Science moderne et interrogation philosophique (2/3)

mercredi 29 juillet 2020
par  LieuxCommuns

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Impossibilité de penser une histoire de la science dans le cadre de la philosophie héritée.

Mais il est également vrai que l’on se tournerait en vain vers la philosophie héritée pour y trouver les moyens de penser une histoire du savoir scientifique. Car (les ten­dances sceptiques et pragmatistes mises à part) la philoso­phie héritée n’offre finalement que deux manières de pen­ser cette histoire, toutes les deux intenables. Dans ce que l’on peut appeler la conception« criticiste »(dont Kant est le représentant le plus systématique, mais nullement le seul), ce qui peut évoluer c’est le« contenu » de la connais­sance en fonction, par exemple, du fait que la matière phé­noménale disponible s’élargit par de nouvelles observations ou expérimentations, ou que le « travail » scienti­fique sur cette matière s’affine et s’accumule. Cela revient à dire que la teneur concrète de ce que la physique consi­dère chaque fois comme « lois de la nature », en un sens second du terme, peut (et même doit nécessairement) chan­ger ; mais non pas les véritables lois dernières de la nature, qui sont posées comme les catégories et donc comme identiques à l’organisation même de la pensée scientifique et de toute pensée du réel. Cette vue rencontre déjà, sur le plan philosophique strict, des apories insurmontables, dont la plus importante est l’impossibilité de rendre compte de l’exis­tence d’une relation entre les « catégories » et le « matériel phénoménal » assurant que celui-ci est bien pensable et organisable par celles-là ; le fait qu’une telle relation existe est finalement qualifié par Kant, dans la Critique de la faculté de juger, d’« heureux hasard » (glücklicher Zufall). Mais comment pourrait-elle être maintenue aujourd’hui ? Lorsque des catégories aussi fondamentales que la causa­ lité ou la substance sont mises en question, on ne peut plus avoir pour ambition d’effectuer quelque réparation à l’édi­fice de la « déduction transcendantale des catégories », qui remplacerait ces concepts par d’autres mieux adap­tés à la situation contemporaine (quitte, du reste, à avoir à recom­mencer demain). Car c’est précisément l’idée cen­trale du criticisme qui est en cause, à savoir la possibilité d’effec­tuer une séparation absolue entre « matériel » et « catégo­ries », et de « déduire » celles-ci de la simple idée de la « connaissance » de celui-là, quel qu’il soit. Vouloir faire dériver de la simple idée d’un sujet confronté à la tâche d’établir « l’unité d’un divers » – ou de ce qu’il y a fac­tum de l’expérience pour un sujet – le système nécessaire et donné une fois pour toutes des formes par lesquelles cette unité est instaurée, ou qui sont impliquées dans cette expé­rience, se heurte à une impossibilité à cause du ca­ractère indéterminé et indéterminable a priori des termes « unité », « divers », « expérience » : ni l’ « unité » dont il s’agit n’est quelconque, ni le« divers » n’est n’importe quoi et, surtout, il n’est assurément pas un divers absolument chao­tique. Et si l’on voulait donner à l’expression« unité d’un divers » un sens qui serait le même pour Aristote, pour Kant et pour nous, elle deviendrait nominale et vide.

Dans l’autre vue, que l’on peut appeler « panlogiste » (Hegel en est le représentant le plus systématique, mais ici encore nullement le seul), il n’y a pas séparation de la forme et de la matière, catégories et contenu s’impliquent mutuellement, et il y a une « dialectique historique » de la connaissance. Sans entrer dans la discussion des apories proprement philosophiques qu’elle fait naître, notons sim­plement que cette vue ne pourrait, au mieux, représenter qu’un programme inaccomplissable effectivement. Mais cela revient à dire qu’elle est en pleine contradiction avec elle-même : car pour elle la vérité ne peut être absolument que dans l’élément du savoir absolu mais, faute de pouvoir produire celui-ci. elle est obligée d’en faire à nouveau, qu’elle le dise ou non, une « idée kantienne », à distance infinie de tout savoir effectif.

On pourrait montrer que ces deux manières, impossibles, de penser une histoire du savoir sont les seules possibles dans le cadre de la philosophie héritée ; mais cela nous éloi­gnerait de notre propos. Pour revenir à celui-ci, notons avec Kuhn qu’une théorie scientifique ne s’adapte jamais aux faits que« plus ou moins ». Le« moins » – le fait qu’elle ne s’y adapte jamais pleinement, qu’elle n’en rend jamais compte exhaustivement-, toute l’histoire de la science est là pour le montrer. Mais c’est sur le « plus » qu’il faut réflé­chir : il existe toujours une classe de faits dont la théorie par­ vient à rendre compte. Ce que l’histoire de la physique (qui nous intéresse ici par excellence, pour des raisons évidentes fait voir, c’est que, à chaque étape, il y a pour une classe donnée de faits une « description-explication » qui est à la fois adéquate d’après les critères admis de rationalité et d’une part lacunaire par rapport à l’ensemble des faits connus, d’autre part logiquement incohérente du point de vue de ce que sera la « rationalité » de l’étape suivante. Tout se passe donc comme s’il existait des couches ou strates de l’objet physique qui seraient « descriptibles-expli­cables » en corrélation avec un « système catégorial » donné et comme si celles-là et celui-ci devaient être, chaque fois, essentiellement incomplets ou en déficit. Notons, pour éviter les malen­tendus, que lorsque nous parlons de « description-ex­plica­tion » nous avons en vue la description-explication non tri­viale, celle qui permet par exemple la prévision au­thentique non pas d’« événements » ou de « faits » mais de types de phénomènes inconnus auparavant (comme cela a été accom­pli tant de fois par des théories abandonnées par la suite). Nous devons avoir le courage d’affronter ces deux constata­tions irréfutables et apparemment, pour la pensée héritée, incompossibles : le modèle newtonien n’est pas un simple constructum arbitraire, il « correspond » d’une certaine façon à une immense classe de faits de tous ordres et sans parenté manifeste, il a permis d’expliquer ou de prévoir des types de faits qui n’étaient absolument pas pris en compte lors de sa construction (par exemple, les mouvements séculaires des planètes ou l’évolution des amas globulaires) ; il aurait même permis, comme Milne et McCrea l’ont montré en 1934, de « prévoir » l’expansion de l’univers [1]. Et pourtant, le modèle newtonien est « faux » si ce mot a ici un sens : non seulement il ne prévoit pas d’autres faits, qui exigent, pour être expliqués, son abandon, mais il contient des hypo­ thèses et des concepts ab­surdes et conduit à d’autres conclu­ sions absurdes [2]. Et nous ne pouvons pas dire que ses « déficits » nous ren­voient, de manière univoque et indubi­table, à un modèle plus vaste qui le « contiendrait » ; ils nous renvoient aux abîmes de la cosmologie contemporaine, qui ne peut pas « contenir » le modèle newtonien, mais doit rompre avec lui.

Nous ne pouvons donc penser ce qui est ni à partir de l’idée traditionnelle d’une simple infinité-indéfinité en exten­sion et en profondeur de l’empirie, conçues comme simples déterminations négatives, comme un « encore et toujours plus » effectuable et répétable sans limite ; ni, non plus, à partir de l’autre idée traditionnelle d’une organisation articulée en profondeur, où chaque niveau formerait une partie achevée en soi, et pourtant bien intégrée dans le « tout », déterminable complètement en elle-même et pour­ tant renvoyant de façon nécessaire et univoque au niveau inférieur (ou, si l’on préfère, supérieur). Nous ne pouvons le penser que comme une stratification d’un type jusqu’ici insoupçonné, organisation en feuillets reliés par des adhé­rences partielles, succession illimitée en profondeur de couches d’être, toujours organisées et jamais totale­ment, toujours articulées entre elles et jamais pleinement.

S’il en est ainsi, il est illusoire de poser et d’opposer une couche « phénoménale » et une couche (hypothétique) « réelle ». Car ni l’une ni l’autre ne sont uniques ; et ni l’une ni l’autre n’ont un privilège absolu. La strate « première », celle de la perception quotidienne, du monde prétendument naturel et immédiat est en un sens la moins privilégiée, la plus« illusoire » de toutes, puisqu’elle est pleine d’inexpli­cable, fourmille de lacunes, fuit de tous côtés vers autre chose et, dès que nous commençons à l’interroger, nous ren­voie inéluctablement à d’autres strates qui en rendent compte. Mais, en un autre sens, elle possède un privilège absolu, puisque toute procédure scientifique, toute interpré­tation, vérification, réduction, explication, doit finalement pouvoir exhiber son évidence dans ce monde-ci et être dite dans la langue de tous les jours. Comme le dit, après Niels Bohr, Wigner, « notre science ne peut pas se tenir entière­ ment sur ses propres jambes, elle est profondément ancrée dans les concepts communs acquis pendant notre enfance ou nés avec nous, et utilisés dans la vie quotidienne » [3]. Pour le dire d’une autre façon : ce n’est pas seulement d’un point de vue philosophique comme le disait Husserl, que la Terre, en tant qu’« arche primordiale »,« ne tourne pas » ; c’est que, d’un point de vue logique, l’exactitude de l’énoncé « le Soleil se lève régulièrement à l’est et se couche régulière­ ment à l’ouest » est présupposée dans la démonstration qui établit le système héliocentrique. La vérité de l’apparence géocentrique est un ingrédient de la vérité héliocentrique.

Ainsi, chacune des strates est, en un sens, cohérente et, en un autre sens, lacunaire. Mais aussi, chaque fois, cohé­rence et lacunarité, adéquation et déficit ne sont évidemment tels que relativement au« système catégorial » corres­pondant. Pou­vons-nous dire qu’elles en sont simplement le produit ? Assu­rément pas. C’est une chose de recon­naître qu’il n’existe pas d’organisation en soi du donné qui s’impose absolument, et pas davantage de question qui surgisse d’elle-même et qui ait un sens hors de tout cadre théorique ; comme le disait Ein­stein, « c’est la théorie qui d’abord décide de ce qui est observable » [4] et, peut-on ajouter, ce n’est que dans et par une théorie que des lacunes ou des anomalies peuvent appa­raître ; mais c’est tout autre chose de laisser entendre que devant cette théorie – ou cette succession interminable de théories n’existerait qu’un chaos absolument amorphe, ne possédant aucune organi­sation propre, et doté cependant de cette étonnante propriété de se prêter à n’importe quelle organisation que la théorie déciderait de lui imposer. Il suf­fit du reste d’inspecter de près cette dernière idée pour voir qu’elle est contradictoire : en tant qu’il serait absolument non organisé, le réel serait indéfiniment organisable, donc il serait encore organisé en tant qu’organisable.

Nous sommes ainsi amenés à constater que nous ne pou­vons penser la science ou notre connaissance de l’objet sous aucun des modes hérités de la tradition philosophique : pas plus comme succession arbitraire ou extrinsèque­ ment déterminée de constructions qui se valent que comme « reflet » d’un ordre objectif existant en soi ou comme imposition souveraine d’un ordre procédant de la conscience théorétique à un donné chaotique et amorphe. Et nous sommes aussi amenés à soupçonner la raison pour laquelle il en est ainsi : c’est que chacun de ces modes, lorsqu’on y regarde de près, a été formé comme décalque à partir d’une relation empirique particulière et partielle réalisée dans telle ou telle activité humaine. Il serait peut-être temps de commencer à réfléchir cette extraordinaire entre­prise qu’est le faire théorique des hommes à partir d’elle-même, et non pas à partir des représentations du miroir, du maçon, de la partie de dés ou de la fabulation.

Nous sommes ainsi mis en demeure de penser ce qui est – et ce que, chaque fois, nous pensons de ce qui est – d’une manière qui n’a ni analogue ni précédent dans la réflexion héritée. Nous ne pouvons ni imputer au réel une logique, ni lui refuser toute sorte de logique ; de même que nous ne pou­vons ni imputer à nos théories du réel, et à leur suc­cession, une logique, ni leur refuser toute sorte de logique. Devant l’un comme devant les autres, les idées tradition­nelles de logique et d’organisation, prises dans l’extension et la puis­sance absolues que la philosophie voulait leur conférer, se révèlent inadéquates et insuffisantes. Le réel, comme le savoir, n’en personnifient ni la réalisation to­tale, ni l’absence complète, et ne peuvent même pas être pensés comme des mixtes de ces déterminations et de leurs contradictoires, mais bien plutôt comme en deçà, ou au-delà d’elles.

Les questions de fondement, débattues depuis son origine par la philosophie, reviennent ainsi au milieu de la science, qui s’en était cru pendant longtemps protégée. Cela montre, incidemment, la superficialité sans espoir de la notion de cou­ pure épistémologique, qui connaît une vogue anachronique au moment où son vide peut être maté­riellement constaté. Si elles réapparaissent comme des questions fécondes, c’est qu’elles ne sont pas simplement ré­pétées sous leur forme phi­losophique nue – qui d’ailleurs n’a jamais été telle pour les grands philosophes, mais seulement dans l ’École. Elles sont reproduites à partir d’une expérience propre, nouvelle et irremplaçable ; leur éclairage et même leur teneur ont de ce fait changé, leur discussion renouvelée est à certains égards précontrainte par les procédures et les résultats effectifs de l’activité scientifique. Il faut comprendre – et longuement méditer – l’identité et la non-identité entre la perspec­tive du Timée et celle de notre physique fondamentale, entre l’idée qui guide Kant dans la déduction transcendan­tale des caté­gories et la postulation de l’invariance des lois de la nature au fondement de la relativité ou le principe cosmologique par­ fait. Mais c’est précisément cette identité et non-identité qui les rend fécondables l’une par l’autre.

Si donc la science contemporaine fait resurgir à sa façon les questions philosophiques comme ses questions aussi, il est difficile d’éviter la conclusion que nous ne pouvons plus en rester à la démarcation naïve, et naïvement pensée comme assurée, entre philosophie et science. Certes, il n’est pas du même homme, sauf par accident, d’inventer un pro­ cédé expérimental et de penser l’être. Mais l’expérimenta­teur pur comme tel, n’est pas physicien ; et l’on peut se demander si celui qui ne fait que penser l’être est encore philosophe.

Ce qui est à comprendre, et qui est nouveau, ce n’est pas que nombre, continuité, itération, relation, équivalence, ordre, matière, espace, temps, causalité, identité, individu, espèce, vie, mort, organisme, finalité, évolution restent des problèmes dont la science doit chaque fois présupposer, par prétérition, une pseudo-solution particulière et dont le phi­losophe – ou le physicien habillé en philosophe – aurait toujours le droit ou plus que jamais le devoir de parler. Il est même impropre d’appeler problèmes ces mixtes der­niers de réalité et de pensée, d’universalité et de concré­tion, qui conditionnent notre capacité d’articuler des problèmes. Ce qui est à comprendre, et qui est nouveau, c’est que nous sommes obligés désormais d’en parler à partir d’une inter­ rogation à la fois scientifique et philosophique et que le philosophe et le scientifique ne peuvent ni se réserver ces termes, ni se les renvoyer l’un à l’autre.

Il n’est plus guère possible, en effet, d’accepter la théorie courante de la « démarcation » entre science et philoso­phie, telle que le positivisme logique et l’école de Vienne l’ont formulée et propagée depuis un demi-siècle, et telle que, curieusement, la plupart des philosophes semblent l’accep­ter. Lorsqu’on pose comme critère du caractère scientifique d’une théorie (non purement logique ou formelle) la possi­bilité qu’elle soit falsifiable par un fait d’ex­périence, on oublie qu’aussi bien le terme « fait d’expérience » que le terme « falsification » recèlent des problèmes immenses, qui sont précisément des problèmes philosophiques. Ce que le positivisme logique a mis en avant avec tant de préten­tion vaut peut-être pour caractériser les énoncés empiriques au niveau le plus plat mais certainement pas une théorie scientifique. « Tous les cygnes sont blancs » est un énoncé empirique en tant qu’il peut être falsifié (et l’a été) par la présentation d’un seul cygne non blanc. Mais une théorie scientifique digne de ce nom n’est jamais purement et simplement falsifiable par la présentation d’un fait d’expé­rience, d’abord pour la simple raison que les faits d’ex­périence dont s’occupent les théories scientifiques n’ont pas cette curieuse propriété que leur attribue naï­vement le posi­tivisme logique d’être parfaitement déterminés et uni­voques en soi. Un fait d’expérience n’est tel que dans le cadre et en fonction d’une théorie ; encore une fois,« c’est la théorie qui décide d’abord de ce qui est obser­vable ». Nous ne pouvons donc pas faire semblant de croire qu’il existe un monde de faits en soi, qui sont tels qu’ils sont avant toute interprétation scientifique et indépendamment d’elle, auquel nous comparons des théories pour voir si elles sont ou non falsifiées par lui. Certes, une théorie scientifique ne peut pas faire n’importe quoi, ni se priver de tout contenu empirique ; mais le contenu empirique s’y présente avec un degré énorme d’élaboration conceptuelle, qui provient précisément de la théorie. Le rapport entre les deux termes est donc infiniment plus compliqué et profond que ne le suppose le positivisme logique, puisqu’il met en jeu tout l’appareil conceptuel de la science et, derrière lui, comme précisément la situation contemporaine de la physique le montre, le système catégorial et même les formes logiques de la pensée. Pas davantage on ne peut considérer comme allant de soi la notion de falsification. Une théorie peut tou­jours s’adjoindre des hypothèses additionnelles devant un « fait » qui la dérange, et dire que ce n’est plus alors « la même » théorie c’est jouer avec les mots puisque, après tout, jamais personne n’a été en mesure de dénombrer exac­tement les hypothèses indépendantes que contient, implici­tement ou explicitement, une théorie physique. L’accu­mula­ ion d’hypothèses additionnelles peut continuer indéfiniment (on est rarement à court d’hypothèses) et lorsque finalement la théorie est abandonnée ce n’est pas, le plus souvent, parce qu’un nouveau « fait » l’a définitivement fal­sifiée, mais parce que l’on a pu inventer une théorie plus « simple » (terme à son tour plus que mystérieux, mais sur lequel nous ne pouvons pas nous étendre ici). Le critère de démarcation discuté devient donc, beaucoup plus mo­deste­ ment : une théorie scientifique entretient un certain rapport, qui reste à définir, avec une classe d’événements nommés « faits d’expérience », qui reste elle aussi à définir. Mais ces deux définitions ne peuvent être produites ni exclusivement par la science comme telle, ni exclusivement par une théorie de la science (épistémologie ou philo­sophie) qui les fournirait en ignorant ce que la science a fait et est en train de faire. C’est en ce sens que nous disons qu’une démarcation rigoureuse entre science et philosophie est impossible.

On ne voit pas ce qui, sur ce plan, sépare Heidegger de Sir Karl Popper, lorsqu’il écrit que « la physique fait bien de ne pas se préoccuper de la choséité de la chose » -sauf que, comme on le sait, la physique ne mérite pas la louange qui lui est ainsi décernée. Car c’est là partager l’illusion qu’il puisse exister un savoir « positif » de la chose, capable de la déterminer et de la manipuler indéfiniment, sans jamais se trouver obligé de se demander : mais qu’est-ce donc qu’une chose ? Que ce prétendu savoir « positif » pos­sède aux yeux de Heidegger moins (ou plus) de valeur qu’aux yeux des positivistes scientistes n’a évidemment aucune importance ; car là il s’agit vraiment de préférences subjec­tives arbitraires, sans statut philosophique possible. Ce qu’il importe de noter ici, c’est la mutilation, la cécité à la­quelle une telle position condamne la philosophie elle­ même. Car philosopher n’est pas seulement s’interroger sur la choséité de la chose, mais aussi s’interroger sur la chose même ; s’il y a une métaphysique qui, elle, est bel et bien terminée, c’est cette séparation de la question de la choséité et de la question de la chose, cette illusion de pouvoir éta­blir en toute sécurité la ligne de démarcation, de bien bor­der l’in-bordable. Philosopher, c’est questionner cette chose et chaque chose – et l’ouvrir ainsi à autre chose et à ce qui n’est pas chose. La question de la choséité de la chose pour­ rait difficilement avoir un sens pour quelqu’un qui ne connaîtrait aucune chose. Or la chose – les choses – ne sont pas données une fois pour toutes, comme le pense et le pra­tique Heidegger, prisonnier, par un étrange re­tour des choses, de la métaphysique dépassée sous-jacente à la phy­sique classique et elle-même sous-produit dégé­néré de la grande métaphysique antique. Les choses – les pragmata – sont constamment faites, elles sont produites aussi par le faire humain, le faire scientifique entre autres, et ce faire met en lumière ou fait exister des aspects de la choséité de la chose qui, sans lui, resteraient cachés ou inexistants. Pour l’avoir ignoré, pour être resté aveugle de­vant la physique contemporaine, la psychanalyse ou la révolution, Heideg­ger s’est condamné à ne pouvoir dire de la choséité de la chose que ce que déjà Aristote ou Kant pouvaient en dire et en ont effectivement dit. Rien d’éton­nant, alors, qu’il se hâte de proclamer, à son tour, la « fin de la philosophie » -à un moment où tout appelle à un renouveau philoso­phique radical -et qu’il pense à un « achèvement de la philoso­phie »déterminé par« l’affranchissement des sciences », à une « décomposition de la philosophie dans l’essor des sciences technicisées » [5]. La philosophie n’est certes pas pensée inductive, mais elle ne peut pas non plus être pensée vide de l’être comme tel. Ce n’est qu’au contact des étants que la question de leur être peut être discutée et même sim­plement soulevée.

Si donc nous interprétons correctement le sens de la crise présente des sciences exactes comme démonstration du caractère intenable du programme galiléen – qui exigeait la possibilité d’une séparation essentielle entre science et phi­losophie, garantie par un ensemble de catégories qui parais­saient aussi évidentes aux scientifiques qu’à Euclide ses axiomes – , la conclusion à en tirer ne peut pas être le simple renouveau des questions philosophiques à partir de l’im­possibilité de s’en tenir à une base conceptuelle assignée une fois pour toutes à la connaissance ; c’est la néga­tion de la possibilité de séparation entre cette base conceptuelle et les résultats, la reconnaissance de la réaction des résultats sur la base, la dérive de celle-ci dans le Maelstrom des dis­cussions, des découvertes et des réfutations, son être en question perpétuel, la fin de la tranquillité scientifique, bref, l’abolition du barrage entre philosophie et science. C’est la séparation absolue des régions qui est en cause. Non pas parce que toutes n’en seraient qu’une seule, mais parce qu’il en existe une articulation qui est tout autre qu’un cloi­sonnement, qu’une simple juxtaposi­tion, qu’une spécifica­tion progressive ou qu’une hiérarchie linéaire, logique ou réelle. Restaurer explicitement cette articulation, autrement que ne pouvaient le faire Platon ou Aristote, Descartes, Leibniz ou Hegel nous paraît être la tâche présente de la ré­flexion.

On est forcé de constater que cette tâche est rarement assumée. Elle l’est, heureusement, de plus en plus de la part des scientifiques. Le besoin, suscité par les problèmes les plus graves de la physique contemporaine, de se deman­der : qu’est-ce donc, au-delà des mesures qu’on lui impose, des formules mathématiques qui ne l’habillent qu’une saison, que l’objet physique et l’objet du physicien inspirent un nombre croissant d’écrits où des grands physiciens s’inter­rogent – en remontant parfois jusqu’à Thalès – sur les fon­dements et le sens de leur activité scientifique. De même en biologie, où en fait les débats sur les principes ne s’étaient jamais apaisés, les grandes découvertes des quinze der­nières années ont ranimé et renouvelé la discussion sur la nature du vivant et les catégories que sa connaissance met en jeu, et plusieurs des chercheurs responsables de ces découvertes ont ressenti la nécessité de formuler les réflexions plus générales auxquelles ils avaient été conduits. Certains philosophes trouveraient peut-être unilatéraux, voire naïfs, ces efforts. Ils auraient tort, car ils y trouveraient une matière à réflexion inépuisable, et fort mauvaise grâce, car la carence de la philosophie contemporaine à cet égard est totale. Celle-ci s’est en effet rendue incapable d’accueillir ces questions soit parce que, en prétendant se cantonner dans la discussion des « conventions de langage » ou dans une épistémologie au ras de la logique formelle, elle s’est entièrement desséchée ; soit parce que, orgueilleusement retirée sur la montagne de l’être, elle a posé une fois pour toutes une séparation ra­dicale entre la pensée de l’être et la connaissance des étants, celle-ci étant abandonnée à une science identifiée à la technique et explicitement qualifiée de non-pensée. Dans les deux cas, le résultat est le même : le maintien d’une sé­paration entre ce qui doit à tout prix être tenu et pensé ensemble.

La biologie contemporaine. Faux et vrais problèmes

Les découvertes capitales faites depuis une vingtaine d’années en biologie ont conduit plusieurs auteurs, et non des moindres, à affirmer que les problèmes principiels qui avaient divisé biologistes et philosophes pendant des siècles étaient enfin liquidés. On peut cependant se demander si ce ne sont pas plutôt les termes dans lesquels ces pro­blèmes avaient été discutés qui ont été liquidés, et si les acquisi­tions récentes, en les renouvelant, n’approfondissent pas nos interrogations et ne nous forcent pas à les réfléchir dans un horizon qui dépasse celui du vivant comme tel.

Il est certain que la conjonction de la biologie moléculaire et du modèle cybernético-informationnel dissout cer­taines des apories qui formaient l’objet du débat séculaire entre méca­nisme et finalisme. Cependant elle le fait, étrangement, par une confirmation simultanée de la thèse essentielle du méca­nisme et de sa réfutation finaliste. On avait fait valoir contre le mécanisme que dire de l’organisme qu’il était une machine voulait dire ipso facto qu’il était finalisé : une machine est machine en tant qu’elle est agencée pour produire un résultat donné, et seul ce pour fournit sa raison d’être en général et le pour-quoi de l’agencement de ses parties. De même remar­quait-on qu’il était impos­sible de rendre compte, dans une conception mécaniste, d’un comportement adapté et labile ; ou de comprendre un développement temporel caractérisé par une unicité absolue d’orientation s’affirmant à travers une immense com­plexité de moyens hétérogènes, par la plus extrême rigueur et la plus grande plasticité, tel le passage de l’ œuf fé­condé à l’organisme adulte.

Nous avons à présent la possibilité de considérer une classe de machines -que nous construisons, perfectionnons et faisons fonctionner à une échelle constamment élargie -dont le résultat, l’output pertinent, donc la finalité, peuvent être définis non pas sur l’ensemble des attributs du milieu, mais sur l’ensemble de leurs attributs propres et dont le fonctionnement est régi par une règle d’autoconservation et même d’automodification. La finalité est ainsi immanenti­sée par une machine, comme elle l’est par le vivant. Nous pouvons doter ces machines de programmes condi­tionnels d’une complexité considérable, leur permettant des « com­ portements adaptés » face à une large gamme de conditions externes, et de « programmes heuristiques », les conduisant à optimiser certains états d’après des critères prédéterminés. Nous pouvons même montrer que sous certaines conditions l’apparition de comportements adaptés ou heuristiques peut résulter de processus aléatoires. Enfin, la possibilité de déployer temporellement un ordre d’après un arrangement purement spatial, de « spatialiser le temps » (de représenter d’avance et d’emblée sur un dis­positif une succession d’opé­rations conditionnellement interdépendantes) est la présup­position triviale du plus simple programme d’ordinateur.

Il existe donc, mathématiquement et réellement, des machines qui, à condition de disposer d’une entrée et d’une vidange d’énergie, présentent une capacité donnée d’adap­tation à des conditions externes variables et une finalité im­manente d’ autoconservation ou d’autodéveloppement ; leur existence ne viole certes aucune loi physique, ni ne met en jeu aucun « principe matériel », aucune « force » qui soient inconnus de la physique (assertion du reste évidemment tautologique). Est-ce là, cependant, une réponse à la vraie question ? Celle-ci ne devrait-elle pas plutôt être formulée ainsi : description, analyse, explication de ces machines et plus généralement de toutes les classes d’auto­ mates – depuis les ordinateurs et les bactéries jusqu’aux sociétés humaines – , peuvent-elles être faites uniquement par le moyen des catégories et des concepts de la physique, ou bien doivent-elles en introduire de nouveaux, non seule­ ment sans équivalent, mais sans signification physique ? Dans le deuxième cas, ces catégories et ces concepts ne pourraient-ils pas conduire à formuler des lois propres aux automates, non réductibles aux lois physiques ? Enfin, s’il en était ainsi, ne pourrait-on pas soutenir que, même en sup­posant que les lois de la physique rendent compte de l’appa­rition des automates (comme, par principe, elles devraient pouvoir le faire), elles ne le feraient qu’en tant que ceux-ci sont des systèmes physiques et non pas en tant qu’ils sont automates ?

Limites du point de vue de la théorie de l’information.

On a fait remarquer depuis longtemps que le vivant ne peut être saisi, décrit et analysé qu ’en fonction de concepts incon­nus de la physique tels que fonction, organe, individu, espèce, milieu interne opposé au milieu externe, etc. La vali­dité de cette remarque importante restait cependant en sus­pens, aussi longtemps que l’on ne pouvait pas montrer que ces concepts sont effectivement irréductibles ou primitifs, qu’ils ne sont pas simplement des façons de parler, peut-être anthropomorphiques, des abréviations auxquelles ne corres­pondrait aucun niveau de réalité propre. La discussion doit être reprise à un niveau plus élémentaire : cela semble pou­ voir être fait aujourd’hui, en fonction précisément du point de vue cybernétique et de la généralisation qu’il permet ; non pas cependant de la ma­nière dont on voit parfois cela se faire. Autant le point de vue cybernétique-informationnel a été essentiel pour dis­siper de faux problèmes et éliminer des émerveillements qui n’ont pas de raison d’être, autant son utilisation indis­criminée et non critique à laquelle on assiste trop souvent (et dont les créateurs de la cybernétique et de la théorie de l’information ne sont nullement responsables, car ils ont au contraire de façon explicite et répétée mis en garde contre les extensions des concepts et des méthodes de la théorie hors d’un champ rigoureusement circonscrit) risque d’engendrer une confusion considérable et une euphorie mystifiée voilant les vrais problèmes. On peut essayer de formuler ainsi les questions principales :

  • Peut-on présenter les catégories thermodynamiques comme recouvrant adéquatement la totalité du champ bio­ lo­gique ? Ou bien devons-nous convenir que nous n’en savons rien ?
  • Le concept strict de quantité d’information (et son équi­valent thermodynamique) établi par la théorie du même nom, suffit-il à expliquer, ou même à décrire, le fonctionne­ ment et le comportement d’un automate tant soit peu com­ plexe ? Ou bien est-il indispensable d’introduire d’autres dimensions de l’information, et peut-être d’autres concepts – comme pertinence, poids, valeur, signification de l’infor­mation ou du« message » – , pour saisir l’auto­mate ?
  • Le concept d’ordre dont a besoin la biologie, comme l’anthropologie, est-il identique à celui qu’utilise la phy­sique ? Ou bien n’a-t-il avec ce dernier qu’un rapport de vague analogie, voire d’homonymie ?

L’automate comme autodéfinition.

Il n’est pas question de discuter ici ces problèmes au fond. Mais il est nécessaire de résumer quelques considérations qui en fondent la légitimité. La première concerne la no­tion même d’automate (ou de vivant). On n’accorde pas suffi­samment d’attention à ce fait que la cybernétique s’ap­puie implicitement sur un concept d’automate qui est, à stricte­ ment parler, privé de signification physique. Ce qui, en pre­mier lieu, caractérise logiquement, phénoménologiquement et réellement un automate -et le vivant en géné­ral – c’est que celui-ci établit dans le monde physique un système de partitions qui ne vaut que pour lui (et, dans une série d’em­boîtements dégressifs, pour ses « semblables ») et qui, n’étant qu’un parmi l’infinité de tels systèmes pos­sibles, est totalement arbitraire du point de vue physique. La rigueur des raisonnements contenus dans les Principia mathematica n’intéresse pas les mites de la Bibliothèque nationale. L’éclairage ambiant n’est pas pertinent pour le fonctionne­ ment d’un ordinateur. Les ondes radio ne transportent pas d’information pour les vivants terrestres, l’homme moderne excepté. Les segments de l’univers qui sont et qui ne sont pas pertinents pour un automate, donc qui, simplement, sont et ne sont pas pour lui, forment un système de partitions cor­respondant à l’automate considéré que le physicien en tant que physicien ne connaît pas et n’a pas de raison de connaître ; il peut seulement, le cas échéant, le construire en tant qu’ingénieur, c’est-à-dire à condition qu’on lui ait fourni la description complète de l’automate considéré et des dis­ positifs qui lui correspondent. Autre­ment dit, loin de pou­ voir l’expliquer, le système de partitions en question pré­ suppose la spécification de l’auto­mate.

Cette considération peut être concrétisée dans deux direc­tions. Ce n’est évidemment que ce système de partitions – et la hiérarchie des « univers du discours » où se trouve chaque fois situé l’automate – qui permet de définir dans chaque cas ce qui est, pour l’automate, information et ce qui est bruit ou rien du tout ; c’est lui aussi qui permet de définir, à l’intérieur de ce qui est, pour l’automate, information en général, l’in­formation pertinente, le poids d’une information, sa valeur, sa « signification » opérationnelle et enfin sa signification tout court. Ces différentes dimen­sions de l’information, que l’on ne peut ignorer, indiquent que l’on ne saurait s’en tenir à la quantité d’information que mesure l’ingénieur des télécom­munications, ni ramener toutes les questions au calcul des probabilités. Elles renvoient également à cette évidence que, sinon en général, en tout cas dans ce cadre et en tant que cor­rélat de l’in­formation, la mesure de la probabilité n’est pos­sible que quant à – un dispositif d’élaboration des indications reçues, un ensemble de connaissances antérieures, etc. ; quant à, donc, référé à un système essentiellement subjectif. Elles montrent finalement que, au sens qui importe, l’automate ne peut jamais être pensé que de l’intérieur, qu’il constitue son cadre d’existence et de sens, qu’il est son propre a priori, bref, qu’être vivant c’est être pour soi, comme certains phi­losophes l’avaient depuis longtemps affirmé.

Le concept de conservation.

D’autre part, ce système de partitions entretient un rapport aussi étroit qu’obscur avec la règle à laquelle obéit le fonc­tionnement de l’automate, l’état que celui-ci vise à atteindre ou à conserver, bref sa finalité. Nous ne prêtons pas d’ordi­naire suffisamment d’attention à cette question, égarés que nous sommes par la trompeuse simplicité qu’elle présente dans le cas des automates artificiels. Lorsque nous construi­sons un ordinateur, c’est nous qui fixons aussi bien l’output désiré que les conditions de fonctionnement : l’univers du discours de l’ordinateur, le fait qu’il ré­agit à des cartes per­forées ou à des bandes magnétiques mais ne pleure pas à l’audition du Vase brisé ont été fixés par nous en vue d’un résultat ou d’un état bien défini à atteindre. Dans la causa­ lité de la production d’un ordinateur par des hommes, la finalité de l’ordinateur (plus exactement, sa représentation) est la cause, son univers du discours (incorporé dans sa construction) est la conséquence ; dans le fonctionnement de l’ordinateur, l’ordre est inversé ; mais les deux moments sont bien distincts et la situation logique est claire. Il n’en va pas de même des automates natu­rels, pour une foule de raisons dont il suffit de mentionner la principale : nous ne pouvons rien dire de leur finalité. Nous ne pouvons pas dire que le fonctionnement global du vivant vise la conservation de quelque chose de définis­sable. On ne peut pas affirmer qu’il vise la conservation de l’individu, car cela serait cir­culaire (le fonctionnement de l’individu vivant viserait la conservation de l’individu en tant qu’individu vivant, évi­demment) et doublement faux (cette conservation infailli­blement échoue et se trouve subordonnée à la conservation de l’espèce). Mais, pour les mêmes raisons, on ne peut pas dire que le fonctionnement du vivant vise la conservation des espèces : pour que les espèces continuent d’exister, des espèces disparaissent. Le fonctionnement du vivant viserait-il donc la conservation du biosystème en général ? Mais qu’est-ce que cela signifie ? Le biosystème n’est que l’en­ semble des vivants, à savoir d’automates dont le fonction­nement est astreint à conserver le biosystème, à savoir l’ensemble des vivants, à savoir .. , bref : on invoque la conservation, en négligeant le fait que cette conservation, si elle est quelque chose, est conservation d’un état qui ne serait définissable que par renvoi à la conservation.

Mais pouvons-nous même parler de conservation, s’agis­sant du biosystème caractérisé essentiellement par son ex­pansion et son évolution ? Et pouvons-nous saisir cette expansion et cette évolution par le moyen des seules catégories thermodynamiques ? On a depuis longtemps fait remarquer que le vivant équivaut à une machine qui, locale­ ment diminue l’entropie ou du moins l’empêche d’augmen­ter. Certes le vivant meurt à la fin, mais auparavant il crée à sa place une ou plusieurs autres machines de diminution de l’entropie. Plus généralement, le biosystème ter­restre géné­ral – dont la considération seule importe de ce point de vue – non seulement ne meurt pas, mais est en ex­pansion depuis un temps considérable. Cette machine locale à diminuer l’entropie, d’une masse de l’ordre peut-être de 1018 grammes sur un cône inversé de deux ou trois milliards d’années, minuscule à l’échelle de l’univers, mais immense par comparaison au verre d’eau et à la goutte d’encre sur lesquels on peut à tout instant vérifier la nécessité de fer du second principe de la thermodynamique, près en fait de la moyenne géométrique de ces deux extrêmes, n’est évidem­ment pas un système isolé. Elle fonctionne aux dépens de l’énergie solaire, et ses comptes thermodyna­miques sont en règle, du moins pour ce qui est du premier principe (pour les établir du point de vue du second, il faudrait pouvoir calculer l’entropie du reste de l’univers, et il n’est pas cer­ tain que cette expression ait un sens).

Le concept de fluctuation thermodynamique.

Mais le biosystème terrestre représente aussi -comme, peut-être, des milliards d’autres systèmes analogues de par l’univers ? – une fluctuation qui, considérée globalement et dans son évolution, apparaît moins qu’improbable, Quelle qu’ait pu être la composition de la soupe primordiale (à moins évidemment d’y introduire déjà des êtres vivants) et les conditions régnant alors, la probabilité d’une première fluctuation « spontanée » faisant passer des fragments de matière d’abord à l’état de composés organiques complexes, puis à celui de proto-vivants capables de s’inventer à peu près simultanément des servomécanismes de métabolisme et de réplication, un code génétique qui ne peut fonc­tionner que si sont déjà disponibles les produits dans lesquels ses instructions sont traduites, une membrane à la fois imper­méable et perméable lorsqu’il le faut, est infime. Mais que dire de la remontée constante à contre-pente entro­pique, pen­dant deux milliards d’années, de cette complexification croissante (et, semble-t-il, accélérée) non seule­ment des espèces mais du biosystème ? de l’accroissement par bonds équivalents à des puissances de dix de son ordre et de l’in­terdépendance des propriétés de ses parties ? du fait que 1016 secondes, l’une après l’autre n’ont ja­mais vu se manifester une fluctuation spontanée, importante et durable, du système vers le bas, capable de le rame­ner ne serait-ce qu’un temps vers sa pente naturelle ? Certes, on peut toujours dire : s’il n’en avait pas été ainsi, il n’y aurait rien à observer, rien à expliquer, et personne pour qui il y ait ce rien. Mais dire que, si le problème n’avait pas été d’une façon ou d’une autre résolu, nous ne serions pas en mesure de nous le poser ne signifie pas que nous en possédions la solution. Du point de vue thermodynamique, ce que nous postulons ici n’est pas seulement équivalent à l’idée que, pour un bref instant, l’encre diluée dans l’immense liquide s’est spontanément concentrée dans une région bien délimitée du récipient, mais encore que cette concentration est allée sans cesse croissant, que l’encre, toujours spontanément, s’est progressivement stratifiée d’après des couleurs indiscernables au­paravant, puis s’est mise à produire des dessins réguliers, parmi les­ quels on peut distinguer à présent des signes qui forment les équations de Boltzmann-Gibbs et une série de textes expli­quant que de telles évolutions sont tellement improbables qu’elles sont en fait impossibles.

Tout se passe comme si la vie, non certes violait le second principe, mais trichait avec lui indéfiniment, le contour­nait, le rendait non pertinent pour ses opérations ; joueur qui, au cours d’une gigantesque partie de roulette faite peut-être de 10100 coups a su combiner ses choix et ses mises de telle façon que, parti avec un centime, il se trouve maintenant à la tête d’un milliard de milliards de tonnes d’or (ces nombres ne sont pas de simples façons de parler) et continue de gagner. La théorie assure qu’un tel événement est possible, que sa probabilité est finie et assignable, mais qu’elle est si infime que personne ne pourra jamais l’observer. Or, cet événement immensément improbable non seulement nous l’observons : nous le sommes. La roulette est-elle biaisée ? Le joueur a-t-il trouvé une martingale infaillible (mais nous pouvons démon­trer qu’il ne peut pas en exister) ? Ou bien, ne sommes-nous plus simplement dans le domaine de la théorie des probabili­tés, donc de la thermodynamique statistique ?

Le concept d’état stationnaire.

Ces considérations sont acceptées et soulignées avec force par ceux des biophysiciens qui essaient, depuis quelques années, d’étudier le vivant du point de vue de la thermodynamique des phénomènes irréversibles et des états station­naires. Il est permis de douter de la réussite finale de ces efforts, et légitime de demander si on ne recommence pas à éliminer la propriété même dont on veut rendre compte : à savoir que le biosystèrne est essentiellement non stationnaire (ou bien que, s’il est stationnaire, son temps de relaxation est tel que la théorie en question perd tout inté­rêt) ; si on ne néglige pas, aussi, de prendre en considération les distinctions et les dimensions spécifiques pertinentes pour l’analyse du vivant. Une analogie peut utilement préci­ser ce point. Ce qui, du point de vue cyberné­tique, distingue essentiellement un automate d’une machine quelconque ou d’un processus physique, aussi complexe soit-il, est que, dans l’automate, la dépense et la circulation dé l’énergie comme telle -qui bien entendu existe tou­jours -n’est pas une variable pertinente : on peut la faire varier presque arbi­trairement, pourvu que le message passe. La variable qui compte est en premier lieu la quantité d’information, Mais si la quantité de l’énergie est indif­férente, sa qualité est essentielle : l’automate fonctionne en absorbant de l’éner­gie « noble », qu’au passage il trans­forme en information, et qu’il dissipe sous forme moins « noble ». Suivant la fameuse expression de Schrödinger, « l’être vivant se nour­rit d’entropie négative ». Or, l’être vivant ne se borne pas à consommer de l’entropie négative, à utiliser de l’énergie libre, pour conserver un flux d’informations et un type d’ordre donnés : considéré dans sa dimen­sion temporelle propre, comme segment du biosystème terrestre, il aug­mente le flux d’informations, en change le type, modifie son ordre et élève son niveau d’organisation. À ces égards – absolument décisifs, puisque ce qui nous importe sont les automates autoévolutifs – , non seulement la quantité, mais la qualité de l’énergie absorbée cesse d’être pertinente, pourvu qu’elle soit suffisante. Que le biosystème élève ou non son niveau d’organisation, la même quantité d’énergie libre, avec les mêmes caractéristiques, lui est offerte par seconde et centimètre carré de la surface terrestre, il en uti­lise sensiblement la même proportion par gramme de matière vivante, il en dissipe le même mon­tant par radiation vers le drain cosmique. Pour la même quantité de bio­ masse, le bilan global sera approximativement identique que la surface de la terre soit occupée par les protistes, dominée par les sauriens ou voie les premiers hominiens al­lumer les premiers feux. Mais ce qui est thermodynarni­quement identique est précisément ce qui fait biologique­ ment (et cybernétiquement) toute la différence.

La thermodynamique est la seule partie de la physique où un temps vrai -un temps irréversible -apparaît. Mais ce temps vrai n’est pas encore assez vrai pour être le temps de la biologie ou de l’histoire. Le temps thermodynamique est orienté par la flèche de la probabilité croissante. Mais cette probabilité croissante, certes toujours active dans des poches ou des couches de l’évolution biologique et de l’his­toire, ne semble plus jouer de rôle lorsqu’il s’agit de leurs aspects les plus importants. Faut-il dire que le temps biolo­gique ou historique est orienté par la flèche de l’improbabi­lité croissante ? Il nous semble plutôt qu’il faut purement et simplement refuser la pertinence de ces concepts à cet égard. Mais que peut bien vouloir dire l’idée qu’il existe­ rait « objectivement » plusieurs espèces de temps ?

La biologie contemporaine n’élimine donc pas les interro­gations principielles, sur le vivant, elle les rend même plus aiguës ; en même temps, en obligeant à réfléchir de nouveau les concepts d’information, d’ordre, d’organisa­tion, de sys­tèmes autoévolutifs et même d’histoire, elle peut conduire à éclairer, ne serait-ce que par contraste, des objets qui se trou­ vent au-delà de son champ propre, et tout particulièrement ceux des disciplines anthropologiques. Car il n’est pas diffi­cile de voir que ces concepts, de même que la plupart des considérations développées plus haut, appartiennent aussi au cadre catégorial par le moyen duquel nous essayons de comprendre l’organisation et l’évolu­tion des individus et des sociétés humaines.

Les disciplines anthropologiques

La situation des disciplines anthropologiques (ou« sciences humaines ») est assurément la plus problématique à tous ces égards. Il est difficile de dire si elle est publiquement perçue comme telle puisque, d’une part, depuis leur appa­rition la « crise » a été leur état permanent et que, d’autre part, on entend périodiquement, en fonction d’un progrès réel ou sup­ posé de telle ou telle d’entre elles, proclamer abusivement que la clé de tous les problèmes anthropolo­giques a été enfin trou­ vée (ce fut successivement le cas avec l’économie, la psycha­nalyse et la linguistique). Ici les effets de la séparation des disciplines se font sentir plus lourdement que partout ailleurs : de la séparation de la phi­losophie (qui à vrai dire, n’ajamais pu s’accomplir effectivement), puisqu’elle conduit à oublier les innombrables présupposés et implications philosophiques de tout discours anthropologique ; de la séparation des autres grands en­sembles de disciplines, physiques et surtout biolo­ giques, puisqu’il est impossible de voir dans la nature phy­ sique et biologique de l’homme une simple condition abstraite de son activité historique ; de la séparation entre disciplines anthropologiques, enfin, puisqu’ici l’unité de l’objet défie immédiatement la dissection scientifique et que l’on peut demander si la distinction que nous faisons entre disciplines différentes a un sens pour des sociétés autres que la nôtre.

Économie.

Soit, par exemple, l’économie. Comment un savoir éco­nomique-au sens de la description, de l’analyse et de l’expli­cation des phénomènes économiques effectifs – pourrait­ il exister sans s’appuyer sur des postulats ou des résultats concernant le comportement des individus, ses motivations, son degré de rationalité et la nature de cette rationalité ; la division de la société en groupes, couches, classes ; le fonctionnement interne et le rôle social des organisations et des institutions, notamment de l’entreprise, du syndicat, de l’État ? Il ne le peut pas. Mais où les prendra-t-il ? Les conclusions de la psychologie et de la sociologie ne s’im­posent pas à lui avec la force avec laquelle s’imposent à l’astrophysicien ou au biochimiste les derniers résultats ac­ceptés de la physique atomique et, du reste, elles ne lui apporteraient pas, loin de là, le même secours. Aussi, ou bien l’économiste se réfugie dans l’affirmation que son savoir concerne « la pure logique du choix » (position inco­hérente et fallacieuse. comme on le verra dans un instant), ou bien il prend ses postulats dans ses propres « évi­dences » qui ne sont évidemment que les préjugés les plus naïfs. De sorte que la totalité de la littérature économique contem­poraine s’appuie implicitement sur une psychologie du comportement individuel qu’un feuilletoniste de 1850 aurait repoussée comme trop sommaire : un individu n’agit jamais qu’en sachant parfaitement ce qu’il veut et comment l’obtenir, et ne veut jamais qu’une chose, maximiser son gain en minimisant son effort. Fort de cette vue profonde de l’homme, l’économiste courant est prêt à accabler de sar­casmes toute considération psychologique ou psychanaly­tique. Au plus soutiendra-t-il que de telles considérations expliquent les déviations du comportement in­dividuel par rapport à un type moyen, qui s ’égalisent statistiquement -sans s’apercevoir que la question porte préci­sément sur sa construction d’un type moyen déterminé, mannequin vide ne correspondant à aucune réalité ni concrète, ni statistique. De même, sociologie et philosophie continuent d’être tenues en suspicion ; cela permet à l’économie contemporaine de parler sans le savoir la prose de l’hégélianisme le plus naï­vement absolu ou le plus absolument naïf puisque tout ce qu’elle dit sur le rôle et le comportement de l’État par exemple, les conseils qu’elle lui adresse, les règles de comportement qu’elle lui fixe postulent que l’État n’est rien d’autre qu’une instance de pure rationalité et la réalité de l’idée morale. Cela n’est pas, du reste, un privilège de l’éco­nomie académique ; pour le marxisme courant aussi, l’in­té­gration n’a jamais été faite entre la théorie de l’État comme instance du pouvoir de la classe dominante et l’analyse de son rôle économique. Il n’en va pas autrement pour ce qui est de l’entreprise, ou du syndicat. Dans tous ces cas, aussi bien la fonction sociologique des institutions que leur constitution bureaucratique et l’irrationalité qui leur est ainsi par construction incorporée sont à peu près totalement ignorées.

Ici apparaît déjà l’inéliminable problème des fins de l’ac­tivité économique, qu’il s’agisse des fins effectives que le système socio-économique donné réalise, ou des fins nor­matives dont la question reste toujours ouverte. L’attitude majoritaire de l’économie académique (et dans les pays de l’Est, de l’économie officielle) consiste à affirmer simulta­nément que le système existant est, à quelques perturba­tions près, optimal, et que son rôle à elle n’est pas de dis­cu­ter des fins, mais des moyens. Ce qui importe ici n’est pas l’interprétation sociologique de la duplicité ainsi ma­nifes­tée, qui est évidente, mais la consistance logique de la pré­tendue Wertfreiheit de l’économie. Le système est-il opti­mal relativement à toutes les fins possibles, est-il pur moyen universel ? L’assertion serait visiblement absurde. L’économiste répondra que le système est optimal relative­ ment aux fins que se proposent les hommes vivant dans le système. La réponse est nulle, puisque ce que les hommes se proposent et la façon dont ils peuvent le manifester, y compris sur le plan économique, est lourdement déterminé par le système lui-même, et l’assertion de son optima­lité conduit à un cercle. On peut donc mettre de côté la préten­tion de l’économie de se prononcer, en tant qu’écono­mie, sur l’optimalité ou non des systèmes, et considérer seule­ ment l’intention de constituer une « pure logique du choix entre moyens limités pour atteindre des fins illimitées ». La science économique serait donc une pure tech­nique de calcul généralisé, qui produirait des résultats incolores si on lui fournissait des prémisses concernant les fins à réali­ser. Cela déjà montrerait qu’elle ne pourrait en rien faire avan­cer notre intelligence du monde social et du fonction­nement réel de l’économie. Mais il y a plus, car en fait il n’est pas possible d’établir un calcul économique neutre. Hormis les cas triviaux, une pluralité des fins fait immédiatement sur­gir la question de la comparabilité ou de la commune mesure de ces fins, donc d’une évaluation. L’économiste répondra que c’est au maître d’œuvre de la four­nir ; lui n’accepte que les clients pouvant lui spécifier les utilités ordinales et car­dinales qu’ils attachent à la satisfac­tion de leurs désirs, après quoi il considère comment économiser les moyens. Mais économiser quoi, et par rapport à quoi ? S’il s’agit d’économiser la dépense d’énergie pour accomplir un tra­vail, ce n’est pas d’un économiste qu’on a besoin, mais d’un ingénieur ou d’un agronome. Il ne s’agit évidemment pas de cela, mais d’économiser la consom­mation produc­tive d’un ensemble de moyens qui sont physiquement et temporellement hétérogènes. La réduction de ces moyens à une commune mesure exige encore leur valuation relative ; où peut-on la prendre ? En fait, on la prend toujours là où elle s’opère effectivement, dans le marché, et l’argent mesure toute chose. Cela est aussi vrai, bien entendu, pour ce qui est de la valuation effective des fins, et l’économiste l’accepte telle qu’elle est faite, en théorie aussi bien qu’en pratique, par le système des prix des produits finals, qui reflète évidemment la distribution donnée des revenus, l’état historique de la production et des habitudes, etc. En théorie, on pourrait se dispenser de ce recours, si le système considéré satisfait à un ensemble de conditions passable­ ment restrictives, dont la plus im­portante est l’existence d’un moyen qui entre, directement ou indirectement, dans tous les procès de production. Il se trouve que dans les affaires humaines effectives (mais non nécessairement dans les purs univers du choix) on peut considérer, moyennant certaines abstractions, qu’un tel moyen universel existe : c’est le travail. Mais même le travail ne peut pas être arra­ché au monde historique concret qu’il façonne et qui le façonne pour devenir équivalent universel abstrait et trans­ historique. Dire hic et nunc que tel acte ou telle décision dépense utilement ou gaspille telle quantité de travail, c’est dire qu’il gaspille ou dépense utilement telle quantité de travail dans les déterminations hic et nunc, dont la signifi­cation n’est rien, économiquement, hors les différents assortiments et quantités de produits où elle aurait pu se ma­térialiser. C’est donc dire que ces produits, tels qu’ils sont et de la façon dont ils le sont, valent. Or cela est évi­dem­ment arbitraire du point de vue pur, c’est-à-dire cela est social-historique. Lorsque trente jeunes décident de vivre n’importe comment dans une colonie hippie, l’économiste dira que le coût d’opportunité de cet acte, « pour la socié­té » est l’ensemble des marchandises que ces per­sonnes pourraient produire dans un secteur quelconque selon les techniques les plus efficaces. On pourrait répondre que rien ne serait en fait gagné « pour la société » ou pour qui que ce soit, si trente individus de plus devaient suer et s’ennuyer à mourir sur une chaîne d’assemblage, pour pro­duire des objets inutiles qui ne seraient pas vendus si d’autres individus ne passaient pas leur vie à persuader la population qu’il faut en posséder. Les techniques les plus efficaces autant que la structure de la demande sont consubstantielles au système social, et économiser le travail c’est l’économiser par rapport aux fins du système établi, profondément homogènes avec ses moyens. La fallace de la séparation des fins et des moyens -que l’on trouve dans tous les domaines, et notamment dans les discussions rela­tives au rôle de la science et de la technique – est une des plus néfastes parmi toutes celles qui dominent la scène contemporaine ; toute l’idéologie de l’économie comme « lo­gique du choix des moyens » est basée sur cette absur­dité. De même que les fins véritables d’un individu ne sont pas ce qu’il en dit, mais ce que ses actes en fait tendent à réa­liser, de même les fins d’une société ne sont en premier lieu rien d’autre que ce que ses moyens constamment produisent, et la société n’utilisera ses moyens qu’en vue des fins qui sont les siennes ; elle ne peut pas du reste faire autrement parce que ces fins sont inscrites dans la matériali­té même, la nature, l’organisation des moyens. Et la finalité d’un système productif, qui le détermine de part en part, n’est pas la pro­duction en général, ni même la production et la reproduction de la vie matérielle des hommes ; elle est la production et la reproduction du système social existant (dont la survie maté­rielle des hommes, dans des li­mites généralement amples, est simplement une condition nécessaire).

Dire que l’économie – qui ne peut être en réalité qu’inex­tricablement explicative ou positive et normative ou poli­ tique – ne peut pas ignorer la question des fins, c’est dire qu’elle ne peut être séparée absolument ni du reste des disciplines anthropologiques, ni de la philosophie, ni de la politique au sens vrai, c’est-à-dire grand, du terme. Autant il serait absurde de discuter le choix d’un investissement ou les conditions d’équilibre d’un marché avec des arguments philosophiques, autant il l’est d’oublier que tous les argu­ments utilisés reposent finalement sur des postulats philosophiques, anthropologiques et politiques extrêmement lourds et nullement évidents.

Droit.

Il en est évidemment de même d’une discipline comme le droit. Aucune connaissance positive du droit (au sens d’une sociologie-histoire du droit, qui reste largement à créer) ne pourra jamais se constituer sans faire appel aussi bien à l’en­ semble des disciplines visant à décrire, analyser et expliquer l’apparition, le fonctionnement et les méca­nismes de conser­vation d’un système social (y compris celles qui analysent la constitution et le maintien d’un rap­port de l’individu social à la loi positive) qu’aux nécessités logiques et techniques propres à un système juridique cohérent ; et une de ses tâches capitales, où elle pourrait servir de modèle aux autres disci­plines social-historiques, serait de rendre intelligible le rap­ port à la fois complémentaire et antagonique de ces deux moments, à savoir comment le système social conditionne la naissance d’une logique-technique particulière et histori­quement spécifique du secteur considéré et la surdétermine, et comment, et jusqu’à quel point, cette logique-technique particulière s’autonomise et peut en venir à s’opposer à la finalité générale du système. De même, c’est une évidence que la pratique du droit, l’application effective d’un système juridique par ceux qui en ont la charge, est inséparable de la considération des fins du système social. La distance infran­chissable qui sépare nécessaire­ment la règle de droit et le matériel qu’elle doit couvrir – découverte par Platon et cor­rectement attribuée par lui au caractère essentiellement abs­trait de la règle – est reconnue par la théorie et la philosophie modernes du droit comme lacunarité inéluctable de tout sys­tème juridique et comme caractère productif, et non adven­tice, de l’inter­prétation de la règle par celui qui l’applique. Lacunarité qui ne peut être comblée, et interprétation qui ne peut être faite, que par la double mise en liaison de la règle à l’intention qui l’anime au-delà de sa lettre, et de la règle à la si­tuation concrète dont il y a à juger. Cela exige donc, de la part de celui qui applique la règle, qu’il connaisse cette intention et, comme cette expression n’a pas de sens, qu’il y supplée, et qu’il comprenne suffisamment la situation concrète pour juger si, dans les circonstances individuelles et sociales, les résultats effectifs globaux d’une décision seront ou non conformes à l’intention par lui interprétée. Dire que le juriste doit être à la fois politique, psychologue et socio­ logue, autant que logicien capable de préserver la cohérence d’un système qui obéit à d’autres fins, a sans doute des implications qui dépassent les questions ici discutées, mais montre aussi, sur un exemple particulièrement lourd, la signification de la séparation des disciplines.

(.../...)

Troisième partie disponible ici


[1V. H. Bondi, op. cit., p. 75-89.

[2Cf. A. Einstein, Relativity, Londres, Methuen University Paper­ backs, 1960 p. 105-107. Aussi, A. Trautman in A. Trautman, F. A. E. Pirani, H. Bondi, Lectures on General Relativity, New Jersey, Prentice Hall, 1965, p. 229s. ; et H. Bondi, ibid. p. 407-409.

[3Foundations … , op. cit., p. 18.

[4Cité par Heisenberg, op. cit., p. 88.

[5M. Heidegger, « La fin de la philosophie et la tâche de la pen­sée », in Kierkegaard vivant, colloque de l’UNES­CO, Paris, éd. Galli­mard, 1966, p. 168, 177-181.


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