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Linguistique.
La dépendance malaisée à l’égard de concepts ou de termes premiers dont la discipline considérée n’a pas la dis position, mais un usufruit partiel et problématique, serait aisément visible dans le cas de la linguistique, si la chose n’avait été couverte, ces dernières années, par le bruit fait autour de diverses écoles de cette discipline et leur prétention de lui avoir enfin donné un statut de science rigoureuse. Certes, la question : qu’est-ce que la langue ? avec le cercle primitif qu’elle trace aussitôt autour d’elle-même et de toute réponse, peut être récusée par le linguiste, qui refusera de discuter de l’essence et citera en témoin le physicien, qui ne se demanderait pas ce qu’est la physis, mais essaierait seulement de prévoir ce qu’elle fera. Pourtant, on le sait, la théorie physique est obligée de faire des hypothèses sur ce qu’est « ce qui fait ainsi ou autrement », sous peine de tomber au rang d’une activité purement empirique-pragmatique qui admettrait l’équivalence de tous les constructa fournissant des prédictions similaires, quelle que soit leur incompatibilité logique. Ici aussi, la question de ce qu’est la langue ne surgit pas seulement lorsqu’il s’agit de constituer l’objet de la linguistique et de délimiter ses frontières (facilement transgressées par certain linguistes lorsqu’ils affirment qu’il y a ou qu’il n’y a pas de « langages animaux », que le« code génétique » est un langage, ou que le monde humain peut être réduit à l’échange de femmes, d’objets et de signes). L’essence du langage et sa question reviennent dans toutes ses manifestations, et par là dans le travail concret de la linguistique. Faut-il par exemple dire que la double articulation est essentiellement inhérente au langage, ou bien simplement un fait empiriquement universel ? Avant de récuser cette distinction, on se rappellera que les linguistes ne la récusent pas, qui se divisent là-dessus : fait en lui-même hautement significatif, car un physicien ne douterait pas une seconde de la nécessité essentielle d’un fait universel, et tenterait aussitôt de la déduire. Faut-il dire que les quelques classes grammaticales que l’on rencontre dans toutes les langues connues traduisent des traits essentiels du langage, ou bien est-ce là encore une simple généralité inductive ? Et que dire des autres, spécifiques, à certaines langues seulement, mais sans lesquelles les premières ne pourraient pas fonctionner, et du rapport des deux ? Comment commencer même à dis cuter cette question, et toutes celles ayant trait aux universaux du langage, sans se demander jusqu’à quel point une catégorisation quelconque du monde est soumise à des nécessités internes indépassables -et dans ce cas si elles viennent de ce qui catégorise, de ce qui est à catégoriser, des deux et dans quelle proportion et quel rapport -et jusqu’à quel point elle ne fait que refléter des aspects à cet égard accidentels, de la culture considérée ? Mais cette question qu’est-elle d’autre, sinon une nouvelle formulation d’une interrogation philosophique aussi ancienne que centrale ? À cet égard, les thèses culturalistes, comme les thèses aprioristes couramment soutenues, rappellent jusqu’au malaise des positions philosophiques vieilles comme notre histoire. Le malveillant ajoutera qu’elles les encombrent d’une naïveté qu’elles n’avaient pas à l’origine ; le bienveillant, qu’elles les renouvellent par le matériel qu’elles apportent. On s’accordera peut-être facilement avec les deux.
Le langage a à faire avec le sens. Comment donc parler du langage sans parler philosophie ? Cette identité – non identité énigmatique, ces liens de diamant, la linguistique n’a pu les vivre, depuis un demi-siècle, que comme un piège, piège philosophique dont il fallait à tout prix se dégager. Une majorité de linguistes a donc dénoncé aussi bien le terme que la notion de sens comme philosophiques et a essayé de s’en débarrasser. Elle ne pouvait évidemment pas y réussir : en revanche elle a réussi à s’embourber dans un engagement philosophique sans réserve à l’égard d’une philosophie particulière (peu importe que celle-ci n’ose pas dire son nom), le béhaviorisme. Certains veulent aujourd’hui rompre cet engagement au nom d’un autre à l’égard d’un supposé cartésianisme. Peut-on espérer que la leçon sera entendue ? Il ne semble pas qu’elle le soit encore ni pour ce qui est du problème du sens comme tel, ni pour ce qui est de ses innombrables implications pour la théorie linguistique. Autrement, on aurait peut-être moins entendu parler de sémantique structurale, c’est-à-dire d’une entre prise basée sur l’incroyable postulat que le sens se compose d’éléments discrets soumis aux lois d’un groupe additif. On aurait peut-être aussi réfléchi davantage sur la distinction couramment admise entre « structure superficielle » et « structure profonde » des énoncés, qui ou bien ne reflète que le pur arbitraire du linguiste (reconstruisant un énoncé linguistique et décidant qu’il est « plus profond » que l’énoncé effectif), ou bien reconduit à l’impossible idée d’un contenu pleinement constitué avant l’expression et postule donc un sens pleinement déterminé en soi indépendamment du signe. Enfin, on se serait peut-être interrogé sur le statut et la source de légitimité des conceptions qui soutiennent le caractère inné de certains aspects du langage ; sont-ce des affirmations scientifiques démontrées ou réfutables, est-ce de la spéculation déguisée en science, est ce de la philosophie, est-ce que peut-être ces distinctions n’ont pas lieu d’être, mais alors est-ce que l’on pourrait les oblitérer n’importe comment ? Il ne s’agit évidemment pas de dire que la question de la relation du langage, en général et dans ses particularités, avec la biologie de l’homme comme celle de sa relation avec des systèmes de « communications » animaux et avec les processus d’ « information » à l’intérieur de l’organisme et de la cellule ne sont pas de la première importance. Mais ces questions ne pourront être éclairées que lorsqu’on parviendra à penser effectivement le langage humain lui-même comme ce qu’il est, et non pas par assimilation préalable à ce qu’il n’est pas.
Psychanalyse
Mais assurément, il n’est pas de domaine où les conséquences de la séparation se manifestent de façon aussi aiguë que celui de la psychologie des contenus, c’est-à-dire de la psychanalyse. D’une part, la psychanalyse couvre en droit et en fait la totalité des manifestations de l’homme, puisqu’elles procèdent (du moins, procèdent aussi) de l’organisation, du fonctionnement, de l’évolution de son psychisme. D’autre part, elle tes considère d’un point de vue hautement particulier, et en relation à une pratique unique et à une praxis nécessairement singulière. De ce fait déjà, son étrange statut épistémologique et philosophique pose une question dont la discussion ne peut même pas commencer sans que l’on dépasse les critères épistémologiques traditionnels (d’où la correction formelle, aussi parfaite que leur insignifiance, des critiques soit « scientifiques », soit « philosophiques », qui lui sont adressées). Mais ses rapports avec les autres disciplines sont tout aussi difficiles à élucider. Il y a incontestablement, du moins le pensons-nous, une contribution essentielle de la psychanalyse à la compréhension des phénomènes sociaux – qu’ils soient économiques, politiques, ou religieux. Mais quelle est sa nature, qu’est-ce qui la rend légitime ? Peut-on fonder ce passage du champ individuel au champ social ? Les attitudes des psychanalystes à cet égard ne sont nullement concordantes ; pour certains ce passage va de soi, pour d’autres il n’y a même pas lieu de parler de passage, car tout pourrait se réduire aux termes psychanalytiques. Cette dernière attitude est certes difficilement tenable, puisqu’à la limite la psychanalyse ne peut pas interpréter le fait même de l’institution, que toutes ses interprétations présupposent. Mais c’est précisément pour cela, à savoir parce que la réduction du social à l’inconscient individuel n’est possible ni logique ment, ni réellement (pas plus que la réduction inverse), que la question existe. Peut-on dire, comme Freud à d’autres moments, que la société c’est la réalité, à savoir que la psychanalyse ne peut que présupposer la société et telle société, qui chaque fois fournirait son contenu concret au « principe de réalité » que l’individu rencontre, et que leur examen doit être laissé à d’autres disciplines ? Mais cet abandon n’est pas possible, puisque précisément la psychanalyse des choses à dire sur la religion par exemple : cette partie essentielle de la réalité sociale, dit la psychanalyse, est une illusion. Qu’est-ce donc que la « réalité », et qu’est ce que la société, et son histoire ? Est-ce la même « réalité » qu ’individu et société affrontent ? Pour l’individu c’est sans doute la société qui constitue, aux deux sens du mot, la réa lité : la loi ou l’organisation donnée de l’économie s’imposent à lui de façon irréfutable, et la sanction de son refus de les reconnaître sera généralement la psychose. Mais ce qui est acier pour l’individu est cire molle pour l’histoire qui a créé et continue de créer une variété apparemment sans limite de formes sociales. Y a-t-il des bornes à cette création, et lesquelles ? Il y en a certes quelques-unes, et la société rencontre, elle aussi quelques réalités indépassables, réalités externes aussi bien qu’internes mais leur considération ne conduit qu’à des banalités et, puisqu’elle sont posées une fois pour toutes, n’apporte rien à l’intelligence de la réalité différente que la société chaque fois pose. Ce n’est pas le besoin indépassable de tant de calories par jour qui permet de comprendre l’infinie variété des systèmes alimentaires concrets ; aucune société n’a du langage, elles ont chacune leur langue ; l’idée de loi comme telle ne dit rien sur les systèmes effectifs d’organisation sociale réglée. Quelle est donc la source de cette immense variation des systèmes sociaux ? Et comment jouent-ils chaque fois dans la constitution, le développement, le fonctionnement de la psyché ? Est-ce que, psychanalytiquement, rien ne change lorsqu’on passe du Parisien contemporain au Balinais ou au Dogon, ou si on le pouvait, au Babylonien ? Dire oui, c’est affirmer qu’il n’y a pas essentiellement d’histoire ; dire non, que l’inconscient lui-même est en un sens historique. Ni l’une ni l’autre de ces assertions ne peuvent, par principe, être légitimées à l’intérieur du champ propre à la psychanalyse et encore moins par les méthodes qui lui sont spécifiques et dont elle tire plus que son originalité : son droit à l’existence. Mais la question, elle, reste légitime, et trace la frontière d’un champ qui ignore les démarcations conventionnelles entre disciplines.
Là ne se limitent pas les apories créées par la psychanalyse. Le rapport, qu’à la fois elle pose et maintient à distance, entre les processus psychiques qu’elle analyse et le corps ne ressuscite pas simplement une ancienne question philosophique, il la renouvelle. Le symptôme somatique, et son interprétation comme signe d’un sens inconscient, postulent bien évidemment un type de liaison entre ces deux niveaux d’existence de l’individu qui reste intégralement inintelligible -tout autant que les manifestations du processus opposé et symétrique, connues depuis toujours mais dont la technique chimiothérapique contemporaine a non seulement allongé la liste mais altéré substantiellement le caractère. On pourrait trouver gaie, si elle n’était affligeante, la situation actuelle où le psychanalyste interprète, et par là souvent résout, un symptôme hystérique, cependant qu’à côté le psychiatre nettoie un délire en administrant une substance spécifique soigneusement dosée et que, dans un troisième bâti ment, te philosophe tient un discours sur la relation de l’âme et du corps, après quoi les trois personnages, se regardant de biais, s’évitent dans la cour. Il est facile de croire ou de faire croire qu’on a avancé dans l’intelligence de ces rapports parce que l’on a forgé l’expression « langage du corps », comme il est difficile à présent de concevoir comment, mal gré ses progrès et l’aide de la cybernétique, la physiologie du système nerveux central pourra jamais franchir l’abîme qui sépare l’emmagasinage, l’élaboration et la circulation de l’information dans un système hypercomplexe et les réalités du désir, de l’affect, de la création. Faut-il enfin rappeler qu’en tant que praxis, la psychanalyse rencontre constamment et nécessairement des questions éthiques et politiques qu’il lui est impossible de discuter par ses propres moyens et auxquelles pourtant elle répond, quoi qu’elle fasse, chemin faisant ? Tout traitement analytique tend à éviter certains résultats et à surmonter certaines situations, guidé par une visée qui, pour avoir été formulée, en termes éblouissants par Freud – « où Ça était, Je dois devenir » – , n’en reste pas moins indéfinissable, de même qu’il ne peut s’empêcher de rencontrer cette « réalité » qu’est l’arbitraire de la forme chaque fois donnée de la société, et – n’était-ce la particularité du milieu social concerné – peut-être de s’y heurter.
Sociologie.
Il ne faudrait pas quitter le domaine des disciplines anthropologiques sans considérer celle qui devrait en principe les accueillir toutes, et qui est loin de pouvoir le faire : la sociologie. Déjà lorsqu’il s’agit simplement de saisir son objet, une difficulté centrale surgit : y a-t-il un niveau de réalité propre qui serait le social, et comment pourrait-on, au-delà de ce mot, le concevoir ? ou bien ce que nous appelons ainsi ne serait-il qu’une abréviation pour une somme de réalités particulières, et lesquelles ? On vient d’évoquer un aspect de ce problème, à propos de la psychanalyse et de l’impossibilité de réduire le social à l’individuel. Pour certaine qu’elle nous paraisse, celle-ci ne règle pourtant pas la question : qu’est-ce qui reste ainsi irréductible ? Toutes les explications ou interprétations fragmentaires tant soit peu satisfaisantes des phénomènes sociaux que l’on peut recenser renvoient en dernier lieu à l’individu comme cause efficiente et construisent en fait le social à partir de l’addition de l’individuel, quelles que soient leurs intentions proclamées : cela vaut pour l’économie (non seulement académique, mais même marxiste), comme pour l’interprétation psychanalytique de la religion. Ceux qui ont voulu dépasser cette situation ne l’ont fait qu’en parole, par l’invocation par exemple d’une « conscience collective » ou d’un « inconscient collectif », qui visiblement restent des mots sans autre signifié assignable que le problème même ici discuté, ou bien posent la totalité sociale comme un élément premier, sans discussion. Il ne semble pas possible d’aller plus loin sans mettre en question des catégories centrales de la pensée traditionnelle : dans ce cas précis, la manière dont nous pensons les types de relation possibles entre un « tout » et ses « parties » ou ses « éléments », Il n ’est pas possible, visiblement, de penser la société comme « composition » à partir d’éléments qui, logiquement ou réellement, lui préexisteraient : on ne pourrait « composer » une société, si déjà l’expression a un sens, qu’à partir d’individus déjà sociaux, c’est-à-dire qui portent déjà le social en eux-mêmes. Pas plus qu’il n’est possible d’appliquer ici le schème qui, tant bien que mal, semble applicable dans d’autres domaines, à savoir l’idée qu’il émerge au niveau d’une« totalité » des propriétés nouvelles qui n’existent pas ou n’ont pas de sens au niveau des « composantes », ce que les physiciens appellent les phénomènes coopératifs ou collectifs, ou ce qui correspond à l’idée connue de la « transformation de la quantité en qualité », Il n’y a aucun sens à considérer que langage, production, règles sociales sont des « propriétés » qui émergent dès que I’ on met ensemble un nombre suffisant d’individus ; ces individus sont inexistants et inconcevables hors ou avant ces prétendues « propriétés collectives » – et n’y sont pas non plus « réductibles »,
On retrouve la même question lorsque l’on considère la relation entre l’organisation et la vie d’ensemble de la société, et les « secteurs » ou les « domaines » qu’elle com porte. Il n’y a aucun schème disponible nous permettant de saisir vraiment les relations entre économie, droit, religion d’une part, et la société de l’autre, pas plus du reste que les relations entre ces secteurs eux-mêmes. Aucun non plus nous permettant de dire de quelle façon ils sont ces entités particulières qu’ils sont. Il ne s’agit pas, certes, d’ « aspects », au sens où l’on peut parler de l’aspect thermique ou chimique d’une réaction ; mais pas non plus de « systèmes partiels » coordonnés – comme les systèmes circulatoire, respiratoire, nerveux d’un organisme – puisque, par exemple, nous pouvons rencontrer, et rencontrons souvent, l’autonomisation ou la prédominance de tel ou tel de ces prétendus « systèmes partiels » dans des organisations sociales données. Que sont-ils donc ? La question se complique d’autant plus que nous ne pouvons même pas dire que cette articulation du social en technique, économique, politique, juridique, religieux, artistique est donnée une fois pour toutes. C’est précisément tout le contraire puisque nous savons parfaitement que droit et économie, par exemple, n’émergent comme moments explicites et posés comme tels de l’organisation sociale que tardivement, que le religieux et l’artistique comme relativement séparés ne sont, à l’échelle de l’histoire humaine, que des créations fort récentes, ou que le type de relation (et non seulement le contenu) entre « travail productif » et les autres activités humaines a exhibé, le long de cette histoire, des variations énormes. L’organisation de la société globale se redéploie chaque fois elle-même de façon différente, et c’est elle-même qui, chaque fois, non seulement pose les « moments » différents dans lesquels elle s’incarne, mais fait exister un type de relation entre ces « moments » et le « tout ». Ni les uns ni l’autre ne peuvent être réduits a priori par la réflexion théorique, ni inférés par une considération inductive des formes de vie sociale jusqu’alors observées, ni pensés dans un cadre logique donné une fois pour toutes.
Nous sommes donc ici en présence d’un « objet » qui montre que, dans leur usage effectif, des termes tels que partie et tout, un et plusieurs, composition et inclusion ne peuvent pas avoir partout le même sens ; plus même, qu’en dehors de quelques domaines bien étroits et bien circonscrits l’on peut se demander s’ils ont un sens autre que « nominal et vide » – « logikôs kai kénôs », comme disait Aristote. Nous sommes placés devant cette exigence, apparemment insoutenable, de penser des « relations » entre des « termes » qui ne soient pas des entités discrètes. séparées, individualisables, plus encore, de considérer la dyade « termes-relations », telle qu’elle se présente chaque fois à un niveau déterminé, comme impossible à saisir à ce niveau-là indépendamment des autres.
Société et histoire.
Ce redéploiement d’elle-même que la société opère le long de son histoire pose également la question de la temporalité historique d’une manière incompatible avec la détermination traditionnelle du temps. Elle nous fait voir que la distinction entre société et histoire, et donc entre une « sociologie » et une véritable« science de l’histoire »,est finalement inacceptable. Parce que Saussure, en réaction justifiée contre un pseudo-historisme événementiel dans le domaine linguistique, a insisté sur le fait que l’on ne comprend rien de la langue lorsqu’on se borne à retracer l’évolution phonologique ou sémantique, l’étymologie des mots ou les changements de forme grammaticale, et qu’il fallait concevoir la langue comme un système qui, à chaque moment, doit fonctionner et effectivement fonctionne indépendamment de son « passé », on a, depuis quelques décennies, érigé la distinction des points de vue synchronique et diachronique en opposition absolue et, par un de ces mouvements d’une balançoire auxquels décidément la réflexion humaine semble irrémédiablement condamnée, travaillé comme si seul le point de vue synchronique était légitime, les considérations diachroniques étant exilées du domaine scientifique ; comme on sait, plusieurs porte-parole du « structuralisme » se sont distingués dans cette rhétorique. Il devait pourtant être clair que, déjà du point de vue le plus élémentaire, l’idée que le même objet puisse être considéré selon des coupes instantanées d’une part. selon son devenir d’autre part, sans que ces vues à aucun moment communiquent, est absurde. Mais c’est à un niveau beaucoup plus profond que la question des rapports du « système » et du« devenir » est ici posée : elle est question de la possibilité même de cette distinction apparemment si claire. Comme on l’a indiqué plus haut, déjà dans un domaine tel que la cosmologie, « structure » et « devenir » ne semblent pas pouvoir être distingués sans problème, non pas simplement que la structure de l’univers évolue, mais que, sil’ expansion de l’univers ne peut d’aucune manière être considérée comme« accidentelle », la structure de l’univers entraîne une histoire – dans l’optique de la relativité générale – ou est son histoire – dans celle de la théorie de l’état stationnaire. D’une autre manière, l’interrogation surgit en biologie, où le« système » n’est chaque fois système vivant que par sa capacité d’« évoluer », aussi bien au niveau ontogénétique qu’au niveau phylogénétique et au niveau du biosystème global. Et c’est d’une autre manière encore que la question surgit dans le domaine social. On peut l’illustrer facilement sur l’exemple du langage, considéré sous son aspect essentiel, à savoir son rapport à la signification. Car c’est une propriété de la langue en tant que système de ne pas s’épuiser dans son état synchronique, de n’être jamais réductible à un ensemble de significations déterminées, fixées, disponibles, mais de contenir toujours un en plus éminent et imminent, d’être toujours synchroniquement ouverte à une transformation des significations, bref : de rendre possible, par des moyens connus, un discours original, de permettre un usage « inhabituel » de l’habituel. Mais c’est aussi une propriété de la langue comme histoire d’intégrer aussitôt dans son système tout ce qui émerge comme modification du système, de rendre constamment possibles l’acquisition ou l’élimination à travers lesquelles le système perpétue sa capacité de fonctionner, de transformer constamment l’inhabituel en habituel. Et c’est finalement d’une autre manière encore que nous retrouvons la question au niveau de la société entière, puisque l’ « espace social », au sens le plus vaste de ce terme. et tout ce qu’il « contient », ne sont, constitutivement, tels que par leur ouverture à une temporalité. puisque rien, dans aucune société (aussi « archaïque », aussi « anhistorique » soit-elle), n’est qui ne soit présence inconcevable de ce qui n’est plus, et imminence tout autant inconcevable de ce qui n’est pas encore, puisque l’être-là du social est toujours disloqué intérieurement ou, comme on voudra dire, constitué en soi par le hors-soi, efficace présente du « passé » dans la tradition et l’institution et de l’« avenir » dans l’anticipation. l’incertitude, l’entreprise. Réfléchir vraiment la société et l’histoire, c’est donc essayer de réfléchir le social-historique dans une dimensionalité dont nulle part ailleurs nous ne trouvons d’exemple, et que, pour cette raison même, nous n’étions pas jusqu’ici capables de reconnaître dans son originalité irréductible.
Le problème de l’unification des disciplines
C’est donc la problématique propre des disciplines parti culières et leur évolution, et ce dans tous les domaines, qui crée l’exigence impérieuse de dépasser la séparation extrême qui en a caractérisé le développement depuis trois siècles ; séparation entre disciplines du même domaine, séparation entre domaines, séparation entre disciplines scientifiques et réflexion philosophique. Sous diverses formes, la conscience de cette exigence est partagée par un nombre croissant de scientifiques depuis des années. Si elle n’a pas conduit à une modification tant soit peu notable de la situation, c’est que celle-ci repose sur des conditions profondes, aussi bien intrinsèques que social-historiques, et que les diverses tentatives déjà faites se sont attaquées au symptôme de la séparation, sans essayer d’en analyser et d’en comprendre les raisons d’être.
On a pu ainsi pendant longtemps, et encore aujourd’hui, penser que le dépassement de la séparation devait se faire et ne pouvait se faire que par l’unification des méthodes fondamentales dans les différents domaines, ou par la réduction de ceux-ci à un seul domaine élémentaire. En fait, il n’y a pas de différence essentielle entre ces deux programmes. Si les phénomènes psychiques, historiques et sociaux sont réductibles à des phénomènes biologiques, ceux-ci à des phénomènes physico-chimiques, et si, finalement, la physique n’est que de la mathématique matérialisée, réduction des contenus et unification des méthodes ont une même signification ultime, qui est la mathématisation. Réciproquement, si la méthode, au sens profond du terme, pouvait être partout unifiée, la diversité des régions se réduirait à une diversité simplement apparente. La tentative du cercle de Vienne – dont le pro. gramme explicite et « l’unification de la science » – illustre clairement ce que nous disons : la recherche d’une unité épistémologique entre disciplines était inspirée par une philosophie physicaliste, qu’elle visait en même temps à fonder.
Une telle unification plus ou moins directe des méthodes semble hors de question aujourd’hui et peut-être pour toujours. Il n’est même pas possible de l’envisager à l’intérieur du seul domaine anthropologique. Dans ce cas, la tentative de mathématisation avait pris pendant longtemps la forme naïve de la recherche de lois quantitatives, dont la découverte pourrait conférer aux sciences humaines la rigueur tant enviée de la physique mathématique. Les résultats ont été nuls ou triviaux ; dans le meilleur – et le pire – des cas, celui de l’économie (qui tend au chercheur un piège de premier ordre, puisque ses phénomènes se présentent comme constitués déjà en soi sous forme mesurable et quanti fiable). il n’y en a guère qui s’imposent de façon indiscutable. Comme l’a écrit Norbert Wiener,« le succès de la physique mathématique a rendu l’homme des sciences sociales jaloux de sa puissance, sans qu’il comprenne vrai ment les attitudes intellectuelles qui y avaient contribué. L’usage de formules mathématiques avait accompagné le développement des sciences de la nature et devint la mode dans les sciences sociales. Exactement comme des peuplades primitives adoptent les modes occidentales d’habillement cosmopolite et du parlementarisme à partir d’un vague sentiment que ces accoutrements et rites magiques les porteront d’emblée au niveau de la culture et de la technique modernes, de même les économistes se sont forgé l’habitude d’affubler leurs idées plutôt imprécises du langage du calcul infinitésimal » [1], « Aujourd’hui, ajoute Joan Robinson, les prétentions des économistes ont impressionné les représentants d’autres branches des études sociales, qui singent les économistes singeant les physiciens » [2]. La raison de cet échec est claire : les aspects des phénomènes sociaux qui satisfont aux conditions de la théorie mathématique de la mesure ne sont pas pertinents ou ne sont pas en relation fonctionnelle avec les aspects pertinents.
Plus récemment, on a voulu donner à cette unification une orientation nouvelle, néoformaliste ou structuraliste. censée permettre une mathématisation indépendante de la notion de mesure. À supposer même que le programme structuraliste puisse se réaliser, il n’aboutirait au plus qu’à une unification partielle d’aspects déconnectés de certaines disciplines anthropologiques, ceux précisément qui sont passibles d’un traitement de ce type ; or, déjà dans le domaine où elle est née, la linguistique, il est plus que douteux que la méthode structuraliste arrive à saisir l’essentiel, et même qu’elle puisse prendre en considération plus que certaines composantes, finalement secondaires, des phénomènes. En outre, les questions de l’interrelation et de l’intégration dans un monde social donné de structures différentes – linguistiques, économiques, de pouvoir – ne peuvent même pas être approchées par la méthode structuraliste ; parler d’homologie structurale ou d’appartenance commune à une structure englobante des oppositions phonématiques et des formes du pou voir d’une société fait penser à un canular plutôt qu’à un pro gramme de recherche. Les aurait-on résolues, du reste, que l’on devrait encore s’interroger sur le pourquoi de structures différentes, et sur le pourquoi de leur succession dans le temps. Or un problème aussi fondamental que l’enchaîne ment historique des formes, la source de l’altérité et de la novation en même temps que cette continuité sui generis qui caractérisent l’histoire apparaît comme tellement inabordable par le structuralisme que ses partisans n’ont jusqu’ici trouvé de meilleur moyen de défense que d’en nier l’existence ou l’importance.
Dans ce cas encore, on a voulu mathématiser et formaliser sans se demander si les conditions étaient remplies qui permettraient une formalisation, et laquelle. Ce n’est pas seulement la théorie de la mesure et l’analyse classique qui se révèlent sans prise sur les phénomènes sociaux, mais des catégories beaucoup plus primitives de la mathématique constituée – relation d’ordre, relation d’équivalence, fonction et finalement la catégorie même d’ensemble – qui ici laissent hors d’atteinte l’essentiel. Si le quantitativisme naïf dans le domaine anthropologique peut être comparé, moyennant une malveillance modérée, à une tentative d’analyser les musées d’après le nombre et la superficie totale des tableaux qu’ils abritent, moyennant une malveillance encore plus modérée, le structuralisme pourrait l’être à l’essai de les analyser d’après les caractéristiques de la distribution des écoles et des sujets entre les différentes salles. Les deux opérations sont toujours effectuables, et toujours d’un intérêt quasi nul ; aucune ne concerne la peinture. Que saurais-je du Louvre. si j’en savais seulement qu’un paysage hollandais exclut la présence d’un portrait italien dans la même salle et impose celle d’une marine anglaise dans la salle suivante ?
On tente ainsi, dans le domaine anthropologique, des pseudo formalisations, par simple transposition ou décalque des types de formalisation qui semblent avoir réussi ailleurs. sans s ’interroger sur la légitimité de telles transpositions, sans, encore moins, soupçonner que ces formalisations posent d’immenses problèmes dans leurs propres domaines d’origine. Comment penser que la mathématique constituée -dont les ressources sont déjà, malgré leur progression fantastique, incapables de se mesurer avec les tâches que leur posent les domaines de l’hydrodynamique, de la physique des particules élémentaires, ou de la cosmologie -pourrait permettre de maîtriser des régions telles que le vivant, le psy chique, ou le social-historique ? C’est un des plus grands mathématiciens du siècle qui, à la fin de sa vie, et après un immense travail théorique et pratique sur les automates, était amené à conclure « Le langage du cerveau n’est pas le langage des mathématiques » [3] Ce qui veut dire qu’il est à peu près exclu que le langage des mathématiques suffise pour saisir le fonctionnement du cerveau ; encore moins. donc, celui de la psyché ou de la société. Mais s’il en est ainsi, dans quel langage pourra-t-on parler de ces objets ? Que veut dire qu’il puisse exister plusieurs« langages » ? Et quel est le rapport de ces langages entre eux, et avec le langage ? C’est à une exploration préliminaire de ces questions que sont consacrées les lignes qui suivent.
La logique ensembliste ou identitaire
Von Neumann se référait au langage des mathématiques d’abord certes, parce qu’il était le sien propre et qu’il y a laissé des empreintes puissantes. Mais aussi, plus essentiellement, parce qu’il y a effectivement un privilège extraordinaire de ce langage – qui n ’est pas sans rapport profond avec le motif que nous imputions plus haut à la fascination exercée par la mathématique sur la philosophie : malgré son apparente irréalité, son écart relativement au monde de la perception naturelle et de la vie immédiate, l’immense étrangeté de ses constructions babéliennes, la mathématique incarne, de la façon la plus pleine et la plus pure possible. l’aboutissement extrême d’un type de logique essentiel, et pour cela identifié abusivement jusqu’ici avec la logique tout court. Nous appellerons cette logique la logique identitaire, et aussi, conscients à la fois de l’anachronisme et du forçage des termes, la logique ensembliste ; son privilège est qu’elle constitue une dimension essentielle du langage tout court – et de tout langage – comme de toute vie et de toute pratique sociale.
Répétons la définition « naïve » de Cantor : « Un ensemble est une collection en un tout d’objets définis et distincts de notre intuition (Anschauung : le terme couvre ici aussi bien l’intuitionné extérieur ou intérieur empirique, le perçu, que l’intuitionné ’pur’ kantien) ou de notre pensée. Ces objets sont appelés les éléments de l’ensemble. » Encore une fois, ce n ’est pas malgré mais à cause de ses circularités et de ses « naïvetés » que cette « définition » nous semble fonda mentale. car elle correspond admirablement aux opérations essentielles de ce que nous appellerons le légein comme à la fois condition et production de la société, condition produite par ce qu’elle-même conditionne. Légein : choisir-poser-ras sembler-dire. Pour que la société puisse exister et pour qu’un langage puisse fonctionner, il faut que, d’une façon quel conque, à un certain niveau, à une certaine couche ou strate de la pratique et du discours social, tout puisse être rendu congru à ce que cette « définition » implique. À savoir : il faut que puissent être posés-choisis-rassemblés-dits des « objets », bien« distincts » les uns des autres, « bien définis » (au sens d’une définition « décisoire-pratique ») – que ces objet relèvent de la « perception » externe ou interne, de la « représentation » au sens le plus général, ou de la « pensée » au sens strict du terme. Il faut que ces objets puissent être rassemblés, en un deuxième sens. en des « collections » qui forment des « touts »,c’est-à-dire de nouveaux « objets », de type supérieur. Il faut donc toujours pouvoir distinguer, ou pouvoir faire comme si l’on pouvait distinguer ; et pouvoir définir, ou pouvoir parler comme si l’on pouvait définir. c’est-à-dire de telle sorte que tout ce qui est « visé » puisse être aussi, au moyen du dire. désigné suffisamment et adéquatement à la « visée » des autres. Il faut toujours pouvoir « collecter en un tout », du moins dans le discours : et., évidemment aussi, pouvoir effectuer l’opération inverse, dé composer un « tout » donné en « touts » de type inférieur ou en « éléments » distincts et définis. Bien que cela reste implicite dans la définition de Cantor (et sans entrer ici dans les discussions que cette question a de nouveau soulevées depuis cinquante ans, car elles ne sont pas pertinentes pour ce que nous visons), il faut pouvoir disposer de l’équivalence opérationnelle : propriété = classe, et cela par les deux bouts : posséder une propriété définit une classe, appartenir à une classe définit une propriété.
Présupposés ontologiques de la logique ensembliste.
Les pièces essentielles de la logique identitaire, ou ensembliste, sont toutes ici, explicitement ou implicitement. Le démontrer rigoureusement serait long : contentons-nous de noter que les termes « distinct » et « défini » impliquent le principe du tiers exclu ; de même, que la définition cantorienne implique entraîne, ou permet de construire les couples sujet-attribut, substance-accident, et finalement presque tout ce que l’Occident a pensé comme « détermination » de l’étant, qu’elle contient donc le noyau central de sa pensée : la déterminité, conçue comme immanence à ce qui est de la possibilité d’être défini et distingué. Par même, il est clair que cette logique vaut décision ontologique sur l’organisation de ce qui est (ou qui est pris en compte dans le discours et dans la pratique sociale), décision qui va infiniment loin et qui, malgré les réserves, les restrictions, les objections internes produites par presque tous les grands philosophes. a toujours prévalu en dernière instance dans l’histoire de la pensée gréco-occidentalc et donc aussi dans son rejeton la science moderne. En elle se noue cette énigmatique identité de l’être et du penser scellée dès Parménide, puisqu’elle revient à dire que « ce qui est -ce qui peut être pensé » peut et doit toujours pouvoir être bien défini et bien distinct, composable et décomposable en des totalités définies par des propriétés universelles et comprenant des parties définies par des propriétés particulières (que cette composition-décomposition puisse ou non aboutir à une totalité-unité dernière, henpanta ; qu’elle puisse ou non parvenir à des insécables derniers atoma, est indifférent du point de vue qui nous intéresse ici) ; et que, finalement, ce qui n’est pas de cette façon est moins, ou n’est pas du tout, n’est qu ’« existence passagère, contingence extérieure, opinion, apparence superficielle, erreur, illusion », comme le dira Hegel, ou « multiplicité inconsistante », comme le dira Cantor (lettre à Dedekind du 28 juillet 1899).
La logique ensembliste et l’organisation sociale.
Or on voit immédiatement que l’existence même de la société, comme faire collectif organisé, est impossible sans une telle logique à l’œuvre. Quels que soient par ailleurs Je type et le contenu de l’organisation globale et détaillée du monde et de soi-même que la société institue ; quelles que soient les significations imaginaires qui la sous-tendent [4] et le fluide magique, mythique, religieux qui la parcourt ; quel que soit le mode de pensée qui l’accompagne(« pré-logique », par« participation », etc.), le faire social présuppose toujours et se réfère à des « objets » (au sens le plus large de ce terme) distincts et définis, composables et décomposables, définissant et définissables par des « propriétés » bien fixées. Que tel objet possède des propriétés invisibles, que telle pierre ou tel animal soit dieu, que tel clan totémique soit ou non « consubstantiel à » ou participe de l’essence de son animal éponyme, que l’enfant soit vu comme réincarnation de l’ancêtre ou comme l’ancêtre lui-même en personne, que toutes ces attributions et relations soient pensées, vécues et parlées dans la « sincérité », la « duplicité » ou la « confusion » (à nos yeux) les plus totales, il faut toujours que chaque vache et toute vache fasse partie des vaches, qu’elle ne puisse pas (ou pas n’importe comment) être taureau, qu’elle procrée avec une certitude pratiquement absolue des veaux et des génisses, que l’ensemble des cases forme le village qui est ce village et notre village, celui auquel nous « appartenons », que les couteaux tranchent et que le feu brûle. Il y a une dimension inéliminable du soubassement imaginaire logique de la société qui est et ne peut qu’être immédiate ment congrue à la logique ensembliste ou identitaire. L’erreur du structuralisme a été, dans ce cas, d’une part de croire que cette logique épuise la logique et même la vie d’une société ; d’autre part de vouloir évacuer la question de ce que signifie le fait que telle société distingue et oppose tels termes et non tels autres, et de cette façon-ci et non d’une autre, et de faire, en conséquence, comme si les « oppositions » qu’il aligne interminablement étaient données une fois pour toutes et allaient de soi (cependant qu’il est évident que même l’opposition masculin-féminin est sociale ment instituée, en tant qu ’opposition sociale, et non différence biologique, et qu’elle l’est chaque fois différemment) ; autrement dit, d’être lui-même intégralement et naïvement pris dans la logique ensembliste.
Domaine de validité de la logique ensembliste.
Mais dire qu’il en est ainsi revient à dire que la décision ontologique dont nous avons parlé plus haut est, du moins en partie, « fondée » ; c’est dire qu’il existe indubitablement une couche ou strate au sein de laquelle ce qui est se donne ou se présente en effet comme soumis à une logique ensembliste ou identitaire : classable sans problème dans des hiérarchies et des juxtapositions ou des croisements de hiérarchies appartenant toujours en tant qu’élément distinct et défini à des collections repérables, possédant toujours des propriétés suffisantes pour définir des classes, se conformant toujours aux « principes » d’identité et du tiers exclu (qui garde toujours sa souveraineté et sa force, alors même que son contenu peut varier interminablement : humain-non humain met en jeu le tiers exclu pour les juifs, mais non pour les chrétiens pour lesquels il y a un théanthrope ). Il faut noter ici que cette couche trouve un représentant formidable en la personne de ce à quoi la société a affaire dès son origine, immédiatement et inéluctablement, à savoir le vivant, végétal et animal, puisque non seulement les propriétés stables les caractères décisoires suffisants sont intrinsèquement nécessaires à l’existence même de celui-ci (et de la société qui en vit), mais qu’il se présente comme déjà en soi et pour soi réalisant une ensemblisation-hiérarchisation aristotélicienne, groupé de soi en genres et en espèce pleinement définissables par réunion, intersection ou disjonction de « propriétés » ou d’attributs.
Qu’en fait cette couche ou strate soit toujours, comme nous l’avons dit plus haut, lacunaire et non totalement cohérente est évident ; mais il est aussi évident que lacunarité et non-cohérence ne peuvent apparaître comme telles que lorsqu’on passe du légein au logos plein, discours qui ne connaît aucune limite que celle qui résulte de sa propre nature et de ses propres possibilités, où émerge donc la question ne portant plus sur les seuls faits, mais sur le logos des faits, où donc aussi ne vaut aucun critère autre que celui que le discours trouve dans sa cohérence avec lui-même (que cette cohérence soit finalement, et malgré les apparences, interprétée comme identité infiniment développée et enveloppant en elle-même la contradiction, c’est un destin apparemment inéluctable de ce logos, que nous ne pouvons pas analyser ici). Avant ce passage au logos, la lacunarité est comblée d’avance, la non-cohérence empêchée d’apparaître par le mythos, discours-récit qui a déjà exclu, de par son mode d’être et de par l’attitude de ceux qui le portent et Je vivent, toute question dans un horizon illimité, parce qu’il y a déjà répondu par l’invocation d’un événement.
La dimension ensembliste du langage.
Cette ensemblisation du donné n’est pas seulement opérée par la langue, elle est aussi et surtout incarnée dans la langue, aussi bien dans les éléments « matériels-abstraits » qui la composent que dans les significations qu’elle convoie. En effet, l’institution de la langue est d’abord institution d’éléments « discrets » qui fonctionnent en tant qu ’entités bien distinctes et bien définies (phonèmes, morphèmes, classes grammaticales, types syntactiques). Dans son être là « matériel-abstrait » la langue est le premier et (abstraction faite des constructions mathématiques) le seul véritable ensemble qui ait jamais existé et qui existera jamais, le seul ensemble « réel » (et non simplement« formel » ). Mais évidemment aussi – et c’est ce qui a fourvoyé les sémanticiens « structuralistes » – , même à son niveau essentiel, en tant que « corps » de significations, la langue comporte aussi nécessairement la dimension ensembliste. Pour qui n’est pas pris dans l’idéologie contemporaine, pour qui a jamais réfléchi à ce qu’est une signification, cette affirmation peut paraître paradoxale, sinon absurde ; car il est clair qu’une signification n’est signification qu’en tant que la logique ensembliste n’a pas, sur elle, de prise. Dire d’une signification qu’elle « appartient à » ou « se décompose en », si ces termes ne sont pas pris comme les plus maladroites des métaphores (et il se peut, pour des raisons profondes, qu’il soit impossible d’en trouver d’autres), n’a guère plus de sens que de dire qu’elle est bleue ou jaune, chargée d’électricité positive ou négative. Et pourtant : la signification ne peut pas être signification, ne peut pas entrer dans le discours même qui voudrait dire ce que nous tentons de dire ici, que pour autant que, par un de ses aspects – et dans une de ses strates – , elle se laisse saisir comme si elle était un « objet distinct défini » ; sans quoi on ne saurait absolument plus de quoi on parle. Je ne peux utiliser les mots « vague » ou « flou » que si, d’une certaine façon « être vague », « être flou » étaient encore des propriétés bien déterminées et que, en droit, la classe des ceci qui sont vagues ou flous était bien définie et comportait des frontières rigoureusement tracées. Le langage ne peut fonctionner que parce que les significations qu’il convoie à la fois ne sont que des renvois indéfinis et interminables à autre chose que... (ce qui paraîtrait comme immédiatement dit) et que ces renvois ne peuvent être que des renvois de ... à ... , relations entre termes momentané ment posés comme fixes. C’est ainsi que la langue peut être à la fois langue du mythe, du poème, de la pensée philosophique, et langue de la coopération pratique, du calcul, de l’entendement. Une signification n’est rien« en soi », elle n’est qu’un gigantesque emprunt-et pourtant elle doit être cet emprunt-ci ; elle est, peut-on dire, tout entière hors soi – mais c’est elle qui est hors soi. Et les deux faces de cet être de la signification sont impossiblement décollées l’une de l’autre lorsqu’on pose les significations soit comme des termes solides qui entretiendraient entre eux des relations comme par surcroît, comme le fait tout substantialisme. soit comme des relations sans termes, comme le fait le structuralisme. Le véritable état des choses a été, en partie, vu par Hegel mais aussitôt voilé par un dernier, héroïque et vain effort de soumettre encore une fois le tout à la déterminité, à la raison fût-elle infinie, à la logique identitaire fût-elle « dialectique » ; car Hegel ne vide de leur signification déterminée tous les termes qu’il rencontre en cours de route (en commençant par l ’« ici »et le « maintenant », ou par l’ « être, pur être ») que pour les reconduire dans la totalité achevée de la déterminabilité infinie, où toutes les significations sont finalement récupérées comme infiniment déterminées.
Logique ensembliste et formalisation.
Il est clair que les mathématiques et, plus généralement, tout ce que nous pouvons aujourd’hui concevoir comme système formel est soumis de part en part à la logique ensembliste (cela étant indépendant des problèmes évoqués plus haut concernant le « contenu » de la théorie des ensembles, sa place dans le système mathématique, etc.). Nous avons utilisé les termes de Cantor, « distinct » et « défini » ; nous aurions pu tout aussi bien parler de « discrétion » et de « séparation » comme caractères essentiels de la logique ensembliste. Or, précisément, dans cette acception de ces termes (qui n’est certes pas leur acception en mathématique) la mathématique ne connaît d’autres objets que« discrets » et « séparés ». Le « continu » mathématique n’est que la coexistence d’une infinité d’entités bien distinctes et bien définies ; dans l’intervalle défini par deux nombres réels, aussi proches soient· ils, il y a une infinité non dénombrable de réels, dont chacun est un individu qui ne saurait jamais être confondu avec un autre, et sur les propriétés duquel, en droit, il ne saurait y avoir de doute, pas plus que sur le fait qu’il les partage, ou non, avec tels autres, appartenant ainsi à tels sous-ensembles contenus dans cet intervalle. Et aussi loin que l’on avance, même dans les dédales les plus bizarres de la « tératopologie », cette même logique continue de régner. Notons en passant que rien d’essentiel ne change à cette situation lorsqu’on remplace le principe du tiers exclu par celui du n-ième exclu, pas plus que lorsqu’on considère, comme dans certaines tentatives récentes qui peuvent sans doute être très fructueuses à d’autres égards, des « ensembles flous » (fuzzy sets), puisque la définition de ceux-ci fait appel à la théorie des probabilités qui à son tour présuppose la théorie « conventionnelle » des ensembles, donc aussi la logique ensembliste au sens donné ici à ce terme [5].
Limites de la logique ensembliste.
Or tout semble indiquer que, au-delà de la première couche ou strate dont nous avons parlé, ce qui est n ’est pas congru à la logique ensembliste. Les questions et les apories avec lesquelles se débat la physique contemporaine, et qui ont été brièvement évoquées plus haut, renvoient, nous semble-t-il, à une « organisation » -si ce terme a encore ici un sens -sous-jacente de l’existant physique, allant très au-delà de ce que Niels Bohr essayait audacieusement de penser sous le terme de complémentarité, et essentiellement insaisissable en termes de logique ensemblisre [6], Mais les indications les plus fortes nous viennent indubitablement du domaine anthropologique. Nous croyons avoir montré plus haut que les catégories centrales de la logique ensembliste s’effondrent au contact du social-historique. La situation est la même, et peut-être encore plus claire, dans ce que nous arrivons enfin, depuis Freud et grâce à son génie, à voir dans le domaine du psychique, et qui à vrai dire était de tout temps sous nos yeux. L’inconscient, écrivait Freud, ignore le temps et ignore la contradiction ; il faut prendre ici « ignore » dans son sens anglais : ne veut rien en savoir. L’inconscient existe sous un mode où les contradictoires ne s’excluent pas, plus exactement : où il ne peut pas être question de contradictoires. De l’ « élément » essentiel de l’inconscient, de la représentation (Vorstellung), nous ne pourrions rien dire si nous en restions à notre logique usuelle ; déjà nous faisons violence à la chose lorsque, s’agissant de l’inconscient véritable, nous parlons de« représentation » en la séparant de l’affect et de l’intention inconscients, ce qui est, aussi bien en droit qu’en fait, impossible. Mais supposons cette séparation effectuée et restons-en à la représentation comme telle ; prenons même la représentation banale, consciente, dans laquelle nous baignons constamment ou, plus exactement, qu’en un sens nous sommes. Comment ne pas voir qu’elle fuit de tous ses côtés et échappe aux schèmes logiques les plus élémentaires ? Combien de représentations y a-t-il dans « l’ami R ... est mon oncle, il porte une longue barbe jaune ... » ? Qu’est-ce que le père du petit Hans, le cheval de la phobie et leur rapport pour le petit Hans ? Comment espérer jamais penser les chaînes associatives comme relations biunivoques entre termes distincts et définis ? Nous avons vraiment ici la « multiplicité inconsistante » dont parlait Cantor, où la représentation est à la fois une et plusieurs et où ces déterminations ne sont pour elle ni décisives ni indifférentes, où l’impossible et l’obligatoire, loin d’épuiser le champ, en laissent l’essentiel hors de leur prise, où les relations de voisinage ne sont pas définies ou sont constamment redéfinies, où tout point est à la fois arbitrairement près et arbitrairement loin de tout autre point [7].
Pouvons-nous aller plus loin que ces déterminations négatives, que la simple constatation des limites de la logique identitaire et ensembliste ? Nous pensons que oui, qu’une nouvelle logique peut et doit être élaborée, et qu’elle le sera. Car il faudra bien, finalement, forger un langage et des « notions » à la mesure de ces objets que sont les particules « élémentaires » et le champ cosmique, l’auto-organisation du vivant, l’inconscient ou le social-historique : une logique capable de prendre en considération ce qui n’est, en lui même, ni chaos désordonné suscitant des « impressions » dans lesquelles la conscience taillerait librement des « faits », ni système (ou séquence bien articulée, finie ou infinie, de systèmes) de « choses » bien découpées et bien placées les unes à côté des autres – et qui pourtant se laisse aussi, « en partie », saisir ainsi et d’une manière qui témoigne encore, « en partie », d’une relative liberté de la conscience à l’égard du donné. Cette nouvelle logique ne dépassera pas la logique ensembliste, ni ne la contiendra comme cas particulier, ni ne s’ajoutera simplement à elle ; étant donné la nature même de notre langage, elle ne pourra entretenir avec la logique ensembliste qu’une relation de circularité, puisqu’elle devra, par exemple, utiliser elle-même des termes « distincts et définis » pour dire que ce qui est, se laisse penser ou se laisse dire, n’est pas, dans son essence ultime, organisé selon les modes du distinct et du défini. La tâche de son élaboration est tout entière devant nous, et il n’est pas question de l’entamer ici [8]. Mais ces réflexions préparatoires resteraient incomplètes sur un point crucial, si nous n’évoquions pas un autre problème dont toute tentative d’élaboration de cette nouvelle logique devra tenir compte.
Catégories et régionalité.
La logique ensembliste est nécessairement une logique qui doit poser des catégories universelles et traiter l’universel comme une détermination « forte » de ce qui est, se laisse penser ou se laisse dire (l’opposition entre nominalisme et réalisme n’est pas ici pour nous pertinente). Ainsi est-elle amenée très tôt – dès Platon et surtout, évidemment, dès Aristote – à poser explicitement que les mêmes « formes » (« genres suprêmes » pour Platon ; « catégories » pour Aristote et toute la philosophie ultérieure) se rencontrent, valent ou sont mises à l’œuvre dans tous les domaines du réel et du pensé. Nous disons qu’il en est ainsi nécessairement, puisque, d’une part, pour cette logique, être distinct, être défini, appartenir à, etc., sont nécessairement des déterminations décisives et partout semblables de ce qui est, se laisse penser, se laisse dire ; et que, d’autre part, l’organisation ensembliste du donné ne peut progresser (et, d’après ce qui est son propre idéal, s’achever) qu’en posant, au fur et à mesure qu’elle avance, l’équivalence classe = propriété et, à la limite, l’équivalence de la classe « tout ce qui est » (ou « tout ce qui est pensable », ou « tout ce qui se laisse dire ») avec un groupe de « propriétés » (« attributs », ou mieux : « prédicabilités quant à ... ») qui, dès lors, ne peuvent être conçues que comme constituants essentiels et universels des objets et de tous les objets (en eux-mêmes, ou tels qu’ils se laissent penser ou dire). Ce n’est pas un accident, ni un aspect secondaire, mais une nécessité s ’originant dans le plus pro fond de l’organisation de la pensée héritée que d’affirmer en fait l’existence de catégories transrégionales possédant un sens plein et le même sens quel que soit le type d’objet considéré. Cela reste vrai même lorsque cette pensée semble reconnaître explicitement qu’une organisation logique propre appartient à chaque type d’objet. (Ainsi, on pourrait croire que chez Hegel la question de la transrégionalité des catégories est dépassée puisqu’en un sens la différence même entre catégories et types d’objets est abolie et que, par exemple, « mécanisme »,« chimisme »,« organisme »,« espèce » sont des concepts de la Science de la logique ; mais ce n’est là que simple apparence, car ce qui en fait chez Hegel fonctionne comme groupe de catégories transrégionales et qui est constamment utilisé comme tel n’est pas thématisé et exhibé explicitement : ce sont les catégories médiat-immédiat, en soi-pour soi, intérieur-extérieur, etc.)
La pensée héritée est donc nécessairement obligée d’affirmer en fait que « un », par exemple, a le même sens qu’il s’agisse de : un espace hilbertien, une usine, une névrose, une bataille, un rêve, une espèce vivante, une signification, une société, une contradiction, une règle juridique, une fourmi, une révolution, une œuvre : ou que« appartenir » a le même sens à travers la totalité des domaines et des instances où l’on peut parler d’une relation d’appartenance ; et ainsi de suite. Or cette affirmation est visiblement et immédiate ment fausse ; car « un » n’opère pas de la même façon dans les expressions « un électron » et « un grand amour » ou « une société féodale » ; le sens de la « forme qui organise » lui vient aussi de ce que, chaque fois, elle organise ; s’il en était autrement, nous pourrions organiser ce qui est littéralement n’importe comment. et nous savons pertinemment que cela n’est pas vrai. Nous ne pouvons traiter les catégories comme univoques que si nous supprimons à la fois tout écart et toute relation entre pensée et être, soit en faisant de ce qui est un chaos qui n’exige, n’impose et n’empêche rien et dont la pensée peut faire absolument ce qu’elle veut, soit en le posant comme pleinement et exhaustivement identique aux déterminations de la pensée. L’une comme l’autre de ces vues sont intenables et par conséquent les catégories sont essentiellement multivoques, leur signification est codéterminée par ce qu ’elles déterminent. Ce qu’Aristote avait déjà vu et dit à propos d’être – que c’est un pollachôs légoménon – , ce que le Vedanta appelle, dans la traduction proposée par L. Renon, la« surimposition », vaut de toutes les catégories : un et plusieurs, tout et parties, substance et action réciproque n’ont d ’autre unité que d’être indices de problème, mais leur signification pleine et opérante est essentiellement différente d’une région à une autre. L’oubli de cela conduit directe ment à ce qui est la forme suprême, ou le fondement, de tout réductionnisme, le réductionnisme logique : la croyance – apparemment justifiée à la fois par les « nécessités de la pensée » et l’identité formelle des termes du langage – que le donné présente, à tous ses niveaux, des types d’organisation logique qui sont finalement équivalents « à homomorphisme près » (ce qui montre, incidemment, la naïveté qu’il y a, lorsque cette prémisse a été acceptée, à se battre pour savoir si c’est l’organisation de la « matière » ou celle de l’ « esprit qui est « première » ).
S’il en est ainsi, des conséquences importantes en découlent. D’abord négatives : dans son aspect essentiel, le faire théorique humain est découverte et exploration de régions nouvelles ; il n’avance donc qu’en conférant des significations nouvelles aux « catégories » déjà disponibles et encore plus important, en posant-faisant surgir des « catégories » nouvelles. De sorte que toute tentative de constituer un véritable « tableau des catégories », ou de « fermer » leur groupe et, encore plus, de les « déduire » ou de les « déployer » dans leur totalité ne peut être que fallacieuse, ne reflétant qu’une certaine étape de notre rapport théorique à ce qui est (et érigeant en absolus les résultats de celle-ci), ou bien que« nominale et vide », c’est-à-dire ne décrivant rien d’autre que les « prédicabilités quant à ... » à l’intérieur d’un langage déterminé, achevé – et donc mort. Mais des conséquences positives aussi : nous devons reconnaître que les régions premières, les grands objets originaux ne peu vent être que « concevables par eux-mêmes », pour reprendre l’expression de Spinoza. Ce que la réflexion sur la société nous apprend, par exemple, c’est que la« relation » entre l’économie et le droit n’est pas un cas particulier de la « relation en général », qu’elle est, non seulement irréductible, mais incomparable à n’importe quelle autre, aussi « universelle » fût-elle, puisque l’on se fourvoierait (comme cela a été effectivement le cas) en la pensant comme relation« de cause à effet »,« de matière à forme », « d’infrastructure à superstructure » ; nous ne pouvons la penser qu’à partir d’elle-même, non seulement nous apprenons à son contact quelque chose qu’aucune autre relation ne nous apprendra jamais, mais nous en apprenons beau coup plus sur l’idée de relation en général que l’idée de relation en général ne peut nous en apprendre sur la « relation » entre économie et droit. De même, la « relation » entre sens et signe dans la considération de la langue n’est pas exemplaire ou instance de la « relation en général », et ne peut absolument pas être saisie comme « relation d’un contenu à une forme », d’un« intérieur à un extérieur » ou d’une « combinaison aux éléments qui y entrent ». À celui qui demande : à quel type de relation appartient la relation signe-sens ? nous devons répondre : la « relation » signe sens n’appartient à aucun type de relation, elle définit elle-même un type de relation à partir duquel on peut la penser et éventuellement penser autre chose, elle est aussi originaire et aussi fondamentale que tout ce que l’on peut concevoir comme originaire et fondamental, nombre, nature, chose, cause ou quoi que ce soit d’autre. Et il est facile de voir que, si on la considère enfin ainsi, pour elle-même et sans vouloir la réduire à autre chose, disparaissent immédiatement d’innombrables « problèmes » qui ne surgissent qu’en fonction de la « surimposition », du vain effort d’ex porter dans cette région des concepts et des schèmes qui ne possèdent de validité que dans d’autres.
Il nous paraît donc que toute tentative d’élaboration d’une nouvelle logique devra, dès le départ, prendre en considéra tion et essayer de rendre pensable cette régionalité forte de ce qui se donne à nous, et ses implications, et que ce travail ne sera pas possible sans une reconsidération radicale des notions les plus élémentaires et les plus primitives -telles que, par exemple, celle d’universel et de particulier -qui pourrait, à son tour, être grosse de conséquences décisives pour l’ensemble de notre édifice de pensée.
Situation social-historique de la science contemporaine
Si aucune des tentatives d’unification faites jusqu’ici n’a réussi, le besoin de dépasser la séparation n’en est évidemment que plus fortement ressenti. En l’absence d’une théorie unifiée, on essaie du moins de réunir les théoriciens ; depuis quelques décennies, colloques, symposia, volumes collectifs se multiplient rapidement Le bilan de ces efforts ne laisse pas de surprendre lorsqu’il est mis en regard du nombre et de la qualité des participants : au pire – c’est-à dire dans la majorité des cas – un vide laborieux ; au mieux, quelques contributions ou monologues faisant date, dont il est manifeste que le rassemblement considéré a pu être l’occasion, mais nullement la condition nécessaire, encore moins source. Ces contributions concernent du reste généralement le domaine propre de l’auteur ; il serait difficile de citer des problèmes véritablement interdisciplinaires dont l’élaboration a progressé en fonction de ces entreprises.
En ce cas, ce sont les conditions effectives. sociales et historique sous lesquelles existent et fonctionnent la science et l’homme de science contemporains, qui sont méconnues. Car ce que nous avons appelé tout au long de ce texte séparation n’est que l’autre aspect de l’intégration contradictoire. de l’appartenance conflictuelle de la science moderne à ce monde social et historique dont elle procède d’autant plus profondément qu’elle a contribué à le créer. La science est institution au sens fort et lourd du terme, et de plus en plus une institution centrale du monde contemporain. Comme telle, elle est prise par les moyens matériels, les formes d’organisation, les idées qu’elle lui prend et qu’elle lui donne. Comme toute institution, elle est une inertie soutenue par un mythe : laissée à elle-même, elle continue dans la même direction avec la même vitesse ; mettre en question sa valeur, ses méthodes, son orientation, ses résultats équivaut à l’iconoclasme. Cette appartenance au système d’organisation sociale contemporaine se traduit par une division du travail poussée à l’absurde ; autant que dans l’usine contemporaine, l’effet en est que le sens global des opérations n’est plus possédé par personne, pas même par les dirigeants. Elle s’ex prime, ici comme dans tous les autres domaines, par ce phénomène typique des sociétés modernes, la fabrication de l’arriération à une échelle encore plus grande que celle du « progrès », résultat de la coexistence d’un rythme de changement rapide et d’une résistance acharnée à la transformation institutionnelle : la contribution de ce facteur à la crise de l ’enseignement contemporain exige à peine d’être rappelée à ce propos. Comme, parallèlement, la recherche scientifique est devenue une entreprise engageant des capitaux considérables et un personnel nombreux, un problème de gestion à grande échelle apparaît, qui est résolu comme dans l’entreprise et l’État contemporains, à savoir par une organisation bureaucratique qui incorpore une irrationalité pro fonde et s’épuise à résoudre d’une main les problèmes qu’elle crée avec cent autres. Cette entreprise dépend évidemment des pouvoirs établis, économiques et politiques, de multiples façons et avec des effets de toutes sortes, commentés publiquement depuis longtemps. Celui qui intéresse particulièrement ici, pour être moins apparent, n’en est pas moins important : en plus des autres servitudes grevant les recherches engagées, il faut que celles-ci soient « efficaces » et qu’on en voie, aussi rapidement que possible, les « résultats ». Il ne s’agit pas ici de l’efficacité des applications industrielles ou militaires : nous parlons d’efficacité, d’un certain sens de l’efficacité, quant à la recherche même. La conséquence en est un biais, d’autant plus fort que souvent il s’accompagne de la meilleure foi du monde, dans la sélection de ce qui doit être encouragé ou promu, en fonction de ce qui est chaque fois considéré, par l’opinion établie, potentiellement fécond et raisonnablement solide. Mais l’appréciation anticipée de cela ne peut évidemment traduire, dans le cas général, que la projection dans ! ’avenir de l’expérience passée, et impose donc une « pression de sélection » rebours favorisant le prolongement des lignes de recherche qui ont démontré leur efficacité, et la continuation des méthodes qui ont prévalu jusqu’ici. Comme l’histoire de la science montre avec une clarté aveuglante que toute ligne de recherche établie se stérilise au bout du temps, que toute méthode épuise tôt ou tard le domaine où elle est féconde – et nous espérons avoir montré que cela découle des caractéristiques les plus profondes de l ’entreprise du savoir et de son objet – le résultat à terme risque d’être le blocage de ce même progrès scientifique que l’on se targue de favoriser.
Ces dernières considérations indiquent déjà qu’il y a plus que la dépendance matérielle, politique, sociale de la science instituée à l’égard du système institué. Il y a, et tout aussi importante. sa dépendance à l’égard de la métaphysique implicite et non consciente de cette société, des lignes de force idéologiques-imaginaires du champ historique contemporain. Expérimentation, quantification à tout prix même si elle est triviale ou non pertinente, à tout le moins formalisation, expansion illimitée du paradigme cybemético-informationnel (qui prend la place des paradigmes « mécaniques » du XVIIIe-siècle, énergético-évolutionniste du XIXe), préoccupation exclusive avec le pouvoir faire et avec l’organisation comme fins en soi -ce ne sont là, dans le domaine scientifique comme dans les autres, que les symptômes manifestes de la transformation de l’homo sapiens en homo computons, du zoon logon échon en zoon logistikon. Comment s’étonner alors que la situation ne se laisse pas modifier par des colloques ? Comment s’étonner de la difficulté presque insurmontable à faire prendre conscience des questions qui dépassent ce cadre et virtuellement le détruisent ; de ce qu’une telle tentative ne peut être ressentie par les prisonniers de la caverne scientifique -le regard cloué sur leurs voyants lumineux, les écrans des appareils et les états sortant des ordinateurs -que comme une tentative de les réduire à l’obscurité, qui est souvent en effet leur propre obscurité intérieure ? Comment s’étonner aussi de ce que tant de jeunes, qui refusent leur transformation en animaux logis tiques mais le plus souvent n’ont pas, précisément en fonction du système qui les a « éduqués », la possibilité de montrer l’inconsistance théorique de ce système, donnent souvent à leur révolte des formes irrationalistes ?
Les exigences découlant de cette analyse se formulent d’elles-mêmes. Nous sommes requis de réfléchir le mode actuel de relation entre les disciplines scientifiques particulières et leur rapport à la philosophie ; nous sommes requis de mettre en question leur séparation pratiquée et instituée, donc de mettre en cause le type de division du travail qui les domine. Nous sommes enfin requis de réfléchir l’intégration de la science à la société établie, et de mettre en question son institution.
Il est tout aussi clair que les questions ainsi soulevées ne sont que des éclats du problème que rencontre, où qu’elle fuie, l’humanité contemporaine. Et qu’il serait naïf de penser qu’elles pourraient être résolues, de près ou de loin, hors de transformations profondes de l’organisation sociale et de l’orientation historique.
Que pourrait être, en effet, la mise en question de l’institution sociale de la science contemporaine en dehors d’une mise en question de la société instituée ? Il n’y a pas plus de politique de la science que de science de la politique, sauf, dans les deux cas, comme mystification ou pseudo-technique manipulatrice. Il y a seulement, il doit y avoir, politique pensée et pensée politique, et c’est là ce que les temps nous demandent. Et comment cette institution pourrait-elle être abolie sous sa forme présente, sans un ébranlement radical de l’organisation interne du savoir et du travail scientifique qui lui est congruente ? Que pourrait être cet ébranlement, s’il n’était pas en même temps reprise intégrale de la question du savoir, de ceux qui savent et de ce qu’ils savent, donc philosophie encore et philosophie plus que jamais, cette philosophie dont quelques simples d’esprit croient pouvoir causer la mort en la disant ? La transformation de la société qu’exige notre temps s’avère inséparable de l’autodépassement de la raison. Pas plus que celle-là n’a à voir avec les mystifications des démagogues et des illuminés de tous les horizons, celui ci ne peut être confondu avec les « révolutions » périodiquement proclamées par les imposteurs qui montent sur les tréteaux. Dans les deux cas, ce qui est en jeu n’est pas seulement le contenu de ce qui doit changer – la teneur et l’organisation du savoir, la substance et la fonction de l’institution –, mais autant et plus notre rapport au savoir et à l ’institution ; aucun changement essentiel n’est désormais concevable qui ne serait en même temps changement de ce rapport. Avoir entrevu cette possibilité restera, quoiqu’il advienne, la grandeur de notre temps et la promesse de sa crise.
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