Rap & islam (1/3)

vendredi 4 septembre 2020
par  LieuxCommuns

Rap&Islam
Rap&Islam
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Le rap est aujourd’hui une culture « jeune » qui irrigue toute la société, bien au-delà de la seule « jeunesse de banlieue ». C’est pourtant une musique très largement pénétrée par les valeurs de l’islam et, semble-t-il, de plus en plus à mesure que ce dernier se constitue en contre-culture unique et hégémonique dans ce que certains ont nommé « les Territoires perdus de la République ».
Tous les rappeurs ne sont pas pro-Islam, mais au nom de la tolérance et de l’antiracisme, on accepte davantage qu’ailleurs les dérives intégristes dans le milieu hip-hop et on ne se hasarde guère à attaquer la croyance. Les débuts prometteurs de la scène alternative dans les années 80 sonnaient comme un renouveau de la scène punk. Mais rapidement on est passé de la voie des minorités revendicatives à celle de la norme banlieusarde victimaire et conquérante. Le subversif se retourne ; aujourd’hui rapper avec des islamistes comme Médine est vu comme un acte engagé et critiquer l’islam est vu comme un acte de trahison.

Ce texte souhaite donner quelques repères sur cette évolution à travers la présentation de quelques-unes des figures principales de ce mouvement et des idéologies véhiculées par leurs textes et prises de positions publiques.

1 – Made In USA : la naissance du rap islamiste

Nation Of Islam

En 1930, Wallace Fard Muhammad crée à Détroit la ’Nation Of Islam’, une nouvelle secte d’inspiration islamique qui rencontrera un certain succès chez les noirs américains. C’est une tentative de retrouver sa religion d’origine à travers une recherche spirituelle et culturelle : « L’homme originel serait noir et un jeune scientifique prénommé “Yacub” aurait créé le diable, l’homme blanc, il y a 6.000 ans. Fard présente son islam en tant que solution au règne de la suprématie blanche et promet de délivrer les noirs Américains. [...] Les fidèles sont invités à abandonner leurs noms d’esclaves pour des « noms vertueux » (righteous names) » [1]. Un de ses leaders les plus charismatiques fut Malcolm X, qui la quittera en 1964 et sera assassiné moins d’un an après. Louis Farrakhan en a repris la suite jusqu’à l’heure actuelle. Il est vu par beaucoup comme un ’Hitler noir’ car on lui reproche une vision complotiste et antisémite ; les juifs seraient, entre autre, responsables de la traite des Noirs.

« Les 5% »

Un ancien étudiant de Malcolm X, Clarence 13X, quittera en 1963 la Nation Of Islam, pour créer la secte des « 5% » (Five-Percent Nation). Elle considère le monde divisé en 85% de pauvres ignorants qui ne connaissent pas le vrai Dieu, 10% possédant la vérité mais exploitant la majorité et les 5% restants sont “Les pauvres enseignants vertueux” (Poor Righteous Teachers) qui reconnaissent l’homme noir en tant que Dieu et enseignent « la paix, la justice et l’égalité à tous les hommes  ». Pour ces adeptes de numérologie mystique, « 1 signifie le savoir, 2 la sagesse et 3 la compréhension. [...] Le chiffre 7 est tout aussi important parce qu’il représente la divinité, God. Les mathématiques et l’alphabet sont, en théorie, des codes que seuls les initiés Five Percenters comprennent. [...] Sa secte présentée comme un «  mode de vie  » plus qu’une «  organisation religieuse  » s’insère lentement dans la vie des adolescents des rues de New York, faisant des Five Percenters une partie intégrante du paysage de Harlem (rebaptisée The Mecca) et Brooklyn (Medina) [2]. » Le côté ésotérique inspira par la suite de nombreux rappeurs [3].

Des rappeurs labellisés Muslim [musulman]

Le hip-hop est né en 1973 dans les quartiers pauvres de New-York. Le rap n’est alors qu’une des disciplines du Hip-hop qui en connaît plusieurs : le rap, le DJing, le break dancing, le graffiti et le beatboxing. C’est d’ailleurs la danse qui est centrale, dans le hip-hop des débuts. Le hip-hop est alors associé à des fêtes : les Block Parties. On y retrouve l’ambiance multiculturelle propre au New-York de l’époque. La première vague du hip-hop (1973-1981) est donc en opposition avec l’ancienne génération des parents issus du Black Power [4] en affichant une apparence apolitique et un multiculturalisme débridé (et quasiment colorblind). Mais en 1984, la nouvelle école (new school) revendique un message déjà plus contestataire : parmi les rappeurs new-yorkais les plus influents de l’époque – Poor Righteous Teachers, Brand Nubian, Eric B and Rakim – beaucoup se réclament de la Nation Of Islam ou des « 5% ».

En 1986, un groupe révolutionne à la fois la musique et l’image du rap en lui donnant une image pro-black et révolutionnaire : Public Enemy [ennemi public]. Le groupe utilise chacun de ses clip pour dénoncer le « racisme d’État » et la violence de la police. Il n’hésite pas à placer des citations de Malcolm X ou de L. Farrakhan en début de chanson. En 1989, Public Enemy se sépare d’un de leurs membres, le Professeur Griff, suite à ses positions antisémites [5]. Le groupe restera en tête des ventes et des influences jusqu’en 1994.

2 – En France 1980-1995 : du rap contestataire au rap ethno-religieux

Le hip-hop français apparaît vers 1980. Curieusement, il apparaît très tôt à la télévision avec une émission sur la chaîne privée TF1 en 1984 : « H. I. P. H. O. P. », présentée par Sidney qui est ainsi le premier animateur noir sur le petit écran français. On considère alors le hip-hop comme une danse pour les « jeunes » que les médias vont d’ailleurs abusivement appeler “smurf”. L’engouement de la jeunesse suit. Néanmoins, rapidement, la mode s’éteint comme un feu de paille.

Mais les rappeurs, danseurs et graffeurs reprennent le mouvement de manière underground et auto-organisée. En 1988, Lionel D. anime une émission hebdomadaire sur Radio Nova, qui est alors l’un des rares médias à faire entendre des rappeurs. Il y fait rapper en direct de (très) jeunes talents. C’est encore un hip-hop bon enfant (le slogan est alors “Paix, Amour, Unité”). Dans son premier et seul album on sent la volonté pacificatrice d’un animateur de quartier que l’on retrouve aussi sur son deuxième single ’Pour toi mon frère le Beur’ :

"je voudrais tant voir le contraire pour toi
mon frère le beur au fond de toi la vérité
parle avec ton âme des pages du Coran,
d’une religion qu’on appelle Islam" [6].

C’est la tolérance qui est alors en jeu. Comme plus tard en 1995 avec le groupe Assassin :

"On ne me ment plus, l’africain est mon frère
Le musulman, le juif, je respecte leurs prières"

Yazid (proche des Suprême NTM), dénonce un racisme déguisé :

"Mais ma religion est mise en cause voilà le drame
Le pays de la laïcité ne tolère pas (l’islam)" [7]

Akhenaton : le fils de rouge devenu soufi

En 1989, IAM fait apparaître le rap à Marseille. À l’époque, il est quasiment le seul groupe de rap connu en France avec Les Suprême NTM. L’acronyme IAM signifie à la fois “Je suis” (I am) en hommage aux luttes pour les droits civiques aux États-Unis, où des manifestants noires défilaient avec des pancartes « I am a man » ; mais aussi « Imperial Asiatic Men » (« l’homme impérial asiatique ») en référence aux civilisations d’Orient comme l’Égypte ancienne. Ainsi les quatre membres du groupe ont des pseudonymes de Pharaons célèbres : Kheops, Imhotep, Kephren et Akhenaton…

Akhenaton (Philippe Fragione), le leader du groupe, est un rappeur d’origine italienne. Son nom n’est pas pris au hasard puisque le pharaon Akhenaton serait le premier monothéiste de l’histoire, qui tenta d’imposer l’adoration d’un dieu solaire unique 1350 ans avant Jésus-Christ et pourrait avoir inspiré les hébreux. Contrairement à d’autres, Philippe Fragione a une véritable culture politique, tant au niveau local, l’histoire de Marseille (anti-centralisme) et au niveau géopolitique (tiers-mondisme). Il maîtrise l’anglais, fait de nombreux voyages à New-York et s’en inspire pour le style et les influences mystiques : il parlera d’abord de l’islam par la voie d’un ésotérisme américanisé. Il se convertit à l’islam en 1993.

La même année sort le 2e album d’IAM, ’Ombre est lumière’, succès monumental puisqu’il contient entre autres le tube ’Le Mia’, qui sera numéro 1 au Top 50 pendant huit, semaines en 1994. Dans cet album, Akhenaton fait son coming-out. Dans ’J’aurais pu croire’, après avoir fustigé Saddam Hussein, alors président d’Irak :

"Saddam, tu ne me feras pas croire à moi
Que tu fais la prière en dehors des caméras
Sais-tu au moins qu’exhiber son portrait dans tous les coins
Est interdit par notre livre saint le Coran ?"

Shuriken reprend :

"Et tu blasphèmes blasphèmes et blasphèmes
Te prends pour Saladin, oubliant par la même
Qu’il était d’origine Kurde, abusant ton peuple
Manipulant les esprits à la guerre sainte appelle"

Puis la musique s’arrête :

"La guerre sainte se dit en Arabe :
’al-jihad fi sabil Allah’, ’L’effort sur le chemin de Dieu’.
Un document du Vatican précise 
’Le Jihad n’est aucunement le carême biblique,
il ne tend pas à l’extermination mais à étendre
à de nouvelles contrées les droits de Dieu et des hommes."

La suite chantée par Shuriken s’en prend à l’ayatollah Khomeiny (leader chiite de la “révolution” islamique en Iran depuis 1979), son sectarisme et son mépris envers les femmes. Puis Akhenaton expose son credo  :

"Dieu n’a jamais rien dit de si indigne
Et chaque livre saint se comprend entre les lignes
Mélanger politique et religion signifie
Donner la victoire au matériel face à l’esprit"

Le morceau finit ainsi :

Et ce n’est pas sans fierté que j’avoue avec émoi
Que je pourrais croire en Dieu en toi en moi
Et j’y crois [8]

Dans un interview, Akhenaton dit s’être converti après des lectures d’écrits soufis ’plus ouverts que les interprétations rigoristes’. Interrogé sur sa famille communiste il répond : ’On a toujours cru en dieu dans ma famille, le communisme a débouché sur un anticléricalisme pas sur un athéisme (...) Peut-être que je suis devenu musulman car il m’ont transmis ce sentiment de trahison de l’époque mussolinienne où l’Église a fait corps avec les fascistes.’ [9] Il voit la France comme fermée aux autres cultures et constate ’que le modèle anglo-saxon (communautaire) fonctionne mieux que l’hypothétique valeur républicaine française jamais appliqué [10].

Tout au long de ces albums, solos ou avec IAM, il va faire des références, parfois quasi-subliminales, à l’Islam :

"Athée, j’ai mué, pour devenir un être ultra-mystique
Un métèque de confession islamique"
 
(Je combats avec mes démons, 1995)
"Pâle de peur devant mon père, ma sœur portait le voile
Je revois, à l’école les gosses qui la croisent, se poilent
C’est rien Léa, si on était moins scrupuleux
Un peu de jeu, du feu, on serait comme eux"
 
(Née sous la même étoile, 1995).
"Et travers consignés au fond de ces quelques lignes, bleues.
Nuit à Médine et air fantastique prêt à envahir les esprits comme Salah-ed-Din […]
Une journée chez Iblis [le Diable] pété on s’croit fort, on hérisse
On pactise avec 6. 6. 6. et nos cœurs faiblissent
Je pourrais pas revenir en arrière mais j’espère expier mes fautes
Prostré sur ma feuille et mes prières"
 
(Une journée chez le diable, 2001)

Le Ministère AMER : les provos

En 1992, Stomy Bugzy et Passi vont, à travers leurs groupe, miser sur la provocation. Ils combinent révolution, gangstérisme et islam – un islam qui fait peur. En 1994, ils atteignent leur point culminant avec l’album ’95200’. [11]

Dans ’Pas venu en touriste’, Stomy parodie le film ’Devine qui vient dîner’ : un film américain de Stanley Kramer, sorti en 1967, sur une femme qui vient présenter son fiancé noir à sa famille blanche et raciste. En version intégration française selon Stomy ça donne :

"Ne faites pas la tête, non, accepte-moi belle maman
Je t’offrirai un exemplaire du Coran
Accepte-moi beau papa tu auras la photo de l’Ayatollah
Parlons de Monique je lui prévois un bel avenir
Tchador, je t’adore, elle le portera
Quoi ! Vous n’êtes pas d’accord ?"

Ils introduisent aussi le racisme (sur le mode provoc’ bien-sûr mais qui renvoie aux thèses américaines). Le morceau ’Les cloches du diable’ semble être tiré des thèses complotistes de L. Farrakhan :

"Certains s’enflamment, d’autres acclament profanent
Vendent leurs âmes, Marianne la Sheitane [le démon] blâme, baise et condamne […]
Totalement dément Satan est-il ton président ?
Pan ! Dans tes dents, je m’adresse à toi petit blanc […]
L’ennemi ne peut rien même s’il chante ’aux armes citoyens’
De plus en plus d’homos, de péchés, d’escrocs
Les prêtres veulent la levrette, le mariage comme droit
Ils passent du ’’Hallelujah’’ au ’Bee bop a lulla’
Tous les ans des dizaines de viols, de viols d’enfants
De guerres, poussière tout redeviendra poussière
Mais restera à jamais gravé le Ministère pour que la tête du porc
Diable soit toujours reconnaissable
Une couleur, un malheur, un coupable qui fait sonner les cloches du Diable"

Attaquant au passage les trop gentils Suprême NTM (eux qui avait rappé ’Farakhan ou Le Pen / Même combat pour la haine [12]’) en se référant à un de leurs textes (’Quelle chance d’habiter la France / Dommage que tant de gens fasse preuve d’incompétence.“), Stomy le fils de capverdiens chante :

"Dommage mon petit que ta mère ne t’ait rien dit sur ce putain de pays
Où 24 heures par jour et 7 jours par semaine
J’ai envie de dégainer sur des f. a. c. e. s. d. e. c. r. a. i. e. [les Blancs]"

Finalement ce sont plutôt les tubes guimauves qui donneront des succès aux individualités du groupe (dont Doc Gyneco [13] !). Mais le rap « racailleux » n’en était qu’à ses débuts.

3 – 1995-2010 : la désinhibition du rap islamiste

Islamo-racaille

En 1994, Rohff sera à l’origine de Mafia K1 Fry (en verlan Mafia africaine) avec le groupe 113 et Kery James. C’est un rap, qui s’attache à raconter “réellement” la vie de quartier. L’islam n’est évoqué que comme un marqueur identitaire. On ne manque pas de respect aux musulmans ; les rappeurs Busta Flex, et MC Jean Gabin essuieront de violentes attaques pour avoir offensé la religion musulmane. Dans une compilation de 1997 : ’l’Invincible Armada’, Stor. K s’attaque à Busta Flex en ces termes :

"Prétends être un fils du vice
Fais gaffe l’ami, moi j’suis un fils du FIS [Front Islamique du Salut, à l’origine de la guerre civile en Algérie en 1989-1999]" [14].

Il n’est plus question d’un islam des parents, mais d’un islam politique qui fait aussi référence à la Palestine : ’Hardcore, sera la reconquête de la Palestine [15] (c’est la position du Hamas) ou fait appel à un certain ordre moral ; ainsi, Kery James pensera que c’est « Hardcore » ’deux pédés qui s’embrassent en plein Paris [16], et 113 penseront à “rétablir la peine de mort pour les travs’ [les travestis] et les pointeurs de gosse [les violeurs pédophiles]. [17]

Rohff (ex-Mafia K1 Fry) soulignera plus tard la tartufferie d’une tel posture :

"On a l’cul entre deux chaises électriques, ma gueule
Le vendredi au Jama’a [la Mosquée] et le soir en club […]
Le travail sur soi, notre plus grand Jihad [lutte sacrée]
Fais pas le barbu, si t’es corrompu mets-toi au Gilette" [18].

L’homophobie de Sexion d’Assaut

Faisons une parenthèse sur l’homophobie. Pour ce faire il nous faut présenter un groupe plus récent : Sexion d’Assaut [19], qui commence à se faire connaître en 2008. Constitué d’un groupe de jeunes pour la plupart originaires d’Afrique (Sénégal, Congo, Guinée), Sexion d’Assaut fait parler de lui grâce à des freestyles filmés dans la rue. L’un d’eux, “A 30%”, leur donnera un fort succès d’estime ; c’est un solo de Maître Gims, avec une pointe d’homophobie :

Akhi [ami], ton cousin c’est pas le chimpanzé […]
T’as froid dans le dos quand un travelo te dit vas-y viens
Car tu sais que l’homme ne naît pas gay mais qu’il le devient […]
Le temps c’est des hassanats [les bonnes actions coraniques] donc la famille accélère. [20]

Le décor est planté : des punchlines multisyllabiques, des petites pincées de créationnisme, un peu d’islam et de l’homophobie. Plus tard la Sexion d’Assaut explose ses ventes avec l’album “L’École des points vitaux”(2010). La chanson Désolé est un tube record de vente de rap et le groupe attire désormais l’attention.

Une interview fait grincer des dents. Lefa y déclare : ’Pendant un temps, on a beaucoup attaqué les homosexuels parce qu’on est homophobes à 100% et qu’on l’assume. Mais on s’est dit qu’il était mieux de ne plus trop en parler parce que ça pouvait nous porter préjudice. [...] Il y a quand même des gays qui viennent nous voir ! On ne peut pas se permettre de dire ouvertement que, pour nous, le fait d’être homosexuel est une déviance intolérable.(...) C’est un phénomène de mode qui nous dépasse on ne comprend absolument pas que le mariage gay et que l’adoption par les gays soient acceptés dans certains pays ! Mais on est des gens très tolérants, on est croyants et même Dieu a envoyé un prophète chez des gays pour les rappeler à l’islam et pardonner leurs péchés.’ [21]

De vieux freestyles de 2006 sont mis en lumière :

Ça m’a saoulé, j’crois qu’il est grand temps que les pédés périssent
Coupe leur pénis, laisse les morts, retrouvés sur le périphérique [22]

Le groupe rétropédale rapidement devant les campagnes de boycott. Un communiqué de presse est envoyé, qui plaide l’ignorance : “Je me suis rendu compte en vérifiant la signification du mot “homophobie” que j’avais sorti une connerie plus grosse que moi. C’est vrai que j’ai grandi dans l’ignorance de ce que ce terme signifie vraiment. Mais ni moi ni le groupe ne sommes homophobes [23].” Le groupe fait profil bas, organise désormais des débats contre l’homophobie [24] et se concentre sur sa musique, de plus en plus pop.

La chanson “Désolé”, qui avait pourtant fait la une des charts quelques années sans faire de vagues, fait polémique en 2016 à l’occasion d’une commémoration de la bataille de Verdun où est invité Black M, l’auteur de :

Papa maman désolé
(...)
J’me sens coupable
Quand j’vois c’que vous a fait c’pays d’koufar [de mécréants, d’infidèles].” [25]

Lunatic, le moine et la brute

Le groupe Lunatic se crée en 1996 . Il illustre un peu la contradiction d’un islam « religion de paix » mais qui doit faire peur… Il est constitué d’un duo comprenant un rappeur religieux faisant constamment référence à l’Islam, Ali, et un autre plus « racailleux » et violent, Booba. Le groupe obtient un disque d’or en indépendant avec son premier et seul album ’Mauvais œil’. Extrait :

Ali :

"Avertissement, écoute
Ta foi baisse à chaque fois qu’tu doutes
Et sans elle
T’es comme un ange sans ailes"

Booba :

« Nique la justice, y’a qu’Dieu qui peut me juger » [26].

Et encore Booba :

"Et en plus ils veulent qu’on dégage
Après ces fils de putes s’étonnent quand y’a des clous dans les bouteilles d’gaz [allusion à l’attentat islamiste du métro Saint-Michel en 1995]" [27]

Le groupe se scinde en 2003. Interviewé sur une possibilité de reformation en 2015, Ali résumera « Booba est mon frère mais le côté lunatique, schizo c’est fini  » [28]. Depuis Ali est devenu un rappeur plus confidentiel et aussi plus religieux.

Booba devient numéro 1 du milieu du rap français. Il est aussi appelé par son vrai patronyme Elie Yaffa, car la rumeur voudrait que Booba soit juif… Il y répond à sa façon : “Je trouve dommage qu’ils disent que je suis juif comme si c’était une insulte. Les gens disent ça comme si c’était grave. C’est totalement raciste, c’est vraiment des grosses merdes ! Et si j’étais juif, t’inquiètes pas que j’aurais un gros bling-bling avec une étoile de David. Je leur dirais “allez vous faire enculer ! [29].Toujours en quête de buzz, Booba insulte régulièrement ses comparses via les réseaux sociaux, se créant autant d’aficionados que d’ennemis.

Son album “0.9”, en 2008, est lancé via un titre ‘Illégal’ où l’on entend entre autre : “J’me lave le pénis à l’eau bénite”. En 2014, Booba se brouille même avec Tariq Ramadan (!) qui lui reproche de ne pas prendre parti dans le conflit israélo-palestinien [30]. Car malgré ses précédentes allusions (“je suis d’humeur palestinienne [31]) ce fils d’une mère belge et d’un père sénégalais ne s’intéresse pas au conflit : “je suis plus concerné par l’esclavage [32]”.

(.../...)

Deuxième partie disponible ici


[1Voir Rhoda Lolojaw « Le rap et les sectes de l’Islam », Vice : https://noisey.vice.com/fr/article/...

[2Ibid

[3Lire l’excellent article de « Rap et islam : quand le rappeur devient imam » de Samir Amghar, In : Hommes et Migrations, n°1243, Mai-juin 2003. Le temps des vacances. pp. 78-86. DOI. L’auteur suit le même cheminement que nous, citant, à plus que quinze ans de distance, moins d’exemple mais apportant plus de précisions, notamment en se rapprochant des travaux de Gilles Kepel sur la « réislamisation de l’Islam »

[4Voir Jeff Chang, Can’t Stop Won’t Stop, Allia, 2015.

[5Lors d’un entretien avec David Mills, Griffin accuse la communauté juive d’être « responsable des crimes perpétrés dans le monde. »

[6Shoota Babylon / L’Homicide volontaire (1995) / Assassin

[7Yazid ’je suis l’Arabe’, 1996

[8IAM ’J’aurais pu croire’ / ’Ombre et Lumière’, 1993

[9Interview de 2010. Akhenaton : rap, religion et politique / http://www.agoravox.fr/rdv-de-l-ago...

[10Ibid

[11Code postal de leur ville : Sarcelles

[12’Blanc et noir’ Suprême NTM (Authentik - 1991)

[13Ancien membre du groupe.

[14Rohff - ’Dans Ta Race’ (1997)

[15Idéal J - ’Hardcore’ (1998)

[16Ibid

[17113 - ’Truc de ouf’ (1998)

[18Rohff - ’Dounia’ (2013)

[19La Sturmabteilung : section d’assaut, était une organisation paramilitaire du « parti nazi ». “La référence aux sections d’assaut des nazis ne vous a pas rebutés ? - En faisant un concert pour la Mairie de Paris, on nous l’a signalé. C’était trop tard. Il faut savoir que les sections d’assaut existent dans toutes les armées. On aimait le message d’attaque qu’il transmet. « Nous sommes à l’assaut du rap ! » https://www.parismatch.com/Culture/...

[20Les Chroniques du 75 (2009)

[21Voir l’interview : International Hip Hop n°10 cf. http://musique.jeuxactu.com/news-se...

[22Maitre Gims dans “On t’a humilié”, La Terre du Milieu (2006)

[25Ils feront semblant d’en parler sur le plateau de Clique (Canal+) : https://www.youtube.com/watch?v=s6Q...

[26“Mauvaise œil”, Mauvais œil (2000) Lunatic

[27“Groupe Sanguin”, Mauvais œil (2000) Lunatic

[28Interview Booska-P : https://www.youtube.com/watch?v=d3R...

[29Ragemag, novembre 2012

[31Destinée (2002) Temps Mort

[32Dans le magazine Technikart de Juin 2004 , Booba


Commentaires

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Rap & islam (1/3)
lundi 3 janvier 2022 à 16h47 - par  PH

Bonjour,

D’abord, j’ai enfin l’occasion de pouvoir dire que j’aime beaucoup votre adresse et que c’est souvent un régal de lire vos publications.

Je connais très bien le Hip-Hop ! Né en ’80, dès mon enfance, j’ai assisté à toute l’émergence commerciale de ce qui n’était alors pas encore un entertainement. Mon tout premier contact avec cette culture fut justement l’émission dominicale de Sydney. Ensuite, j’ai définitivement accroché avec l’apparition discographique conjointe des ’ricains de N.W.A. et du duo français Destroy Man & Johnny Go (les années 88-90). En fait, j’étais fasciné par l’architecture bouclée des breakbeats. Je me demandais comment ils arrivaient à faire sonner et garder aussi uniformément le rythme. Adolescent, je me suis mis à le pratiquer en devenant beatmaker à mon tour. Entièrement sur sound-system analogique, à la « jamaïcaine ».

Cet article n’est pas mauvais. Pour un novice en la matière, il peut même être considéré comme une introduction assez juste, plutôt recommandable. Toutefois, il est caricatural parce que biaisé par le choix assez restreint et « standard » des références rapologiques sélectionnées et étayées par l’auteur de ce papier. Si vous préférez, je formule ainsi : c’est un topo-des-résumés. Résumé au pluriel, car c’est là l’invariable tambouille morcelée qu’on lit un peu partout.

Je ne peux que conseiller à l’auteur de vite se jeter, par exemple, sur l’intégralité discographique du catalogue de Jimmy Jay Productions et tout le Posse 501, d’EJM & Etat de Choc, de Madison & Chrysto, de Timide & Sans complexe, des 7 Corrompus, de Tout Simplement Noir et tout leur posse de La Pieuvre (Graine2N, Roll-K, J’L’Tismé, etc), de Busta Flex, etc. etc. Quant aux yankees, je laisse tomber d’avance ! C’est beaucoup trop vaste, qu’il se débrouille !

Argumenter la base à partir de la sempiternelle triplette admise NTM-IAM-Assassin ou « politiser » les origines avec le violon de la Lutte pour les Droits civiques : ce sont des canons marketing. Pas culturels ! Parce que ce n’est pas la réalité historique en son intégralité, c’est surtout le « roman-vendeur ».

Il y avait en marge des contestataires que vous ne retenez pas et qui pourraient aisément contredire votre argumentation de par ce qu’ils ont réalisé, incarné et rappé à l’époque.

Cordialement.

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mardi 4 janvier 2022 à 10h35 - par  cmoi

Ce n’est pas un article sur le rap en général. Le rap est une sorte soft-power. IAM appelait ça le « hold-up mental », Ice-T a parlé de « home invasion ». Dans le « message » véhiculé par le rap, il y a plusieurs choses et parfois contradictoire, car chaque artiste a ses opinions. Ici, « j’analyse » le message globalement diffusé par le rap à propos de l’Islam. Cela-dit le rap est aussi un « haut-parleur » comme disait les NTM, ils répercutent ce qu’on entend dans les quartiers, les familles, etc. C’est doublement intéressant.

J’ai volontairement exclu le rap underground. Si tu prends TSN par exemple ça n’a pas eu un succès commercial fort et ce n’est pas resté dans les mémoires (injustement). Idem pour le tout début du rap (EJM, Timide et sans complexe) c’était vraiment un truc d’initiés. Donc ; oui on est resté dans les standards les tubes et les groupes connus. J’aurais trouvé ça malhonnête. J’aurais pu choisir le message que je voulais faire passer si je veux faire croire que le rap est athée je cite « La Canaille – Ni Dieu Ni Maître » et si je veux le faire passer pour des cinglés complotistes, je cite un freestyle d’un inconnu qui parle des illuminatis. Mais comme les deux ne sont ni très écoutés ni très représentatifs ça me semblerait malhonnête.

Après il y a d’autres articles du même type « Rap et Indigénisme », « Rap et Sexisme » (spécial dédicace à TSN) complèterait un peu le tableau (pour le négatif), pour le côté positif je pense que le travaille a déjà été fait par d’autre que moi : « Can’t stop won’t stop : une histoire de la génération hip-hop » de Jeff Chang, par exemple.

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lundi 3 octobre 2022 à 16h31 - par  PH

Je découvre ta réponse à l’instant (j’avais même oublié que j’avais commenté cette première partie ; j’ai recliqué le lien de l’article via la cartographie anti-Lumières).

Merci pour ta réponse bien précise - si tu connais TSN (et ils n’ont pas fait que dans l’éloge de pouffes, « Au pays des flics », « La Justice », « ANPE, donnez-moi du vailtra’ » ; etc.) c’est que t’as forcément usé de la cire et des cristaux liquides... ;-)

P.S. : On a oublié de citer les incontournables de Démocrates D ; La Voie du Peuple", pfff... C’est quadruple uppercut simultané.

Bonne continuation à toi.

https://www.youtube.com/watch?v=TkE...

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lundi 3 octobre 2022 à 16h39 - par  PH

Et Dee-Nasty & Lionel D. « Pour toi mon frère le beur » (1990), ça reste indépassable...

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