Sociologie des révolutions ? (2/2)

mardi 20 octobre 2020
par  LieuxCommuns

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Pourtant, c’est comme système d’explication global que le marxisme doit faire ses preuves. Dans la théorie de Marx, la lutte des classes est l’expression d’une téléologie historique selon laquelle, en vertu de leur oppression, les classes infé­rieures exploitées sont l’avant-garde d’un réagencement ration­nel du monde en société sans classes. Arrachée à ce contexte, l’analyse de classe devient simplement une autre forme de structuralisme, sans grande utilité. Cela ne suffit certainement pas pour justifier le sinistre paradoxe illustré par les sept révo­lutions modernes de Moore. Alors, quel est l’autre élément de la modernité qui produit un résultat aussi fâcheux ?

La réponse se trouve en partie dans des contingences comme la guerre, facteur que Moore néglige mais sans lequel on ne peut comprendre le parcours du communisme au XXe siècle. Un facteur plus central encore est le défaut central du mar­xisme originel, que Moore préserve : la réduction de la politique et de la culture à une simple superstructure de la base socio­-économique de la société. Chez Moore, la politique et l’État disparaissent complètement du processus révolutionnaire ; les seuls acteurs du grand drame de l’histoire sont maintenant les classes sociales sans visage. La seule force politique mentionnée dans chaque cas national est donc la monarchie, dont la struc­ture et le mode d’opération ne sont cependant jamais décrits ou comparés à d’autres. Mais l’empire mandarinal des Mandchous est-il vraiment comparable à l’Ancien Régime des Bourbons ?

Point tout aussi crucial, aucun des acteurs du processus révo­lutionnaire, selon Moore, n’a la moindre idée en tête : l’idéologie, comme la culture en général, est totalement absente de son ana­lyse. Certes, Moore fait justement remarquer que, si les paysans sont la classe révolutionnaire suprême du XXe siècle, ce n’est pas parce qu’ils ont une vision ou un programme. En Russie comme en Chine, ils n’étaient révolutionnaires qu’au sens négatif : leur révolte a balayé l’ordre ancien, mais ils furent incapables d’accéder par eux-mêmes au pouvoir ou de construire un État. Tout cela est vrai, mais ne mène pas automatiquement à la conclusion de Moore, pour qui l’inévitable tâche modernisatrice incombe alors aux intellectuels mécontents, acteurs majeurs du drame mais qui ne constituent pas vraiment une « classe ».

En effet, d’où vient ce groupe sans visage ? D’où ces intellec­tuels tirent-ils l’inspiration de leur programme communiste ? Comment les a-t-on laissés le mettre en place au prix de tels sacrifices ? Ces questions indispensables ne sont pas même posées ; la mission modernisatrice de l’intelligentsia est donc le fruit automatique du processus socio-économique. Une fois de plus, la sociologisation de la révolution fait de l’histoire un mécanisme social auto-propulsé. Malgré son caractère socio­-économique plutôt que structurel, ce mécanisme nouveau n’en est pas moins une abstraction spectrale au même titre que ses rivaux.

Combler la première des lacunes du modèle de Moore, tel est apparemment le but que s’est fixé son étudiante Theda Skocpol dans son livre paru en 1979, States and Social Revolutions : A Comparative Analysis of France, Russia, and China, qui reste l’ouvrage le plus influent dans ce domaine, un classique aux yeux de beaucoup [1]. L’entreprise de Skocpol fut présentée par le slogan « Ramener l’État au cœur du débat », Bringing the state ·back in  [2]. Voilà un travail qu’il fallait certainement accomplir. Ce qui est étonnant, c’est qu’on y vit une percée méthodologique. Ce genre d’effort pour réinventer la roue montre simplement que la sociologie de la révolution est tombée bien bas. Il aurait dû être évident dès le départ qu’aucune révolution n’est possible sans État à capturer ou à renverser. Peut-être cette réalité apparut-elle vraiment comme une nouveauté dans une discipline qui ne reposait plus sur l’étude empirique de cas particuliers mais sur l’accumulation de théories sophistiquées.

Le modèle de Skocpol couvre la France, la Russie et la Chine. Par une comparaison « multivariée » de ces trois cas, elle cherche à mettre en relief un schéma causal commun à tous [3]. Autrement dit, il s’agit de « macro-histoire » au plus haut niveau.

Avant la révolution, ces trois sociétés étaient des « bureaucra­ties agraires » semblables. Cette expression peu claire, emprun­tée à Moore, ne signifie pas que les bureaucrates labouraient les champs, mais que dans les trois cas, une société agricole était régie par une monarchie bureaucratique. Tous trois étaient mis à rude épreuve par la concurrence internationale de rivaux économiquement plus avancés : l’Angleterre pour la France, l’Europe pour la Russie, les puissances occidentales pour la Chine. Cette concurrence oblige chaque État agraire à entre­ prendre une « extraordinaire mobilisation des ressources en vue du développement économique et militaire », ce qui aug­mente le poids fiscal sur l’aristocratie terrienne, d’où sont égale­ment issus les membres de la bureaucratie royale. Les nobles réagissent à cette pression a) en se servant de leur force institu­tionnelle au sein de la bureaucratie pour exiger le contrôle sur la monarchie absolue (comme lors des états généraux en France) et b) en intensifiant leur propre pression financière sur les pay­sans. Le conflit entre la noblesse et la monarchie au sommet sape l’appareil d’État, déchaînant en bas une immense révolte paysanne contre les propriétaires terriens (comme lors de la Grande Peur de l’été 1789). Cette révolution agraire finit par détruire la vieille hiérarchie sociale et l’État. Dans le vide ainsi créé s’avancent alors « des mouvements politiques marginaux liés à l’élite » (jacobins ou communistes) qui rebâtissent l’État sous une forme encore plus centralisée, rationalisée et bureau­cratique ; cet État renforcé reprend la tâche modernisatrice et la mène à bien.

Pour compléter le tableau, Skocpol propose trois « contre-points » : l’Angleterre du XVIIe siècle, la Prusse de 1848 et le Japon à l’ère Meiji. Dans ces trois cas, la paysannerie a été neu­tralisée en tant que force révolutionnaire par une transition pré­coce vers l’agriculture capitaliste, qui a brisé les communautés rurales traditionnelles. De plus, les gouvernements centraux de la Prusse et du Japon étaient indépendants de la classe des pro­priétaires terriens et sont donc restés capables d’une action déci­sive contre le mécontentement social. Les cas anglais et français n’ont donc rien en commun qui mérite d’être mentionné, et le Japon fut préservé de tout soulèvement révolutionnaire.

L’élément clef du modèle de Skocpol, le dénominateur commun de ces trois cas, c’est l’idée de la paysannerie comme force révolutionnaire pivot de l’histoire moderne, idée qui lui vient bien sûr de son mentor. Mais d’où Moore la tenait-il ? Il l’avait en partie tirée d’un fait évident : le rôle crucial de la paysannerie en Russie, en Chine et plus tard dans le tiers­ monde. Mais cela n’explique pas pourquoi il met l’accent sur le rôle similaire des paysans dans la France du XVIIIe siècle. Après tout, la France est pour Marx l’exemple politique para­digmatique, celui qui lui inspire le modèle de la révolution comme lutte des classes, quintessence même de la « révolution bourgeoise », thèse que Skocpol rejette sans scrupule au profit de l’hégémonie paysanne.

Les sources de cette pirouette conceptuelle sont faciles à découvrir. Moore a trouvé l’idée du rôle révolutionnaire central des paysans chez le grand historien marxiste français Georges Lefebvre qui, dans les années 1930, fut le premier à analyser en détail la « Grande Peur », qui figure désormais dans tous les ouvrages sur la Révolution [4]. Nouveau jacobin attiré par le bolchevisme, Lefebvre avait été sensibilisé au rôle historique des paysans par leur importance flagrante dans la Russie de 1917. Il s’est donc plongé dans sa propre histoire nationale pour trouver un phénomène analogue, donnant ainsi à 1789 une base populaire plus large que la bourgeoisie, de sorte que la Révolution française préfigure sa redite socialiste russe.

Les paysans ont incontestablement joué un rôle important en 1789 mais, avant Lefebvre, personne ne l’avait jugé central. Bien que les troubles paysans de 1789 soient mentionnés par tous les historiens du XIXe siècle, même des radicaux comme Kropotkine ou Jaurès ne leur ont jamais donné un rôle pivot. L’expression de « Grande Peur » ne figure chez aucun de ces auteurs, pour la bonne raison qu’elle n’a pas été utilisée en 1789. Il s’agit à nou­veau de l’impact rétroactif (Wechselwirung) d’une révolution postérieure sur un cas plus ancien, transfert semblable à l’effet qu’a eu la Révolution française en révélant aux Anglais qu’ils avaient connu une révolution analogue un siècle auparavant. La datation de l’expression « Grande Peur » ne relève pas que de la curiosité terminologique ; elle indique que les Français ont mis plus d’un siècle à découvrir tout l’impact des paysans en 1789, et que ces paysans n’ont donc guère pu être une force décisive dans le renversement de l’Ancien Régime. En fait, le régime était déjà mort avant que les paysans ne prennent les armes, c’est pourquoi ils ont pu se rebeller sans crainte des représailles.

C’est exactement la perspective dans laquelle Lefebvre lui­ même place la Grande Peur, dans un livre que ne cite ni Moore ni Skocpol [5]. Selon sa présentation, la chute de l’Ancien Régime se déroule en quatre étapes : la révolution aristocratique de 1788, qui impose la convocation des états généraux ; la révolu­tion bourgeoise de mai-juin 1789 qui culmine avec le serment du Jeu de paume ; la révolution populaire du 14 juillet 1789, symbolisée par la prise de la Bastille ; et la Grande Peur paysanne menant à la nuit du 4 Août et à l’effondrement du Sys­tème des états. Ce scénario, qui va comme un gant aux faits historiques, est une utilisation magistrale du modèle de la révo­lution comme lutte des classes. Il fonctionne mieux que les études tant vantées que Marx a consacrées à la politique française en 1848, La Lutte des classes en France et Le Dix-Huit Brumaire de Louis Bonaparte.

La paysannerie hégémonique de Skocpol est donc une cari­cature des idées de Lefebvre, dont le travail est surtout utilisé pour illustrer les conclusions qu’elle tire de ses recherches sur la Chine. Même si « la France était censée ressembler à l’ Angle­ terre [selon Tocqueville et Marx], son Ancien Régime absolu­tiste m’est apparu à bien des égards beaucoup plus proche de la Chine impériale » [6]. Après tout, l’Angleterre des Stuarts fut incapable de produire une explosion paysanne. Skocpol explique que toutes ces intuitions lui viennent de son « engage­ ment en faveur d’idéaux socialistes et démocratiques » qui, dans l’effervescence des années 1960 et de la guerre du Viêt Nam, l’ont amenée à s’intéresser de très près à l’Asie du Sud-Est. L’hégémonie du révolutionnisme paysan qu’elle admirait en Chine se retrouve donc projetée sur la « révolution bourgeoise » de France, puis sur la « révolution prolétarienne » de Russie. Pour la France, cette projection échoue complètement, parce que ce ne sont pas les paysans, mais les nobles et la bourgeoisie qui ont fait tomber la monarchie et le système des états. On ne peut donc pas prendre au sérieux le premier pivot du modèle de Skocpol.

Le deuxième pivot est tout aussi peu fiable, à cause d’une lecture erronée de la situation internationale de ses trois bureau­craties agraires. Comme tout écolier devrait le savoir, la France était, avec l’Angleterre, l’une des deux superpuissances du XVIIIe siècle. Plus encore que l’Angleterre, elle était intellectuel­ ement et culturellement en tête des Lumières radicales. En 1789, l’écart économique entre les deux pays était en train de se combler ; ce sont les guerres napoléoniennes qui ont donné à l’Angleterre un avantage indubitable et durable. En Chine au début du XXe siècle, l’empire céleste était au contraire voué à la dissolution : il était si faible qu’il s’offrait au découpage par les puissances européennes intruses, son écart économique avec l’Occident était énorme, et sa culture était encore largement prémoderne.

L’élimination du troisième pivot tient aux spécificités du cas russe. En 1914, la Russie était bien plus proche de la France de 1789 que de la Chine de 1949, militairement, économiquement et culturellement. En outre, la crise terminale de la monarchie russe, contrairement à celle de la France, ne fut pas déclenchée par l’impasse financière et le conflit avec sa bureaucratie aristo­cratique. Elle fut entraînée par la défaite dans une guerre moderne, fait que Skocpol note sans voir qu’il rend son modèle incohérent. Bien que la Russie présente des similitudes margi­nales avec la Chine, de ce point de vue, elle ne ressemble pas du tout à la France, où la révolution a éclaté en temps de paix. Lorsque la Révolution française est partie en guerre, elle a conquis l’essentiel de l’Europe en quelques années, alors que la Chine communiste n’a toujours pas réussi à conquérir Taiwan.

Une fois ces trois pivots anéantis, le trio de bureaucraties agraires de Skocpol n’offre plus guère « d’exemples comparables d’un modèle unique et cohérent de révolution sociale » [7]. Ses trois cas n’offrent pas un continuum de formes institutionnelles apparentées bien que partiellement différentes, comme celui que Tocqueville discernait entre l’Angleterre, la France et l’Alle­magne sous l’Ancien Régime. La méthode de Skocpol est en fait pseudocomparative, c’est une juxtaposition conceptuelle plutôt qu’une parenté structurelle historiquement fondée. Autrement dit, le mariage de la carpe et du lapin.

Le dénominateur commun de ses exemples, la société agraire, est trop large et trop indifférencié pour nous apprendre quoi que ce soit sur la politique et sur l’État, sans parler de la culture. Ce dénominateur commun est parfois dilué un peu plus, lorsqu’elle ajoute la Turquie ottomane et l’Inde moghole à la liste des « bureaucraties agraires ». En 1789, la planète était majoritaire­ ment agraire. Cela vaut pour les très « modernes » États-Unis, à la hauteur de 98 % , bien que les fermiers américains n’aient déjà pas été semblables aux paysans européens. Inversement, Tokyo était alors la plus grande ville du monde, équivalente à Londres et Paris combinées. Mais politiquement ? Le Japon était encore une sorte d’autocratie. Le deuxième dénominateur commun de Skocpol, la monarchie bureaucratie, souffre du même flou artis­tique. Si la Cité interdite de Pékin, la cour moghole et Versailles sous l’Ancien Régime avaient vraiment les mêmes structures éta­tiques, quelles sont les équivalences explicites entre leurs diverses institutions, de la classe mandarinale aux parlements ?

Les risques de la comparaison forcée, artificielle, sont encore plus flagrants dans le résultat de ses trois révolutions. Chacune débouche sur « la formation d’un État-nation centralisé, bureau­cratique et intégrant la masse », avec des variantes, bien sûr, mais à chaque fois créé par « des élites marginales instruites orientées vers l’emploi et les activités d’État », qui ont donc construit de nouveaux régimes sévères et centralisés [8]. Dans cette perspec­tive, l’empire de Napoléon, la « construction du socialisme » par Staline et l’« État-Parti mobilisant la masse » de Mao Zedong sont équivalents, à peu de choses près. Ces comparaisons sont parfaitement ridicules. Napoléon était à la tête d’une dictature personnelle mais son empire, et le Code qu’il a répandu dans toute l’Europe, représentaient un État de droit exemplaire ; la France postnapoléonienne est devenue une démocratie libérale, certes dotée d’une bureaucratie (nous connaissons tous le cliché sur la continuité institutionnelle malgré l’instabilité politique dans l’histoire moderne de la France), mais quel État moderne n’est pas bureaucratique ? En revanche, Staline et Mao ont construit des régimes fondés sur une terreur institutionnalisée parfois proche de la démence absolue. Leur « planification » économique a finalement dû être abandonnée. Et pratiquement jusqu’à l’effondrement de 1991, aucune évolution vers l’État de droit ou la démocratie n’était perceptible.

Par ailleurs, Skocpol répète l’erreur de Moore en définissant les élites marginales révolutionnaires uniquement en termes sociaux et fonctionnels, sans aucune référence à la culture ; peut-être a-t-elle ramené l’État au cœur du débat, mais elle continue à ignorer l’idéologie. Elle néglige donc le fait que les communistes soviétiques et chinois étaient marxistes. Et rien dans son analyse ne permet de comprendre l’écroulement de la « modernisation » communiste des années 1990. Il est aujour­d’hui évident que le communisme a manqué sa modernisation, et il n’était déjà pas difficile de le voir en 1979. Pourtant, la modernité soviétique et maoïste est traitée dans son livre comme une réussite durable.

Cette acceptation aveugle, commune à la plupart des ouvrages sociologiques sur les révolutions du XXe siècle, pose un dernier problème : la sociologie « apolitique » doit-elle également être amorale ? La « révolution modernisatrice » ne pose-t-elle pas le problème éthique du coût humain acceptable par rapport au progrès accompli ? La question se pose constamment pour des révolutions antérieures, notamment la Terreur de 1793. Pourtant, dans les analyses néomarxistes ou structuralistes-fonctionnalistes des révolutions du XXe siècle, cette question est systématiquement absente. Pour paraphraser le slogan de Skocpol, il est temps de ramener l’éthique au cœur du débat sur les révolutions du XXe siècle.

Revenons à l’histoire, à la politique et à la culture

En somme, Skocpol surpasse même Moore dans la recherche d’approches qui ne fonctionnent pas. L’usage par Moore de l’analyse de classe entraîne au moins trois séries de résultats et ne s’éloigne donc pas trop des complexités de l’histoire moderne. Skocpol, en revanche, néglige le contre-exemple évident de l’Angleterre : pas assez de paysans, selon elle. En fait, les théories planétaires de Moore comme de Skocpol produisent des résultats moins utiles que les modestes uniformités de Brinton, « fièvre » et « pouvoir duel ». Toute l’entreprise sociologique d’après-guerre, qu’elle soit structuraliste-fonctionnaliste ou néomarxiste, n’a donc guère bouleversé l’historiographie des révolutions figurant à son répertoire.

Nous en revenons donc aux usages positifs de l’échec concep­tuel, qui permet de définir une méthode comparative adéquate. La base de cette méthode existait chez Tocqueville, lorsqu’il explique pourquoi la révolution démocratique moderne a éclaté d’abord en France plutôt qu’ailleurs en Europe. C’est en compa­rant l’Ancien Régime français avec des cas apparentés qu’il a isolé la centralisation monarchique comme facteur décisif de la Révolution française.

Cette approche peut être amplifiée par l’exemple de Max Weber, méthodologiquement plus scrupuleux. Weber voulait expliquer pourquoi le capitalisme était apparu d’abord en Europe et non dans une autre civilisation. Il avait remarqué des formes protocapitalistes d’organisation économique dans toutes les sociétés eurasiennes raffinées, de la Chine à Rome, en passant par la Grèce et l’Inde. Ce qui varie d’un cas à l’autre, c’est la culture, c’est-à-dire la religion, dans les conditions prémodemes. Il compare donc le confucianisme, l’hindouisme, le judaïsme et le christianisme pour isoler les aspects de la doctrine chrétienne qui prédisposaient l’Occident à se lancer dans l’expansion éco­nomique infinie du capitalisme moderne. Ces sources, il les trouve bien sûr dans le concept luthérien d’une « vocation » ascétique ici-bas et dans la doctrine calviniste de la prédestina­tion, « éthique protestante » qui, laïcisée, devient « l’esprit du capitalisme » [9]. Il ne s’agit pas ici de débattre des mérites de cette explication (peu d’historiens la défendraient aujourd’hui telle qu’elle fut initialement présentée, même si l’idée de corréla­tion entre les débuts du capitalisme et l’influence protestante reste convaincante [10]. Assurément, la corrélation de Tocqueville entre la démocratie radicale et l’Ancien Régime fonctionne beaucoup mieux). Ce que nous voulons dire, c’est que l’approche de Weber est appropriée pour isoler une variable historique décisive. Il avait aussi compris que la culture, et la religion en particulier, est la base première de la spécificité euro­péenne.


[1Theda Skocpol, États et révolutions sociales : la Révolution en France, en Russie et en Chine, tr. N. Burgi, Paris, Fayard, 1985.

[2Voir l’introductlon de Th. Skocpol qui porte ce titre dans Peter B-Evans. Dietrich Rueschemeyer et Theda Skocpol, éd., Bringing the State Back In. New York, Cambridge University Press, 1985.

[3Skocpol, États et révolutions sociales, p. 63.

[4Georges Lefebvre, La Grande Peur de 1789, Paris, A. Colin.1932

[5Georges Lefebvre, Quatre-vingt-neuf, Paris, Maison du livre farnçais, 1939

[6Skocpol, États et révolutions sociales, p. 10-11.

[7Ibid., p. 10.

[8Ibid., p. 70.

[9Max Weber L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme [1930] tr. J. Chavy, Paris, Plon, 1964

[10David Landes, Richesse et pauvreté des nations : Pourquoi des riches ? Pourquoi des pauvres ?tr. J.-F. Sené, Paris, Albin Michel 2000


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