Les gilets jaunes face à l’empire (2/2)

vendredi 13 décembre 2019
par  LieuxCommuns

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Deuxième point la question identitaire, au sens large. Immédiatement les gilets jaunes ont brandi des symboles nationaux – le drapeau, la Marseillaise, le bonnet phrygien, la guillotine, les cahiers de doléances, etc. – et tenus les propos ou slogans les accompagnant. Il s’agissait moins d’un nationalisme idéologisé que d’un appel à revenir aux fondements républicains, une réaction en face de l’effacement du cadre national, celui-ci étant vu comme un cadre collectif, issu d’une histoire commune, incarnant une identité partagée, lieu d’exercice de la souveraineté popu­laire et espace de déploiement d’un projet de société admis et revendiqué auquel sont conviés les nouveaux arrivants, enfants ou immigrés. On peut, ici aussi, être d’accord ou pas, mais inutile de préciser que c’est, là encore, contre toute la méca­nique impériale, qui repose sur l’envers exact de tous ces points.

Le qualificatif de « fasciste » jeté à la tête des gilets jaunes est ici complètement à contre-sens : le fascisme, c’est précisément la tentative de remettre en place des empires, en passant outre les spécificités précises de la nation : la Première guerre mondiale, toujours présentée comme le summum du nationalisme, était un affronte­ment entre empires européens, et les totalitarismes bolchevique, nazi ou maoïste étaient exactement des anti-nations, des retours aux logiques d’empire. Les envolées gauchistes contre les frontières, l’identité collective, l’unité nationale, etc. peuvent paraître sympathiques, mais il est, à tout le moins, difficile de les distinguer des processus contem­porains – la prétendue « mondialisation » – qui empêchent les peuples de se rendre maîtres de leurs destins.

Quoi qu’il en soit, cet attachement populaire au cadre national, plus globalement identitaire, était essentiellement pragmatique, a-idéologique et historiquement fondé. C’était une volonté farouche de s’extirper de ces multiples insécurités – insécurité sociale, insécurité politique, insécurité culturelle, insécurité physique – en restaurant l’universalisme républicain revendiqué explicitement et pertinemment comme n’étant ni de gauche ni de droite [1]. L’obsession des médias comme des gauchistes en début de mouvement à traquer les micro-groupuscules ou les personnalités plus ou moins folkloriquement fascistes a servi à congédier toute revendication inopportune – on ne les a pas entendus lorsque les extrêmes droites authentiques, racialiste (comme le « comité Adama ») ou musulmane (on se souvient du salafiste agressant A. Finkielkraut), se sont infiltrées dans les cortèges et les AG.

Troisième point, la place des élites. Le mouvement est passé en quelques jours de la simple contestation de la taxe sur les carburants à la dénonciation de la gestion gouvernementale puis à la critique acerbe de l’oligarchie, de ses privilèges, de son incurie, de son mépris – Macron en premier lieu. Ce qui était pointé, c’était le fait que l’oligarchie semble ne plus avoir de comptes à rendre au peuple qu’elle domi­ne, qu’elle n’agit plus qu’en fonction de ses propres intérêts, sans même chercher à le dissimuler. Le malaise de la dernière élection présidentielle ne s’est pas dissipé, alors même que peu de gens parviennent à formuler ce qui s’est réellement passé, et l’impression s’est répandue que les liens élémentaires qui reliaient le peuple fran­çais à ses dirigeants depuis des siècles se sont rompus [2]. Glissement vers l’État impérial autocratique, face auquel les gilets jaunes, ou du moins une partie d’entre eux, ont opposé une sorte de retour aux sources en évoquant divers dispositifs dé­mocratiques, voire la démocratie directe elle-même telle qu’elle a pu être prati­quée lors des nom­breux épisodes révolutionnaires qui ont fondé l’histoire occidentale.

Le RIC (Référendum d’initiative citoyenne) s’est imposé comme mot d’ordre dès la mi-décembre, en provenance de militants souverainistes, mais généralement moins comme panacée que comme planche de salut face à l’absence de propositions et surtout aux difficultés de l’auto-organisation populaire – ici encore l’entrisme gauchiste s’est avéré dévastateur en vidant les assemblées balbutiantes de leur sève plébéienne, provoquant en retour et dès janvier un appel résigné à « retourner aux ronds-points ». Loin d’être un gadget, le référendum n’est pourtant pas à la hauteur de ce qui serait requis, et que les gilets jaunes, au moins, soupçonnent : la remise à plat de toutes les impasses idéologiques héritées du XXe siècle, une ré-institution de la société entière. La sempiternelle division gauche-droite s’est évaporée prati­quement par l’alliance de fait des électeurs de base des Mélenchon et Le Pen, et l’irruption du mouvement a clairement entériné un clivage en germe depuis long­temps : le peuple contre l’élite, ou, selon notre approche, les partisans des caractéristiques de l’Occident tel qu’il s’est dessiné au fil des siècles, c’est-à-dire avec des peuples auteurs de leur histoire, et les militants, de facto, d’un retour à l’empire avec ses populations à tondre, à parquer, à mener, à manipuler, à déplacer, à leurrer…

Quatrième point, la question du peuple. Le mouvement des gilets jaunes, on le sait, a mobilisé la « France périphérique », le pays profond, viscéral, dans lequel s’est reconnu près de 80 % de la population. On a parlé de la France des oubliés et effectivement, depuis des décennies, l’attention médiatico-politique se focalisait uniquement sur les métropoles, hauts lieux du séparatisme social, et les ban­lieues, territoires en sécession ethno-culturelle. Quand un pays « oublie » la majo­rité de la population, c’est tout de même qu’il se passe quelque chose, non ?… Bien sûr, c’est une constante anthropologique que ce soient les classes les plus aisées qui soient systématiquement mises en avant, citées en exemples, valorisées, etc. La catégorie des « pauvres » n’était pas pour autant absente, loin de là ; mais elle était incarnée systématiquement par la banlieue et les immigrés. L’icône du « jeune de banlieue » a été érigée en représentante de la jeunesse – le rap, par exemple, s’est imposé depuis les années 80 comme la musique des teenagers par excellence, contre la techno, popula­risée au même moment – icône à laquelle étaient priés de s’identifier les moins de vingt ans qui vivent en majorité dans les territoires « périphériques », péri-urbains, ruraux, etc. paupérisés et ne bénéficiant pas des milliards des « politiques de la ville »… Je ne m’étends pas ; C. Guilluy en parle très bien.

Malgré cela, le surgissement des gilets jaunes s’est fait sans aucun ressentiment : les revendications et les propos étaient et sont restés universalistes ; ce qu’ils récla­maient, ils le réclamaient pour tous – chose que tout le monde a bien comprise en se précipitant fin décembre pour toucher la prime d’activité, augmentée et élargie… Il n’a jamais été question de jouer la carte communautaire, qui est celle de l’oligar­chie et des banlieues depuis bien trente ans. Là aussi : au nom des principes « nationaux », révolte contre le processus impérial, qui fragmente les territoires, disloque les sociétés, démembre les peuples.

Une gestion de crise « à l’impériale » aurait poussé le gouvernement à favoriser l’irruption de la violence des banlieues, nos marges intérieures, pour contrecarrer les manifestations – comme les mafias envoyées contre les contestataires à Hong-Kong ou les islamistes lors des soulèvements arabes – et j’ai cru en voir les prodromes début décembre. Nulle décence républicaine chez Castaner : c’est plutôt que le chaos qui s’en serait suivi aurait multiplié les votes pour le Rassemblent National, preuve que le cirque électoral joue encore son rôle de régulateur minimal – jusqu’à quand ?… Bref, les gilets jaunes sont restés sur le terrain de l’égalité politique et sociale, ils n’ont jamais cherché à se constituer en « tribus bédouines », pour reprendre le terme d’Ibn Khaldoun, défendant leurs seuls intérêts ethno-religieux, alors même que l’on a vu les charognards opportunistes œuvrer dès les premières manifestations : les images du saccage et du pillage de l’intérieur de l’Arc de Triomphe sont parlantes.

D’un point de vue plus symbolique, le point de départ de la révolte a été la voiture, qu’il s’agisse des « 80 Km/h » ou de la taxe carburant, et du refus, pour la « France périphérique », de s’en voir limiter l’usage. C’est qu’elle incarne depuis longtemps, dans la mythologie moderne, la technique, la mobilité, la réussite, c’est-à-dire en réalité un des signes de l’intérieur de l’empire, de sa ville impériale, un des symboles, avec le téléphone portable, qui signifie que l’on « en est ». S’en trouver privé, c’est se retrouver à l’extérieur, dans le hinterland, relégué au rang de marge, dans les confins, les marches, le limes. C’est précisément cela que les gilets jaunes ont refusé : se retrouver eux-mêmes exclus de leur propre société dont ils savent constituer la base fonctionnelle, mais aussi que quiconque se retrouve en marge. Ils n’ont pas appelé les banlieues en tant que telles à les rejoindre : ils voulaient que les gens de partout, quels qu’ils soient, s’unissent en tant que peuple français porteur de ses valeurs « traditionnelles », ce qui a été partiellement entendu sur tout le territoire. On a vu à l’inverse les gauchistes courir après les « quartiers populaires » (en réalité les quartiers d’immigration) en vain, pour en flatter les spécificités sécessionnistes.

Cinquième point, l’aspect idéologique. J’en ai déjà dit quelques mots à propos de la récupération du mouvement par le gauchisme : sa fonction a été, principalement, d’interdire que certains débats n’aient lieu, que des mots ne soient pas prononcés, que certaines questions ne se posent pas, au nom du « consensus » et de la « pacification », de « l’unité de la lutte », du « vivre-ensemble »… Alors que le mouvement des gilets jaunes voulait être l’occasion d’une large remise à plat idéologique et que tout a été abordé, généralement, avec une mesure et une retenue exemplaires, y compris de ce que j’en ai vu, en aparté, le gauchisme culturel militant, ministériel ou médiatique y a opposé clairement une fin de non-recevoir. Dans beaucoup d’assemblées, une véritable police politique s’est spontanément formée, quelquefois très explicitement, voire en s’appuyant sur quelques spécimens « indigénistes » ou islamistes exfiltrés des fameux « quartiers populaires »… On se retrouve là avec une idéologie impériale presque chimiquement pure, prônant le vivre-ensemble pacifié dans une pseudo-indifférence mutuelle, alors même que les tensions ethno-religieuses commencent à saturer l’espace. Tout cela travaille en profondeur à une dépolitisation du citoyen, donc à sa disparition en tant qu’acteur de la cité au profit du sujet de l’empire ballotté par l’État impérial qui lui est étranger et gère seul et sans partage le monde qu’il a sous sa domination.

Parallèlement, et sans pouvoir m’étendre sur le sujet, la question de l’écologie est également symptomatique : à la racine de la « taxe sur les carburants », c’est bien l’écologie que l’on trouve et on se souvient que c’est le ministre de l’Écologie, M. de Rugy, qui a été envoyé le premier pour « négocier » avec les « porte-parole » – plus tard, le président opposera aux « fins de mois » la perspective de la « fin du monde ». C’est que l’écologie gouvernementale, et particulièrement la question cli­matique et ses défilés opportunément grossis dès le mois de décembre, est un ressort parfait pour imposer des mesures arbitraires : cause incontestable, à l’échelle planétaire, monopolisée par une élite techno-scientifique – nous voyons sous nos yeux se former un élément central d’une idéologie impériale [3]. Ce machiavélisme, les gilets jaunes l’ont senti. Cela ne signifie pas qu’ils soient prêts à réellement revoir leur niveau de vie actuel ou espéré, mais tant que l’austérité ne sera que pour les gens d’en bas, c’est-à-dire restera indissociable d’une injustice sociale criante et que les contre-exemples viendront d’en haut, la question restera insoluble.

Au passage, il semble se former un alliage politique étrange, mais sans doute prometteur : l’alliage de l’islamisme et du gauchisme est devenue une véritable sou­dure formalisée récemment par la manifestation islamo-gauchiste du 10 novembre dernier. Mais il semble que ces milieux étranges surgis dans le sillage de la mou­vance « Extinction Rébellion » charrient également un agrégat improbable qui semble se rapprocher du marécage gauchisant. Si ce continuum devait se renforcer, ce que tout porte à croire, il préfigurerait un noyau à fort potentiel totalitaire.

Symétriquement à toutes ces mystifications, la population, dépossédée de tout moyen de compréhension de ce qui se déroule, verse de plus en plus facilement dans l’idéologie complotiste — je parle d’un système de pensée, pas du décryptage de la réalité. Cet intellectualisme des imbéciles est le mode de pensée typi­quement impérial des communautés privées de tout levier sur les événements, de toute vision globale, fascinées par les intrigues de cour, les magouilles des clans, les manœuvres des uns et des autres, et subodorant le contrôle total de la situation par quelques-uns, alors que les puissants ne font que tourner à leur avantage les rivalités communautaires et les spasmes chaotiques des troupeaux humains qu’ils tondent et sacrifient à loisir. Cela, c’est l’avenir lugubre qui nous attend si ce mouvement extraordinaire des gilets jaunes ne signifie pas un sursaut politico-intel­lectuel chez les petites gens, un regain d’intérêt — une passion, même, pour la chose politique comprise fondamentalement comme l’auto-organisation du peuple.

Enfin, sixième et dernier point, la violence. Les gilets jaunes, très vite, ont multiplié les modes d’actions, dessinant une perspective de désobéissance civile, qui est le terrain même de la contestation populaire : strictement incontrôlables et imprévisibles par l’État (à moins de reprendre certains traits totalitaires, ce qui s’est esquissé silencieusement autour des ronds-points), ce sont ces innombrables initiatives qui représentent un danger pour le pouvoir lorsqu’elles se généralisent. Elles font surgir en pratique une contre-société, une entente tacite entre des actes portés par des inconnus qui, aux quatre coins du pays, se font écho. Tout cela, on l’a vu, a rapidement été éludé au profit des seules manifesta­tions du samedi, elles-mêmes réduites au spectacle des affrontements. Cela conve­nait à tout le monde, disais-je en commençant : aux médias qui y trouvent des images à grands frissons et mettent le pouvoir politique en difficulté [4] ; à l’État, qui se retrouve sur son terrain de prédilection, le militaro-policier, en misant sur le pourris­sement et la menace de chaos social ; et bien entendu aux gauchistes œdipiens qui rejouent une énième fois le psychodrame du Grand Soir et décomplexent des gilets jaunes qui ne savent que faire de leur exaspération. Surtout, cela empêche toute fraterni­sation entre les troupes et les insurgés, point de bascule immédiat de toute situation tangente qui a été frôlé mais que ne souhaite aucun des trois. Cette idéologie de la violence – et son terrible cri de ralliement « il n’y a que ça qui paie ! » – est évidemment une calamité mais se trouve être par excellence le langage de l’empire (imperium, étymologiquement « le pouvoir du glaive »), loin de l’histoire de toutes les révolutions occidentales.

Mais, même pris dans cet engrenage, les affrontements sont restés dans un registre occidental. C’est principalement l’auto-limitation dans l’escalade, même au point inédit où nous étions arrivés début décembre : les cocktails Molotov ont été rares, peu d’armes de jet, pas d’armes à feu malgré toutes celles en circulation, des dégradations superficielles et ciblées, et des scènes de retenues réciproques – tout cela avant que le moment de fraternisation ne soit passé sans retour – et, finalement, fait incroyable, aucun mort direct ni d’un côté ni de l’autre. Je ne suis absolument pas en train de minimiser le cas des mutilés, des blessés et des incarcérés, mais il faut s’extraire de notre ethnocentrisme obsessionnel pour comprendre ce dont on parle : un État qui se défend, dans 99% de l’histoire humaine, ce sont des balles réelles, des morts, des disparus, des représailles sur la famille, etc. L’actualité internationale de la répression étatique est suffisamment tragique depuis quelques mois pour que je ne m’étende.

Il y aurait aussi, peut-être, cette manière de s’affronter, particulièrement au début du mouve­ment, qui fait penser à « la guerre à l’occidentale » décrite par V. D. Hanson [5] : des batailles voulues décisives, fixées à l’avance, en plein jour, en un lieu précis et dégagé, frontalement, massivement, presque en ligne, en phalange… Vous trouverez exagé­rée cette référence hellénique, mais je vous rappelle que le cri de guerre alors apparu (ce « Ahou ! Ahou ! » si primal qu’il m’a littéralement transporté la première fois) est tiré d’un (détestable) film relatant le combat de Léonidas et de ses troupes spartiates contre l’empire perse de Xerxès aux Thermopyles… Nous sommes très loin, par exemple, des émeutes de 2005, menées nuitamment par de petits escadrons qui tendaient des embuscades et harcelaient tous les soirs pendant des semaines, brûlant tout et n’importe quoi, ou même des violences des lycéens de début décembre, bref, de ce mode opératoire qui s’institutionnalise et auquel les forces de l’ordre se confrontent maintenant presque en permanence. L’assimilation des gilets jaunes aux banlieues, doxa gauchiste et « indi­géniste », ne tient, là non plus, pas debout une seconde : le procédé, grossier, consiste à créer une unité « prolétarienne » de façade face à la « répression » des dos des forces de l’ordre, alors que les visées sont exactement contraires : les gilets jaunes revendi­quaient et pratiquaient un remarquable universalisme, un État de droit, tandis que les franges les plus actives des banlieues se placent presque explicitement dans une stratégie de « non droit », de marges impériales – caricaturalement concernant les islamistes et autres racialistes. En poussant à la violence des gilets jaunes comme ils l’ont fait, les gauchistes ont joué le même jeu. Ils ont échoué, relativement, la « France périphérique » refusant obstinément le jeu impérial consistant à se constituer en communauté contre une autre [6] – du moins cette fois…

Des gilets jaunes aux populismes

Je profite de ce dernier point pour faire la jonction avec les « populismes », et plus généralement encore avec les mouvements qui secouent un nombre croissant de pays depuis quelques années : on me dira que ce genre d’affrontements « à l’occidentale » se retrouve bien ailleurs, dernièrement au Chili et en Algérie ou à Hong-Kong, etc. Mais il me semble que ce que réclament ces manifestants c’est, peu ou prou, ce que veulent les gilets jaunes : le maintien ou l’instauration des traits occidentaux histo­riques contre les logiques d’empire qui menacent aux quatre coins du monde. Le cas de Hong Kong, à l’heure où nous parlons, en est quasiment le paradigme : là c’est, de manière éclatante, un petit bout d’Occident qui tente de résister à une me­nace impériale explicite…

Ces courants dits « populistes » qui courent depuis 2011, auxquels le mouvement des gilets jaunes me semble pleinement appartenir, me paraissent trouver, dans la perspective que je développe ici, un éclairage intéressant permettant d’expliquer no­tamment la difficulté à cerner idéologiquement la profusion de leurs formes et le flou apparent de leurs motivations. C’est qu’ils défendent tous – soit pour y revenir soit pour y accéder – certes un niveau de vie qui tend à disparaître, mais au-delà un mode de vie et plus globalement encore une forme de société, un type de civilisation même, faite d’État de droit, de société de consommation, de contrôle minimal des dirigeants, etc. Ils défendent tout cela confusément – en fonction des particularismes locaux – contre le retour non moins diffus et hétérogène des méca­nismes impériaux.

Perspectives

Quelles positions prendre, dans cette perspective ?

D’abord il est clair que, pour nous, la pente impériale est un cauchemar absolu que nous vivons déjà tendanciellement en fonction de notre classe sociale et géographique. Nous ne pouvons, de ce point de vue, que soutenir activement tous ces mouvements de résistance – c’est le terme approprié, bien qu’il soit si communément galvaudé – et même en être pleinement, à défaut de les susciter.

Ensuite, et immédiatement, cela ne peut se faire que d’une manière éminemment critique, pour deux raisons principales.

La première est qu’en ces temps de confusion extrême, il n’est pas difficile de se retrouver dans le camp d’en face sans s’en apercevoir – le cas des gilets jaunes récupérés par le gauchisme est paradigmatique ; vous croyez lutter contre Macron et son monde, vous vous retrouvez de fait à agir aux côtés de ses milices… Inutile de m’étendre, les exemples de Syriza en Grèce, de Trump aux États-Unis ou de Salvini en Italie, par exemple, sont évidents. Ici la délimitation est claire : il ne s’agit plus, et depuis longtemps, d’une alternative gauche/droite, mais bien d’un refus de tous les totalitarismes de gauche comme de droite, c’est-à-dire de tous les retours aux mécanismes impériaux. Encore faut-il pouvoir les identifier à temps — le bon sens populaire s’en défie instinctivement — et c’est bien la ligne de crête sur laquelle nous nous trouvons…

Il me faut ici boucler la boucle : ce gauchisme qui a récupéré et tué le mouvement des gilets jaunes n’est pas simplement une couche parasitaire passagère ; il incarne bien entendu une dynamique impériale pleine et entière sinon son fer de lance ou plus précisément son trait d’union. Le marxisme-léninisme historique et tous ses dérivés actuels, jusqu’aux plus improbables, sont des courants de restauration impériale, dont le totalitarisme du XXe siècle a été la forme la plus dévastatrice. Ce n’est qu’à cette aune que l’on peut réellement comprendre la continuité idéologique entre le sympathisant « de gauche », souvent à son corps défendant, et les grandes orientations gouvernementales et, bien sûr, cette complaisance irréelle pour l’islamisme sous toutes ses formes. À côté, ce que l’on appelle obsessionnellement « extrême droite » fait bien pâle figure, a surtout une fonction de repoussoir et, incidemment, d’obstacle à la pensée et à la pratique.

Deuxième réserve critique et sans doute la principale : ce que demandent les gilets jaunes, la majorité de la population française et tous les « populismes » sur la planète, c’est le maintien d’un univers que l’on ne retrouvera pas. Le monde occidental de l’après-guerre ne reviendra jamais, pour de multiples raisons et notamment écologique. Et, de toutes les façons, ce n’est pas souhaitable, là aussi pour des raisons non moins nombreuses, qui fondent notre ambition politique d’une auto-transformation de la société. Au vrai, il faut le dire clairement : non seulement les « Trente Glorieuses », en tant qu’incarnation de l’ambition de l’Occident de se constituer en grosse Suisse replète, contenait en puissance des éléments impériaux, mais la nostalgie plus ou moins consciente de cet « âge d’or », l’entretien de ce mythe fondateur et maintenant moteur, appartient pleinement au monde de l’empire : c’est un refus de l’histoire comme création humaine continue et qui la forclos.

Tel est le chantier, énorme, qui attend les générations actuelles et futures, et que les précédentes ont préféré oublier : l’histoire est toujours à faire. C’est la leçon du mouvement des gilets jaunes, banale pour qui ne la comprend pas.

Lieux Communs
Novembre – décembre 2019


[3Voir la tribune parue dans La Décroissance n° 165 (décembre 2019 – janvier 2020), p. 30, mise en ligne sous le titre « Climat : la longue marche ? ».

[6Nous évoquions cette possibilité dans le texte « Sur les fondements idéologiques et les destinées politiques du revenu d’existence », in le livre collectif Revenu d’existence, salaire à vie : fausses utopies ?, février 2018


Commentaires

Les gilets jaunes face à l’empire (2/2)
mardi 24 décembre 2019 à 17h00

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