« On ne peut pas vouloir une démocratie directe pour rétablir une société de consommation »

vendredi 19 juin 2020
par  LieuxCommuns

Ce texte fait partie de la brochure n°26bis :

« Écologie, pandémie & démocratie directe »

L’écologie politique dans la crise mondiale — seconde partie



Voir la première partie de l’émission : « Un monde va s’effondrer et les gens vou­dront le retrouver… »

(.../...)

C : On peut passer à la deuxième partie. La première était plutôt le constat de ce qu’on pense être la suite du déconfinement [et là nous voudrions aborder] ce que nous voudrions qu’il soit. On peut se sentir solidaire avec les re­vendications des Gilets jaunes, même si c’est absurde de dire qu’on va reve­nir comme avant : ce serait un retour à la simplicité et, même si ce n’est pas la panacée, un retour à un capitalisme productif plutôt que financier, des choses un peu plus concrètes, un rapport plus local, un retour de la souverai­neté, tout ça… Ça, ça peut effectivement être la conséquence aussi du coro­navirus : le retour des frontières, le retour de l’intérêt commun, [le renfloue­ment des] hôpitaux, relocaliser les circuits alimentaires, etc. Y a-t-il un lien entre le mouvement social, le mouvement des Gilets jaunes, et les perspec­tives que nous apporte le retour éventuel de l’État-nation ?

Q : Il y a deux gros obstacles à ce que tu dis. Le premier, je pense, serait de type anthropologique : ce qui guide les gens depuis des décennies, lors d’un mouvement social, d’un mouvement de contestation, c’est, en toile de fond, ce retour aux Trente Glorieuses mais surtout et principalement la question de la société de consom­mation – c’est-à-dire le niveau de vie et, au centre, la question du maintien de la société de consommation, l’accès à une abondance matérielle, à une opulence quasi infinie, une promesse d’abondance. Si on veut un mouvement dans la direction d’une émancipation collective c’est une perspective qu’il va falloir abandonner : on ne peut pas vouloir une démocratie directe, au mieux, pour rétablir une société de consommation, ce serait un échec abominable. C’est une chose qu’il va falloir abandonner d’une manière ou d’une autre et pour x raisons : pour des questions écologiques, pour des questions sociales, pour des questions économiques – si on relocalise on ne va pas tout produire ici, donc on consommera moins. C’est un premier obstacle qui me semble assez énorme.

Il est d’autant plus difficile à abattre qu’il y a le deuxième problème : la gauche et les gauchistes. Ils font miroiter de manière complètement démagogique le réta­blissement, le maintien et l’accentuation d’une société de consommation. Le seul horizon que les gauchistes ont à proposer – et c’est en gros la définition du com­munisme – l’abondance pour tous, tout le temps : en finir avec la rareté, une gra­tuité absolue et tout ira bien… C’est ce qui s’est passé pour les Gilets jaunes : lorsque la gauche, les gauchistes militants ou oligarques, arrivent avec ce discours-là, évidemment, les gens tombent dans le panneau et ne demandent qu’à y croire. Et vu qu’il y a des gens très intelligents qui viennent leur dire que, effectivement, s’ils n’ont pas tout ce qu’ils veulent c’est parce qu’il y a des méchants capitalistes, eh bien on retombe dans l’ornière.

D : Quand même, tu ne crois pas que, de par les derniers mouvements qu’il y a eu ces dernières années où on a quand même pas mal parlé d’écologie, de décroissance, même sur des mouvements qui touchaient pas mal de monde, il ne pourrait pas justement y avoir un mouvement de type un peu Gilets jaunes mais qui prenne en même temps conscience de tout ça ?

Q : Si, mais il faut être clair : si on parle d’écologie, si on veut, sinon résoudre, du moins arriver à s’affronter aux questions écologiques qui sont énormes, il faut consommer moins.

D : Mais tu ne crois pas que cette idée-là est quand même un peu passée ?

Q : Ce n’est pas que je vois autour de moi. C’est possible… Mais ce que je vois en termes écologiques – bon je caricature – c’est, comme je l’ai lu quelque part, les bobos qui veulent sauver le monde en temps normal et qui en temps de crise sauvent leur cul. C’est un peu ça : une posture écologique – une égologie comme ça a été dit – qui est quand même assez répandue et qui grève énormément la question. Il y a de vrais écolos, effectivement, qui vivent d’assez peu de chose, qui ont un vrai discours politique construit, mais ce n’est pas eux qui tiennent le haut du pavé. Lors des Marches pour le climat [1], je n’ai pas vu du tout de véritables dé­croissants à l’intérieur : j’ai vu des gens avec des smartphones… Le smartphone ce n’est pas du tout un objet écologique : le monde que l’on voudrait, si on veut être réaliste, c’est un monde où il ne peut pas y avoir de smartphones. Ce n’est pas possible.

D : Mais là tout ce qui nous entoure, même les démarches de l’État et tout, ça devient parfois très compliqué à faire sans smartphone. On est un peu contraint d’une certaine manière.

Q : Non… Enfin… La contrainte du smartphone je n’y crois pas tellement… À part des gens qui sont obligés, effectivement, à cause du travail, mais j’ai dû en rencontrer deux ou trois dans ma vie sur mille individus. La plupart des gens ont eu un portable parce qu’ils trouvaient que c’était bien.

D : C’est compliqué de ne pas en avoir pour pouvoir faire plein de démarches simples…

Q : Écoute, moi je n’en avais aucun jusqu’à il y a trois jours. Je le vivais très bien et on est en 2020…

D : Oui, mais tu as un ordinateur chez toi !

Q : D’accord mais ce n’est pas un smartphone… L’ordinateur on peut aussi en dis­cuter, le mien a 10 ans… Ça fait partie des choses sur lesquelles un mouvement va être obligé de réfléchir. On ne peut pas dire simplement : « Je suis écolo, mais je veux que tout reste absolument à l’identique », ça ne veut rien dire. On change­ra profondément de mode de vie, et pour moi ce n’est pas un problème s’il y a un ordinateur de quartier qui est accessible régulièrement, qu’on organise des plages tournantes pour y accéder, qu’on simplifie les démarches administratives et qu’on y va juste pour des choses utiles ou intéressantes – c’est excellent. Mais est-ce que les gens sont prêts à ça ? Moi je suis entouré de gens qui ont des multitudes d’écrans dans toutes les pièces… Bon, je ne critique pas non plus, je ne fais pas la morale mais un monde où on prendra en compte l’écologie mais aussi les trans­ports, la délocalisation, le travail des enfants, l’esclavage industriel, etc., dans ce monde-là il n’y a pas pléthore d’écrans et d’écrans tactiles. Ce n’est pas possible, ça n’a aucun sens.

C : Moi ça me fait penser aux années 80 ou 70 – je suis né à la fin des années 70 et je me rappelle que la qualité de vie pouvait être vraiment meilleure et pourtant on n’avait pas tous ces écrans, ce n’était vraiment pas high tech du tout… Par contre les services de santé, de prévention, étaient là et peut-être qu’à l’époque on aurait mieux supporté ce type de crise sanitaire. Ce n’était pas du tout la même société. Maintenant on est vraiment indivi­dualisés et c’est vrai que finalement le retour aux années 60-80 est peut-être souhaitable. Ça veut dire peut-être moins d’argent versé dans le high tech ou dans les divertissements type chaînes de séries et téléphone portable – parce que le forfait de téléphone portable reste assez cher, c’est une dépense im­portante, les communications restent une dépense assez importante des foyers – et peut-être plus de dépenses sur des choses de l’ordre de la santé, de la nourriture, etc. Cela pourrait nous permettre de nous rendre plus heureux, tout simplement. Ça me fait vraiment penser à ce pays qui avait fait le choix de se baser non pas sur le produit intérieur brut mais sur la qualité de vie, le critère c’était le niveau de bonheur…

D : … le Bhoutan.

C : C’est ça. C’est ce type de société-là sur lequel on pourrait être d’accord, en tant que écolo libertaire ou communiste.

Q : Alors moi je ne peux pas être d’accord avec un communiste déjà !

C : (rires) … un vrai communiste, pas un faux…

Q : C’est ça : un vrai communiste !… C’est une boutade, je comprends ce que tu veux dire… Je pense que c’est important de clarifier, et surtout aujourd’hui, que le but de la politique, et là je cite Hannah Arendt, ce n’est pas le bonheur mais la li­berté. Et c’est très différent. C’est important pour arriver justement à se décoller de cette question de société de consommation. On associe le bonheur à la posses­sion et tu as entièrement raison de dissocier les deux ; ce n’est pas parce qu’on a beaucoup qu’on est heureux – moi je vois plutôt le contraire autour de moi, ce n’est pas nouveau évidemment. Le bonheur n’est pas une affaire collective, la li­berté si. J’avais discuté un jour avec un ancien détenu de camp de concentration qui m’avait raconté qu’il avait été heureux à certains moments dans le camp. Et il y a des gens qui vivent ici dans l’opulence et qui ne sont jamais heureux, qui sont en dépression permanente. Donc je ne crois pas que le but de la politique soit le bonheur et je pense même qu’il est très dangereux de subordonner le bonheur à une action politique. Par contre la liberté, oui. Je ne connais pas le Bhoutan, mais je vois ce que tu veux dire. Mais je pense que le modèle ne doit pas être un pays où les gens sont heureux mais un pays où les gens sont libres ; libres individuelle­ment et collectivement. Cette liberté-là est politique et là on est vraiment en plein dans la politique : si on parle de liberté en politique on parle de démocratie, et la démocratie véritable c’est la démocratie directe. Je pense que c’est cette chose-là qu’il faut placer au centre des revendications : on décide ensemble. Quoi qu’on ait à décider : on décide d’une égalité des revenus, on décide d’un revenu minimum, d’un revenu maximum, on décide de produire telle chose ou telle autre, de telle manière, à partir de tels composants, etc. Il y a une multitude de choix à faire, mais on décide collectivement, en notre âme et conscience, en étant informés, en ayant réfléchi, en essayant d’anticiper les conséquences de tous les choix, etc. Je pense que c’est important de partir là-dessus. Je pense que le bonheur, si ça existe, découle de la liberté. Mais on ne peut pas le chercher pour lui-même : je pense même que c’est dangereux de plusieurs manières, parce qu’un État peut te pro­mettre d’être heureux, je ne crois pas qu’un État puisse te promettre d’être libre. Si un État te laisse libre, c’est parce que tu as fait en sorte qu’il te laisse ta liberté. Si un pouvoir te rend libre c’est que tu y participes, de fait. La liberté n’est pas un don : c’est une conquête, c’est une lutte permanente. Je pense que c’est important de se placer dans cette perspective-là.

C : Mais dans la liberté il y a une limite. Par exemple il y a des gens qui peuvent dire : « Moi mon rêve c’est d’aller sur la lune, et je vais tout faire pour y aller, peu importe si les gens manquent de carburant, moi j’en aurai pour ma fusée… ». Il y a quand même cette vision de la liberté, peut être très capita­liste mais quand même assez répandue : les gens peuvent être malheureux en se disant « on a cassé mes rêves, je voulais être dans un château et je suis dans un 30 m²… C’est horrible »…

Q : Ça, ça s’appelle grandir. Et ça s’appelle : bienvenue dans la réalité… La liberté dont tu parles c’est la liberté de l’enfant qui a un caprice, ce n’est pas la liberté de l’adulte qui assume la situation, qui admet la réalité et qui fait avec. Il y a quand même une différence de nature. Tu as raison, j’entends dans ce que tu dis : il y a beaucoup de mouvements dans la société qui sont de l’ordre du caprice infantile. Il y a dans la volonté effrénée de revenir aux années 60 ou 70 ou 80, en tout cas le moment d’un « Âge d’or », quelque chose de très infantile et de régres­sif. On ne va pas revenir aux années 60 ou 70 ou 80, jamais. Par contre on peut retrouver les libertés qui existaient encore à cette époque-là et en inventer de nou­velles. Mais l’histoire avance et on ne va pas retourner en arrière : ce schéma est régressif et il faut absolument s’en débarrasser si on veut que les futurs mouve­ments débouchent sur quelque chose qui soit productif, qui soit viable. L’impor­tant c’est moins d’être heureux que d’arriver à vivre collectivement. Parce que tels qu’on est partis, on ne va pas être 12 milliards sur Terre avec le monde tel qu’il existe aujourd’hui, ça ne va pas bien se passer du tout. On est loin de l’utopie : on va plutôt essayer de sauver les meubles et de mettre en place des dynamiques qui soient fertiles, qui construisent un monde viable et le plus libre possible. Mais ce n’est pas joué du tout : il y a énormément de contraintes. Il faudrait que nous arrivions à intégrer les multiples contraintes et crises qui existent, à faire en sorte de composer avec tout ça. Un exemple – on parlait d’écologie : si vraiment on prend en compte l’écologie, on va consommer dix fois moins, même vingt où cinquante fois moins – on ne sait pas trop ce que ça veut dire… – mais on travaillera plus. Il y aura moins de machines, moins de carburant, moins de circuits imprimés, moins de pétrole, moins de charbon, moins de gaz : il y aura moins de ressources en général. On peut être heureux dans ce monde-là, mais surtout on peut y être libre. C’est-à-dire que l’on pourra comprendre ce que l’on va faire quand on va travailler ; on sait ce qu’on va construire, pour qui, pour quoi et à partir de quoi – et je pense que c’est important. Alors les gens sont-ils prêts à faire ce genre de choix ? Moi je le fais immédiatement mais je ne suis pas sûr que les gens soient prêts à travailler plus et à gagner moins. Alors que c’est évidemment l’avenir. Ce n’est pas grave : le travail n’est pas une malédiction, il peut être un plaisir, il peut même être un épanouis­sement extraordinaire lorsque c’est un vrai travail, lorsque c’est une œuvre au sens d’Arendt. Et gagner moins, je pense qu’on peut s’y faire assez facilement à partir du moment où il y a une socialité, où il y a une vie qui a du sens, où il y a une société qui est vivante.

C : C’est aussi le retour au pragmatisme dans le sens où le virus nous a mis devant un mur à franchir. Il y a un retour aussi à une société beaucoup plus vigilante par rapport à ça : c’est un retour des hôpitaux publics avec une main-d’œuvre conséquente, etc. C’est ce qu’on disait au début : ça va au-delà des nationalisations, c’est aussi se débarrasser de la bureaucratie : le prag­matisme a été mis à mal par une sorte de société administrative.

Q : Tu as tout à fait raison. La question de la bureaucratie a été un des points de départ de la réflexion sur la démocra­tie directe, notamment chez Castoriadis, par la critique de la monopolisation du pouvoir par une couche parasitaire administrative et hiérarchique. C’est ce qu’on est en train de voir dans les hôpitaux, apparem­ment, aujourd’hui : la reprise en main des hôpitaux par les médecins [et les soignants en général] et la relégation et la marginalisation des administrateurs et des bureaucrates qui étaient inflationnistes un peu partout et particulièrement dans le monde de l’hôpital – alors les médecins y sont des mandarins, soyons prudents… Mais aller au travail pour un travail qui a un sens veut dire être attaché à la tâche, être soucieux du travail accompli en tant que processus et non pas aux formes, aux formulaires, aux administrations, aux protocoles, etc. Ça c’est extrêmement important pour que le travail reprenne un sens. Un des gros chantiers devant nous c’est une réappropriation du travail dans toutes ses dimensions, aussi bien dans ce qui est produit que la manière dont c’est produit, la manière dont on travaille, etc. S’il pouvait y avoir une renaissance des collectifs de travail qui se posent des questions quant à la finalité et aux modalités de leur travail ce serait une chose assez extraordinaire. C’était par exemple une dimension qui a complètement manqué, de ce que j’en ai vu, dans le mouvement des Gilets jaunes : à aucun moment n’a été interrogé le sens du travail. On a parlé beaucoup de la rétribution du travail et surtout du rôle de l’État, à travers les taxes, etc., mais pas du tout du sens du travail. En partie, je pense, parce que le mouvement était issu des en­trepreneurs, des artisans, des commerçants pour qui le travail a un sens intrin­sèque, mais il y avait aussi beaucoup d’employés. Cette question n’a pas été posée alors qu’elle est extrêmement importante. Elle est même au centre de la question politique.



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