« Toute histoire est contemporaine. » Benedetto CROCE
« L’histoire, c’est la politique projetée sur le passé. » Mikhaïl POKROVSKY
« L’histoire est un roman vrai. » Paul VEYNE
Quels sont les résultats de l’entreprise sociologique qui, depuis maintenant plusieurs décennies, s’applique à l’étude des révolutions ? Il n’est ni possible ni nécessaire d’examiner dans le détail sa volumineuse production. Pour l’heure, nous pouvons retracer dans ses grandes lignes l’évolution de notre sujet grâce à un échantillon de points de vue, en nous concentrant sur quelques textes importants qui marquent les principales étapes de ce qu’on appelle, en référence au vocabulaire d’Aristote, « staséologie » [1].
Systématiser la comparaison
Le passage de l’histoire traditionnelle à la sociologie est matérialisé par The Anatomy of Revolution de Crane Brinton, ouvrage qui compte pratiquement parmi les classiques du genre [2]. Publié pour la première fois en 1938, révisé pour la dernière fois en 1965, toujours réimprimé, le schéma conceptuel de ce livre continue à être employé pour expliquer le cours de la Révolution russe, et même de la révolution iranienne de 1979 [3]. Historien de la Révolution française, son auteur cherche dans cet ouvrage général à rendre son sujet « scientifique » et sociologique. Étant donné la fluidité des phénomènes historiques, il retombe pourtant sur l’une des sciences naturelles les plus douces, la pathologie. La révolution devient ainsi une « sorte de fièvre », schéma conceptuel qu’il applique à quatre grands exemples (l’Angleterre, la France, l’Amérique et la Russie) pour voir quelles « uniformités » on peut en tirer. Il ne cherche pas des lois applicables à toutes les révolutions, mais simplement certains motifs réguliers qui permettent d’ordonner notre connaissance sociale, des scénarios qui « s’avéreront évidents, exactement ce que n’importe quel individu raisonnable sait déjà à propos des révolutions [4] ». En fait, les résultats de Brinton ressemblent fort à la théorie pendulaire bien connue.
La révolution commence quand l’ordre ancien cède face à la pression de son inefficacité croissante, la critique des intellectuels et la défection des élites, symptômes classiques de crise mis en relief par le sociologue préféré de Brinton, Vilfredo Pareto. La première étape de la révolution est dominée par les « modérés » en quête de changements majeurs mais pas d’un ordre entièrement nouveau. Le recours à la force radicalise néanmoins la situation, les conservateurs se montrant hostiles à tout type de réforme. La voie est ainsi préparée pour la domination d’une minorité d’ « extrémistes » prêts à défendre l’ordre nouveau par la violence totale ; ces zélotes (Cromwell, Robespierre, Lénine) imposent à la société le règne de la terreur et de la pureté révolutionnaire. La tension constante qu’engendre cette coercition généralisée est plus que les simples mortels n’en peuvent supporter, d’où un retour de bâton ou réaction thermidorienne ; la fièvre retombe et la société revient à ce que les modérés désiraient au départ.
Ce scénario est une description de bon sens de ce qui se produit lors d’un grand soulèvement européen. Certains des parallèles que Brinton trace sont réellement éclairants : le crescendo traumatique du régicide en Angleterre et en France, par exemple. Un autre parallèle dérive du dvoevlastie (pouvoir duel) qui a existé en 1917, entre le gouvernement provisoire et les soviets ouvriers. C’est en Russie que le dvoevlastie est le plus prononcé, mais une polarité semblable entre « souveraineté légale » et « souveraineté illégale » a clairement existé en France entre la Convention et les sans-culottes parisiens organisés en sections ; en Angleterre entre le parlement et les indépendants organisés au sein de la New Madel Army ; et même en Amérique entre le Congrès continental et les comités de correspondance « patriotes ». Voilà en effet une uniformité importante et qui fonctionne.
Dans l’ensemble, cependant, le schéma conceptuel de Brinton n’a qu’une force explicative limitée. Il s’agit foncièrement d’une généralisation du cas français, ensuite projetée sur les trois autres cas. Cela marche bien pour l’Angleterre qui, comme l’ont compris Burke, Guizot et Tocqueville, était apparentée à l’Ancien Régime. Mais ce schéma est trompeur pour l’Amérique et la Russie. L’auteur reconnaît lui-même qu’en Amérique, malgré certains excès « patriotiques », il n’y a pas eu de Terreur ; d’honnêtes propriétaires modérés ont toujours gardé le contrôle de la situation.
Le cas russe s’écarte encore plus des normes de Brinton. Les modérés de 1917, les Cadets ou libéraux constitutionnels, furent liquidés en quelques mois, et non en quatre ans comme en France. Inversement, les extrémistes, les bolcheviks qui prirent le pouvoir en octobre, y restèrent pendant sept décennies, performance qui dépasse de loin le mandat de quinze mois des jacobins. Il n’y a jamais eu de Thermidor, que ce soit en 1921 avec la fin du communisme de guerre et l’instauration de la NEP et d’un semi-marché, ou au milieu des années 1930 entre la collectivisation et les purges de Staline. Certes, après la mort de Staline en 1953, le zèle révolutionnaire s’est affaibli, mais la dictature du Parti institutionnalisé créé par Lénine a conservé le pouvoir et ses objectifs socialistes sont restés intacts jusqu’à l’effondrement de 1991. Après avoir vainement cherché à placer son Thermidor, entre les éditions de 1938 et de 1965, l’auteur finit par capituler et qualifie le cas russe de « révolution permanente », sans toutefois expliquer comment la fièvre bolchevique a pu aboutir à ce résultat aberrant.
Certes, en 1938 comme en 1965, peu d’universitaires occidentaux avaient une idée claire de ce en quoi consistait l’expérience soviétique ; l’attente d’un Thermidor était une attitude parfaitement plausible. Mais cela revenait à attendre Godot, puisque, après Octobre, la « révolution » avait pris une nouvelle signification : curieusement, le terme ne désignait plus un soulèvement ou un renversement, mais un régime. Notons que ce transfert a lieu pour la plupart des révolutions du XXe siècle. Quand un Mao Zedong ou un Castro parle de « défense de la révolution », il s’agit de défendre l’État-parti dirigeant, autre particularité du XXe siècle dans le phénomène révolutionnaire en pleine expansion.
Pourtant, même si Brinton disposait de toutes les informations accessibles aujourd’hui, son schéma conceptuel ne pouvait pas encore expliquer la révolution institutionnalisée. Il ne faisait pas voir clairement à propos de quoi les modérés et les extrémistes se montraient modérés ou extrêmes. Certes, il reconnaît que les indépendants puritains étaient calvinistes, que les jacobins étaient les fils des Lumières et que les bolcheviks étaient marxistes. Mais dans son analyse, tous agissent non pas en fonction d’un système de croyances, mais seulement d’après leur rôle en tant que modérés ou extrémistes. Ils sont définis par leur fonction, non par leur idéologie ; dans leur capacité fonctionnelle, ils sont pratiquement interchangeables. Le schéma de Brinton est donc fondamentalement anhistorique. Ses révolutions sont conceptuellement toutes pareilles, ou du moins analogues, alors qu’il devrait être flagrant que, malgré l’omniprésence de la fièvre, les cas russe et américain se situent à mille lieues l’un de l’autre, sur le plan idéologique ou sociologique. Autrement, comment la guerre froide aurait-elle pu se produire ? Même les cas anglais et français, malgré leurs similitudes structurelles, affichent des divergences majeures qu’une approche fonctionnelle ne peut saisir, comme l’affirment avec patriotisme les whigs britanniques et les républicains français depuis Macaulay et Michelet.
Les révolutions ne se répètent pas. On ne peut les réduire au déroulement de scénarios fonctionnels ou structurels. Les révolutions se font toujours au nom de quelque chose. Cette motivation change avec les époques, car la culture moderne s’est éloignée des préoccupations religieuses au profit de questions laïques, elle est passée des problèmes politiques aux problèmes sociaux. Les révolutions modernes suivent un scénario temporel ou séquentiel, comme le montre même l’échantillonnage limité de Brinton.
Telle est l’évolution du phénomène. Les révolutions modernes sont peu à peu devenues plus révolutionnaires : le cas anglais a débouché sur une monarchie constitutionnelle oligarchique, le cas américain sur une république modérée, le cas français sur une république radicale et niveleuse, et le cas russe sur une république socialiste soviétique. De même, les principaux acteurs du drame révolutionnaire viennent de couches sociales de plus en plus basses dans la hiérarchie : après avoir appartenu à l’aristocratie terrienne et aux riches marchands, les premiers rôles vont ensuite aux intellectuels et aux professions libérales, puis aux ouvriers et artisans, et enfin aux paysans. Bref, le processus révolutionnaire occidental s’est amplifié avec le temps, dans son intensité et dans son ambition. De plus, au cours de ce processus, chaque révolution a tiré les leçons de la précédente et a radicalisé cet enseignement pour atteindre un niveau « supérieur », plus démocratique.
Il existe donc non seulement un schéma structurel d’action à l’intérieur de chaque révolution, ce que reflète en partie la métaphore de la fièvre, chère à Brinton. Il existe aussi un schéma générique d’escalade révolutionnaire, que Tocqueville et Marx ont énoncé de manières très différentes au XIXe siècle.
Révolution et haute sociologie
C’est seulement après la Seconde Guerre mondiale que l’analyse systématique des révolutions prend toute sa dimension. Une première impulsion est donnée en 1949, lorsque la Chine vient s’ajouter à la liste canonique des grandes révolutions, multipliant par deux l’effet de 1917. Cette nouvelle escalade amène pour la première fois les paysans sur le devant de la scène révolutionnaire mondiale. Cette évolution avait commencé avec la montée en puissance d’Emiliano Zapata, en 1910 au Mexique ; elle a fait un grand pas en avant avec la jacquerie russe qui a permis aux bolcheviks de prendre le pouvoir, poussant Lénine à présenter son parti comme une « alliance révolutionnaire d’ouvriers et de paysans » ; le processus atteint son point culminant lorsque Mao subordonne les ouvriers aux paysans comme première classe révolutionnaire. Cet effet chinois est encore amplifié par la guerre froide, à mesure que la révolution rouge continue à se répandre au Viêt Nam, à Cuba et au Nicaragua, tout en créant des mouvements communistes forts (même s’ils finissent par échouer), de l’Indonésie à l’Amérique du Sud. Au lendemain de cette ruralisation de la révolution, les « rebelles primitifs » et les « révoltes paysannes » deviennent des sujets d’étude de plus en plus appréciés en sociologie [5].
La seconde impulsion vient de l’institutionnalisation des sciences sociales après la guerre, surtout au sein de la méga université américaine. Ces disciplines sont alors collectivement promues au rang de troisième grand domaine du savoir, au même niveau que les humanités et les sciences naturelles ; elles aspirent à égaler celles-ci dans la rigueur et la certitude de leurs méthodes. La « société », dans ses structures, ses fonctions et ses composantes de base, est ainsi vue comme une entité universelle, susceptible d’une analyse « objective », selon des catégories valides dans toutes les cultures et à n’importe quelle époque. Il devient donc impératif de faire entrer le phénomène révolutionnaire proliférant dans ces nouvelles catégories très strictes. Les tentatives de Brinton avant-guerre sont bientôt rejetées comme relevant d’une approche « primitive » de la révolution, proche de l’histoire naturelle.
La haute sociologie se divise en deux grands groupes : le fonctionnalisme structurel, synthèse américaine des maîtres européens Weber et Durkheim, et l’analyse de classe socio-économique, approche qui doit évidemment beaucoup au marxisme sans être pourtant « orthodoxe ». Dans la première catégorie, nous trouvons la théorie de la guerre interne, déjà mentionnée. Pour l’étoffer un peu dans la langue des nouvelles sciences sociales, disons qu’elle comprend « quatre variables positives – inefficacité de l’élite, désorientation due à l’évolution sociale, subversion, conditions favorables aux rebelles – et quatre variables négatives – mécanismes de diversion, conditions favorables au régime en place, mécanismes d’adaptation et répression efficace » [6]. Toute guerre interne peut prétendument s’expliquer par les différents modèles d’interaction de ces huit variables. Peut-être bien. Mais aucun historien ne s’en est servi systématiquement pour une révolution donnée. Viennent ensuite les théories de la « frustration-agression », les théories du « dysfonctionnement » structurel ou du « déséquilibre » politique et social, ou du blocage institutionnel de la « modernisation ». Et nous avons la proposition behavioriste selon laquelle les révolutions ne sont pas déclenchées par une misère accrue mais par la« privation relative », c’est-à-dire par l’écart entre les attentes des hommes et leur perception de leur véritable situation [7].
Certaines de ces théories ont donné lieu à un usage créatif dans l’étude concrète de certaines révolutions. L’historien Lawrence Stone a employé efficacement la privation relative et, jusqu’à un certain point, la guerre interne pour analyser les causes de la Révolution anglaise [8]. Charles Tilly est un cas particulier puisqu’il est à la fois historien et sociologue, un connaisseur de certains domaines temporels nationaux et un théoricien des révolutions en général. Il nous propose d’une part l’étude exemplaire d’une contre-révolution apparemment contradictoire, menée par la classe inférieure (La Vendée) [9] ; d’autre part, un traité théorique qui analyse les uniformités du processus menant de la « mobilisation » sociale à la véritable « révolution » [10]. Il n’existe pas de scénario unique qui se répète dans l’histoire européenne, mais un mécanisme de changement révolutionnaire propre à chaque soulèvement. Tilly utilise l’image de l’embouteillage qui se forme lorsque différents flux de circulation, dotés chacun de causes distinctes, convergent pour créer un grand encombrement. Les révolutions se produisent lorsque convergent plusieurs lignes de causalité « normale » (économique, démographique, constitutionnelle, internationale, etc.). Dans la situation révolutionnaire, deux ou plusieurs blocs « rivaux » formulent des « revendications » incompatibles pour prendre le contrôle de l’État ; ce « pouvoir duel » provoque une lutte et une issue révolutionnaire. L’histoire entre en jeu dans ce modèle parce que l’État, l’économie et la société changent avec le temps : Tilly évoque la révolte des Pays-Bas (première révolution bourgeoise), la Révolution anglaise, la Révolution française et la Révolution russe. L’écroulement soviétique de 1989-1991 compte pour une révolution, mais pas aussi importante que les quatre grandes. La culture et l’idéologie n’ont aucune place dans ce modèle.
Contentons-nous pour le moment de noter que ces différentes tentatives structuralistes ont forcé la plupart des historiens (restés très hostiles aux théories jusque bien après la Seconde Guerre mondiale) à se montrer bien plus précis dans la formulation de leurs questions et de leurs réponses [11]. Malgré tout, la théorie se limite bien trop souvent à énoncer abstraitement des choses que nous savons déjà, sur la politique et la société. Et elle réduit l’expérience vécue à une sorte de mécanisme auto propulsé, « scientifique » uniquement dans sa logique conceptuelle interne (qui n’est parfois que la pseudo-précision d’un raffinement terminologique excessif), et non dans ses relations avec les données historiques observées.
Les théories néomarxistes de la révolution sont plus intéressantes pour les historiens, précisément parce que, par définition, la comparaison suppose l’examen de cas spécifiques. Le quasi-classique est ici le livre de Barrington Moore, Social Origins of Dictatorsbip and Democracy : Lord and Peasant in the Making of the Modern World, paru en 1966 [12]. Sociologue doté d’une bonne base empirique en Russie soviétique [13] (comme Brinton en France), Moore prend pour point de départ l’idée que le monde moderne est défini par un mouvement inexorable de toutes les sociétés vers le capitalisme, processus qui entraîne l’élimination de la paysannerie toujours rétrograde. Son problème est alors de déterminer dans quelles conditions cette « modernisation » mène à la démocratie plutôt qu’à la dictature, que celle-ci soit communiste ou fasciste. En essayant de répondre, il rencontre bien sûr le grand paradoxe de l’analyse de classe au XXe siècle : contrairement aux prévisions de Marx, la révolution socialiste n’a triomphé que dans les sociétés agraires attardées, et jamais dans les sociétés industrielles avancées, où les seules révolutions furent fascistes. Pourtant, en tant que quasi marxiste, Moore reste fidèle à l’idée que toutes les révolutions s’expliquent en termes de classes. Il cherche donc à résoudre le paradoxe marxiste moderne en redistribuant les cartes des classes sociales et du régime politique pour produire de nouvelles correspondances entre ces deux facteurs.
Le modèle ainsi élaboré envisage trois types de modernisation : le capitalisme démocratique en Occident, le capitalisme autoriaire et finalement fasciste en Allemagne et au Japon, et la modernisation communiste par le haut, qui remplace le capitalisme en Russie et en Chine. Dans chaque cas, l’issue est déterminée non par l’interaction de la bourgeoisie et du prolétariat, comme dans le marxisme classique, mais par l’interaction de l’aristocratie et de la paysannerie.
Dans la première catégorie, les « démocraties bourgeoises » (terme que Moore s’excuse presque d’employer, mais qu’il utilise résolument), on rencontre trois sous-sections : l’Angleterre, la France et les États-Unis, comme on pouvait s’y attendre. En Angleterre, l’aristocratie s’engage dans l’agriculture commerciale et fusionne ainsi avec la bourgeoisie pour limiter le pouvoir de la monarchie ; la paysannerie est donc éliminée par les enclosures des terrains communaux et les ouvriers sont trop isolés pour se révolter. Il en résulte un capitalisme robuste et une démocratie imparfaite mais libérale. En France, la bourgeoisie, moins dynamique économiquement qu’en Angleterre, se fie à la paysannerie et, en partie, aux ouvriers, pour chasser une aristocratie largement précommerciale et parasite et pour détruire la monarchie. Il en résulte une démocratie à large base mais un capitalisme faible, à cause du poids social des petits propriétaires paysans. En Amérique, la guerre de Sécession joue le rôle de révolution bourgeoise (sic !), détruisant l’aristocratie commerciale mais encore « féodale » du Sud, et préparant ainsi la voie au triomphe du capitalisme et à une démocratie réelle mais pleine de défauts. Ce dernier sous-ensemble est manifeste ment absurde ; c’est une projection transatlantique forcée du cas économique que Moore et Marx jugent paradigmatique (l’Angleterre), afin de soutenir un modèle a priori. Comme la terminologie de Brinton, tout cela prouve simplement que l’Amérique est l’intruse parmi les révolutions modernes.
Le deuxième ensemble dégagé par Moore, l’Allemagne et le Japon, offre un modèle de modernisation autoritaire par le haut. La dynamique est ici une alliance de l’aristocratie avec la monarchie absolue pour asservir la paysannerie et se lancer ainsi dans l’agriculture commerciale. Cette voie pousse à encourager le capitalisme avancé pour l’expansion nationale, et finit par déboucher sur la dictature fasciste.
Dans le troisième groupe, la Russie et la Chine, une aristocratie faible vit dans une dépendance excessive envers la monarchie autocratique, dont elle a besoin pour soumettre et exploiter la paysannerie. Cela produit un développement capitaliste faible et largement guidé par l’État, qui induit la défaite nationale dans les guerres du XXe siècle. Cela produit à son tour une explosion paysanne, menée par des intellectuels mécontents, qui balaie la monarchie, l’aristocratie et la bourgeoisie dépendante de l’État. La tâche inévitable de modernisation est alors assumée par les intellectuels mécontents qui sont arrivés au pouvoir au milieu du tumulte. Cette dictature communiste et « totalitaire » entraîne finalement la liquidation nécessaire de « l ’idiotie de la vie rurale ».
Le modèle de Moore propose une construction intellectuelle aussi ingénieuse qu’ambitieuse. Il réunit une multiplicité de variables au sein d’un modèle doté d’une cohérence interne et les relie de manière apparemment plausible à une gamme planétaire d’exemples. Sur ces deux points, il va bien au-delà de « l’histoire naturelle » de Brinton ; comme construction théorique, son système rivalise en complexité avec les modèles structurels-fonctionnels les plus englobants, tout en les surpassant par l’ampleur des exemples factuels. Fondé sur une lecture exhaustive de toutes les langues européennes concernées (il serait déraisonnable d’espérer aussi une maîtrise du chinois et du japonais), il offre souvent des observations méthodologiques stimulantes et des aperçus pertinents sur l’histoire sociale, de la guerre des Paysans allemands en 1525 jusqu’à la Chine et à l’Inde du XXe siècle.
Mais sa principale contribution est peut-être involontaire lorsqu’il fournit un exemple monumental du type d’explicats historique qui ne fonctionne pas. En réalité, Moore discrédite marxisme bien mieux que ne le font ses critiques avoués, en utilisant l’analyse de classe sur une échelle planétaire, Moore inverse la théorie de l’histoire comme progression de la société féodale à la société socialiste en passant par la société bourgeoise. Les seigneurs réactionnaires et les paysans rétrogrades deviennent les grandes forces révolutionnaires du monde moderne ; la bourgeoisie fait figure d’unique bastion de la démocratie, tandis que le prolétariat disparaît complètement ; le résultat global de la révolution au XXe siècle est la dictature, et non la libération humaine. Refusant d’accepter ce sinistre résultat de la modernité, Moore ajoute un dernier chapitre sur l’Inde socialiste dans l’espoir d’y discerner la promesse d’un avenir meilleur.
(.../...)
Commentaires