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Conversions en pagaille
Fabe
Commençons pas la conversion la plus étonnante (et la plus discrète), celle de Fabe, la référence en « rap conscient » (politisé) des années 90. Il fut un précurseur dans les textes profonds et engagés socialement à travers trois albums solos et de multiples collaborations. Il quitta le rap brusquement en 1998 pour ne réapparaître que dans une interview sur sa conversion à l’islam sept ans plus tard : ’Malek Shabaz [autre nom de Malcolm X] a définitivement entériné mon a priori positif envers l’islam car c’était un grand homme, très au fait du sens dans lequel tournait le monde (et à l’avantage de qui…) en quête de justice et intègre au point de tout remettre en question – y compris son statut dans une secte où il avait la position de leader – s’il s’apercevait qu’il y avait un décalage entre la théorie et la pratique. [...] C’est lorsque Malcolm X s’est converti et a adhéré au vrai message de l’islam, un message universel de justice où les hommes ne sont pas jugés en fonction de leur couleur de peau ou de leur statut social, qu’il fut assassiné.’ [1]
Kery James
Plus spectaculaire celle d’Alix Mathurin, d’origine haïtienne, dit Kery James, en 1999, après le meurtre de son ami rappeur L. A. S (peut-être rattrapé par son passé de malfaiteur [2]). Il se convertit à un islam des plus rigoristes, refusant de serrer la main aux femmes et d’utiliser des instruments à vent ou à corde dans sa musique [3] : ’Il y a des choses que j’ai juste mises de côté, parce que je me rends compte que les gens sont incapables de les comprendre en France. Je crains qu’ils interprètent mal ce que je suis réellement. L’islam m’a donné du courage… Je n’ai jamais été plus honnête que depuis que j’ai embrassé l’islam. Pour moi, c’est un fait : ce que la République n’a pas réussi à m’inculquer, l’islam y est parvenu.’ [4]
Diam’s
Diam’s, de son vrai nom Mélanie Georgiades et d’origine chypriote, se convertit en 2008. Elle divorce de son premier mari (musulman) en 2012 [5], mais se remarie rapidement avec Faouzi Tarkhani [6], aveugle et ancien rappeur d’origine Grecque devenu musulman salafiste. Il se revendique salafiste mais pas takfiriste, les deux étant selon lui des idéologies diamétralement opposées… Son argumentation se veut imparable « Je n’ai connu personne qui soit passé du salafisme au takfirisme » [7]. Diam’s arrêtera sa carrière alors qu’elle était au sommet de sa popularité en 2010, puis écrira 2 livres autobiographique dont, en 2015, « Mélanie, française et musulmane. »
4 – Depuis 2000 : le militantisme musulman dans le rap
Scred Connexion
Ils furent les petits protégés de Fabe avant que sa conversion ne l’éloigne définitivement du rap. Ce sont des rappeurs du XVIIIe arrondissement de Paris, originaires du Maghreb : “2 gars d’Oran et 2 gars de Tunis” [8]. Ils pratiquent le rap sur le terrain des chroniques sociales mais, à l’instar de Lunatic, jouent aussi sur une envie de faire peur : “Scred Connexion coupe des têtes comme à l’Aïd” [9].
En 1999, sur une chanson contre le Rassemblement National (ex-Front National) qui veut résumer les difficultés des immigrés :
“Je me passerais bien de ton pays de facho, tes propos à balles deuxJe voudrais finir ma vie au soleil et m’éclipser en 2-2 (…)Diabolique est ce système qui dans la farine nous rouleTout ça dans un pays qui aujourd’hui attire les foules (...)Peut-être qu’on reste cool, mais sur le beat on gazeOn fait flipper la France comme la bouteille de gaz. [allusion aux attentats islamistes]” [10]
C’est une approche de la religion par le repentir ; après s’être perdu dans la “diabolique” vente de drogue :
“On m’a dit ’maudit, Morad tu es mauditTuer tes frère par le plan du démon au col blanc rodé, détaillant minableJ’ai rien dit, j’demandais pardon tous les vendredis [jour de la prière musulmane] [11]”
Mister You
Il décolle en même temps que le début des vidéos sur internet. Simultanément à ses problèmes judiciaires liés au trafic de drogue pendant sa cavale, il sort “Présumé coupable”. Relayé par le premier média web consacré à la culture urbaine, Booska-p, il bénéficie d’un buzz énorme :
“La seule femme que j’aime est celle qui m’a fait téter l’bezoula [le sein]Mon seul modèle a3li salem [paix soit sur lui] c’est rasoul’oullah [le Messager d’Allah]...La vie elle est dure hommage à Mounir, à AineLa plus grande force c’est de croire en Rabi l’3alamine [Dieu tout-puissant]C’est pour akhi Souleymane au frère AyssamQui nous font des rappels et qui nous enseignent l’IslamMême si on est sous col-al [alcool] eux y s’en tapent des préjugésY connaissent la morale dahwa [l’appel à la conversion] y’a que Dieu qui a l’droit de me juger (...)Eh ouais Palestine ta terre tu finiras par l’avoir Allahu Akbar [dieu est le plus grand]La vérité ils finiront par la voir” [12]
ZEP, le rap indigéniste
Issue du groupe M.A.P. ’Ministère des Affaires Populaire’, ZEP est connu pour s’être frotté au groupuscule nationaliste Génération Identitaire. Pourtant la cible de Saïd, son leader, est davantage la gauche et les blancs en général. La déconstruction doit se faire du côté des blancs uniquement. Ses cibles préférées sont les blancs laïcards qui sont choqués par des voiles, et forcément arrogants et colonisateurs :
"Si toi être civilisation supérieureEt toi voir moi sauvage inférieurSi toi être plus beau et toi tout savoirSi toi être lumière et moi petit barbareSi toi expliquer moi, pas mettre le tchadorQu’il faut manger du porc et pas prier dehorsSi toi condescendant s’adresse à moi comme un clébardMoi donner à toi, un coup dans la mâchoire […]Solidaires, on pense pas qu’à sa bobineDiscipline d’un soldat Moudjahidin "[combattant de la foi](’Dans ma secte’ 2015)
Le ’Devoir d’insolence’ est toujours envers les blancs forcément ’méprisants’ et ’condescendants’, jamais envers sa tribu :
"Et y’a nos intellosNos p’tits fachos à lunettesNotre tête à claquesComme la connasse de [Caroline] FourestQui propagent, alimententLa haine du musulman, du banlieusardAvec leurs discours stigmatisants".
ZEP est fréquemment invité à des concerts de soutien par ces “libertaires” qui luttent ’contre l’islamophobie’ [13] – de façon non-condescendante bien sûr.
Rap de fils de colonisés
Des rappeurs subtils et fins comme La Rumeur, Casey, AL et Rocé semblent être malgré tout tombés dans le piège : “critiquer l’islam = trahir son clan”. Si l’identité est parfois questionnée, à terme, le coupable d’à peu près tous les maux est toujours le “colon”, en Afrique ou ici.
La Rumeur (depuis 1997)
La Rumeur se distingue dans ses débuts par des textes abordant les questions sociales et très bien écrits. Hamé, d’origine algérienne, Ekoué, sénégalaise et Philippe, des Antilles, se définissent comme faisant du « rap de fils d’immigrés ». Le groupe est aussi connu pour son procès gagné après 8 ans de procédure contre Nicolas Sarkozy (à l’époque ministre de l’intérieur et président) pour avoir “diffamé la police” – dans un article assez commun sur les bavures policières en 2002.
“L’expatrié du coin te parle, eh quoi de neuf cousin ?À l’heure où trop de putes jouent la carte de l’assimilationIci ou là le même schéma, le même statu quoPerdu le cul entre deux chaises, seul face à mon ego. [14]”
Dans cette chanson, Ekoué explique que ses parents lui disent d’arrêter le rap, que ses cousins du bled moquent son air occidental : jouer la carte de l’assimilation est vu comme une traîtrise. Mais la traîtrise envers quoi ? Sa famille, sa classe, sa religion ou sa race ?
“Si l’on s’fie aux apparences, tout est beauDur pays de mon enfance qui marque une différence de peauSouligne une différence riches/pauvresIl y a les bourreaux, leurs sous-fifres à l’attirail de suppôt. [15]”
Lorsque la période colonialiste est toujours mise en avant alors qu’on parle des quartiers pauvres de France, ça glisse dans le n’importe quoi :
“Paraît qu’ici tout nous oppose, tout comme ces 3cm2 de voilePlongent dans la psychose chez certains porcs mariés à des truiesOffusqués par autant de sans-papiers, squattant l’église [allusion aux occupations de sans-papiers]Pourquoi pas des mosquées !? Parlons d’églises occupées au nom desquellesTerritoires, colonies et combien de têtes coupées ? [16]”
Lors des années “Ni putes Ni soumises”, la Rumeur ne voit que la stigmatisation des quartiers :
“On peut commencer à en parler comme des mafieux,entourés de michetonneuses à nos brasSi putes si soumises et heureuses comme ça" [17]
Dix ans plus tard, en 2015, lorsque la vague terroriste frappe de nouveau :
“Question à chaud, hermano, ça fait quoi d’être un problèmeUne plaie qu’on aime à vomirQu’on jetterait volontiers à la mer à la SeineDès qu’un d’ces tarés à lier s’explose en chantantEn revenant d’Afghanistan. [18]”
Les terroristes seraient donc des touristes fous ?… Rien à voir avec l’islam politique : l’islam et “les crispations identitaires” ne seraient qu’une stratégie de division et de diversion. Ou alors la focalisation sur “ces faux problèmes” auraient créé le problème actuel, comme dans une prophétie autoréalisatrice. “On s’est tellement évertués à vouloir expliquer les chose autrement [que par le social] (…) Les gens des quartiers sont des gens très pauvres, quand ils ont un travail il sont surexploités. Une dernière chose qu’il leur reste c’est la foi. On ne peut pas reprocher aux gens d’être entre eux après les avoir mis sur la paille et les avoir parqués entre-eux. (…) on marche sur la tête.’ [19]
Casey (depuis 1995)
Casey, complice de la Rumeur, d’origine Antillaise, a tendance à tomber dans une emphase assez gênante. Par moment on se dit que c’est sûrement pour la rime (c’est la reine incontestée des assonances) :
“Je traîne en zone franche, où l’indigène flancheOù le système se penche sur les peaux blanches (…)Comment veux-tu que ma colère cesseQuand le colon est cruel comme le SS ?" [20]
“J’adopte la vengeance comme seul butEt la tolérance n’est pas trop dans mon conceptOn nous souille, nous dépouille et nous insulteDonc nous sommes pas de ces têtes que l’on accepte.” [21]
On sent une volonté d’irrationnel et de tout faire entrer dans un cadre. Tolérer les intolérants du moment qu’ils ne soient pas “fils de colons”. “Le 93, c’est le laboratoire du futur et à la fois le cauchemar de la France. À lui seul, il stigmatise tout ; délinquance, drogues, tournantes, attentats, burqa. Enfin dès qu’il y un problème le 93 n’est jamais très loin. (...) Dans le 93 y a de tout (...) tu crois voir un muslim à [dreads] locks en train de faire du dancehall (..) tu vas voir des petites meufs avec un voile bleu blanc rouge, pendant la coupe d’Europe. Ça défonce ! Qu’est ce qu’il veulent de plus dans ce bled de merde ?’ [22]
AL, rappeur de Dijon et ami de Casey, rappait dernièrement :
"Tu t’appelles Kouachi ou bien Anders BreivikTu n’auras jamais le même traitement médiatiqueSans être muslim mon gars j’en ai plein la barbeMa culture est moins français que banlieusarde." [23]
Du coup il n’y pas de débat : l’identité banlieusarde a l’islam dans son ADN, que ça plaise ou non à la France « réac’ ». Rocé, un rappeur parisien proche des sus-cités, déclare : “Sur la notion des identités, j’aime beaucoup Édouard Glissant. Et sur un terrain plus concret d’autodéfense, parce qu’on en est là, malheureusement, il y a des gens qui réagissent, qui s’organisent ; je pense au travail fait par le CCIF [24], entre autres. Les débats sur l’identité en France sont voués à être réac’.” [25] Ces mêmes réac’ qui utilisent les crispations identitaires…
Nekfeu
Nekfeu est un jeune rappeur qui rencontre vite le succès en 2011 avec son groupe “1995” puis en solo. Lors du deuxième album du groupe, il se dit enchanté “quand un islamophobe est ridiculisé par Tariq Ramadan [26]”. En 2013 il participe à une chanson collective ’Marche’ (avec Jamel Debbouze, Still Fresh, Taïro, S.Pri Noir, Sadek, Sneazzy, Kool Shen, Disiz La Peste, Akhenaton, Lino, Nessbeal), bande originale du film ’La Marche’, dont voici son couplet entier :
"Quand commencera notre histoire, commencera notre iv’ [vie]Ado à la dérive, mon seul radeau fut ma sœur adoptiveMa meilleure amie porte le foulard, plus jolie que ces filles peinturluréesLaissez les gens vivre leur religion :J’ai envie d’partir l’hurlerCes cons te jugent du regard, pas grave sista [sœur, en argot américain]D’t’façon, y’a pas plus ringard qu’un racisteCes théoristes veulent faire taire l’islamQuel est le vrai danger : le terrorisme ou le Taylorisme ?Les miens se lèvent tôt, j’ai vu mes potos tafferJe réclame un autodafé pour ces chiens de Charlie Hebdo."
En plus d’être de mélanger critique de la religion et le racisme, il désigne Charlie Hebdo déjà sous protection policière suite à l’incendie criminel de 2011. Charb s’offusque, n’ayant jamais appelé à la mort de quiconque, et Disiz La Peste s’insurge « Le rap, c’est une émotion, une humeur, ça part des tripes. Charlie Hebdo brandit sa carte de caricaturiste à chaque fois qu’on le critique, laissez-nous brandir la nôtre. Nous aussi, on a le droit à l’outrance, à l’humour » [27]
En 2016, Nekfeu fait une présentation en direct lors des Victoires de la Musique et, à la fin de sa chanson, lance : ’prenez Marine Le Pen et libérez Moussa’ [28], du nom d’un islamiste de nationalité française emprisonné en Birmanie. Certains Français – pas que des frontistes – s’émeuvent d’un tel appel. C’est que les positions de l’ONG musulmane en question, “Baraka City” [la ville de la bénédiction divine], sont ahurissantes, puisque, par exemple, le président de cette dernière, Idriss Sihamedi, déclare à propos de l’État Islamique : “Je ne vais pas vous dire : non, je ne condamne pas. Mais je suis gêné de la question.” D’autres seront davantage gênés par la réponse fuyante… La police (sûrement islamophobe ?) perquisitionnera l’association le mois suivant, lors d’une enquête préliminaire sur « financement du terrorisme » et « association de malfaiteurs terroriste » [29]
Les musulmans réprimés en Birmanie (un des terrains d’action privilégié de « Baraka City ») semble être une des luttes de Nekfeu : « L’habit de fait pas le moine, demande aux muslims qu’on massacre en Birmanie » [30] ou encore « Je trouve le Prix Nobel [décerné à Aung San Suu Kyi] ironique quand j’pense au Rohingyas » [31]
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