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Anthropocentrisme et destruction de l’environnement
Il est temps d’en venir à la seconde des questions initialement posées : l’anthropocentrisme est-il en tant que tel responsable de la destruction de l’environnement ? Pour pouvoir répondre de façon positive à cette question, il conviendrait de satisfaire aux deux conditions suivantes : il faudrait pouvoir séparer les cultures uniment anthropocentristes des autres ; il faudrait également pouvoir établir que seules les cultures reconnues comme essentiellement anthropocentristes sont responsables des destructions importantes infligées à l’environnement. Nous venons de voir qu’il était impossible de satisfaire la première condition requise. Un rapide survol de l’histoire suffira à montrer qu’il est tout autant impossible de satisfaire la seconde.
La déforestation massive, sous la pression de l’agriculture, pratiquée dans la Chine ancestrale est un exemple de destruction souvent mentionné. Mais il en existe bien d’autres. Platon, dans le Critias, évoque le temps où la Grèce, avant d’avoir été transformée en une terre aride, était couverte de cultures et de forêts luxuriantes. La construction navale et l’édification des palais, grandes consommatrices d’arbres, auront par ailleurs entraîné, durant l’Antiquité, la quasi disparition des cèdres du Liban et des cyprès de Crète. Qu’on songe par exemple aux 4 200 navires engagés par Xerxès contre les Grecs. Le cas de la Mésopotamie est également très connu. Autrefois d’une fertilité légendaire, elle a été trans formée en désert par la salinisation des sols provoquée par un système d’irrigation dépourvu de drainage. Le système d’irrigation mis au point par le royaume Khmer ne lui a guère été plus profitable. Le déboisement des collines par les Mayas, à des fins agricoles, s’est également révélé catastrophique. Enfin, le cas le plus spectaculaire est probablement celui de l’île de Pâques. La civilisation pascuane s’est en effet brutalement effondrée. La pression démographique (au moins dix mille habitants pour un espace de 165 kilomètres carrés) semble avoir eu raison de l’écosystème et des ressources naturelles de l’île.
Aucune de ces catastrophes n’est à proprement parler l’effet d’une dérive anthropocentrique. Elles résultent bien plutôt de la pression vitale d’événements divers et de l’ignorance des conséquences lointaines des actions entreprises pour faire front. L’accusation contre l’anthropocentrisme en général n’est donc pas tenable [1]. En revanche, rien ne nous inter dit de rejeter les versions surannées ou dangereuses de l’anthropocentrisme.
« Le monde, écrit Lévi-Strauss, a commencé sans l’homme et il s’achèvera sans lui » [2]. On ne saurait même pas prétendre que la forme humaine de la vie ait été l’aboutissement nécessaire d’une évolution terrestre vers une complexité croissante [3] . L’« apparition de l’espèce humaine » semble au contraire avoir reposé sur une « fantastique improbabilité » [4]. En d’autres termes, la nécessité de la vie humaine n’est inscrite nulle part dans le cosmos. La terre elle-même ne peut être conçue comme le réceptacle destiné à nous accueillir. Il n’y a aucune harmonie préétablie entre l’homme et la biosphère. Ce qui ne suffit pas à nous rendre étrangers au monde, en ce sens que la contingence qui a présidé à notre apparition vaut pour les autres vivants. En revanche, associée à la contingence de notre existence, notre capacité singulière à agir sur la nature nous isole bel et bien [5]. Nous ne pouvons nous en remettre qu’à nous-mêmes pour le choix des normes et des valeurs que nous souhaitons donner à nos actions. Toutefois, notre contingence même ne peut que nous inciter à la plus grande prudence dans nos agissements vis à-vis de la nature. Elle nous rappelle en effet à la fragilité de notre existence et à l’obligation où nous sommes, si nous voulons survivre, de tenir compte des contraintes objectives de la nature, et tout spécialement des grands équilibres de la biosphère. C’est ici que l’hypothèse Gaïa mérite d’être prise en considération [6].
On retrouve ainsi le fondement même de l’humanisme moderne, à savoir le principe selon lequel l’humanité est à la fois la source des valeurs et la fin suprême. Le contexte dans lequel nous pouvons aujourd’hui assumer un tel principe est cependant très différent de celui qui prévalait en 1789, lors de la rédaction de la Déclaration française des droits de l’homme.
Droits de l’homme et anthropocentrisme
Ni l’affirmation de l’humanisme moderne, ni la Déclaration des droits de l’homme qui en a été l’une des expressions majeures ne sont dangereuses. Le sont en revanche certaines des conséquences qui en ont découlé.
En s’affirmant comme référence suprême, et plus encore comme source des normes et valeurs au lieu et place du cosmos, l’homme moderne a indirectement privé les êtres naturels de toute protection. L’ensemble des êtres animés et des choses s’est en effet vu ravalé au rang de simple matériau destiné à l’appropriation humaine. Tout s’est un peu passé comme si, en se situant au centre de la nature, l’homme en avait livré toute la périphérie au droit de propriété dans son acception la plus absolue : le « pouvoir d’user et d’abuser ». On peut en voir la confirmation dans l’évolution du droit français au XIXe siècle : le triomphe du droit subjectif et de la conception absolue et exclusive du droit de propriété. Dès lors disparurent toutes les dispositions de l’ancien droit qui, en démultipliant et en superposant les droits de propriété, exerçaient un rôle protecteur à l’égard de l’environnement [7].
Mais il n’y a là qu’une conséquence accidentelle, et non essentielle de l’humanisme, attachée à l’idée de la nature qui prévalait alors. Celle-ci apparaissait comme le cadre pérenne et intangible de l’action humaine. L’infinité de l’univers venait par ailleurs renforcer l’idée chère à la pensée économique classique de la prodigalité illimitée de la nature. Il n’en va plus du tout ainsi aujourd’hui. L’univers de la science classique a cédé la place à un univers en évolution, régi par la loi de l’entropie, ne pouvant plus offrir à l’action humaine qu’un cadre fini, fragile et, en ce qui nous concerne, péris sable. Or, cette fragilité nous contraint à étendre la protection de la loi au domaine des êtres naturels.
Ce à quoi ne s’oppose nullement l’édifice des droits de l’homme. Tout au contraire. Compte tenu du contexte qui est désormais le nôtre, les droits fondamentaux à la liberté et à la sûreté, conçus dans leur universalité, enferment le droit de chacun de nous, et au-delà celui des générations pré sentes et futures à l’environnement : c’est-à-dire le droit à dis poser d’une terre pleinement habitable. La dégradation de l’habitabilité de la planète porte en effet atteinte à la liberté et à la sécurité de tous les êtres humains, présents et futurs, et donc aux liberté et sécurité de chacun d’entre nous.
Le problème est, bien sûr, de parvenir à lester un tel droit d’une consistance juridique suffisante. Le premier pas serait l’inscription dans la constitution du devoir de l’État de sauvegarder l’environnement, comme l’un des principes fondamentaux. Mais cela ne saurait suffire. Peut-être conviendrait-il d’ériger l’humanité en personne morale, pour en faire le « propriétaire » de l’ensemble des êtres naturels, et ainsi le sujet de droits d’un genre nouveau : non pas des droits de la nature, mais des droits pour la nature, conçue comme condition à la possibilité de toute existence humaine ? Il y aurait là la possibilité de protéger les êtres naturels, et ce au nom et pour l’humanité. Il deviendrait alors possible de renforcer et de systématiser les sanctions civiles, administratives et pénales pour les dommages infligés aux êtres naturels, par exemple à tel ou tel écosystème. Par ailleurs, il paraît essentiel, en une telle matière, de pouvoir conduire des actions préventives. L’institution de l’humanité comme personne morale serait également une manière de réintroduire la stratification du droit de propriété propre au droit ancien [8]. J’ajoute qu’il n’y a là que l’aspect juridique des changements que nous serons amenés à introduire dans nos comportements à l’égard de la nature.
Modernité et nature
Le constat suivant lequel on ne saurait simplement opposer les sociétés occidentales anthropocentristes et les autres ne doit pas non plus nous conduire à sous-estimer la nouveauté de nos relations à la nature. L’essor des sciences et techniques modernes a entraîné un recul de la nature sur tous les fronts. Il en résulte toutefois une situation paradoxale par rapport à ce qu’avait pu être le programme des promoteurs du savoir moderne.
La nouvelle physique fut saluée par Descartes comme l’avènement d’une connaissance enfin « utile à la vie », et tout particulièrement à la santé. Nous allions « nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. » [9]. Le chancelier Bacon pressentit quant à lui l’importance des sciences et des techniques pour le corps social en son entier. Organiser la Cité autour d’elles devait pallier tous nos maux et toutes nos insatisfactions. La connaissance des « Causes » n’avait pas seulement pour vocation d’améliorer la santé de tous et de prolonger la vie de chacun, elle allait permettre l’amplification de toutes les facultés et de toutes les sources humaines de plaisir. Élever notre niveau cérébral, rendre les esprits joyeux aussi bien qu’inventer des espèces et des plantes nouvelles tomberait bientôt dans l’ordre du possible [10].
En un sens, ces promesses ont été tenues. Nous avons bel et bien fait « reculer les bornes de l’empire humain », comme le souhaitait Bacon, au point d’avoir suscité un retrait généralisé de la nature. Celle-ci tend en effet à s’estomper en nous, autour de nous aussi bien qu’entre nous. Si l’on entend par nature, bien sûr, non pas l’ensemble des lois physiques, mais ce qui advient spontanément à l’existence, ce qui ne dépend pas de nous. L’humanité est devenue, selon l’expression du géochimiste Vernadsky, une « force géophysiologique ». Mieux encore, la biosphère a partiellement cédé la place à une technosphère. Les grands équilibres de l’écosphère, faute desquels les formes de vie que nous connaissons, à commencer par la nôtre, seraient condamnées, dépendent désormais des agissements de six milliards d’êtres humains. La nature a donc bien reflué autour de nous. Il n’en va pas différemment en nous. La procréation médicalement assistée et, plus généralement, le génie génétique ont rendu partiellement accessibles, et partant manipulables, les mécanismes qui régissent la formation et la gestation des êtres humains. Enfin, la nature n’est plus le fondement de l’ordre social. Les métiers apparaissaient aux Anciens comme la conséquence directe de nos besoins, dont la nature leur paraissait avoir arrêté le contenu et les limites. L’organisation sociale tournait autour du couple servitude/liberté, c’est-à dire autour de la répartition entre la préparation et la jouissance des biens prodigués par la nature. Pour les modernes, je pense aussi bien aux libéraux qu’à Marx, tout l’édifice social était ordonné autour des nécessités et des bénéfices de la production de biens divers, conçus comme une confrontation directe avec la matière. Il n’en va plus ainsi aujourd’hui. La production, qui ne répond plus à propre ment parler à des besoins et tend à s’intellectualiser, ne mobilise plus les foules. En matière d’emplois, elle s’efface devant le chômage ou les services, également sujets à de substantiels gains de productivité pour certains d’entre eux. Le retrait de la nature vaut donc également pour la formation du lien social.
Or, les conséquences de ce triple retrait de la nature vont nous conduire à un dépassement de ce qu’avait été, grosso modo, le programme baconien de la modernité. Avons-nous réussi, en premier lieu, à nous libérer des servitudes imposées par la nature ? Ce serait beaucoup dire. On peut même affirmer que la promesse moderne d’émancipation a, en un sens, débouché sur son contraire : non pas une plus grande autonomie vis-à-vis de la nature, mais sa prise en charge croissante. Chaque extension de « l’empire humain » s’est traduite en nécessité d’assumer nous-mêmes des régulations autrefois naturelles, et donc automatiques. Il nous faut désormais veiller à toutes sortes de choses dont nos aïeux n’avaient pas même l’idée. Il nous faut tenir la comptabilité des gaz rejetés dans l’atmosphère, protéger la pureté des nappes phréatiques, sauvegarder les espèces qui vivent sous les tropiques, ne pas laisser le génome des enfants devenir le jouet des parents, etc. C’est en quelque sorte le coût de tous les bienfaits par ailleurs prodigués par la maîtrise de la nature.
On peut encore parler d’un dépassement du programme baconien avec l’obsolescence de plus en plus manifeste de ce qui semble avoir été le ressort de la modernité scientifique et industrielle : le désir de voir reculer en toutes choses les limites du pouvoir humain. L’approfondissement de nos connaissances quant à la biosphère ne nous conduit pas tant à accroître notre pouvoir sur elle qu’à prendre conscience des limites mêmes de ce pouvoir. L’artificialisation de la biosphère, ou l’établissement d’une technosphère, ne saurait être indéfiniment étendue sans que les conditions mêmes de notre survie ne soient mises en danger. Il n’en va guère autrement en matière économique et industrielle. Le credo des fondateurs de la science économique selon lesquels les biens et richesses naturels sont surabondants est aujourd’hui caduc [11]. Il y a des limites à l’exploitation des ressources naturelles et à la croissance entendue comme un procès quantitatif et uniforme.
Le troisième aspect du retrait de la nature, celui relatif au rôle de la nature entre nous, n’est pas moins significatif. Là encore, l’enjeu est le dépassement de l’un des traits de la modernité. Celle-ci s’est en effet caractérisée par une mobilisation sans précédent de toutes les forces vives au profit de la production. Et ce n’est pas tant la profusion de biens qui en a résulté qui est hautement caractéristique, que la place et la fonction de l’acte de produire dans la société. Ainsi que Polanyi l’a montré dans La Grande Transformation [12], seules les sociétés modernes ont expérimenté l’émancipation du marché de toutes les formes de contrôle social. Le marché s’est étendu à toutes choses, y compris le travail, la terre et la monnaie ; et la production, nécessaire à l’alimentation du marché, a fini par devenir le moteur et la fin de toute activité sociale.
Cela ne s’est d’ailleurs pas fait sans mal. La mentalité traditionnelle s’opposait en tous points au devenir autonome de la production. Lorsque le montant des rémunérations s’élevait, les ouvriers préféraient par exemple la réduction de leur temps de travail à l’élévation de leurs revenus [13]. En conséquence, les entrepreneurs eurent très longtemps recours à l’abaissement des salaires pour augmenter la production. Autre exemple, les Amérindiens virent dans la hache métallique apportée par les Européens le moyen d’abattre une quantité de travail égale à celle réalisée avec leur hache de pierre, mais en dix fois moins de temps. On imagine sans peine que les colons ne l’entendaient pas de la sorte, et qu’ils imposèrent leur conception du travail et de la production avec une violence plus grande encore que celle des pionniers du capitalisme sur le vieux continent [14].
Quoi qu’il en soit, la mise au pas de toutes les forces de travail a on ne peut mieux réussi. Mais là encore, le résultat s’est avéré paradoxal. La société a si bien appris à produire qu’elle a fini par le faire avec le moins de monde possible. À la mobilisation générale autour de la production, succède aujourd’hui une démobilisation partielle et croissante. Les chiffres sont à cet égard éloquents [15]. Nous sommes bel et bien confrontés à une tendance de fond dont rien n’annonce un infléchissement prochain. Et ce n’est pas la moins spectaculaire des conséquences du retrait de la nature. Elle nous contraindra à une réorganisation profonde de nos sociétés.
Curieusement, nous sommes en passe de retrouver, mutatis mutandis, quelques-uns des traits des sociétés prémodernes, et plus encore primitives. Nous avons recouvré le sentiment d’une certaine solidarité entre nos sociétés et la biosphère.
Certes, nous ne craignons plus que le ciel nous tombe sur la tête, ni ne confions notre sort à l’obscurité des temples. Mais nous sommes désormais avertis des retombées de nos agissements quotidiens et profanes sur la nature. Nous nous apprêtons à renouer avec un autre aspect des sociétés primitives : à savoir la marginalité relative de la socialisation par le travail, au sens de l’effort nécessaire à la satisfaction de nos besoins fondamentaux. Et ce dans un tout autre contexte, caractérisé par la faiblesse de tous les autres modes de socialisation et par un individualisme structurel [16]. Toutefois, ces résurgences apparentes de l’archaïque au sein du moderne ne doivent pas nous éloigner de la nouveauté même des difficultés auxquelles nous sommes confrontés [17].
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