent avec les structures sociales, elles-mêmes réfractaires à l’analyse écologique. C’est en ce sens que la nature a une his­toire spécifiquement humaine et que les hommes sont les sujets créateurs de leurs « états de nature », comme l’affirme Serge Moscovici [1].

Du côté des sciences de l’homme, l’urgence d’une réflexion approfondie sur le poids des déterminations naturelles et écologiques dans la longue durée de l’histoire est admise. Cepen­dant, cette réflexion est encore marginale. L’écologie peut deve­ nir une structure maîtresse de cette histoire en chantier, à condition de ne pas prétendre se substituer à elle [2]. Il n’est plus possible d’ignorer cette évidence : l’homme n’use pas impunément de sa planète, il ne la domine pas, il en fait par­tie. L’intérêt d’une réflexion écologique appuyée sur un cor­ pus de données historiques dûment analysées n’est plus à démontrer. Et l’histoire ne saurait désormais se passer de la science écologique. Cette dernière doit participer aux nouvel­les réflexions sur le passé des sociétés humaines. Il s’agit aujourd’hui de l’une des conditions mêmes de l’anticipation raisonnée de notre propre futur.

Histoire et écologie

Les sociétés et leurs écosystèmes, l’ensemble des biotopes et des milieux physiques dans lesquels elles s’insèrent et dont elles tirent leurs ressources forment des ensembles vivants et interac­tifs. Il existe un temps écologique dans l’histoire, à côté des temps économique, culturel, politique, etc. Toute approche d’écologie historique se doit donc d’interpréter les relations entre les populations humaines et leur environnement dans une optique évolutionniste. Elle doit considérer à différentes échelles de temps le fonctionnement des écosystèmes sociaux, les méca­nismes qui assurent leur stabilité et les processus qui, au con­ traire, engendrent la dégradation de leurs fondements écologiques.

La durée est donc une modalité décisive des régulations éco­logiques de la démographie humaine. Que cette modalité dis­ paraisse ou change, et les limitations ou les régulations s’interrompent. Quant à la stabilité globale des écosystèmes dominés par les humains, elle n’est qu’apparente, et l’écolo­gie historique aurait précisément pour intérêt de permettre de repérer les perturbations majeures qui affaiblissent leurs capa­cités de stabilisation. En l’état actuel de nos connaissances, ce qui caractérise l’histoire des relations entre les sociétés et leurs écosystèmes, c’est la course permanente entre des situations homéostatiques génératrices de stabilité relative par la repro­duction de ces relations et des situations de rupture qui compromettent ou, à l’inverse, développent la capacité d’adaptation des sociétés aux changements définitifs de leur environnement. En fait, il n’existe que des équilibres socio-écologiques dyna­miques à période plus ou moins longue.

Plusieurs données majeures caractérisent les temporalités his­toriques de l’environnement. Tout d’abord, il n’y a guère de commune mesure entre leur durée et celle de la vie individuelle, celle des générations, ni même celle de grandes civilisations. Le temps des processus biophysiques est hors de portée de l’expé­rience concrète des hommes, ceux-ci n’en ont longtemps connu et utilisé que les manifestations phénoménales. Ainsi, par exem­ple, jusqu’à la mise au point des réacteurs nucléaires, la pro­duction de l’énergie consistait à capter une très faible pan des effets énergétiques de cycles naturels très complexes (cycles de la végétation, cycles de l’eau, cycles des vents, cycles géologi­ques), à exploiter de façon extrêmement parcellaire certains maillons ou certains moments du fonctionnement de chaînes énergétiques très longues. Ce qui caractérise les durées écolo­giques, c’est à la fois l’infiniment court et l’extrêmement long, d’où l’impression de très forte stabilité qui fonde la perception que toutes les générations ont eu jusqu’à présent de leurs rela­tions au milieu qui les entourait : « Une histoire lente à cou­ler, écrit Fernand Braudel, faite bien souvent de retours insistants, de cycles sans fin recommencés » [3].

La notion de ressources, qui évoque la disponibilité des écosystèmes à l’égard des besoins sociaux, leur productivité sociale, n’a de signification scientifique que si elle est considérée dans la très longue durée, selon une échelle de temps qui dépasse de beaucoup l’échelle de la vie humaine. On estime que le temps de régénération de la forêt pluvieuse primaire climacique de la zone tropicale est d’un demi-millénaire ; or la surface de cette forêt recule aujourd’hui à raison de 1 % cha­que année ! La couche d’ozone qui protège la planète du rayon­nement ultraviolet et qui est menacée, notamment par l’émission des fréons dans l’atmosphère, a mis deux milliards d’années [4] à se former. Les combustibles fossiles que brûle la civilisation thermo-industrielle depuis moins de dix générations sont le produit de centaines de millions d’années d’activité photosynthétique, etc.

Deuxième donnée : les grands cycles physico-chimiques se déroulent selon des modalités et des contraintes temporelles extrêmement rigides, qui pèsent très lourdement sur le deve­nir des sociétés. « L’homme, écrit F. Braudel, est prisonnier des siècles durant de climats, de végétations, de populations ani­males, de cultures, d’un équilibre lentement construit, dont il ne peut s’écarter sans risquer de tout remettre en cause » [5]. La contrainte climatique a fait l’objet de nombreuses recherches [6] publiées depuis les années cinquante. Ces recherches montrent une très forte corrélation entre la météorologie et la conjoncture économique des sociétés agricoles, depuis le néolithique. Emmanuel Le Roy Ladurie a démontré que les six années conti­nuellement pluvieuses de 1646 à 1651 ont été l’une des origi­nes du malaise économique et social profond qui s’est exprimé dans la Fronde [7]. Ultérieurement, aux années végétatives chau­des 1652-1687 s’opposent les printemps et les étés frais de la période 1687-1717, qui ont raréfié et renchéri les subsistances dans les deux dernières décennies du Grand Siècle. Plus récem­ment, Christian Pfister, de l’université de Berne, a mis en évi­dence l’importance des variations climatiques sur le prix des céréales, et plus généralement sur les cycles économiques dans les sociétés préindustrielles, en Europe continentale, jusqu’à la construction des réseaux de chemins de fer [8]. Ces derniers ont en retour fortement contribué aux bouleversements des modes d’exploitation de la nature, comme l’avait si bien montré Möbius.

Une série de grandes fluctuations climatiques, liées aux modi­fications du flux zonal d’ouest en est des masses d’air de la basse atmosphère, sont maintenant connues [9]. Phases d’optimum et de pessimum n’ont cessé de se succéder dans une Europe où le temps est rythmé par les cycles naturels : grand optimum chaud de la fin de la préhistoire (de -5 000 à -2 300) qui aurait favorisé les premiers défrichements ; longue détérioration subatlantique de la période antique et des débuts du Ier mil­lénaire de notre ère qui semble s’être accompagnée d’un regain de la végétation naturelle et de la forêt ; bref optimum tiède de l’an mille (IXe au XIIe siècle) qui coïncide avec la mise en place de l’espace rural en Europe occidentale ; petit âge glaciaire de 1590 à 1750 ; réchauffement des XVIIIe – XIXe siècles que suit la séquence humide du XXe· siècle.

Un des épisodes les plus spectaculaires des relations entre une société et son climat est celui de la colonisation du Groenland par les Vikings, L’optimum climatique du Moyen Âge est mis à profit par Eric le Rouge qui, banni de Norvège puis d’Islande, rejoint probablement en 982 une terre à l’ouest de ce pays qu’il baptise Groenland, le « Pays vert ». Ce nom suscite, dix siècles plus tard, un commentaire ironique du romancier Jules Verne. « Terre blanche eût mieux convenu à ce pays couvert de nei­ges. Il n’a pu être baptisé ainsi que par une agréable ironie de son parrain, un certain Éric le Rouge, marin du x-siècle, qui probablement n’était pas plus rouge que le Groenland n’est vert » [10]. Pour une fois, la vigilance du romancier est mise en défaut. Lorsque les colons vikings avaient pris pied sur le Groen­land, des conditions climatiques exceptionnellement douces y prévalaient en effet depuis le début du vu-siècle [11]. Les don­nées archéologiques ont permis de reconstituer les modalités de l’effondrement de l’économie de ces colons, particulièrement vulnérable à la détérioration climatique amorcée au XIVe siècle. Coupés de leurs sources d’approvisionnement par les difficul­tés grandissantes de la navigation, incapables d’user des ressour­ces alternatives, ignorant les techniques efficaces des Inuits, les derniers colons moururent probablement de faim et de froid au XVe siècle.

Ces exemples illustrent l’étroite soumission des sociétés aux rigidités écologiques et aux contraintes climatiques, qui mar­quent en profondeur les milieux naturels. Rigidités et contrain­tes soulignées depuis longtemps par les géographes, qu’ils s’apparentent à la tradition ratzelienne en Allemagne ou à celle de Vidal de La Blache en France. Cette interdépendance est bien exprimée par le géographe Jean Brunhes en 1910 : « Nous ne devons jamais limiter notre vue à un seul ordre de phénomè­nes […] Il n’y a pas sur l’écorce terrestre de compartiment fermé ; il ne peut y avoir des cloisons, il n’y a pas de clôtures. Une montagne ne forme pas un tout à elle seule ; une ville n’est pas une unité indépendante : elle dépend du sol qui la porte, du climat qu’elle subit, du milieu qui la fait vivre » [12].

Troisième donnée : il n’y a jamais de réversibilité absolue à l’échelle des temps de la nature. On l’a vu, la dynamique des productions humaines peut s’en trouver profondément pertur­bée, parfois immédiatement, parfois de façon différée. Or, elle exerce une rétroaction sur les écosystèmes parce qu’elle vient se cumuler avec les facteurs physiques endogènes de dégradation de ces écosystèmes, au point de rendre leurs effets irréversibles. Quand les temporalités de l’histoire humaine prennent le dessus sur les temporalités de l’histoire écologique, des seuils sont alors définitivement franchis dans la non-reproduction des écosystè­mes ou vers leur entropie croissante. L’humanisation de la nature ne donne pas deux fois sa chance au monde sauvage.

Quatrième donnée enfin, encore marginale dans les travaux des historiens : le rôle fondamental des microbes, virus et para­ sites dans l’histoire humaine. Comme l’a démontré le magis­tral ouvrage de William McNeill [13], les maladies contagieuses devraient tenir une place centrale dans l’explication historique. Les variations dans les cycles de leur propagation ont profondément affecté la vie humaine jusqu’aux Temps Modernes. Non seulement les sociétés contemporaines n’y ont pas échappé, mais elles en ont été bien souvent les protagonistes actifs. Les débâcles épidémiologiques ont fréquemment amplifié les effets de dété­riorations climatiques et, plus encore, les défaites militaires jusqu’au désastre. Leur rôle dans la place sans cesse mouvante de l’humanité au sein des équilibres de la nature a été et reste de toute première importance.

En entrant dans l’histoire, l’homme devient acteur du chan­gement écologique, mais le franchissement des seuils d’irréver­sibilité sous l’effet de causes anthropiques ne s’accomplit le plus souvent qu’au terme de processus lents. L’histoire des écosys­tèmes présente de profondes discontinuités entre les périodes d’accumulation des éléments, de leur mise en déséquilibre et des moments de rupture brusque et ponctuelle de leur struc­ture constitutive. Les premières préparent les seconds, mais ceux­ ci sont plus faciles à repérer car ils se traduisent par des catas­trophes écologiques aux effets dévastateurs : inondations cataclysmiques, ruptures de digues fluviales, sécheresses prolongées, épidémies, etc. Ainsi, aujourd’hui, la moyenne atmos­phère terrestre est le siège d’un phénomène d’accumulation de ce type. Elle a été produite par l’activité photosynthétique des êtres vivants et il a fallu des centaines de millions d’années pour qu’elle se constitue. Mais depuis maintenant un peu plus de deux siècles, l’usage grandissant des combustibles fossiles – plus de dix milliards de tonnes-équivalent charbon, en 1990 – a accumulé progressivement dans ses couches basses et moyennes une quantité croissante de polluants atmosphé­riques [14].

Spécificité du temps écologique, poids historique des contraintes qu’il exerce sur les sociétés, irréversibilité des accé­lérations ou des ruptures qu’il subit du fait de ces dernières : les temps longs de la nature, ses « nappes d’histoire lente » [15], s’entrelacent avec les durées, somme toute bien brèves, de l’his­toire des ensembles humains. Le temps des « sociétés dans la nature », ancrées dans leurs écosystèmes, commence à se cons­truire. Après la victoire du temps long dans la réflexion historienne contemporaine, l’éco-histoire est désormais concevable. Elle seule peut articuler temporalités sociales et temporalités éco­logiques.

Un conflit universel avec la nature

Les déterminations écologiques traversent la totalité du champ social et ne se limitent pas à certains domaines particuliers de ce champ. Ce n’est que par l’apparition de nouveaux systèmes d’exploration de la nature, de nouvelles formes de production agricole et industrielle que se développent les formes de l’exploitation sociale, les processus d’appropriation inégale des moyens de production, de la terre, du bétail, des eaux, des res­sources du sous-sol. « Partout, écrit Maurice Godelier, apparaît un lien intime entre la manière d’user de la nature et la manière d’user de l’homme » [16]. Dans toute société, c’est dans l’appro­priation de la nature que les hommes coopèrent ou s’exploi­tent, que leurs rapports de production et leurs relations sociales s’organisent et se transforment. Comme l’a de son côté souli­gné le géographe Pierre Gourou, il n’y a pas de crise dans l’usage de la nature qui ne soit une crise dans le mode vie de l’homme [17].

Depuis la préhistoire, les activités de prédation et de produc­tion humaines ont amené la réduction générale et la transfor­mation continue des écosystèmes naturels ou semi-naturels, selon un certain nombre de grandes tendances pluriséculaires, voire plurimillénaires [18]. Les tensions actuelles entre les socié­tés et la nature ont donc une origine très lointaine, elles sont le résultat de crises écologiques cumulées. Aucune civilisation n’a été écologiquement innocente. Bien avant l’industrialisa­tion européenne de l’époque moderne, l’activité humaine s’est révélée profondément destructrice du tissu écologique et lui a fait subir des modifications irrémédiables, dont la plus ancienne et la plus générale a été la déforestation [19]. Celle-ci a été le revers et la condition du développement de l’agriculture, de l’élevage, de l’artisanat et des activités proto-industrielles. En fait, partout dans le monde, les écosystèmes naturels ont été remplacés par des agrosystèmes, incorporant bien entendu nom­ bre d’espèces naturelles, qui sont devenus les dés de voûte de tous les complexes écologiques actuels. Leur formation puis leur généralisation auront résulté en définitive de la destruction irré­versible des équilibres naturels primaires et de leur remplace­ ment par des équilibres secondaires instables.

C’est sur la forêt que les sociétés préindustrielles ont fait peser le gros de leurs prélèvements destructeurs. On peut le saisir très tôt en Chine où le manque de terres nouvelles s’accompagne à de nombreuses époques de déséquilibres écologiques et de pénuries physiques grandissantes. La déforestation ravage de nombreuses régions, effet direct ou indirect de l’expansion con­tinue du système céréalier. Joseph Needham constate sa gravité dès le XVIe siècle sur les hautes terres du Shaanxi et du Gansu [20]. En fait, la destruction de la forêt dans les hautes val­lées est plus ancienne encore. Dans le bassin du fleuve Jaune, elle remonte sans doute aux premiers siècles de l’Empire. Peut­ être a-t-elle été l’une des raisons du lent glissement de la civi­lisation chinoise du nord-ouest vers le sud-est entre la période des Tang et celle des Song. L’Empire des Song aurait alors fondé son brillant développement urbain et naval sur la mise en exploitation des réserves de bois des massifs montagneux du Sud et sur des importations de bois japonais [21]. Pour l’époque moderne, S. Ashead [22] a émis l’hypothèse de l’ouverture en Chine d’une crise prolongée de l’énergie entre 1400 et 1800.

Dans le monde musulman, les travaux de Maurice Lombard ont mis en évidence l’apparition d’une pénurie de bois dès le VIIe siècle à la suite de la hausse de la demande consécutive au brillant essor urbain en terre d’islam. Il faut aller chercher de plus en plus loin, sur le versant chrétien de la Méditerranée, un combustible dont le coût va croissant. Dès le début du XIe siècle, « en face d’un Occident encore étouffé de forêts, mais qui commence à les utiliser pour ses navires, pour ses construc­tions, pour ses industries, le monde musulman décline et cède le pas » [23].

Cette crise affecte aussi l’Europe, mais dans une moindre mesure. Dans l’Europe atlantique et moyenne, l’essartage pro­gresse dès les débuts du Haut Moyen Age. En Germanie, la forêt hercynienne avait, selon les auteurs romains, une longueur égale à soixante jours de marche. Elle régresse rapidement à par­tir du VIe siècle. L’apogée des grands défrichements se situe entre le milieu du XIe siècle et la fin du XIIIe siècle [24]. Au XIVe siècle, les écosystèmes européens arrivent à saturation, l’Europe occidentale est véritablement un monde plein. L’heure des grandes crises écologiques qui annoncent la révolution indus­trielle a sonné.

À partir du XVI· siècle s’ouvre, en effet, en Angleterre, et sans doute aussi aux Pays-Bas, une crise grave et prolongée du bois, qui s’étendra ultérieurement au continent. Si la première substitution massive des combustibles fossiles aux combustibles végétaux et la révolution énergétique des temps modernes eurent lieu d’abord en Angleterre, c’est parce que le bois vint à y manquer en premier [25]. La pénurie de bois marque drama­tiquement l’époque élisabethaine, et celle des Stuart de 1550 à 1700. Elle est provoquée par la croissance démographique et amplifiée par la demande accrue des villes alors en pleine expan­sion. En 1776, Adam Smith écrit qu’à Edinburgh, sa ville natale, « il n’existe sans doute pas un seul morceau de bois écossais » [26].

Cette crise du bois n’est pas seulement anglaise. Un peu comme la Chine à la même époque, toute la civilisation occi­dentale est bien entrée entre le XVIe et le XVIIIe siècle dans une situation d’instabilité environnementale récurrente. La distorsion est grandissante entre la demande amplifiée de moyens de subsistance engendrée par sa croissance au cours des trois siècles considérés et les possibilités de l’environnement. La plupart des populations se heurtent à une limite écologique dont les contraintes de la déforestation sont l’élément central.

Crises écologiques et crises sociales

L’histoire commence à disposer des moyens d’analyse permet­ tant d’établir des corrélations entre les contraintes écologiques et le destin des civilisations du passé. Cela est vrai en particu­lier pour l’étude de celles des causes de leur déclin que l’on a pu attribuer à l’épuisement de certains modes d’exploitation de la nature.

Ainsi, les grandes crises de la forêt et de l’écosphère auraient joué un rôle décisif dans l’effondrement de certaines civilisations anciennes. Cette hypothèse a été avancée pour expliquer la chute soudaine au début du Xe siècle de la civilisation Maya de l’actuel département du Peten au Guatémala et au Hondu­ras : la dégradation de l’écosystème forestier et du cycle de l’eau aurait ruiné l’agriculture maya fondée sur le système milpa (cul­ture de maïs sur brûlis avec jachère de quatre à huit ans) [27].

Il est en revanche certain que la désorganisation de l’hydro­logie a joué un rôle important dans l’affaissement des civilisa­tions mésopotamiennes, en particulier l’érosion des sols consécutive au déboisement et au surpâturage des hauts bas­sins versants du Tigre et de l’Euphrate. La déforestation accé­tlérée, sous l’effet des besoins en bois de chauffe et de construction et des défrichements pour la création de pacages pour les troupeaux, devait provoquer une surcharge alluviale croissante des deux fleuves. Les Empires babylonien et assyrien ne parvinrent pas à empêcher le colmatage du gigantesque réseau d’irrigation de la Basse-Mésopotamie et la civilisation du Croissant fertile entra dès lors dans un lent processus de déclin que couronna la destruction des canaux d’irrigation au XIe siècle par les envahisseurs mongols [28]. Bien que l’histoire en soit toute différente, une explication du même type par l’envase­ment du système des baray (réservoirs artificiels) et saturation de l’espace cultivable a été également proposée pour rendre compte de l’effondrement progressif de l’Empire angkorien [29]. Même effet désastreux, sur les sociétés préhispaniques du bas­ sin de Mexico, des bouleversements de la gestion hydraulique imposés par les héritiers de Cortés [30].

Dans la zone méditerranéenne, c’est aussi depuis la plus haute Antiquité qu’ont été bouleversés les équilibres naturels primaires, la déforestation a affecté de vastes régions dès l’épo­que romaine. Dans le monde musulman, la pénurie de bois a représenté elle aussi une redoutable menace à partir du VIIIe siè­cle. Elle n’a rien eu de dramatique tant que les États musul­mans du Machrek et du Maghreb ont disposé d’un approvisionnement régulier en or soudanais, lequel leur per­mettait de solder avantageusement leurs achats de bois. Mais avec l’arrivée des Arabes hilaliens, les routes transsahariennes de l’or, dont la maîtrise assurait la prospérité de l’Égypte Fati­mide, se trouvent coupées et tout l’Orient musulman s’affaiblit [31].

En définitive, la conclusion à laquelle aboutissent les trop rares enquêtes historiques disponibles est que la dégradation de l’environnement n’a joué qu’en interférence avec d’autres fac­teurs sociaux (économiques, techniques, culturels, etc.) et davantage comme limite globale que comme cause immédiate et directe. Une explication écologique univoque ne saurait ren­dre compte ni des crises environnementales du passé, ni de celles du présent. Par la médiation des facteurs sociaux, toute crise grave de l’environnement aboutit à un déclin différé, tempo­ raire ou durable, de la civilisation qui l’a provoquée, déclin qui mène à son effondrement ou à la mutation de ses structures pro­fondes. Mais ce déclin ne s’accomplit le plus souvent que sur de très longues périodes et uniquement si la société n’est pas en mesure d’élaborer des mécanismes compensateurs de la crise écologique, tels que le développement des échanges à longue distance, ou d’inventer les moyens techniques et économiques d’une croissance différente.

Dans la plupart des cas historiques recensés, les représenta­tions qu’ont les sociétés de leur relation à la nature semblent avoir joué un rôle important. Ces représentations favorisent ou au contraire exercent un effet limitant sur les prélèvements dévastateurs. D’une manière générale, jusqu’à l’industrialisa­tion de l’Europe qui démarre à la fin de l’époque médiévale, le rapport à l’ écosphère a été pensé comme échange avec les for­ ces naturelles, souvent sacralisées dans un certain nombre de mythes ou de cosmologies religieuses, et non comme une trans­ formation de la nature, encore moins comme une transforma­tion de la « nature » des hommes, elle-même considérée comme composante de la nature cosmique. Bien entendu, dans ce type de vision, la nature n’est pas perçue sous ses seuls aspects sen­sibles mais comme un ensemble de forces invisibles qui com­ mandent le devenir du groupe humain. « Toutes les formes d’activités concrètes que l’homme a inventées pour s’approprier des réalités naturelles, écrit Maurice Godelier, contiennent et combinent à la fois et nécessairement des gestes et des conduites matérielles pour agir sur leurs aspects visibles et tangibles, et des gestes et des conduites que nous appelons aujourd’hui symboliques pour agir sur leur arrière-fond invisible » [32].

Dans les sociétés de cueillette comme dans celles à dominante agricole, l’homme est la force productive principale, l’adapta­tion à l’écosystème est le principe social fondamental ; mais ce principe opère suivant une diversité très étendue de modalités concrètes. À cet égard, le développement des systèmes agrico­les au néolithique a certainement représenté un seuil histori­que important, en ouvrant la possibilité d’une différenciation des façons de penser la relation homme/nature. André Hau­dricourt a montré que « vis-à-vis du monde végétal et animal à partir du néolithique, l’homme n’est plus seulement un pré­dateur et un consommateur, désormais il assiste (souligné par l’auteur), il protège, il coexiste longuement avec les espèces qu’il a ’domestiquées’. De nouveaux rapports se sont établis d’un type ’amical’ et qui ne sont pas sans rappeler ceux que les hommes entretiennent entre eux à l’intérieur du groupe » [33].

Dès lors, plusieurs modèles de traitement de la nature se séparent. Comme le montre A. Haudricourt, aux méthodes d’action indirecte sur les plantes développées dans le cadre de la rizière ou de l’horticulture à tubercules des Mélanésiens s’oppose l’action plus directe et plus dominatrice des agri­culteurs occidentaux. « Il n’y a point d’amitié possible, ensei­gne Aristote, envers les choses inanimées pas plus qu’il n’y en a de l’homme au cheval et au bœuf ou même du maître à l’ esclave en tant qu’ esclave » [34]. De la diversité du monde animal et végétal sur la surface du globe naît celle des rapports à la nature des diverses civilisations. Ainsi, Joseph Needham parle de « traitement horticole » [35] de l’homme à propos de la civi­lisation chinoise et du confucianisme : l’homme y est presque toujours comparé aux plantes, à la terre, à la pluie [36]. À l’opposé, le « traitement pastoral » de l’homme traverse toute l’histoire de la civilisation occidentale, depuis le symbole d’ Abel le pasteur dans la Genèse jusqu’à la formule héritée des Latins et passée dans le langage populaire « de l’homme qui est un loup pour l’homme ».

En fait, dans toutes les sociétés anciennes ayant connu l’agri­culture, un immense savoir empirique et encyclopédique se constitue sur la nature, qui donne lieu à la construction des pre­miers grands systèmes intellectuels. Aujourd’hui, ethnobota­nistes [37] et ethnozoologistes [38] décryptent les relations de causalité entre les grandes filières écologiques – agriculture, horticulture, élevage, pêche, etc. – et la multiplicité des repré­sentations de la nature développées dans les diverses civilisations. Mais les situations environnementales réelles, l’enchaînement de leurs évolutions restaient opaques aux sociétés du passé. Leur compréhension ne s’établissait qu’aux plans de la cosmogonie, de la métaphysique ou de la théologie. Peut-on, dans ces condi­tions, attribuer à ces sociétés et à leurs cultures des stratégies environnementales d’ensemble ? Ces questions et leurs répon­ses appartiennent encore au domaine des recherches historiques et ethnologiques en cours.


[1Moscovici Serge, Essai sur l’histoire humaine de la nature, Paris, Flammarion, 1968.

[2DELAGE]ean-Paul, et HÉMERY Daniel, « From Ecological History t World Ecology », dont ce chapitre reprend des thèmes essentiels ; in PFISTER C. et BRIMBLECOMBLE P., The Silent Countdown, Berlin, Heidelberg, Sprin­ger Verlag, 1990, p. 21-36. – DROUIN Jean-Marc, Réinventer la nature, Paris, DDB, 1991, chapitre 7, « La demeure en péril » – CARACCIOLO Alberto, L’ambiente come storia, sondaggi e proposte di storiografia dell’ambiente, Bologne,« Universale Paperbacks Il Mulino », 222, 1988. – ROBERTS Neil. The Holocene, an Environmental History ; Oxford, Basil Blackwell, 1989.

[3BRAUDEL Fernand. La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’épo­que de Philippe Il, Paris, A. Colin, 2’ éd., 1966, p. XIII-XIV de la préface.

[4MEGIE Gérard, Ozone, l’équilibre rompu, Paris, Presses du CNRS, 1989.

[5BRAUDEL F., La longue durée, Annales ESC, 12, octobre-décembre 1958.

[6WIGLEY T.M.L., INGRAM M.J .. FARMER G., Climate and History. Studies in Past Cliimates and their Impact on Man, Cambridge, Cambridge Univ. Press, 1981, réed. paperback 1985.

[7LE ROY LADURIE Emmanuel, Histoire du climat depuis l’an mil, Paris, Flammarion, 1967 ; Le Territoire de l’historien, Paris, Gallimard, 1973, 3e partie.

[8PFISTER C., « Fluctuations climatiques et prix céréaliers en Europe du XVIe au XXe siècle », Annales ESC, 1988, p. 25-53.

[9SCHNEIDER Stephen et LONDER Randi, The Coevolution of Climate and Life, San Francisco, Sierra Club Books, 1984.

[10VERNE Jules, La Chasse au météore

[11McGOVERN Thomas, « The Economie of Extinction in Norse Green­land », in WIGLEY et al., Climate and History… , 1981, op. cit., p. 404-433.

[12BRUNHES Jean, La Géographie humaine, Paris, Félix Akan, 1910, vol. I, p. 31 de la 3e éd., 1922.

[13McNEILL W.-H., Le Temps de la peste. Essai sur les épidémies dans l’histoire, Paris, Hachette, 1978.

Terre des hommes

[14BOLIN B., DÖÖS B.R., JÄGER J., WARRICK R. (eds.), The Greenhouse Effect, Climatic Change and Ecosystems, Wiley, SCOPE 29, 1986.

[15BRAUDEL F., « La longue durée », art. cit.

[16GODELIER Maurice, l’Idéel et le réel, Paris. Fayard, 1985.

[17GOUROU Pierre, Leçons de géographie tropicale, Paris, 1971.

[18OSBORN Fairfield, La Planète au pillage, Paris, Payot, 1949.

[19DEBEIR J.·C., HÉMERY D. et DELÉAGE J.·P., Les Servitudes de la puissance, Paris, Flammarion, 1986. p. 37-75.

[20NEEDHAM Joseph, Science and Civilisation in China, IV, Physics and Physica Technology ; 3. Cambridge, Cambridge Univ. Press, 1954-1985, p. 340 sq,

[21HARTWELL R. , « A Cycle of Economic change in Imperial China : Coal and Iron in Nonheast China, 750-1350 », Journal of the Economic and Social History of the Orient, 10, 1967.

[22ASHEAD S.A., « An Energy Crisis in Early Modern China ». Cb’ing ; shih Wen-t’i, décembre 1974, vol. Ill.

[23LOMBARD Maurice, « Un problème cartographié : le bois dans la Médi­terranée musulmane », et « Arsenaux et bois de marine dans la Méditerra­née musulmane », in LOMBARD M., Espaces et Réseaux du Haut Moyen Âge, Paris, La Haye, Mouton, 1972.

[24FOSSIER Robert, Le Moyen Âge, Paris, A. Colin, 1983, 3 vol., en par­ticulier vol. II.

[25NEF John U., « Les conséquences d’une crise historique de l’énergie », Pour la science, 26, février 1978, p. 92.

[26SMITH Adam, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, Paris, 1776 ; trad. fr. Gallimard, coll. « Idées », 1976.

[27THOMPSON J.E.S. Grandeur et décadence de la civilisation Maya, Paris, Payot, 1973. -VOGT William, « The Agriculture of the Maya », Southwest Review, 1934, vol. 19, p. 65-77.

[28OSBORN F., La Planète au pillage, op. cit., p. 99 sq.

[29GROSLIER B.P., « Agriculture et religion sous l’Empire angkorien », Études rurales, 1976.

[30MUSSET A., « L’eau et l’organisation de l’espace dans le bassin de Mexico », Annales ESC, 46, 1991, n’ 2, p. 261-298.

[31LOMBARD M., Espaces et réseaux… , op. cit.

[32GODELIER M., L’Idéel et le réel, op. cit., p. 66.

[33HAUDRICOURT André G., « Domestication des animaux, culture des plantes, traitement d’autrui », L’Homme, Paris, II, 1, janvier-avril 1962, p. 40-50.

[34ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, VIII, 2, Paris, Les Belles Lettres.

[35NEEDHAM J., Science and Civilisation in China, op. cit., Il, 2 ; p. 543·583.

[36HAUDRICOURT A. G., La Technologie, science humaine, Paris, Maison des sciences de l’homme, 1987, p. 280.

[37Ibid., 5e partie. Voir aussi les travaux de BARRAU Jacques, notamment L’Agriculture vivrière de Nouvelle-Calédonie, Nouméa, Commission Pacifique-Sud, 1956 ; ainsi que les travaux du laboratoire d’écologie géné­rale et appliquée : de l’université de : Paris-VII.

[38DIGARD Jean-Pierre, L’Homme et les animaux domestiques, Paris, Fayard, 1990. Voir aussi le compte rendu du colloque Homme, animal, société. Toulouse, Presse de l’Institut d’études politiques, 1988, 3 tomes, 4 volumes.


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